L’Irlande, le Canada, Jersey

Jersey

Lettres adressées au Journal des débats


par M. Gustave de Molinari.

Membre correspondant de l’Institut

II.

Une exécution dans l’île de Jersey

Saint-Hélier, jeudi 12 août 1875.


Ce matin, à huit heures, a eu lieu l’exécution de Joseph-Philippe Lebrun, condamné le 8 juillet dernier pour avoir assassiné sa sœur. Il n’y avait pas de preuves, et jusqu’au dernier moment le condamné a protesté de son innocence ; mais les présomptions étaient accablantes, et quoique le jury eût signé une demande en grâce, la justice a suivi son cours. Samedi, une dépêche télégraphique de Londres annonçait que M. le secrétaire Cross, chargé de l’examen des recours en grâce, « ayant pris en considération toutes les circonstances du crime, n’avait pu découvrir de motifs suffisants pour justifier une demande d’intervention de Sa Majesté dans l’exécution de la sentence. » Déjà la plate-forme de l’échafaud était placée sur le mur extérieur de la prison ; on n’attendait plus, pour les derniers préparatifs, que l’arrivée de « l’homme de Londres », comme on dit ici, le bourreau Marwood. Mais il paraît, que « l’homme de Londres » est fort occupé : on pend beaucoup en ce moment dans les États de S. M. la reine Victoria ; il était retenu à Durham, où il devait procéder à une double ou triple exécution ; il était attendu à Liverpool. Il a consenti toutefois à se déplacer dans l’intervalle moyennant un supplément de 10 liv. st. ajoutées aux 10 liv.st. qui forment ses honoraires, accoutumés, et le bateau de Southampton l’amenait lundi à Saint-Hélier. La construction du gibet a été poussée alors avec activité. La disposition des lieux rendait ce travail assez compliqué. Quelques indications topographiques sont ici nécessaires. La prison de Saint-Hélier, qui ressemble extérieurement à notre prison de Mazas, quoique sur une échelle fort réduite, occupe tout un côté de Newgate street dans laquelle débouche à angle droit une autre rue, Patriotic street, qui donne sur le quai. C’est juste en face de Patriotic street, au sommet de la muraille, qu’a été établie à loisir la plate-forme d’environ 20 pieds capes. Sur cette plate-forme spacieuse, on a posé le gibet formé de deux poutres verticales rejointes par une autre poutre horizontale à laquelle est attachée une double corde en œillet. C’est à cet œillet que vient s’adapter au moyen d’un crochet en fer la corde qui sert à la pendaison. Les montants du gibet ont environ 8 pieds de hauteur. Ils reposent sur une caisse à claire-voie dans sa partie supérieure, haute d’environ 10 pieds, et dont le plafond est percé d’une trappe. Cette trappe, sur laquelle on place le condamné debout, est formée de deux volets maintenus dans l’intérieur de la caisse par une petite poutre, au moyen d’une gâchette qu’il suffit de tirer légèrement, la poutre tombe, les deux volets s’offrent, et le condamné, la corde au cou, est lancé ou plutôt tombe dans l’éternité. Une petite porte pratiquée dans la partie inférieure de la caisse, invisible aux spectateurs, permet au bourreau de constater immédiatement si aucun accident n’est survenu dans le jeu de ce mécanisme primitif et si la mort a été instantanée. Autrefois, quand l’opération avait été mal combinée, le bourreau achevait le condamné en lui sautant sur les épaules, ce qui était hideux ; aujourd’hui il se suspend à ses jambes hors de la vue du public ; mais ce cas est rare : la mort, déterminée par la rupture de la colonne vertébrale, est presque toujours immédiate. Un escalier de trente-six marches conduit de l’intérieur de la prison à la plate-forme, un second escalier de douze marches au plafond de la caisse du gibet. Le tout, les montants, la caisse et la rampe des escaliers sont peints en noir. Hier soir, ce funèbre appareil était entièrement terminé ; on avait établi dans Newgate street et Patriotic street une série de barrières en planches, avec un passage aux extrémités pour modérer les mouvements de la foule et faciliter la tâche des « hallebardiers » chargés du maintien de l’ordre. Cependant la large bande de toile portant en grosses lettres cette inscription : Opéras bouffes, qui est attachée par une ficelle d’un côté à la façade du « Cornwalls royal Amphitheatre », de l’autre à la muraille de la prison, n’a pas été enlevée, et l’affiche annonçait pour le soir même le Mariage aux lanternes, les Pantins de Violette et Risette ; mais le voisinage de la machine dont je viens d’esquisser la description a jeté un froid chez les amateurs d’opérettes : il ne s’est présenté personne au contrôle et la représentation a été ajournée.

Ce matin, à six heures, la foule commence à se diriger vers les abords de la prison. Les hallebardiers, au nombre d’environ 130, sans uniforme, les uns en paletot, les autres en vestons des couleurs les plus variées, la tête couverte d’un chapeau de paille ou d’un feutre mou, ceux-ci portant à la main des « hallebardes » de formes et d’âges plus variés encore que leurs costumes, ceux-là ne portant rien, sont introduits par une petite porte dans l’intérieur de la prison. A leur suite entrent les reporters de la presse locale et des curieux en très petit nombre. Je dois à l’intervention obligeante de M. Perrot, de la Chronique de Jersey, et à la courtoisie de M. Simon, « député-vicomte », chargé de l’exécution de l’arrêt, d’être admis parmi ces privilégiés. Nous traversons deux cours dont les murailles sont garnies de lierre et d’autres plantes grimpantes ; au milieu sont des parterres de fleurs comme on n’en voit qu’à Jersey, des géraniums, des roses, des véroniques, des œillets, des pensées, et que sais-je encore ? le long des sentiers, des statues comme dans un musée. On fait entrer les hallebardiers dans un magasin d’accessoires où ils déposent leurs vieux outils et où on leur remet en échange une longue pique peinte en rouge et assez peu propre, d’ailleurs, à contribuer au maintien de l’ordre. Heureusement, ici l’ordre se maintient de lui-même. Une centaine de hallebardiers, munis de ces engins plus imposants qu’efficaces, sont envoyés au dehors pour garder les barrières et ménager un espace libre au-dessous du bord extérieur de la plate-forme ; il n’y a pas d’autre police. Un détachement de vingt-quatre hallebardiers se dirige, au contraire, vers une petite cour intérieure séparée des deux autres par un couloir ayant accès sur la cellule du condamné. Le grand escalier de l’échafaud occupe une partie de cette cour. Au-dessous de l’escalier, on remarque un tonneau plein de chaux vive. Dans la partie restée libre se détache une pierre tumulaire avec cette inscription : « François Bradley, 11 août 1866 » ; c’est le dernier condamné, exécuté il y a neuf ans presque jour pour jour. Celui-ci a protesté aussi de son innocence jusqu’au dernier moment, et il y mettait une énergie sauvage ; il labourait de ses ongles les murs de sa cellule, et, en montant le funèbre escalier, il criait de toute la force de ses poumons : « Assassins ! Assassins ! » A côté de la pierre de François Bradley, un second emplacement a été tracé sur le sol avec un morceau de charbon. Les hallebardiers montent sur la plate-forme, où les accompagne un reporter très affairé. Les autorités font peu à peu leur apparition ; le député-vicomte, le connétable (maire) de Saint-Hélier, le constable de la paroisse, le directeur et le sous-directeur de la prison, un centenier, tous en costumes de fantaisie : pas un habit noir ni une cravate blanche ; deux sous-geôliers seuls portent un uniforme qui semble copié sur celui des élèves de nos lycées. Une heure se passe, la foule grossit au-dessous de la haute muraille ; elle occupe maintenant toute l’étendue de Patriotic street jusqu’au quai : peu de femmes, mais un certain nombre d’enfants, malgré l’appel adressé à tous les parents par le pasteur Martin, affiché depuis plusieurs jours sur toutes les murailles et dont je copie le texte : « Appel aux parents ! Tous ceux qui attribuent quelque prix à l’âme de leurs enfants doivent leur défendre de sortir le matin de l’exécution. — Saint Matthieu, 6, 22-23. »

Le condamné écoute dans sa cellule les exhortations de deux clergymen, le révérend Lemprière, chapelain de la prison, et M. Beaumont, ministre dissident. Il a peu dormi, mais il est calme et s’est contenté de prendre une goutte de rhum. A huit heures moins huit minutes, « l’homme de Londres » entre dans la cellule, avec une corde soigneusement enduite de savon dans la partie destinée à serrer le col du patient ; au lieu d’un nœud coulant, cette corde en chanvre de Manille, de la grosseur du pouce, est garnie à son extrémité d’un fort œillet en cuivre, et à l’autre d’un solide crochet en fer. Marwood la lui passe autour du cou et lui attache les deux bras derrière le dos avec une simple courroie dans le genre de celle dont les touristes se servent pour retenir leur couverture enroulée ; il lui passe une autre courroie autour des jambes, en la maintenant assez lâche, de manière à lui permettre de marcher. Cette toilette n’exige que quelques instants, car le condamné à mort n’est pas vêtu de la camisole de force et on ne juge pas nécessaire de lui couper les cheveux et la barbe. A huit heures moins cinq ou six minutes, le condamné sort de sa cellule ; il apparaît à la porte de la petite cour, précédé par le révérend Lemprière, récitant des prières, soutenu par le révérend Beaumont et un geôlier. C’est un petit homme d’environ cinquante ans, la figure colorée, les traits assez fins, mais portant les stigmates de la débauche ; il a toute sa barbe ; l’œil bleu et atone se ranime par moments, un sourire vague erre sur ses lèvres ; il est vêtu de son costume habituel, qu’il portait aux assises : une pauvre vareuse et un pantalon de laine bleue, une chemise grossière, le tout ne valant pas 3 shellings ; on lui a laissé ses bas, quoique la sentence porte qu’il sera conduit pieds nus et la hart au col au lieu du supplice. Il descend quelques marches et arrive dans la petite cour au pied de l’escalier de la plate-forme, suivi du bourreau tenant l’extrémité de la corde par le crochet. Les trois ou quatre fonctionnaires que j’ai nommés plus haut forment le cortège, avec les porte-clefs. Au pied de l’escalier, il y a un temps d’arrêt : le député-vicomte donne lecture de la sentence d’une voix grave et émue. Tout le monde s’est découvert. Le condamné seul semble impassible. La lecture achevée, le député-vicomte lui demande s’il n’a rien à dire. Il se borne à répondre distinctement en anglais : « Je suis innocent ! » Puis le funèbre cortège se met à gravir les nombreuses marches de l’escalier, dans le même ordre, le révérend Lemprière continuant à réciter ses prières à voix haute. A l’apparition du cortège sur la plate-forme, une immense clameur se fait entendre du dehors ; mais le silence se rétablit aussitôt, le condamné monte péniblement le second escalier, le bourreau le fait arrêter au milieu de la caisse du gibet au-dessus de la trappe, il ajuste le crochet qu’il tient à la main au nœud de corde enroulé à la travée du gibet, il tire de sa poche un bonnet de toile blanche, le pose sur la tête et le descend sur la figure du patient, de manière cependant à ne point gêner le jeu de la corde ; il serre la courroie qui attache les jambes, en mettant à tout cela un soin méticuleux. C’est long ! Le condamné se laisse faire. Avant que le bonnet ne soit descendu sur sa figure, il dit au révérend Beaumont, seul en ce moment à ses côtés avec le bourreau : « Dieu vous permette de sauver encore beaucoup d’âmes ! » Puis : « Jésus, sauve mon âme ! Lord Jésus, save my soul! » Le révérend Beaumont l’embrasse et, sur un signe du bourreau, quitte la haute plate-forme. Le bourreau le suit. Le patient reste un moment seul, la face entièrement couverte du bonnet blanc, immobile, dans une attente suprême. Encore des secondes longues comme des siècles ! On entend un craquement sinistre et le bruit d’une chute accompagné d’une clameur vibrante de la foule. C’est la trappe qui s’est ouverte. La chute a été de 8 pieds ; en même temps que le bourreau tirait la gâchette pour faire tomber les volets de la trappe, il ouvrait la porte de la partie inférieure de la caisse et y jetait un rapide regard, mais il n’y avait rien à retoucher : la besogne était correctement faite ; pendant quelques instants seulement, la. corde subit de faibles oscillations. Tout est dit. Il est huit heures. Depuis l’apparition du condamné à la porte de la petite cour, il s’est écoulé quatre minutes. La besogne est bien faite, soit ! mais on aurait pu la faire plus vite.

D’après la loi de l’île, le corps doit rester pendu durant une heure, à la vue du public. Cependant, une pluie battante commence à tomber, la foule s’écoule en silence, on ouvre des parapluies jusque sur la plate-forme, où « l’homme de Londres » explique à un groupe de hallebardiers et de reporters en quoi le système de la pendaison par la grosse corde, qui est le sien, est supérieur à celui de la pendaison par la petite corde. Celle-ci a le défaut d’être tranchante, et il est arrivé plus d’une fois qu’elle a littéralement décapité le pendu. Avec la grosse corde, au contraire, le corps ne subit aucune détérioration, et la mort est foudroyante, — du moins c’est Marwood qui l’affirme. Ce Marwood est un petit homme, d’une figure vulgaire, où domine l’obséquiosité. Je ne saurais mieux comparer sa physionomie qu’à celle d’un bottier allemand se disposant à « prendre mesure » à quelque personnage important. Il a une redingote noire et un pantalon gris, du linge douteux avec des boutons en métal doré. Il salue poliment les privilégiés qui viennent examiner de près son « pendu », pourvu qu’ils soient bien mis. Pendant ces colloques, on ne reste pas inactif dans la petite cour. Deux hommes de peine creusent la fosse dont les contours sont marqués au charbon. Cette fosse devant être remplie de chaux, on ne lui donne qu’environ 4 pieds de profondeur.

L’heure de l’exposition est écoulée. On monte sur la plate-forme un cercueil peint en noir. Il s’agit de dépendre le cadavre. Le bourreau le soulève par les jambes, tandis qu’un geôlier, monté sur la caisse du gibet, le maintient dans une attitude verticale ; le nœud est relâché et la corde détachée, le corps est étendu dans la bière, le bourreau descend à la suite du cercueil, tenant à la main la corde et les deux courroies. Sa mission est finie. Il ne lui reste plus qu’à aller toucher ses honoraires. Le cadavre est ensuite soumis au médecin de la prison, qui constate la rupture de la colonne vertébrale ; à neuf heures vingt minutes, le cercueil est descendu dans la fosse et recouvert d’un lit de chaux vive. Le révérend Lemprière lit une dernière prière en présence des autorités et des hallebardiers, puis ceux-ci sont congédies. A onze heures, laBritish Press publie un compte rendu détaillé de l’exécution. A onze heures trois quarts paraît un supplément en deux langues de la Chronique de Jersey avec un récit saisissant ; quant à la Jersey Press, elle s’est laissé distancer, mais ses affiches placardées sur toutes les murailles nous promettent un compte rendu tout à fait complet, a full report. A midi, la bande de toile de l’opéra-bouffe qui avait disparu dans la matinée est rattachée à la muraille de Newgate, et l’affiche nous annonce pour ce soir, au bénéfice de mademoiselle Jeanne, les Chevaliers du pince-nez, grand opéra en deux parties.


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