par M. Gustave de Molinari.
Membre de la Société d’économie politique de Paris
SOMMAIRE : De la charité légale et de son influence sur la population. — Loi de Malthus. — Défense de Malthus. — De la population en Irlande. — Moyen de mettre fin aux misères de l’Irlande. — Pourquoi la charité légale provoque un développement factice de la population. — De son influence morale sur les classes ouvrières. — Que la charité légale décourage la charité privée. — De la QUALITÉ de la population. — Moyens de perfectionner la population. — Croisement des races. — Mariages. — Unions sympathiques. — Unions mal assorties. — Leur influence sur la race. — Dans quelle situation, sous quel régime la population se maintiendrait le plus aisément au niveau de ses moyens d’existence.
Dites-moi donc, croyez-vous que la terre puisse fournir toutes les matières premières nécessaires à l’entretien d’un nombre illimité d’hommes ?
Croyez-vous que la force reproductrice de l’espèce humaine soit limitée ?
Les choses pouvaient-elles être arrangées autrement ? Si les animaux et les végétaux ne possédaient qu’une force reproductrice bornée, ne suffirait-il pas de la moindre catastrophe pour anéantir leurs espèces ? L’ordonnateur des choses pouvait-il se dispenser de les pourvoir d’une force reproductrice presque illimitée ?
Cependant, les espèces végétales et animales ne dépassent jamais certaines limites, soit que tous les germes ne reçoivent point de fécondation, soit qu’une partie de ceux qui ont été fécondés, périsse. C’est grâce à la non-fécondation des germes ou à la destruction hâtive des germes fécondés, qu’elles se proportionnent à la quantité d’aliments que leur offre la nature.
Pourquoi l’homme serait-il soustrait à cette loi qui régit toutes les espèces animales et végétales ?
Supposez que son pouvoir de reproduction eût été limité, supposez que toute union ne pût produire que deux individus, l’humanité ne saurait-elle, je ne dis pas multipliée mais simplement maintenue ? Au lieu de se propager de manière à peupler la terre, les différentes races d’hommes ne se seraient-elles pas successivement éteintes, par l’action des maladies, des guerres, des accidents, etc. ? N’était-il pas nécessaire que l’homme fût pourvu, comme l’animal et la plante, d’une puissance reproductrice surabondante ?
Si l’homme possède comme les autres espèces animales et végétales une puissance de reproduction surabondante, que doit-il faire ? Doit-il pulluler comme elles, en laissant à la nature le soin de détruire l’excédant de son croît ? Doit-il se reproduire sans s’inquiéter plus que l’animal ou la plante du sort de sa progéniture ? Non ! Être pourvu de raison et de prévoyance, l’homme est tenu d’agir concurremment avec la Providence pour maintenir son espèce dans de justes limites ; il est tenu de ne pas donner naissance à des êtres voués d’avance à la destruction.
L’Irlande ne demanderait pas mieux, vous le savez. « Par grâce, disait le vieux O’Connell aux membres du parlement britannique, ôtez vos mains de dessus nous. Abandonnez-nous à notre destinée. Permettez-nous de nous gouverner nous-mêmes ! »
Si l’Angleterre satisfaisait à ce vœu constant des grands champions de l’indépendance irlandaise, qu’adviendrait-il de l’Irlande ? Croyez-vous que l’aristocratie abandonnerait ses riches domaines à la merci des bandes affamées des white-boys ? Non, à coup sûr ! elle se hâterait de quitter ses splendides habitations du West-End à Londres et du faubourg Saint-Honoré à Paris, pour aller défendre ses propriétés menacées. Elle comprenait alors la nécessité de guérir les lamentables plaies de l’Irlande. Elle appliquerait ses capitaux à développer et à perfectionner l’agriculture, elle se mettrait à créer des aliments pour ceux qu’elle a réduits aux dernières extrémités de la misère. Si elle ne prenait point ce parti, si elle continuait à dépenser oisivement ses revenus à l’étranger, pendant que la famine fait son œuvre en Irlande, réussirait-elle longtemps à préserver, sans appui extérieur, ses terres et ses capitaux ? Ne serait-elle pas promptement dépossédée de ses domaines par les légions de misérables qui couvrent la terre d’Irlande ?
Mais aussi longtemps que les contribuables anglais se chargeront de fournir de la sécurité aux propriétaires, et des aliments aux pauvres de l’Irlande, soyez bien persuadés que ceux-là continueront à dépenser oisivement leurs revenus à l’étranger, ceux-ci à pulluler au sein d’une effroyable misère ; soyez bien persuadés que la situation de l’Irlande ira de mal en pis.
Vous verrez alors se détendre le ressort puissant qui pousse l’homme à travailler pour nourrir lui et les siens. Si la paroisse ou la commune accorde à l’ouvrier un supplément de salaire, il réduira d’autant la longueur de sa journée ou la somme de ses efforts ; si l’on ouvre des crèches ou des asiles pour l’enfance, il procréera plus d’enfants ; si l’on fonde des hospices, si l’on établit des pensions de retraite pour les vieillards, il cessera de s’inquiéter du sort de ses parents et de sa propre vieillesse ; si, enfin, on ouvre des hôpitaux pour les malades indigents, il cessera d’économiser pour les jours de maladie. Bientôt vous verrez cet homme que vous aurez déchargé de l’obligation de remplir la plupart de ses devoirs envers les siens et envers lui-même s’adonner, comme une brute, à ses instincts les plus vils. Plus vous ouvrirez d’institutions de bienfaisance, plus vous verrez s’ouvrir aussi de cabarets et de lupanars... Ah ! philanthropes benins, socialistes de l’aumône, vous vous chargez de pourvoir aux besoins des pauvres comme le berger se charge de pourvoir à ceux de son troupeau, vous substituez votre responsabilité à la responsabilité individuelle, et vous croyez que l’ouvrier continuera de se monter laborieux et prévoyant ! Vous croyez qu’il travaillera encore pour ses enfants lorsque vous aurez organisé dans vos crèches l’élève économique de ce bétail humain ; vous croyez qu’il ne cessera point de soutenir son vieux père lorsque vous aurez ouvert à ses dépens vos hospices gratuits ; vous croyez qu’il persistera à économiser pour les mauvais jours lorsque vous aurez mis à son service vos bureaux de bienfaisance et vos hôpitaux. Détrompez-vous ! En effaçant la responsabilité, vous aurez détruit la prévoyance. Où la nature avait mis des hommes, votre communisme philanthropique ne laissera bientôt plus que des brutes.
Et ces brutes que vous aurez faites, ces brutes dépourvues de tout ressort moral, elles pulluleront au point que vous deviendrez impuissants à les nourrir. Vous pousserez alors des cris de détresse en accusant les mauvais penchants de l’âme humaine et les doctrines qui les surexcitent. Vous jetterez l’anathème sur le sensualisme, vous dénoncerez les excitations de la presse quotidienne, et que sais-je encore ? Pauvre gens !
Mais on a employé un moyen plus efficace encore pour déraciner des âmes ce sentiment le plus noble et le plus généreux que le Créateur y ait déposé. Si l’on n’a pas osé défendre aux riches de faire l’aumône, on a défendu aux pauvres de la demander. La loi française considère la mendicité comme un délit et elle punit le mendiant comme un voleur. La mendicité est sévèrement interdite dans le plus grand nombre de nos départements. Or, si le pauvre commet un délit en recevant une aumône, le riche ne se rend-il pas son complice en la lui donnant. La charité est devenue criminelle de par la loi. Comment donc voulez-vous que cette noble plante demeure vivace, lorsque vous n’épargnez rien pour la dessécher et la flétrir ?
Celui qui reçoit les dons d’un bureau de bienfaisance ou qui entre dans un hôpital, où il est froidement accueilli, où parfois aussi il sert de chair à expériences, celui-là n’éprouve et ne saurait éprouver aucune reconnaissance pour le service qui lui est rendu. A qui s’adresserait d’ailleurs sa gratitude ? A l’administration, aux contribuables ? Mais l’administration est représentée par de froids comptables et les contribuables payent avec répugnance leur impôt. L’homme que la société secourt ne saurait se croire moralement obligé envers cette froide idéalité. Il incline plutôt à penser qu’elle acquitte envers lui une dette, et il lui reproche de ne pas s’en acquitter mieux.
Celui dont une charité active et délicate soulage la misère conserve, au contraire, presque toujours, la mémoire de ce bienfait. En recevant un secours il contracte une obligation morale. Or, riche ou pauvre, l’homme n’aime point à contracter plus d’obligations qu’il n’en peut acquitter moralement ou matériellement. On accepte un bienfait avec reconnaissance, mais on ne consent pas à vivre de bienfaits. On se résignerait aux plus durs sacrifices, on se chargerait des fonctions les plus rudes et les plus répugnantes plutôt que de demeurer toujours à la charge de son bienfaiteur. On mourrait de honte si on augmentait encore le fardeau de sa dette par une imprévoyance coupable. Au lieu de briser le ressort moral de l’âme humaine, la charité privée l’affermit et quelquefois le développe. Elle élève l’homme, au lieu de l’avilir.
La charité privée ne saurait donc activer le développement de la population. Elle contribuerait bien plutôt à le ralentir.
Elle ne saurait devenir, non plus, comme la charité légale, une source dangereuse de divisions et de haines. Multipliez en France les institutions dites philanthropiques, continuez à mettre la charité en régie, complétez votre œuvre en interdisant l’aumône à celui qui la donne comme vous la défendez déjà à celui qui la reçoit, et vous verrez quel sera le résultat !
D’un côté, vous aurez un troupeau immense d’hommes qui recevront comme une dette l’aumône rude et avare du fisc. Ces hommes reprocheront amèrement aux classes riches de trop mesurer leur charité, en présence d’une misère que cette charité même aura rendue sans cesse croissante.
D’un autre côté, vous aurez des contribuables accablés sous le faix des impôts et qui se garderont d’aggraver un fardeau déjà trop lourd, en ajoutant une aumône volontaire à l’aumône imposée.
Dans cette situation, la paix publique sera-t-elle longtemps possible ? Une société ainsi divisée, une société où aucun lien moral ne rattachera plus les pauvres et les riches, pourra-t-elle subsister sans déchirements ? L’Angleterre a failli périr submergée par les misères que la taxe des pauvres avait soulevées. Craignons de nous engager dans la même voie ! Faisons de la charité individuelle, cessons de faire de la philanthropie communautaire !...
Mais je dis que sous un régime où la propriété de tous serait pleinement respectée, sous un régime où les lois économiques qui gouvernent la société cesseraient d’être méconnues et violées, cet excédant ne se produirait point.
L’homme est un composé de virtualités ou de forces diverses. Ces virtualités ou ces forces, instincts, sentiments, intelligence, affectent des proportions différentes selon les individus. L’homme le plus complet est celui dont les facultés ont le plus d’énergie ; l’homme le plus parfait est celui dont les facultés sont, à la fois, le plus énergiques et le mieux équilibrées.
N’est-il pas vraisemblable que les lois qui régissent la génération des espèces animales, gouvernent aussi celle de l’homme ? Remarquez que les races ou variétés nombreuses dont se compose l’humanité sont très diversement douées. Chez les races inférieures, les facultés morales et intellectuelles n’existent qu’à l’état embryonnaire. Certaines races ont des facultés particulièrement développées, tandis que le reste de leur organisation est arriéré ou déprimé. Les Chinois, par exemple, sont pourvus à un haut degré du sentiment de la couleur ; en revanche, ils sont presque entièrement privés de l’instinct de la lutte ou combativité. Les Indiens peaux-rouges de l’Amérique du Nord se distinguent, au contraire, par les instincts de la combativité et de la ruse, comme aussi par la perception harmonieuse des sons 2. Les facultés distinctes des races se transmettent sans modification importante, lorsque les races ne se mêlent point. Les Chinois ont toujours été coloristes ; ils ne se sont jamais distingués par leur bravoure. Les Indiens peaux-rouges n’ont jamais cessé d’être braves, rusés, et de parler des dialectes sonores et harmonieux.
Cet équilibre tend à s’établir de lui-même par la manifestation naturelle, spontanée des sympathies ou des affinités individuelles. Et comme toute l’organisation physique dépend de l’ordonnance des facultés physiques, morales et intellectuelles, le corps se perfectionne aussi bien que l’âme.
Si vous admettez cette théorie, vous devez admettre aussi qu’au milieu de l’immense diversité des espèces et des individus, il doit se rencontrer deux êtres qui s’attirent avec un maximum d’intensité, et dont le rapprochement donne, en conséquence, la moyenne la plus utile. Entre ces deux êtres, l’union est nécessaire et éternelle. Cette union s’appelle le mariage.
Quand une union est mal assortie, quand deux êtres incompatibles se rapprochent, le produit de cet accouplement monstrueux ne saurait être qu’un véritable monstre.
Tout le monde sait que les races supérieures qui ont gouverné l’Europe depuis la chute de l’empire romain se sont, pour la plupart, abâtardies. Pourquoi ? Parce que les affinités naturelles déterminaient rarement leurs unions. Les races royales particulièrement ne s’alliaient guère qu’en vue d’intérêts politiques. Aussi ont-elles dégénéré plus rapidement et plus complètement que les autres. Que serait devenue la race des Bourbons de France après l’imbécile Louis XIII si elle ne s’était retrempée dans le sang généreux des Buckingham ? Que sont devenus les Bourbons d’Espagne et de Sicile, les Hapsbourg, les rejetons de la maison de Hanovre ? Quelles familles ont fourni autant de crétins, d’idiots, de monomanes et de scrofuleux ?
Examinez, à ce point de vue, l’histoire de la noblesse française. Au moyen âge, les considérations purement matérielles semblent n’avoir exercé qu’une faible influence sur les unions aristocratiques. L’histoire et la littérature du temps en font foi. Aussi la race se maintenait-elle saine et vigoureuse. Plus tard, les mariages devinrent de simples associations de terres et de noms. Les alliances se négocièrent entre les familles au lieu de s’arranger entre les véritables intéressés. On s’épousa sans se connaître. Qu’en résultera-t-il ? Que les unions légitimes devinrent purement fictives, et que les adultères se multiplièrent au point de devenir la règle. Une immonde promiscuité finit par envahir la noblesse française et par la gangrener jusqu’à la moelle des os.
Les mêmes abus renaissent de nos jours. Les fortunes exagérées que les monopoles et les privilèges ont suscitées tendent à s’associer, en dépit des convenances naturelles. La loi civile, en établissant le droit à l’héritage, a contribué encore à transformer les mariages en de pures affaires d’intérêt ; enfin, l’instabilité qui menace toutes les existences sous le régime économique actuel, a fait rechercher avec avidité ces accouplements sordides qu’on est convenu d’appeler de bons mariages.
Les êtres imparfaits et vicieux qui sortent des unions mal assorties ou des liaisons clandestines ne pouvant ni gérer leurs biens ni gagner leur vie, retombent à la charge de leur famille ou de la charité publique. A Sparte, on les noyait dans l’Eurotas. Nos mœurs sont plus douces. On laisse végéter ces apparences humaines, fruits de la cupidité ou du libertinage. Mais si ce serait un crime de les détruire, n’est-ce pas un crime plus grand encore de leur donner le jour ?
Faites bonne justice des lois et des préjugés qui empêchent le rapprochement utile des races ou qui encouragent les accouplements d’intérêts sordides au détriment des unions sympathiques et vous améliorerez sensiblement la qualité de la population, vous déchargerez par là même la charité d’une notable portion de son fardeau.
Toutes choses se trouvant remises dans leur ordre naturel, un excédant de la population ne serait jamais à redouter.
J’appelle excédant ce qui dépasse et les emplois disponibles de la production et les ressources ordinaires de la charité.
Lorsque l’offre des bras excède la demande, vous ai-je dit, le prix du travail tombe avec une rapidité telle, que les travailleurs, comme tous les autres marchands, ont intérêt à retirer du marché une partie de leur denrée. S’ils ne la retirent point, si, en même temps, la charité n’agit pas suffisamment, pour secourir ceux qui sont rejetés de l’atelier dans la rue, le prix courant du travail peut tomber beaucoup au-dessous des frais de production....
Que la rémunération d’un genre de travail cesse d’en couvrir les frais de production, et aussitôt les travailleurs se rejetteront vers les branches de la production qui exigent moins d’efforts à salaire égal. Le prix du travail haussera alors dans l’industrie désertée, et l’équilibre ne tardera pas à se rétablir. C’est ainsi que se dresse naturellement l’immense échelle des salaires depuis la rémunération du monarque jusqu’à celle du plus humble manouvrier. Malheureusement les privilèges et les monopoles rompent souvent cette harmonie naturelle, en établissant au profit de certaines professions ou de certaines industries un salaire exagéré. La liberté seule comporte une distribution équitable des salaires.
A mesure que l’ouvrier exerce davantage ses facultés intellectuelles et morales en travaillant, les frais de production du travail s’élèvent. Or, dans toutes les branches de la production, le progrès des machines a pour résultat de rendre le travail moins physique et plus intellectuel. A mesure que le progrès se développe on voit donc s’élever aussi les frais de production du travail. En même temps, l’accroissement de la production, fruit du progrès, permet de mieux couvrir ces frais augmentés. A une époque de barbarie, le travail, purement physique, exige peu de choses et obtient moins encore, à une époque de civilisation, le travail, devenu intellectuel, exige beaucoup et peut obtenir davantage.
Mais c’est à la condition que le nombre des bras ne dépassera pas celui des emplois disponibles, sinon le prix courant du travail baissera irrésistiblement au-dessous des frais de production.
Voilà comment se résoudrait le problème de la population sous un régime de pleine liberté économique. C’est ainsi, du reste, qu’il se résout toujours, en définitive. Mais, en attendant, combien de souffrances causées tantôt par les resserrements factices et inopinés du travail, tantôt par l’insuffisance de la charité légale ou les excitations qu’elle donne à l’accroissement de la population ! Ces souffrances seraient sinon complètement supprimées sous un régime où le nombre des emplois du travail et les dons de la charité volontaire seraient portés à leur maximum, du moins réduits à la proportion la plus faible possible.
Notes
1. J’emprunte cette partie de mon argumentation au savant et judicieux auteur des Notes sur Malthus, M. Joseph Garnier.
2. Cours de Phrénologie de M. le docteur Ch. Place.