par M. Gustave de Molinari.
Membre de la Société d’économie politique de Paris
SOMMAIRE : Droit d’échanger, suite. — Échanges internationaux. — Système protecteur. — Son but. — Aphorismes de M. de Bourrienne. — Origine du système protecteur. — Système mercantile. — Arguments en faveur de la protection. — Épuisement du numéraire. — Indépendance de l’étranger. — Augmentation de la production intérieure. — Que le système protecteur a diminué la production générale. — Qu’il a rendu la production précaire et la distribution inique.
Permettez-moi de laisser de côté, pour le moment, les lois restrictives qui ont l’impôt pour objet, et de m’occuper de celles qui ont été établies principalement pour entraver.
Je veux parler des douanes.
Partout les douanes fiscales, celles qui n’ont d’autre but que de remplir les coffres du Trésor public sont violemment combattues par les partisans du système protecteur. Ceux-ci veulent qu’on écarte l’intérêt du Trésor dans la question des douanes pour s’occuper exclusivement de ce qu’ils appellent les intérêts de l’industrie.
« Un pays, disait-il, où les droits de douane ne seraient qu’un objet de fiscalité, marcherait à grands pas vers sa décadence ; si l’intérêt du fisc l’emportait sur l’intérêt général, il n’en résulterait qu’un avantage momentané que l’on payerait cher un jour.
« Un pays peut jouir d’une grande prospérité et avoir peu de produits de douane ; il pourrait avoir de grandes recettes de douanes et être dans un état de gêne et de dépérissement ; peut-être pourrait-on prouver que l’un est la conséquence de l’autre.
« Les droits de douane ne sont pas un impôt c’est une prime d’encouragement pour l’agriculture, le commerce et l’industrie ; et les lois qui les établissent doivent être des lois quelquefois de politique, toujours de protection, jamais d’intérêt fiscal.
« Les douanes ne devant pas être dans l’intérêt du fisc, l’impôt qui résulte du droit n’est qu’accessoire.
« Une preuve que l’impôt en fait de douane n’est qu’accessoire, c’est que le droit à l’exportation est presque nul, et que le législateur, en frappant d’un droit à l’importation, certain objets, a pour but qu’il n’en entre point ou le moins possible. L’augmentation ou la diminution du produit ne doit jamais l’arrêter.
« ... Si la loi qui vous est soumise amène une diminution dans le produit des douanes, vous devez vous en féliciter. Ce sera la preuve que vous aurez atteint le but que vous vous proposez, de ralentir des importations dangereuses et de favoriser des exportations utiles. »
Le but dont parle M. de Bourrienne a été parfaitement atteint en France. Notre tarif est essentiellement protecteur. Nos lois de douanes ont été établies de manière à empêcher, autant que possible, les marchandises étrangères d’entrer en France. Or, des marchandises qui n’entrent pas ne payent pas de droit, comme l’a spirituellement prouvé l’auteur des Sophismes économiques, M. Bastiat. Un tarif protecteur doit être le moins productif possible, pour atteindre le but qu’il se propose.
Un tarif fiscal doit être, au contraire, le plus productif possible.
Pendant longtemps, ça été une opinion généralement répandue que la richesse résidait seulement dans l’or et l’argent. Chaque pays s’est donc ingénié à rechercher les moyens d’attirer l’or étranger, et, après l’avoir attiré, de l’empêcher de sortir. On a imaginé pour cela d’encourager l’exportation des denrées nationales, et d’entraver l’importation des denrées étrangères. Aux yeux des théoriciens du système, la différence devait inévitablement se payer en or ou en argent. Plus cette différence était forte, plus la nation s’enrichissait.
Lorsque les exportations dépassaient les importations (ou du moins lorsqu’on croyait qu’elles les dépassaient) on disait qu’on avait la balance du commerce en sa faveur.
Le système se nommait système mercantile.
Vous voyez donc que le système mercantile a engendré la protection. Le plus souvent, à la vérité, la théorie de la balance du commerce n’a été invoquée que comme prétexte. Si la protection appauvrissait les masses, elle enrichissait certains industriels...
Les industriels qui réclamaient l’établissement des droits protecteurs s’appuyaient sur le système mercantile. Si l’on m’abandonne ce système, on convient donc qu’ils étaient dans le faux ?
Selon vous, la protection a pour résultat unique de permettre aux industriels nationaux de vendre à gros bénéfices des marchandises qu’ils vendaient auparavant à petit bénéfice. Mais vous avez oublié de dire que la protection, en implantant de nouvelles industries dans le pays, affermit l’indépendance nationale, et donne un emploi fructueux à des capitaux et à des bras auparavant inactifs ; vous avez oublié de dire que la protection accroît la puissance et la richesse d’un pays.
Je passe à votre troisième argument qui a beaucoup plus de valeur, et dont la réfutation est bien plus difficile. Vous dites que le système protecteur, en déterminant l’importation de certaines industries, a augmenté l’emploi des capitaux et des bras, et développé ainsi la richesse nationale.
Qu’arriva-t-il, en effet, lorsque l’Angleterre eut ravi, au profit des fabricants de Manchester et de leurs ouvriers, l’industrie des tisserands de Surate, de Madras et de Bombay ? Il arriva que toutes les autres nations, séduites par cet avantage apparent, voulurent à leur tour, ravir des industries à l’étranger. La France, qui ne produisait qu’une partie du coton, de la laine, du fer, de la poterie, etc., nécessaires à sa consommation, voulut produire tout le coton, toute la laine, tout le fer, toute la poterie qu’elle pouvait consommer. L’Allemagne et la Russie de même. Il n’y eut pas jusqu’aux plus petits pays, la Belgique, la Hollande et le Danemark, qui ne cherchassent à ravir des industries à l’étranger. Bref, l’entraînement vers le système protecteur fut général.
Ce qui en résulta, vous le savez ! Il en résulta que les ravisseurs d’industries se virent, à leur tour, ravir leur propre travail. L’Angleterre, qui avait enlevé à l’Inde l’industrie des cotonnades, perdit, avec une partie de cette industrie même, plusieurs de ses autres branches de production. La France, qui avait ravi, à l’exemple de l’Angleterre, plusieurs industries étrangères, se vit ravir aussi une partie des siennes. L’Allemagne notamment se protégea, en guise de représailles, contre ses soieries, ses articles de modes et ses vins..... Vous enleviez à votre voisin une partie de ses débouchés, il vous enlevait une partie des vôtres. C’était un pillage universel.
A l’époque où ce pillage d’industries s’opérait avec le plus d’activité, une brochure fort industrielle fut publiée en Angleterre. On voyait, au frontispice, une vignette représentant une barraque de singes. Une demi-douzaine de singes, logés dans des compartiments séparés, avaient devant eux leur pitance du jour. Mais, au lieu de manger en paix la portion que le maître de la ménagerie leur avait libéralement servie, chacun de ces malfaisants animaux s’efforçait de dévaliser la part de ses voisins, sans s’apercevoir que ceux-ci lui rendaient la pareille. Chacun se donnait beaucoup de peine pour ravir à ses voisins une subsistance qu’il pouvait prendre aisément devant lui, et une grande quantité d’aliments se perdaient dans la bagarre.
Mais je tiens, avant tout, à complètement vous démontrer que le système protecteur a été nuisible au développement général de la production.
Examinons donc comment les choses se passaient à l’époque où fut établi le système protecteur. Chaque nation se procurait chez ses voisins une partie des choses nécessaires à sa consommation et leur fournissait d’autres produits de retour.
Quels produits fournissait-elle, et quels produits recevait-elle ?
Elle fournissait les choses que la nature du sol et le génie particulier de ses protecteurs lui permettaient de produire avec le moins d’efforts ; elle recevait les choses qu’elle n’aurait pu produire sans y consacrer plus d’efforts.
Voilà, n’est-il pas vrai, quel devait être l’état des échanges internationaux avant la naissance du système producteur ?
L’Angleterre dérobait à l’Inde l’industrie du coton ; si l’Angleterre produisait d’autant plus, l’Inde produisait d’autant moins. La France dérobait à l’Angleterre une partie de l’industrie de lin ; si la France produisait d’autant plus, l’Angleterre produisait d’autant moins. L’Allemagne dérobait à la France une partie de l’industrie des soies ; si l’Allemagne produisait d’autant plus, la France produisait d’autant moins... Le système protecteur n’avait donc et ne pouvait avoir pour résultat d’augmenter la masse générale de la production.
Je dis, maintenant, que ce système a eu et a dû avoir pour résultat d’abaisser la masse générale de la production.
Voici comment :
Pourquoi l’Angleterre se protégeait-elle contre les cotonnades de l’Inde, les soieries de la France et les draps de la Belgique ? Parce que ces denrées étrangères envahissaient une partie de son marché. Pourquoi l’envahissaient-elles ? Parce qu’elles étaient, toutes différences de qualité compensées, à meilleur marché que leurs similaires anglais. Si elles n’avaient point été à meilleur marché, elles ne seraient pas entrées en Angleterre.
Cela posé, quel fut le premier résultat de la loi qui interdit à ces denrées l’accès du marché anglais ? Ce fut de creuser un déficit factice dans l’approvisionnement intérieur. Plus large était ce déficit, plus haut devait naturellement s’élever le prix des marchandises indigènes.
Avant l’établissement du système producteur, la consommation annuelle du drap en Angleterre était, je suppose, de vingt millions d’aunes, dont l’étranger fournissait la moitié.
Je reprends. Les draps étrangers viennent à être prohibés en Angleterre. L’approvisionnement étant réduit de moitié, de combien le prix va-t-il hausser ? Il haussera en progression géométrique. S’il était de 15 fr. l’aune, il pourra monter jusqu’à 60 fr.
Mais lorsque le prix d’une denrée vient tout à coup à hausser, qu’arrivera-t-il ? A moins que cette denrée ne soit de toute première nécessité, auquel cas la demande ne saurait sensiblement baisser, la hausse du prix amène dans la consommation une réduction plus ou moins considérable, selon la nature de la denrée. Si la demande de draps était de vingt millions d’aunes à quinze francs, elle ne sera guère que de quatre ou cinq millions d’aunes à soixante francs. Le prix baissant alors, la demande haussera de nouveau. Ces fluctuations se prolongeront presque indéfiniment. Toutefois, après avoir parcouru les degrés extrêmes de l’échelle, elles se rapprocheront successivement d’un point central, qui est la somme des frais de production du drap en Angleterre.
Vous savez déjà pourquoi les prix ne sauraient demeurer longtemps en dessus, ni en dessous des frais de production d’une denrée.
Mais les frais de production des draps anglais sont plus élevés que ceux des draps étrangers. Ils le sont et doivent l’être, sinon la protection serait parfaitement inutile. Quand on peut vendre à plus bas prix que ses concurrents on n’a pas besoin de protection pour les écarter du marché ; ils se retirent d’eux-mêmes. Les frais de production des draps étrangers étant de 15 fr., ceux des draps anglais seront, je suppose, de 18 fr. C’est donc vers ce niveau que le prix du drap gravitera désormais en Angleterre. Mais, au prix de 18 fr. on consomme moins de draps qu’au prix de 15 fr. Si l’on en consommait vingt millions d’aunes à l’époque de la libre introduction, on n’en consommera plus que seize ou dix-sept millions après la prohibition.
Je prétends, en outre, que la baisse générale de la production n’est pas accidentelle, temporaire, je prétends qu’elle est perpétuelle... entendons-nous, qu’elle dure autant que la protection même.
Pourquoi les industriels anglais ne produisaient-ils pas les vingt millions d’aunes de draps consommés dans leur pays ? Parce que l’étranger produisait à meilleur marché, à moins de frais, la moitié de ces vingt millions d’aunes.
Où est la raison de cette différence des frais de production d’une même denrée d’un pays à un autre ? Elle est dans les différences naturelles du climat, du sol, du génie des peuples. Or, ces différences naturelles une loi de douanes les supprime-t-elle ? Parce qu’on aura décrété que les draps belges ou français n’entreront plus en Angleterre, aura-t-on donné aux producteurs anglais les moyens de fabriquer à aussi bas prix et aussi bien ces qualités particulières de draps ? La loi aura-t-elle doté le climat, les eaux, le sol, les travailleurs eux-mêmes, des qualités ou des aptitudes nécessaires à ce genre particulier de production ?... Mais si la loi de douanes n’a pas opéré cette transformation merveilleuse, les variétés de draps que l’Angleterre retirait de la France et de la Belgique ne seront-elles pas produites plus chèrement et plus mal par les Anglais ?
On interdit brusquement le marché national à une certaine catégorie de produits étrangers. L’Allemagne, par exemple, établit un droit prohibitif sur les bronzes et la quincaillerie de Paris. Les fabricants de bronze et les quincailliers de l’Allemagne se mettent, en conséquence, à fabriquer des articles dont ils ne s’étaient point occupés jusque-là. Avant d’avoir achevé leur apprentissage de cette fabrication nouvelle, ils font une foule d’écoles et ils livrent aux consommateurs des produits imparfaits et chers. Des années se passent avant qu’ils n’atteignent le niveau de l’industrie étrangère, quand ils l’atteignent.
Je suppose, maintenant, que la prohibition n’eût pas été établie ; la quincaillerie et l’industrie des bronzes seraient-elles demeurées stationnaires à Paris ?
Quelle a été l’influence de la loi de douane allemande sur ces deux industries parisiennes ? En les privant d’une partie de leur débouché, cette loi les a fait rétrograder ou du moins elle a ralenti leurs progrès. Vous savez, en effet, comment procède le progrès industriel. Il procède par la division du travail. Plus le travail se divise, plus les produits se perfectionnent et se multiplient.
Or, dans quelle circonstance la division du travail peut-elle être portée à son maximum ? N’est-ce pas lorsque le marché est le plus étendu possible ?
Lorsqu’un débouché vient à se fermer, lorsque l’étendue du marché vient à se réduire, peu de fabricants cessent tout à fait de travailler, mais la plupart réduisent leur fabrication. Réduisant leur fabrication ils ne peuvent plus autant diviser le travail ; ils sont obligés d’employer des procédés moins économiques.
Le progrès de la quincaillerie et de l’industrie des bronzes s’est donc ralenti en France. S’est-il activé en Allemagne, de manière à compenser cette perte dans la production générale ? Voyons. Plusieurs années se sont écoulées avant que les quincailliers et les bronziers allemands aient atteint le niveau où se trouvaient leurs rivaux français, à l’époque de l’établissement de la prohibition. Pendant ce temps, l’industrie française aurait continué de progresser. Naturellement plus favorisée que sa rivale, n’aurait-elle pas progressé davantage, au grand profit de la consommation générale ?
Voulez-vous une dernière preuve.
Le système protecteur est universellement en vigueur depuis un demi-siècle. A coup sûr, les industries augmentées à coup de tarif ont eu le temps d’égaler et de dépasser leurs anciennes rivales. Les ont-elles dépassées ? Les ont-elles même égalées ? Sont-elles en état de braver la concurrence étrangère ? Consultez-les, et vous verrez quelle sera leur réponse ?
En déplaçant une foule d’industries à contre-sens de la nature, le système protecteur a donc eu et dû avoir pour résultat d’augmenter les frais de production de toutes choses, ou, ce qui revient au même, de retarder l’abaissement naturel de ces frais.
Or, c’est une loi de la nature que le prix courant des choses tende toujours à s’équilibrer avec les frais de production, et c’est une autre loi de la nature que la consommation diminue à mesure que le prix s’élève.
Que le système protecteur ait augmenté les frais de production des choses, je vous l’ai, je crois, mathématiquement prouvé. Que l’augmentation des frais de production entraîne celle des prix, et celle-ci la diminution de la consommation, partant de la production, cela n’est pas moins exactement établi. Je suis donc fondé à conclure que le système protecteur a diminué la richesse générale du monde.
L’Angleterre, que vous avez en vue, a ravi sans doute beaucoup d’industries à l’étranger, mais l’étranger lui en a ravi beaucoup aussi. Si l’Angleterre n’avait pas adopté le système protecteur, elle aurait produit peut-être moins de blé, de cotonnades et de soieries, mais elle aurait produit plus de fer, d’acier, d’étain, de machines, etc. Sa part dans le dividende général serait peut-être relativement plus faible, mais le dividende étant plus élevé cette part serait effectivement plus forte.
Mais le système protecteur n’a pas seulement diminué l’abondance de la richesse, il a rendu encore la production nécessairement instable et la répartition inique.
Si ce système était appliqué partout d’une manière complète et stable, si une barrière infranchissable séparait à jamais chaque nation de ses voisines, on réussirait peut-être à éviter les perturbations dans ces marchés toujours les mêmes. Mais le système protecteur n’est nulle part appliqué d’une manière stable et complète, et il ne saurait l’être. Toutes les nations ont des relations au dehors, et elles ne peuvent se passer d’en avoir.
Or, ces relations indispensables sont journellement troublées par les modifications apportées aux douanes des quarante ou cinquante nations qui ont des douanes. Tantôt c’est un droit que l’on élève, tantôt c’est un droit que l’on abaisse ; tantôt c’est une prime que l’on établit, tantôt c’est une prime que l’on retire. Quel est le résultat de ces modifications incessantes des tarifs ? Une diminution de travail d’un côté, une augmentation de travail d’un autre. Toute loi qui ferme ou rétrécit un débouché ravit leurs moyens d’existence à des centaines ou à des milliers de travailleurs, en édifiant, ailleurs, des fortunes colossales... Et ces lois, on les compte par milliers depuis l’établissement du système protecteur.
Soumise à ces perturbations incessantes, l’industrie devient essentiellement précaire. On a consacré un capital considérable à fonder une manufacture de draps ou de soieries. Des centaines d’ouvriers y trouvent des moyens d’existence. Soudain, l’exhaussement d’un tarif étranger ferme le débouché. On est obligé de renvoyer les ouvriers et de laisser rouiller le matériel, ou de le vendre au prix du vieux fer. Mais le mal ne s’arrête pas là. Lorsqu’une manufacture vient à se fermer, toutes les industries qui l’alimentaient sont atteintes à leur tour. Celles-ci étant frappées répandent autour d’elles la contagion du mal. La perturbation venue d’un point isolé, se prolonge successivement sur toute la surface du monde industriel. On est frappé et, le plus souvent, on ignore même d’où est parti le coup.
Si un tarif est abaissé, la production générale étant augmentée, il y a bénéfice définitif ; mais si un tarif est relevé, il y a, de même, perte définitive. Cette perte se résout en une diminution des profits et des salaires. Le capitaliste perd son capital, le travailleur perd son travail ; l’un est inévitablement voué à la ruine, l’autre à la mort.
Sous ce régime, l’industrie n’est plus qu’un jeu de hasard où les uns s’enrichissent, où les autres se ruinent selon les caprices de la fortune ; où le laborieux entrepreneur, naguère ouvrier, voit se dissiper soudainement le fruit de toute une vie de travail et d’épargne, tandis qu’ailleurs de riches capitalistes voient se doubler ou se tripler leurs capitaux.
Mais on ne meurtrit jamais impunément l’humanité. Un long cri d’amertume, de colère retentit, un jour, aux oreilles des rares privilégiés de ce système. Malheureusement ceux qui le poussèrent et ceux qui s’en firent les échos n’aperçurent point la cause du mal. M. de Sismondi qui, le premier, exprima éloquemment la plainte universellement, ne sut point remonter à la source de tant de perturbations désastreuses. Ses successeurs socialistes firent pis encore : ils attribuèrent le mal à des causes apparentes qui étaient précisément l’opposé des causes réelles ; ils imputèrent à la propriété des maux qui provenaient précisément d’atteintes portées au libre exercice ou à la libre disposition de la propriété.
Remarquez bien, du reste, que ce résultat ne pourra être complètement atteint avant la suppression entière de toutes les douanes. Aussi longtemps qu’une douane restera debout, elle occasionnera des perturbations et des ruines dans toute l’étendue de l’arène de la production.
Cependant, que les principales nations industrielles renoncent à ces vieux instruments de guerre, et l’amélioration sera déjà sensible.
Notes
1. Quelquefois cependant la protection était due à des manœuvres que l’on ne saurait qualifier trop sévèrement. Voici, par exemple, un renseignement curieux que j’emprunte à l’Enquête sur les houilles (1832), au sujet de la protection accordée aux mines d’Anzin.
« La prime dont jouit la compagnie d’Anzin, sur le prix de l’hectolitre de charbon extrait au couchant de Mons (Belgique), est de 75 centimes, ou 7 fr. 50 c. par tonneau. Elle a obtenu cette prime, après l’achèvement du canal de Condé, par les droits et péages qu’on a établis et par la position topographique de ses établissements.
Elle l’avait antérieurement, en 1813, par un maximum qu’elle était parvenue à faire imposer sur le prix du fret de la Haine, par un arrêté des consuls du 13 prairial an XI. A cette époque, Cambacérès, second consul, Talleyrand-Périgord, Lecouteulx-Canteleu et plusieurs autres personnages marquants et très influents, étaient actionnaires de la compagnie des mines d’Anzin *. »
*. Enquête, p. 410.
2. Un des membres éminents de la Ligue contre les lois-céréales, M. W.-J. Fox, a admirablement réfuté cet argument de la dépendance de l’étranger. Quoique le morceau ait été souvent cité, je cède à la tentation de le reproduire encore. C’est un petit chef-d’œuvre :
«Être indépendant de l’étranger, c’est le thème favori de l’aristocratie. Mais qu’est-il donc ce grand seigneur, cet avocat de l’indépendance nationale, cet ennemi de toute dépendance étrangère ? Examinons sa vie. Voilà un cuisinier français qui prépare le dîner pour le maître, et un valet suisse qui apprête le maître pour le dîner. — Mylady qui accepte sa main est resplendissante de perles, qu’on ne trouve jamais dans les huîtres britanniques, et la plume qui flotte sur sa tête ne fit jamais partie de la queue d’un dindon anglais. Les viandes de sa table viennent de la Belgique, ses vins du Rhin ou du Rhône. Il repose sa vue sur des fleurs venues de l’Amérique du Sud, et il gratifie son odorat de la fumée d’une feuille venue de l’Amérique du Nord. Son cheval favori est d’origine arabe, et son chien de la race de Saint-Bernard. Sa galerie est riche de tableaux flamands et de statues grecques. — Veut-il se distraire ? il va entendre des chanteurs italiens, vociférant de la musique allemande, le tout suivi d’un ballet français. S’élève-t-il aux honneurs judiciaires ? L’hermine qui décore ses épaules n’avait jamais figuré jusque-là sur le dos d’une bête britannique. — Son esprit même est une bigarrure de contributions exotiques. Sa philosophie et sa poésie viennent de la Grèce et de Rome ; sa géométrie d’Alexandrie ; son arithmétique d’Arabie ; et sa religion de Palestine. Dès son berceau, il pressa ses dents naissantes sur du corail de l’Océan indien ; et lorsqu’il mourra, le marbre de Carare surmontera sa tombe... Et voilà l’homme qui dit : Soyons indépendants de l’étranger ! » — Meeting du 26 janvier 1844. — Cobden et la Ligue, du M. F. Bastiat, p. 182.
3. On sait que c’est principalement aux efforts de la Ligue contre les lois-céréales, dirigée par M. Cobden, que l’Angleterre doit la conquête de la liberté commerciale. Voir pour l’histoire de cette admirable association, le livre de M. Bastiat, Cobden ou la Ligue et l’Association anglaise ; les Études sur l’Angleterre, de M. Léon Faucher ; Richard Cobden ou les Ligueurs, par M. Joseph Garnier, et surtout les esquisses pittoresques et colorées de notre excellent et regrettable ami A. Fonteyraud, dans la Revue britannique et dans l’Annuaire de l’Économie politique.