par M. Gustave de Molinari.
Membre de la Société d’économie politique de Paris
SOMMAIRE : La rente. — Sa nature et son origine. — Résumé et conclusion.
Vous nous avez dit que les frais de production de toutes choses se composent du salaire du travail, et de l’intérêt du capital ; vous avez ajouté que le prix courant des choses tend naturellement et d’une manière irrésistible à s’équilibrer avec leurs frais de production. Mais vous ne nous avez pas dit un mot de la rente.
Les gouvernements ne devraient-ils pas mettre fin à un si monstrueux abus, soit en s’emparant de la terre pour la restituer aux travailleurs, soit en imposant aux propriétaires des obligations qui absorbent la valeur de la rente ? Tous les revenus ont leur origine dans le travail, celui-là seul excepté. N’est-il pas temps que l’exception cesse ? J.-B. Say, lui-même, ne convenait-il pas que le revenu provenant de la rente était le moins respectable de tous ? Abandonnez-moi la rente et je vous accorde la propriété.
En recherchant les origines de la rente, Ricardo a reconnu qu’elle ne fait point partie des frais de production. Ce qui signifie que si les produits ne se vendaient jamais au dessus de leurs frais de production, au dessus de la quantité de travail qu’ils ont coûté, il n’y aurait pas de rente.
Si la rente ne fait point partie des frais de production, qu’est-elle donc ?
C’est la différence qui existe entre le prix courant des choses (le prix auquel elles se vendent) et leurs frais de production.
1° Quelle ne représente aucun travail accompli ni aucune compensation de pertes subies ou à subir.
2° Qu’elle est le résultat de circonstances artificielles, lesquelles doivent disparaître avec les causes qui les ont suscitées.
Quelles sont ces causes ? Quelles causes élèvent et maintiennent le prix courant des choses au-dessus de leurs frais de production, ou le font tomber en dessous, en opposition avec la loi naturelle qui agit incessamment pour la rapprocher le prix courant des frais de production ?
Voilà comment la question se pose.
Ces barrages économiques se nomment des monopoles et des privilèges.
Voici maintenant de quelle façon agissent les monopoles et les privilèges pour produire la rente.
Si une industrie est soumise à la loi de la libre concurrence, elle ne pourra longtemps vendre ses produits au-dessus ni au-dessous de ses frais de production ; elle ne donnera donc lieu à aucune rente. Ceux qui l’entreprendront ne recevront que la rémunération légitime de leur travail et les compensations nécessaires pour l’emploi de leur capital.
Si, au contraire, certains industriels sont investis du privilège exclusif de vendre leur marchandise dans une circonscription déterminée, ces industriels pourront s’entendre pour offrir toujours de cette denrée une quantité inférieure à la quantité demandée. Ils réussiront par ce moyen à en élever le prix courant au-dessus des frais de production. La différence constituera leur rente.
D’un autre côté, lorsqu’une denrée a été produite en quantité trop considérable, eu égard au nombre de consommateurs qui peuvent en rembourser les frais de production, le prix courant tombe au-dessous de ces frais, et la différence constitue encore une rente. Seulement cette rente, au lieu d’être payée par le consommateur, est payée par le producteur. On conçoit qu’elle ne saurait être qu’accidentelle.
La production des objets de première nécessité seule peut donner lieu à une rente considérable.
Si l’on réduit d’une manière factice l’offre des objets de luxe, le prix haussant, la demande diminuera. Le prix baissera alors rapidement, et la rente avec lui.
Mais il n’en est pas de même pour les objets de première nécessité.
Supposons qu’il s’agisse du blé. Si l’offre est inférieure à la demande, le prix courant du blé pourra s’élever d’une manière presque illimitée. Examinons comment les choses se passent à cet égard, et comment naît la rente de la terre.
Une peuplade vit au milieu d’une vaste étendue de terres. Peu nombreuse, elle se contente de mettre en culture les meilleurs terrains, ceux qui donnent un produit considérable, en échange d’une faible quantité de travail. La population de cette peuplade vient à s’augmenter. Si elle ne peut s’étendre davantage, soit à cause du manque de sécurité à l’extérieur, soit à cause des obstacles intérieurement apportés à son expansion naturelle, qu’arrivera-t-il ?
S’il ne lui est pas permis de tirer du dehors, c’est-à-dire des contrées où les bonnes terres suffisent et au delà pour nourrir la population, la portion de subsistances qui lui manque, le déficit intérieur l’obligera à payer le prix du blé au-dessus de ses frais de production. La rente de la terre naîtra alors.
Mais aussitôt, l’élévation du prix du blé engagera à cultiver en céréales les terres de seconde qualité, ou pour mieux dire, les terres moins propres à cette culture spéciale. La production du blé revenant plus cher sur ces terres, que sur celles de première qualité, leurs propriétaires obtiendront une rente moindre. Il pourra arriver même que l’apport au marché d’une nouvelle quantité de blé, en fasse tomber le prix courant au niveau des frais de production des terres récemment mises en culture, ou bien encore au-dessous. Dans le premier cas, les propriétaires de ces terres couvriront juste le moment de leurs frais de production, et ne recevront aucune rente ; dans le second cas, les frais de production ne seront pas même couverts, et la rente tombera en — ; ce qui déterminera l’abandon des terres cultivées au delà du nécessaire.
Si, au contraire, les terres récemment mises en culture ne suffisent pas encore pour combler le déficit de la demande, le prix courant du blé continuant à donner une rente, de nouvelles terres, inférieures aux précédentes, seront consacrées à la culture du blé. Ce mouvement se continuera jusqu’à ce que le prix courant cesse de dépasser les frais de production des céréales sur les terres le plus récemment mises en culture.
C’est ainsi qu’on voit dans certains pays où la population s’est démesurément accrue sans pouvoir s’étendre, où, en même temps, les denrées alimentaires du dehors ne peuvent pénétrer, des terres à peu près stériles porter de chétives moissons de blé et les bonnes terres donner lieu à une rente énorme.
Si, pour ne parler que de la France, nos institutions de charité légale ont encouragé le développement anormal de la population ; si, en même temps, nos lois de douanes ont entravé l’entrée des céréales étrangères, de telle sorte qu’il soit devenu avantageux de couper de magnifiques bois d’olives pour les remplacer par de maigres champs de blé, est-ce faute de la Providence ?
Si notre législation sur les mines en arrêtant le développement de notre production minérale, tandis que nos lois de douanes empêchaient l’introduction des produits minéraux de l’étranger, a créé un vide factice dans notre approvisionnement de fer, de plomb, de cuivre, d’étain, etc., est-ce la faute de la Providence ?
Si un monopole détestable, en détournant l’éducation de ses voies naturelles, a rendu un grand nombre d’hommes inhabiles à remplir divers emplois utiles, tout en les portant avec excès dans d’autres, est-ce la faute de la Providence ?
Si enfin, à la suite de la perversion occasionnée par les monopoles et les privilèges, dans l’ordre essentiel de la société, certains individus devenant les maîtres de satisfaire leurs désirs les plus effrénés, tandis que la masse pouvait à peine subvenir à ses premiers besoins, l’ordre naturel de la consommation a été troublé, si quelques denrées ont été relativement trop demandées et si d’autres l’ont été trop peu, est-ce la faute de la Providence ?
Ceci vous apparaîtra plus visiblement encore lorsque j’aurai résumé la doctrine que je vous ai exposée dans ces causeries.
Nous avons pris l’homme pour point de départ. Sous l’empire de ses besoins physiques, moraux et intellectuels, l’homme est excité à produire. Il utilise dans ce but ses facultés physiques, morales et intellectuelles. L’effort qu’il impose à ses facultés pour produire se nomme travail. Chaque effort exige une réparation correspondante, sinon les forces se perdent, les facultés s’altèrent, l’être humain dépérit au lieu de se maintenir ou de progresser.
Chaque effort impliquant une souffrance, chaque réparation ou consommation une jouissance ; l’homme s’attache naturellement, sous l’impulsion de son intérêt, à dépenser moins d’efforts et à recevoir plus de choses propres à la consommation.
Ce résultat est atteint au moyen de la division du travail.
Division du travail implique échanges, relations, société.
Ici se présente un grave problème.
Dans l’état d’isolement (à supposer que cet état ait jamais existé) les efforts de l’homme ont un minimum de puissance, mais l’individu qui les accomplit s’en attribue tout le résultat. Il consomme tout ce qu’il produit.
Dans l’état de société, les efforts de l’homme acquièrent un maximum de puissance, grâce à la division du travail, mais le résultat de ses efforts peut-il être toujours conservé intact à chaque producteur ? L’état de société comporte-t-il, à ce point de vue, la même justice que l’état d’isolement ? Comment, par exemple, un homme qui passe sa vie à fabriquer la dixième partie d’une épingle peut-il obtenir une rémunération aussi justement proportionnées à ses efforts que le sauvage isolé qui, après avoir abattu un daim, consomme seul ce produit de son travail ?
Comment ? Au moyen de la propriété.
Qu’est-ce que la propriété ? C’est le droit naturel de disposer librement de ses facultés et du produit de son travail.
Comment s’opèrent la production et la distribution de la richesse sous le régime de la propriété ?
L’homme produit toutes les choses dont il a besoin, au moyen de son travail, agissant sur les matières premières fournies par la nature. Son travail est de deux sortes :
Lorsque l’homme accomplit un effort en vue de la production, cet effort se nomme simplement travail. Lorsque l’effort est accompli, lorsqu’un produit en a été le résultat, ce produit prend le nom de capital. Tout capital se compose de travail accumulé.
Or toute production exige le concours de ces deux agents : travail actuel et travail accumulé.
C’est entre ces deux agents de la production que se partage le produit.
Comment se partage-t-il ? En raison des frais de production de chacun, c’est-à-dire en raison des sacrifices que s’imposent, ou des efforts auxquels se livrent le propriétaire du travail actuel ou ouvrier, et le propriétaire du travail accumulé ou capitaliste.
De quoi se composent les frais de production à la charge du capitaliste ?
Ils se composent du travail accompli par le capitaliste, en appliquant son capital à une entreprise de production, de la privation qu’il s’impose, et des risques qu’il court en engageant son capital à une entreprise de production, de la privation qu’il s’impose, et des risques qu’il court en engageant son capital dans la production.
Ce travail, cette privation et ces risques constituent les éléments de l’intérêt.
De quoi se composent les frais de production à la charge du travailleur ?
De la somme d’efforts que le travailleur dépense en mettant ses facultés en œuvre. Ces efforts sont de diverses sortes, physiques, moraux ou intellectuels, selon la nature du travail. Ils exigent pour être accomplis, sans altérer les facultés productives du travailleur, une certaine somme de réparations, variables encore selon la nature du travail.
Ces réparations nécessaires à l’accomplissement du travail constituent les éléments du salaire.
La réunion de l’intérêt et du salaire compose les frais de production de toute espèce de produits.
Exemple :
En quoi consistent les frais de production d’une pièce de calicots ?
Ils consistent, en premier lieu :
Dans le salaire des ouvriers, des contre-maîtres et des entrepreneurs du tissage.
Dans l’intérêt du capital mis en œuvre par l’entrepreneur de tissage. — Ce capital se compose de bâtiments, de machines, de matières premières, de numéraire destiné au payement des ouvriers, etc. Le capitaliste qui s’en est dessaisi reçoit un intérêt destiné à couvrir son travail de prêteur ou d’actionnaire, sa privation et ses risques de détérioration ou de perte.
Premier intérêt et premier salaire.
Avant d’être tissé, le coton a été filé. — Pour le filer, il a fallu, de même, mettre en œuvre du capital et du travail. — Travail des entrepreneurs, des contre-maîtres, des ouvriers de la filature ; capital sous forme de bâtiments, de machines, de combustibles, de matières premières, de numéraire.
Second intérêt et second salaire.
Avant d’être filé, le coton a été transporté. Pour le transporter, il a fallu le concours des négociants, des courtiers, des portefaix, des armateurs, des entrepreneurs de roulage. — Travail des négociants, des courtiers, des portefaix, des armateurs, des matelots, des voituriers ; capital sous forme de magasins, de bureaux, de chariots, de navires, de provisions pour l’équipage, de voitures ou de wagons, de numéraire.
Troisième intérêt et troisième salaire.
Avant d’être transporté, le coton a été cultivé. Pour le cultiver, il a fallu encore du capital et du travail. — Travail des directeurs d’exploitation, des contre-maîtres, des ouvriers ; capital sous forme de terres rendues cultivables, de bâtiments, de semences, de machines, de numéraire (Si les travailleurs sont libres, on les paye communément en numéraire ; s’ils sont esclaves, on les paye, sans libre débat, en aliments, en vêtements et en logements ; dans les deux cas, le prix du coton doit couvrir leur salaire avec celui de l’entrepreneur et des contre-maîtres, comme aussi l’intérêt du capital avancé aux travailleurs avant la réalisation du produit de la récolte).
Quatrième intérêt et quatrième salaire.
Ajoutez à cela le salaire des marchands, qui mettent les pièces de calicot à la portée du consommateur et les lui débitent en détail selon ses besoins, et l’intérêt du capital mis en œuvre par ces intermédiaires indispensables, et vous aurez l’ensemble des frais de production du calicot.
Supposez qu’une plantation ait fourni mille balles de coton, et qu’on ait fabriqué avec ces mille balles de coton vingt-cinq mille pièces de calicot de cinquante aunes chacune. Supposez encore que ces vingt-cinq mille pièces de calicot se soient débitées en écru, à raison de 30 centimes l’aune, vous aurez un total de ... 375 000 fr.
Cette somme de 375 000 fr. aura été distribuée à tous ceux qui auront concouru à la production du calicot, depuis l’esclave et le planteur, jusqu’au débitant et à son garçon de boutique.
Mais, en vertu de quelle loi s’est opérée la distribution de cette valeur de 375 000 fr. entre tous ceux qui ont contribué à la former ? Quelle loi a déterminé le juste intérêt des capitalistes et les justes salaire des travailleurs, comme aussi le juste prix du produit qui a fourni cet intérêt et ce salaire ?
Cette loi est le véritable régulateur du monde économique, je l’ai exprimée ainsi :
Lorsque l’offre dépasse la demande en progression arithmétique, le prix baisse en progression géométrique, et, de même, lorsque la demande dépasse l’offre en progression arithmétique, le prix hausse en progression géométrique.
Sous l’empire de cette loi, agissant dans un milieu libre, chacun ne peut vendre un intérêt, un salaire ou un produit au-dessus ni au-dessous de la somme nécessaire pour mettre au marché cet intérêt, ce salaire ou ce produit, c’est-à-dire au-dessus ni au-dessous de la somme des efforts et des sacrifices qu’ils ont réellement coûtés.
Car, en vertu de cette loi, le prix courant de toutes choses, intérêts, salaires et produits, est incessamment et irrésistiblement ramené au niveau de leurs frais de production.
Comment ?
A la fois producteur et consommateur, l’homme est incessamment obligé, dans une société où la division du travail a séparé la plupart des actes de la production, d’offrir ce qu’il produit pour demander, en échange, les choses dont il a besoin.
Quand on demande une chose, on ne consulte que l’étendue et l’intensité du besoin qu’on en a ; on ne s’occupe pas de ce qu’elle a pu coûter à produire. Il peut donc arriver qu’on s’impose, pour se la procurer, des sacrifices et des efforts, bien supérieurs à ceux qu’elle a coûtés. Au témoignage de l’expérience, cela arrive lorsqu’un grand nombre d’individus ont besoin d’une denrée, et que peu d’individus la produisent, lorsqu’une denrée est beaucoup demandée et peu offerte. Dans ce cas, l’expérience atteste encore qu’une faible disproportion entre la demande et l’offre engendre un mouvement rapide des prix. A mesure que la disproportion s’agrandit en progression arithmétique, le mouvement du prix croît et s’accélère en progression géométrique.
Mais, à mesure que le prix s’élève davantage, il agit plus fortement aussi pour ramener l’équilibre entre l’offre et la demande.
Lorsque le prix auquel une chose se vend dépasse de beaucoup la somme des efforts et des sacrifices qu’elle a coûtés pour être produite, aussitôt la foule des hommes qui s’adonnent à des productions moins avantageuses, ou dont les capitaux, les intelligences et les bras se trouvent momentanément inactifs, sont excités à produire cette chose. L’excitation est d’autant plus vive que le prix est plus élevé, que l’écart entre la demande et l’offre est plus considérable. Sous l’empire de cette excitation, des concurrents plus ou moins nombreux se présentent donc pour augmenter la production et satisfaire d’une manière plus complète à la demande.
Cependant l’augmentation de la production aura une limite. Quelle sera cette limite ?
Si le prix hausse en progression géométrique lorsque la demande s’élève au-dessus de l’offre, il s’abaisse de même en progression géométrique, lorsque l’offre dépasse la demande. Si donc, excités par l’appât du bénéfice, les producteurs augmentent l’offre, un moment arrive où le prix courant de la denrée tombe au niveau de ses frais de production. Si l’on continue alors à apporter au marché des quantités de plus en plus considérables de cette denrée et si l’augmentation de la demande n’équivaut pas à celle de l’offre, on voit le prix courant tomber progressivement au-dessous des frais de production.
Mais, à mesure que la disproportion s’élargit dans ce sens, les producteurs couvrant moins leurs frais ont plus d’intérêt à se rejeter vers les autres branches de la production. A mesure que le prix s’abaisse davantage il agit plus énergiquement pour ralentir le mouvement de l’offre, jusqu’à ce que le ralentissement le ramène au niveau des frais de production.
C’est ainsi qu’on voit graviter incessamment et irrégulièrement le prix courant de toutes choses, travail, capitaux et produits, vers la limite des frais de production de ces choses, c’est-à-dire vers la somme des efforts et des sacrifices réels qu’elles ont coûtés pour être produites 1.
Mais si le prix de toutes ces choses est incessamment et irrésistiblement ramené à la limite de leurs frais de production, à la somme des efforts et des sacrifices réels qu’elles ont coûtés, chacun doit inévitablement recevoir, dans l’état de société comme dans l’état d’isolement, la juste rémunération de ses efforts et de ses sacrifices.
Avec cette différence : que l’homme isolé produisant lui-même toutes choses, est obligé de dépenser beaucoup d’efforts pour obtenir un petit nombre de satisfactions ; tandis que l’homme en société, jouissant de l’avantage de la division du travail, peut obtenir de nombreuses satisfactions en échange d’un petit nombre d’efforts. Ces satisfactions seront d’autant plus considérables, ces efforts seront d’autant plus faibles, que le progrès aura développé davantage la division du travail, et, par là même, diminué les frais de production des choses.
Malheureusement, si de nombreux efforts ont été accomplis pour développer économiquement la production, de nombreux obstacles ont été élevés, en même temps, par l’ignorance ou la perversité humaine, pour entraver ce développement comme aussi pour troubler la distribution naturelle et équitable de la richesse.
C’est dans un milieu libre, dans un milieu où le droit de propriété de chacun sur ses facultés et les résultats de son travail est pleinement respecté, que la production se développe au maximum, et que la distribution de la richesse se proportionne irrésistiblement aux efforts et aux sacrifices accomplis par chacun.
Or, dès l’origine du monde, les hommes les plus forts ou les plus rusés attentèrent à la propriété intérieure ou extérieure des autres hommes, afin de consommer à leur place une partie des fruits de la production. De là l’esclavage, les monopoles et les privilèges.
En même temps qu’ils détruisaient l’équitable distribution de la richesse, l’esclavage, les monopoles et les privilèges ralentissaient la production, soit en diminuant l’intérêt que les producteurs avaient à produire, soit en les détournant du genre de production qu’ils pouvaient le plus utilement accomplir. L’oppression engendra la misère.
Pendant de longs siècles, l’humanité gémit dans les limbes de la servitude. Mais, d’intervalle en intervalle, de sombres clameurs de détresse et de colère retentissaient au sein des masses asservies et exploitées. Les esclaves se soulevaient contre leurs maîtres en demandant la liberté.
La liberté ! c’était le cri des captifs d’Égypte, des esclaves de Spartacus, des paysans du moyen âge, et, plus tard, des bourgeois opprimés par la noblesse et les corporations religieuses, des ouvriers opprimés par les maîtrises et les jurandes. La liberté ! c’était le cri d’espérance de tous ceux dont la propriété se trouvait confisquée par le monopole ou le privilège. La liberté ! c’était l’aspiration ardente de tous ceux dont les droits naturels étaient comprimés sous la force.
Un jour vint où les opprimés se trouvèrent assez forts pour se débarrasser des oppresseurs. C’était à la fin du dix-huitième siècle. Les principales industries qui pourvoyaient aux besoins de tous n’avaient point cessé d’être organisées en corporations fermées, privilégiées. La noblesse qui pourvoyait à la défense intérieure et extérieure, corporation ; les parlements qui rendaient la justice, corporation ; le clergé qui distribuait les services religieux, corporation ; l’université et les ordres religieux qui pourvoyaient à l’enseignement, corporation ; la boulangerie, la boucherie, etc., corporations. Ces différents états étaient, pour la plupart, indépendants les uns des autres, mais tous se trouvaient subordonnés au corps armé qui garantissait matériellement les privilèges de chacun.
Malheureusement, lorsque l’heure sembla venue d’abattre ce régime d’iniquité ; on ne sut par quoi le remplacer. Ceux qui avaient quelques notions des lois naturelles qui gouvernent la société opinaient pour le laisser-faire. Ceux qui ne croyaient point à l’existence de ces lois naturelles s’élevaient, au contraire, de toutes leurs forces contre le laisser-faire, et demandaient la substitution d’une organisation nouvelle à la place de l’ancienne. A la tête des partisans du laisser-faire figurait Turgot, à la tête des organisateurs ou néo-réglementaires figurait Necker.
Ces deux tendances opposées, sans compter la tendance réactionnaire, se partagèrent la révolution française. L’élément libéral dominait dans l’Assemblée constituante, mais il n’était pas assez pur. Les libéraux eux-mêmes n’avaient pas encore assez de foi en la liberté pour lui abandonner entièrement la direction des affaires humaines. La plupart des industries matérielles furent affranchies des liens du privilège, mais les industries immatérielles et, en première ligne, la défense de la propriété et de la justice, furent organisées en vertu des théories communistes. Moins éclairée que l’Assemblée constituante, la Convention se montra plus communiste encore. Comparez les deux déclarations des Droits de l’homme de 1791 et 1793, et vous en acquerrez la preuve. Enfin Napoléon, qui réunissait les passions d’un jacobin aux préjugés d’un réactionnaire, sans aucun mélange de libéralisme, essaya de concilier le communisme de la Convention avec les monopoles et les privilèges de l’ancien régime. Il organisa l’enseignement communautaire, subventionna des cultes communautaires, institua un corps des ponts et chaussées dans le but d’établir un vaste réseau de voies de communication communautaires, décréta la conscription, c’est-à-dire l’armée communautaire ; en outre, il centralisa la France comme une grande commune, et ce ne fut pas sa faute s’il n’organisa point dans cette commune centralisée toutes les industries sur le modèle de l’Université et de la régie des tabacs 2. Si la guerre ne l’en avait empêché, comme il le déclare lui-même dans ses Mémoires, il aurait certainement accompli ces grandes choses. D’une autre part, il ressuscita dans cette France organisée la plupart des privilèges et des restrictions de l’ancien régime ; il reconstitua la noblesse apanagée, rétablit les privilèges de la boucherie, de la boulangerie, de l’imprimerie, des théâtres, des banques, limita la libre disposition du travail par la législation de l’apprentissage, des livrets et des coalitions, le droit de prêter par la loi de 1807, le droit de tester par le Code civil, le droit d’échanger par le blocus continental et la multitude de ses décrets et règlements relatifs aux douanes ; il refit, pour tout dire, sous l’influence de deux inspirations venues de points opposés, mais également réglementaires, le vieux réseau d’entraves qui opprimait naguère la propriété.
Nous avons vécu jusqu’à présent sous ce déplorable régime, encore aggravé par la Restauration (rétablissement de la vénalité des charges, en 1816, exhaussement des barrières douanières, en 1822), mais bien loin de lui imputer les iniquités et les misères de la société actuelle, c’est la propriété et la liberté qu’on a accusées. Les docteurs du socialisme méconnaissant l’organisation naturelle de la société, ne voulant point voir les déplorables résultats de la restauration des privilèges de l’ancien régime et de l’instauration du communisme révolutionnaire ou impérialiste, affirmèrent que la vieille société péchait pas sa base même, la propriété, et ils s’efforcèrent d’organiser sur une autre base une société nouvelle. Cela les conduisit à des utopies, les unes simplement absurdes, les autres immorales et abominables. Au reste, on les a vus à l’œuvre.
Les conservateurs opposèrent heureusement une digue à l’invasion foudroyante du socialisme ; mais n’ayant pas plus que leurs adversaires des notions précises de l’organisation naturelle de la société, ils ne pouvaient les vaincre ailleurs que dans la rue. Partisans du statu quo parce qu’ils y trouvaient profit et sans s’inquiéter du reste, les conservateurs s’opposèrent aux innovations socialistes, comme ils s’étaient, dans le courant des années précédentes, opposés aux innovations propriétaires des partisans de la liberté de l’enseignement et de la liberté du commerce.
C’est entre ces deux sortes d’adversaires de la propriété, les uns voulant augmenter le nombre des restrictions et des charges qui pèsent déjà sur la propriété, les autres voulant conserver purement et simplement celles qui existent, que le débat se trouve actuellement porté. D’un côté apparaissent M. Thiers et l’ancien comité de la rue de Poitiers ; de l’autre MM. Louis Blanc, Pierre Leroux, Cabet, Considérant, Proudhon. C’est Necker sous les deux espèces. Mais je ne vois plus Turgot.
Choisissez !
FIN.
Notes
1. Sans déterminer cette loi, comme aussi sans bien définir le rôle qu’elle joue dans la production et la distribution de la richesse, Adam Smith l’a clairement indiquée dans ce passage :
« Le prix du marché pour chaque marchandise particulière est réglé par la proportion entre la quantité qu’on en apporte au marché et celle qu’en demandent les gens qui veulent en payer le prix naturel, c’est-à-dire toute la valeur de la rente, du travail et du profit qui doivent être payés pour qu’elle vienne au marché.
« Lorsque la quantité d’une marchandise qu’on apporte au marché est au-dessous de la demande effective, il n’y en aura point assez pour fournir aux besoins de tous ceux qui sont résolus de payer toute la valeur de la rente, du salaire et du profit qui doivent être payés pour qu’elle y vienne. Plutôt que de s’en passer entièrement, quelques-uns des demandeurs en offriront davantage. Dès ce moment, il s’établira parmi eux une concurrence, et le prix du marché s’élèvera plus ou moins, selon que la grandeur du déficit augmentera plus ou moins l’ardeur des compétiteurs. Ce même déficit occasionnera généralement plus ou moins de chaleur dans la concurrence, selon que l’acquisition de la marchandise sera plus ou moins importante pour les compétiteurs. De là le prix exorbitant des choses nécessaires à la vie durant le blocus d’une ville ou dans une famine.
« Lorsque la quantité qu’on apporte au marché est au-dessus de la demande effective, on ne peut vendre le tout à ceux qui sont disposés à en payer le prix naturel ou toute la valeur de la rente, etc. Il faut en vendre une partie à ceux qui en offrent moins, et le bas prix qu’ils en donnent fait nécessairement une réduction sur le prix du tout. Le prix du marché baissera plus ou moins au-dessous du prix naturel, selon que la grandeur du surabondant augmentera plus ou moins la concurrence des vendeurs, ou selon qu’il sera plus ou moins important pour eux de se défaire de la marchandise. La même surabondance dans l’importation des marchandises qui peuvent se gâter et se perdre, comme les oranges, occasionnera une concurrence bien plus animée que ne le feront celles qui sont durables comme la ferraille.
« Si la quantité portée au marché suffit juste pour fournir à la demande effective et rien de plus, le prix du marché sera exactement le même que le prix naturel, ou il en approchera le plus possible, autant qu’on en peut juger. Toute la quantité qu’il y en a peut être vendue à ce prix, et pas plus cher. La concurrence des vendeurs les oblige à la donner pour cela et pas davantage.
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« Ainsi le prix naturel est, pour ainsi dire, le prix central vers lequel gravitent continuellement les prix de toutes les marchandises. Divers accidents peuvent les tenir quelquefois suspendus assez haut au-dessus de ce prix et les faire descendre même quelquefois un peu plus bas. Mais quels que soient les obstacles qui les empêchent de s’établir dans ce centre de repos et de stabilité, elles tendent constamment à s’y mettre. »
ADAM SMITH. De la Richesse des Nations, liv. I, chap. VII.
2. La fabrication du tabac, rendue libre par l’Assemblée constituante, fut mise en régie par un décret du 29 décembre 1810.