par M. Gustave de Molinari.
Membre de la Société d’économie politique de Paris
SOMMAIRE : Du gouvernement et de sa fonction 1. — Gouvernements de monopole et gouvernements communistes. — De la liberté de gouvernement. — Du droit divin. — Que le droit divin est identique au droit au travail. — Vices des gouvernements de monopole. — La guerre est la conséquence inévitable de ce système. — De la souveraineté du peuple. — Comment on perd sa souveraineté. — Comment on la recouvre. — Solution libérale. — Solution communiste. — Gouvernements communistes. — Leurs vices. — Centralisation et décentralisation. — De l’administration de la justice. — Son ancienne organisation. — Son organisation actuelle. — Insuffisance du jury. — Comment l’administration de la sécurité et celle de la justice pourraient être rendues libres. — Avantages des gouvernements libres. — Ce qu’il faut entendre par nationalité.
A mon tour, j’ai une question à vous faire :
Il y a aujourd’hui, dans le monde, deux sortes de gouvernements : les uns font remonter leur origine à un prétendu droit divin.....
Qu’est-ce que le droit divin ? C’est le Droit que possèdent certaines familles au gouvernement des peuples. Qui leur a conféré ce droit ? Dieu lui-même. Lisez plutôt les Considérations sur la France, et la brochure sur le Principe générateur des Constitutions politiques, de M. Joseph de Maistre :
« L’homme ne peut faire de souverain, dit M. de Maistre. Tout au plus il peut servir d’instrument pour déposséder un souverain, et livrer ses États à un autre souverain déjà prince. Du reste, il n’a jamais existé de famille souveraine dont on puisse assigner l’origine plébéienne. Si ce phénomène paraissait, ce serait une époque du monde.
« ..... Il est écrit : C’est moi qui fais les souverains. Ceci n’est point une phrase d’église, une métaphore de prédicateur ; c’est la vérité littérale, simple et palpable. C’est une loi du monde politique. Dieu fait les rois, au pied de la lettre. Il prépare les races royales, il les nourrit au milieu d’un nuage qui cache leur origine. Elles paraissent ensuite couronnées de gloire et d’honneur ; elles se placent 2. »
Ce qui signifie que Dieu a investi certaines familles du droit de gouverner les hommes, et que nul ne peut les priver de l’exercice de ce droit.
Or, si vous reconnaissez à certaines familles le droit exclusif d’exercer cette espèce particulière d’industrie qu’on appelle le gouvernement, si, encore, vous croyez avec la plupart des théoriciens du droit divin, que les peuples sont tenus de fournir, soit des sujets à gouverner, soit des dotations, en guise d’indemnités de chômages aux membres de ces familles, — et cela pendant toute la durée des siècles, — êtes-vous bien fondé à repousser le Droit au travail ? Entre cette prétention abusive d’obliger la société à fournir aux ouvriers le travail qui leur convient, ou une indemnité suffisante, et cette autre prétention abusive d’obliger la société à fournir aux ouvriers des familles royales un travail approprié à leurs facultés et à leur dignité, un travail de gouvernement, ou une Dotation à titre minimum de subsistances, où est la différence ?
Vous dites que la reconnaissance du droit divin est indispensable au maintien de la société. Comment donc se fait-il que tous les peuples aspirent à se débarrasser des monarchies de droit divin ? Comment se fait-il que les vieux gouvernements de monopole soient les uns ruinés, les autres sur le point de l’être ?
C’est dans le monopole de la sécurité que réside la principale cause des guerres qui ont, jusqu’à nos jours, désolé l’humanité.
Les peuples ne comptant pas sous ce régime, les peuples formant le domaine légitime des oints du Seigneur, nul ne peut invoquer leur volonté pour acquérir le droit de les administrer. Les souverains sont donc obligés de recourir aux procédés suivants pour augmenter le nombre de leurs sujets : 1° acheter à prix d’argent des royaumes ou des provinces ; 2° épouser des héritières apportant en dot des souverainetés ou devant en hériter plus tard ; 3° conquérir de vive force les domaines de leurs voisins. Première cause de guerre !
D’un autre côté, les peuples se révoltant quelquefois contre leurs souverains légitimes, comme il est arrivé récemment en Italie et en Hongrie, les oints du Seigneur sont naturellement obligés de faire rentrer dans l’obéissance ce bétail insoumis. Ils forment dans ce but une sainte alliance et ils font grand carnage des sujets révoltés, jusqu’à ce qu’ils aient apaisé leur rébellion. Mais si les rebelles ont des intelligences avec les autres peuples, ceux-ci se mêlent à la lutte, et la conflagration devient générale. Seconde cause de guerre !
Je n’ai pas besoin d’ajouter que les consommateurs de sécurité, enjeux de la guerre, en payent aussi les frais.
Tels sont les avantages des gouvernements de monopole.
Si l’homme-souverain a le droit de disposer, en maître, de sa personne et de ses biens, il a naturellement aussi le droit de les défendre. Il possède le droit de libre défense.
Mais chacun peut-il exercer isolément ce droit ? Chacun peut-il être son gendarme et son soldat ?
Non ! pas plus que le même homme ne peut être son laboureur, son boulanger, son tailleur, son épicier, son médecin, son prêtre.
C’est une loi économique, que l’homme ne puisse exercer fructueusement plusieurs métiers à la fois. Aussi voit-on, dès l’origine des sociétés, toutes les industries se spécialiser, et les différents membres de la société se tourner vers les occupations que leurs aptitudes naturelles leur désignent. Ils subsistent en échangeant les produits de leur métier spécial contre les divers objets nécessaires à la satisfaction de leurs besoins.
L’homme isolé jouit, sans conteste, de toute sa souveraineté. Seulement ce souverain, obligé d’exercer lui-même toutes les industries qui pourvoient aux nécessités de la vie, se trouve dans un état fort misérable.
Lorsque l’homme vit en société, il peut conserver sa souveraineté ou la perdre.
Comment perd-il sa souveraineté ?
Il la perd lorsqu’il cesse, d’une manière totale ou partielle, directe ou indirecte, de pouvoir disposer de sa personne et de ses biens.
L’homme ne demeure complètement souverain que sous un régime de pleine liberté. Tout monopole, tout privilège est une atteinte portée à sa souveraineté.
Sous l’ancien régime, nul n’ayant le droit de disposer librement de sa personne et de ses biens, nul n’ayant le droit d’exercer librement toute industrie, la souveraineté se trouvait étroitement limitée.
Sous le régime actuel, la souveraineté n’a point cessé d’être atteinte par une multitude de monopoles et de privilèges, restrictifs de la libre activité des individus. L’homme n’a pas encore pleinement recouvré sa souveraineté.
Comment peut-il la recouvrer ?
Deux écoles sont en présence, qui donnent à ce problème des solutions tout opposées : l’école libérale et l’école communiste.
L’école libérale dit : Détruisez les monopoles et les privilèges, restituez à l’homme son droit naturel d’exercer librement toute industrie et il jouira pleinement de sa souveraineté.
L’école communiste dit, au contraire : Gardez-vous d’attribuer à chacun le droit de produire librement toutes choses. Ce serait l’oppression et l’anarchie ! attribuez ce droit à la communauté, à l’exclusion des individus. Que tous se réunissent pour organiser en commun toute industrie. Que l’État soit le seul producteur et le seul distributeur de la richesse.
Qu’y a-t-il au fond de cette doctrine ? On l’a dit souvent : il y a l’esclavage. Il y a l’absorption et l’annulation de la volonté individuelle dans la volonté commune. Il y a la destruction de la souveraineté individuelle.
Au premier rang des industries organisées en commun figure celle qui a pour objet de protéger, de défendre contre toute agression la propriété des personnes et des choses.
Comment se sont constituées les communautés dans lesquelles cette industrie s’exerce, la nation et la commune ?
La plupart des nations ont été successivement agglomérées par les alliances des propriétaires d’esclaves ou de serfs et par leurs conquêtes. La France, par exemple, est un produit d’alliances et de conquêtes successives. Par les mariages, par la force ou la ruse, les souverains de l’Ile de France étendirent successivement leur autorité sur les différentes parties des anciennes Gaules. Aux vingt gouvernements de monopole qui occupaient la surface actuelle de la France, succéda un seul gouvernement de monopole. Les rois de Provence, les ducs d’Aquitaine, de Bretagne, de Bourgogne, de Lorraine, les comtes de Flandres, etc., firent place au roi de France.
Le roi de France était chargé du soin de la défense intérieure et extérieure de l’État. Cependant il ne dirigeait pas seul la défense ou police intérieure.
Chaque seigneur châtelain faisait originairement la police de son domaine ; chaque commune, affranchie de vive force ou à prix d’argent de l’onéreuse tutelle de son seigneur, faisait la police de sa circonscription reconnue.
Communes et seigneurs contribuaient, dans une certaine mesure, à la défense générale.
On peut dire que le roi de France avait le monopole de la défense générale, et que les seigneurs châtelains et les bourgeois des communes avaient celui de la défense locale.
Dans certaines communes, la police était sous la direction d’une administration élue par les bourgeois de la cité, dans les principales communes des Flandres par exemple. Ailleurs, la police s’était constituée en corporation comme la boulangerie, la boucherie, la cordonnerie, en un mot comme toutes les autres industries.
En Angleterre, cette dernière forme de la production de la sécurité a subsisté jusqu’à nos jours. Dans la cité de Londres, la police était naguère encore entre les mains d’une corporation privilégiée. Et chose singulière ! cette corporation refusait de s’entendre avec les polices des autres quartiers, si bien que la Cité était devenue un véritable lieu de refuge pour les malfaiteurs. Cette anomalie n’a disparu qu’à l’époque de la réforme de sir Robert Peel 3.
Que fit la Révolution française ? elle déposséda le roi de France du monopole de la défense générale, mais elle ne détruisit pas ce monopole ; elle le remit entre les mains de la nation, organisée désormais comme une immense commune.
Les petites communes dans lesquelles se divisait le territoire de l’ancien royaume de France continuèrent de subsister. On en augmenta même considérablement le nombre. Le gouvernement de la grande commune eut le monopole de la défense générale, les gouvernements des petites communes exercèrent, sous la surveillance du pouvoir central, le monopole de la défense locale.
Mais on ne se borna pas là. On organisa encore dans la commune générale et dans les communes particulières d’autres industries, notamment l’enseignement, les cultes, les transports, etc., et l’on établit sur les citoyens divers impôts pour subvenir aux frais de ces industries ainsi organisées en commun.
Plus tard, les socialistes, mauvais observateurs s’il en fut jamais, ne remarquant point que les industries organisées dans la commune générale ou dans les communes particulières, fonctionnaient plus chèrement et plus mal que les industries laissées libres, demandèrent l’organisation en commun de toutes les branches de la production. Ils voulurent que la commune générale et les communes particulières ne se bornassent plus à faire la police, à bâtir des écoles, à construire des routes, à salarier des cultes, à ouvrir des bibliothèques, à subventionner des théâtres, à entretenir des haras, à fabriquer des tabacs, des tapis, de la porcelaine, etc., mais qu’elles se missent à produire toutes choses.
Le bon sens public se révolta contre cette mauvaise utopie, mais il n’alla pas plus loin. On comprit bien qu’il serait ruineux de produire toutes choses en commun. On ne comprit pas qu’il était ruineux de produire certaines choses en commun. On continua donc de faire du communisme partiel, tout en honnissant les socialistes qui réclamaient à grands cris un communisme complet.
Cependant les conservateurs, partisans du communisme partiel et adversaires du communisme complet, se trouvent aujourd’hui divisés sur un point important.
Les uns veulent que le communisme partiel continue à s’exercer principalement dans la commune générale ; ils défendent la centralisation.
Les autres réclament, au contraire, une plus large part d’attributions pour les petites communes. Ils veulent que celles-ci puissent exercer diverses industries, fonder des écoles, construire des routes, bâtir des églises, subventionner des théâtres, etc., sans avoir besoin de l’autorisation du gouvernement central. Ils demandent la décentralisation.
L’expérience a montré les vices de la centralisation. L’expérience a prouvé que les industries exercées dans la grande commune, dans l’État, fournissent des produits plus chers et plus mauvais que ceux de l’industrie libre.
Mais est-ce à dire que la décentralisation vaille mieux ? Est-ce à dire qu’il soit plus utile d’émanciper les communes, ou, ce qui revient au même, de leur permettre d’établir librement des écoles et des institutions de bienfaisance, de bâtir des théâtres, de subventionner des cultes, ou même encore d’exercer librement d’autres industries ?
Pour subvenir aux dépenses des services dont elles se chargent, que faut-il aux communes ? Il leur faut des capitaux. Ces capitaux où peuvent-elles les puiser ? Dans les poches des particuliers, non ailleurs. Elles sont obligées, en conséquence, de prélever différents impôts sur les habitants de la commune.
Ces impôts consistent généralement aujourd’hui dans les centimes additionnels ajoutés aux contributions payées à l’État. Toutefois certaines communes ont obtenu aussi l’autorisation d’établir autour de leurs limites une petite douane sous le nom d’octroi. Cette douane, qui atteint la plupart des industries demeurées libres, augmente naturellement beaucoup les ressources de la commune. Aussi les autorisations d’établir un octroi sont-elles fréquemment demandées au gouvernement central. Celui-ci ne les accorde guère, et en cela il agit sagement ; en revanche il permet assez souvent aux communes de s’imposer extraordinairement, autrement dit, il permet à la majorité des administrateurs de la commune d’établir un impôt extraordinaire que tous les administrés sont obligés de payer.
Que les communes soient émancipées, que, dans chaque localité, la majorité des habitants ait le droit d’établir autant d’industries qu’il lui plaira, et d’obliger la minorité à contribuer aux dépenses de ces industries organisées en commun ; que la majorité soit autorisée à établir librement toute espèce de taxes locales, et vous verrez bientôt se constituer en France autant de petits États différents et séparés qu’on y compte de communes. Vous verrez successivement s’élever, pour subvenir aux taxes locales, quarante-quatre mille douanes intérieures sous le nom d’octrois ; vous verrez, pour tout dire, se reconstituer le moyen âge.
Sous ce régime, la liberté du travail et des échanges sera atteint par les monopoles que les communes s’attribueront de certaines branches de la production, et par les impôts qu’elles prélèveront sur les autres branches pour alimenter les industries exercées en commun. La propriété de tous se trouvera à la merci des majorités.
Dans les communes où prédomine l’opinion socialiste, que deviendra, je vous le demande, la propriété ? Non seulement la majorité lèvera des impôts pour subvenir aux dépenses de la police, de la voirie, du culte, des établissements de bienfaisance, des écoles, etc., mais elle en lèvera aussi pour établir des ateliers communaux, des magasins communaux, des comptoirs communaux, etc. Ces taxes locales, la minorité non socialiste ne sera-t-elle pas obligée de les payer ?
Sous un tel régime, que devient donc la souveraineté du peuple ? Ne disparaît-elle pas sous la tyrannie du plus grand nombre ?
Plus directement encore que la centralisation, la décentralisation conduit au communisme complet, c’est-à-dire à la destruction complète de la souveraineté.
Que faut-il donc faire pour restituer aux hommes cette souveraineté que le monopole leur a ravie dans le passé ; et que le communisme, ce monopole étendu, menace de leur ravir dans l’avenir ?
Il faut tout simplement rendre libre les différentes industries jadis constituées en monopoles, et aujourd’hui exercées en commun. Il faut abandonner à la libre activité des individus les industries encore exercées ou réglementées dans l’État ou dans la commune.
Alors l’homme possédant, comme avant l’établissement des sociétés, le droit d’appliquer librement, sans entrave ni charge aucune, ses facultés à toute espèce de travaux, jouira de nouveau, pleinement, de sa souveraineté.
De deux choses l’une, en effet :
Ou le communisme vaut mieux que la liberté, et, dans ce cas, il faut organiser toutes les industries en commun, dans l’État ou dans la commune.
Ou la liberté est préférable au communisme, et, dans ce cas, il faut rendre libres toutes les industries encore organisées en commun, aussi bien la justice et la police que l’enseignement, les cultes, les transports, la fabrication des tabacs, etc.
Pendant plusieurs siècles, il n’y eut pas d’industrie plus indépendante. Elle formait, comme toutes les autres branches de la production matérielle ou immatérielles, une corporation privilégiée. Les membres de cette corporation pouvaient léguer leurs charges ou maîtrises à leurs enfants, ou bien encore les vendre. Jouissant de ces charges à perpétuité, les juges se faisaient remarquer par leur indépendance et leur intégrité.
Malheureusement ce régime avait, d’un autre côté, tous les vices inhérents au monopole. La justice monopolisée se payait fort cher.
Un beau jour dame Justice
Se mit le palais tout en feu
Pour avoir mangé trop d’épice.
La justice ne doit-elle pas être essentiellement gratuite ? Or, la gratuité n’entraîne-t-elle pas l’organisation en commun ?
Dans certains pays, où les justiciables avaient le droit de choisir leurs juges, les vices du monopole se trouvaient singulièrement atténués. La concurrence qui s’établissait alors entre les différentes cours, améliorait la justice et la rendait moins chère. Adam Smith attribue à cette cause les progrès de l’administration de la justice en Angleterre. Le passage est curieux et j’espère qu’il dissipera vos doutes :
« Les honoraires de cour paraissent avoir été originairement le principal revenu des différentes cours de justice en Angleterre. Chaque cour tâchait d’attirer à elle le plus d’affaires qu’elle pouvait, et ne demandait pas mieux que de prendre connaissance de celles mêmes qui ne tombaient point sous sa juridiction. La cour du banc du roi, instituée pour le jugement des seules causes criminelles, connut des procès civils, le demandeur prétendant que le défendeur, en ne lui faisant pas justice, s’était rendu coupable de quelque faute ou malversation. La cour de l’échiquier, préposée pour la levée des dossiers royaux et pour contraindre à les payer, connut aussi des autres engagements pour dettes, le plaignant alléguant que si on ne le payait pas, il ne pourrait payer le roi. Avec ces fictions, il dépendait souvent des parties de se faire juger par le tribunal qu’elles voulaient, et chaque cour s’efforçait d’attirer le plus de causes qu’elle pouvait au sien, par la diligence et l’impartialité qu’elle mettait dans l’expédition des procès. L’admirable constitution actuelle des cours de justice, en Angleterre, fut peut-être originairement, en grande partie le fruit de cette émulation qui animait ces différents juges, chacun s’efforçant à l’envi d’appliquer à toute sorte d’injustices, le remède le plus prompt et le plus efficace que comportait la loi 4. »
Dans les causes criminelles, l’inhabileté du jury se trahit tous les jours. Mais on ne prête, hélas ! qu’une médiocre attention aux erreurs commises en cour d’assises. Que dis-je ? on regarde presque comme un délit de critiquer un jugement rendu. Dans les causes politiques, le jury n’a-t-il pas coutume de prononcer selon la couleur de son opinion, blanc ou rouge, plutôt que selon la justice ? Tel homme qui est condamné par un jury blanc ne serait-il pas absous par un jury rouge, et vice versa ?
S’agit-il de l’industrie qui pourvoit à la défense intérieure et extérieure ? Croyez-vous qu’elle vaille beaucoup mieux que celle de la justice ? Notre police et surtout notre armée ne nous coûtent-elles pas bien cher pour les services réels qu’elles nous rendent ?
N’y a-t-il enfin aucun inconvénient à ce que cette industrie de la défense publique soit aux mains d’une majorité ?
Examinons.
Dans un système où la majorité établit l’assiette de l’impôt et dirige l’emploi des deniers publics, l’impôt ne doit-il pas peser plus ou moins sur certaines portions de la société, selon les influences prédominantes ? Sous la monarchie, lorsque la majorité était purement fictive, lorsque la classe supérieure s’arrogeait le droit de gouverner le pays à l’exclusion du reste de la nation, l’impôt ne pesait-il plus principalement sur les consommations des classes inférieures, sur le sel, sur le vin, sur la viande, etc. ? Sans doute, la bourgeoisie payait sa part de ces impôts, mais le cercle de ses consommations étant infiniment plus large que celui des consommations de la classe inférieure, son revenu s’en trouvait, en définitive, beaucoup plus légèrement atteint. A mesure que la classe inférieure, en s’éclairant, acquerra plus d’influence dans l’État, vous verrez se produire une tendance opposée. Vous verrez l’impôt progressif, qui est tourné aujourd’hui contre la classe inférieure, être retourné contre la classe supérieure. Celle-ci résistera sans doute de toutes ses forces à cette tendance nouvelle ; elle criera, avec raison, à la spoliation, au vol ; mais si l’institution communautaire du suffrage universel est maintenue, si une surprise de la force ne remet pas, de nouveau, le gouvernement de la société aux mains des classes riches à l’exclusion des classes pauvres, la volonté de la majorité prévaudra, et l’impôt progressif sera établi. Une partie de la propriété des riches sera alors légalement confisquée pour alléger le fardeau des pauvres, comme une partie de la propriété des pauvres a été trop longtemps confisquée pour alléger le fardeau des riches.
Mais il y a pis encore.
Non seulement la majorité d’un gouvernement communautaire peut établir, comme bon lui semble, l’assiette de l’impôt, mais encore elle peut faire de cet impôt l’usage qu’elle juge convenable, sans tenir compte de la volonté de la minorité.
Dans certains pays, le gouvernement de la majorité emploie une partie des deniers publics à protéger des propriétés essentiellement illégitimes et immorales. Aux États-Unis, par exemple, le gouvernement garantit aux planteurs du sud la propriété de leurs esclaves. Cependant il y a, aux États-Unis, des abolitionnistes qui considèrent, avec raison, l’esclavage comme un vol. N’importe ! le mécanisme communautaire les oblige à contribuer de leurs deniers au maintien de cette espèce de vol. Si les esclaves tentaient un jour de s’affranchir d’un joug inique et odieux, les abolitionnistes seraient contraints d’aller défendre, les armes à la main, la propriété des planteurs. C’est la loi des majorités !
Ailleurs, il arrive que la majorité, poussée par des intrigues politiques ou par le fanatisme religieux, déclare la guerre à un peuple étranger. La minorité a beau avoir horreur de cette guerre et la maudire, elle est obligée d’y contribuer de son sang et de son argent. C’est encore la loi des majorités !
Ainsi qu’arrive-t-il ? C’est que la majorité et la minorité sont perpétuellement en lutte, et que la guerre descend parfois de l’arène parlementaire dans la rue.
Aujourd’hui c’est la minorité rouge qui s’insurge. Si cette minorité devenait majorité, et si, usant de ses droits de majorité, elle remaniait la constitution à sa guise, si elle décrétait des impôts progressifs, des emprunts forcés et des papiers-monnaie, qui vous assure que la minorité blanche ne s’insurgerait pas demain ?
Il n’y a point de sécurité durable dans ce système. Et savez-vous pourquoi ? Parce qu’il menace incessamment la propriété ; parce qu’il met à la merci d’une majorité aveugle ou éclairée, morale ou immorale, les personnes et les biens de tous.
Si le régime communautaire, au lieu d’être appliqué comme en France à une multitude d’objets, se trouvait étroitement limité comme aux États-Unis, les causes de dissentiment entre la majorité et la minorité étant moins nombreuses, les inconvénients de ce régime seraient moindres. Toutefois ils ne disparaîtraient point entièrement. Le droit reconnu au plus grand nombre de tyranniser la volonté du plus petit pourrait encore, en certaines circonstances, engendrer la guerre civile.
Or s’il y a d’un côté des hommes propres à pourvoir à un besoin de la société, d’un autre côté, des hommes disposés à s’imposer des sacrifices pour obtenir la satisfaction de ce besoin, ne suffit-il pas de laisser faire les uns et les autres pour que la denrée demandée, matérielle ou immatérielle, se produise, et que le besoin soit satisfait ?
Ce phénomène économique ne se produit-il pas irrésistiblement, fatalement, comme le phénomène physique de la chute des corps ?
Ne suis-je donc pas fondé à dire que si une société renonçait à pourvoir à la sécurité publique, cette industrie particulière n’en serait pas moins exercée ? Ne suis-je pas fondé à ajouter qu’elle le serait mieux sous le régime de la liberté qu’elle ne pouvait l’être sous le régime de la communauté.
Ainsi, je puis affirmer que si le besoin de se nourrir se manifeste au sein de la société, ce besoin sera satisfait, et qu’il le sera d’autant mieux que chacun demeurera plus libre de produire des aliments ou d’en acheter à qui bon lui semblera.
Je puis assurer encore que les choses se passeront absolument de la même manière si, au lieu de l’alimentation, il s’agit de la sécurité.
Je prétends donc que si une communauté déclarait renoncer, au bout d’un certain délai, un an par exemple, à salarier des juges, des soldats et des gendarmes, au bout de l’année cette communauté n’en posséderait pas moins des tribunaux et des gouvernements prêts à fonctionner ; et j’ajoute que si, sous ce nouveau régime, chacun conservait le droit d’exercer librement ces deux industries et d’en acheter librement les services, la sécurité serait produite le plus économiquement et le mieux possible.
Par la nature même de leur industrie, les compagnies d’assurances sur la propriété ne pourraient dépasser certaines circonscriptions : elles perdraient à entretenir une police dans les endroits où elles n’auraient qu’une faible clientèle. Dans leurs circonscriptions elles ne pourraient néanmoins opprimer ni exploiter leurs clients, sous peine de voir surgir instantanément des concurrences.
Peuples, formez une Sainte-Alliance
Et donnez-vous la main.
Ils s’uniraient, à leur tour, et comme ils possèdent des moyens de communication que n’avaient pas leurs ancêtres, comme ils sont cent fois plus nombreux que leurs vieux dominateurs, la sainte-alliance des aristocraties serait bientôt anéantie. Nul ne serait plus tenté alors, je vous le jure, de constituer un monopole.
Mais de même que la guerre est inévitable sous un régime de monopole, la paix est inévitable sous un régime de libre gouvernement.
Sous ce régime, les gouvernements ne peuvent rien gagner par la guerre ; ils peuvent, au contraire, tout perdre. Quel intérêt auraient-ils à entreprendre une guerre ? serait-ce pour augmenter leur clientèle ? Mais, les consommateurs de sécurité étant libres de se faire gouverner à leur guise, échapperaient aux conquérants. Si ceux-ci voulaient leur imposer leur domination, après avoir détruit le gouvernement existant, les opprimés réclameraient aussitôt le secours de tous les peuples....
Les guerres de compagnie à compagnie ne se feraient d’ailleurs qu’autant que les actionnaires voudraient en avancer les frais. Or, la guerre ne pouvant plus rapporter à personne une augmentation de clientèle, puisque les consommateurs ne se laisseraient plus conquérir, les frais de guerre ne seraient évidemment plus couverts. Qui donc voudrait encore les avancer ?
Je conclus de là que la guerre serait matériellement impossible sous ce régime, car aucune guerre ne se peut faire sans une avance de fonds.
Pour être mises en état de garantie aux assurés, pleine sécurité pour les personnes et leurs propriétés, il faudrait :
1° Que les compagnies d’assurances établissent certaines peines contre les offenseurs des personnes et des propriétés, et que les assurés consentissent à se soumettre à ces peines ; dans le cas où ils commettraient eux-mêmes des sévices contre les personnes et les propriétés.
2° Qu’elles imposassent aux assurés certaines gênes ayant pour objet de faciliter la découverte des auteurs de délits.
3° Qu’elles perçussent régulièrement pour couvrir leurs frais une certaine prime, variable selon la situation des assurés, leurs occupations particulières, l’étendue, la nature et la valeur des propriétés à protéger.
Si les conditions stipulées convenaient aux consommateurs de sécurité, le marché se conclurait, sinon les consommateurs s’adresseraient à d’autres compagnies ou pourvoiraient eux-mêmes à leur sécurité.
Poursuivez cette hypothèse dans tous ses détails, et vous vous convaincrez, je pense, de la possibilité de transformer les gouvernements monopoleurs ou communistes en gouvernements libres.
Ensuite, on a tort de confondre ces deux choses, qui sont naturellement fort distinctes : la nation et le gouvernement. Une nation est une lorsque les individus qui la composent ont les mêmes mœurs, la même langue, la même civilisation ; lorsqu’ils forment une variété distincte, originale de l’espèce humaine. Que cette nation ait deux gouvernements ou qu’elle n’en ait qu’un, cela importe fort peu. A moins toutefois que chaque gouvernement n’entoure d’une barrière factice les régions soumises à sa domination, et n’entretienne d’incessantes hostilités avec ses voisins. Dans cette dernière éventualité, l’instinct de la nationalité réagira contre ce morcellement barbare et cet antagonisme factice imposé à un même peuple, et les fractions désunies de ce peuple tendront incessamment à se rapprocher.
Or, les gouvernements ont jusqu’à nos jours divisé les peuples afin de les retenir plus aisément dans l’obéissance ; diviser pour régner, telle a été, de tous temps, la maxime fondamentale de leur politique. Les hommes de même race, à qui la communauté de langage offrait un moyen de communication facile, ont énergiquement réagi contre la pratique de cette maxime ; de tous temps ils se sont efforcés de détruire les barrières factices qui les séparaient. Lorsqu’ils y sont enfin parvenus, ils ont voulu n’avoir qu’un seul gouvernement afin de n’être plus désunis de nouveau. Mais, remarquez bien qu’ils n’ont jamais demandé à ce gouvernement de les séparer des autres peuples... L’instinct des nationalités n’est donc pas égoïste, comme on l’a si souvent affirmé ; il est, au contraire, essentiellement sympathique. Que la diversité des gouvernements cesse d’entraîner la séparation, le morcellement des peuples, et vous verrez la même nationalité en accepter volontiers plusieurs. Un seul gouvernement n’est pas plus nécessaire pour constituer l’unité d’un peuple, qu’une seule banque, un seul établissement d’éducation, un seul culte, un seul magasin d’épiceries, etc.
Notes
1. Pendant longtemps, les économistes ont refusé de s’occuper non seulement du gouvernement, mais encore de toutes les fonctions purement immatérielles. J.-B. Say a fait entrer, le premier, cette nature de services dans le domaine de l’économie politique, en leur appliquant la dénomination commune de produits immatériels. En cela, il a rendu à la science économique un service plus considérable qu’on ne suppose :
« L’industrie d’un médecin, dit-il, et, si l’on veut multiplier les exemples, d’un administrateur de la chose publique, d’un avocat, d’un juge, qui sont du même genre, satisfont à des besoins tellement nécessaires, que, sans leurs travaux, nulle société ne pourrait subsister. Les fruits de ces travaux ne sont-ils pas réels ? Ils sont tellement réels qu’on se le procure au prix d’un autre produit matériel, et que, par ces échanges répétés, les producteurs de produits immatériels acquièrent des fortunes. — C’est donc à tort que le comte de Verri prétend que les emplois de princes, de magistrats, de militaires, de prêtres, ne tombent pas immédiatement dans la sphère des objets dont s’occupe l’économie politique. »
J.-B. SAY. Traité d’Économie politique, t. I, chap. XIII.
2. Du Principe générateur des Constitutions politiques. — Préface.
3. Voir les Études sur l’Angleterre, de M. Léon Faucher.
4. De la Richesse des Nations, liv. 5, chap. Ier.
*. L’édition originale attribue cette réplique au socialiste.