L’Irlande, le Canada, Jersey

Jersey

Lettres adressées au Journal des débats


par M. Gustave de Molinari.

Membre correspondant de l’Institut

I

Granville. — La traversée — Les îles Chaussey.—Les Banquiers. — Le port et la ville de Saint-Hélier. — Les hôtels et les pensions. — Les deux populations et les deux langues. — Les cottages et les jardins. — Les cannes de chou. — Bergeret lui-même. — Les journaux. — Les annonces et les affiches. — Les spectacles. — Les Court Minstrels. — La Vie parisienne. — Le gibet.

Saint-Hélier (Jersey), le 9 août 1875.


De Paris à Granville le voyage se fait en moins de. neuf heures, et la Compagnie de l’Ouest a donné un exemple tout à fait recommandable en mettant à la disposition des voyageurs d’excellentes voitures-salons où l’on peut circuler debout ou dormir à son aise, comme dans les voitures américaines. Espérons que cet exemple salutaire sera suivi ! Il ne l’est pas encore malheureusement par les hôteliers de Granville, qui en sont restés aux errements primitifs en bien des choses, — la propreté comprise, — et dont les « notes » seulement sont en progrès. Depuis la guerre, les touristes parisiens qui fréquentaient les bords du Rhin se sont rabattus sur la côte de l’Océan, et vraiment ils n’ont pas perdu au change, car l’Océan vaut bien le Rhin ; mais les hôteliers, qui n’avaient logé jusqu’alors que de rares commis voyageurs, ne se sont mis qu’à leur corps défendant en mesure de satisfaire aux goûts et aux besoins plus raffinés de cette nouvelle clientèle, et voilà pourquoi on ne s’arrête guère à Granville. Cependant, la ville, juchée sur la croupe d’un haut promontoire couronné par un fort, offre un aspect des plus pittoresques ; les Granvillaises ont une réputation de beauté, et le port, — désert, hélas ! — mérite d’être vu. Le môle, construit en granit des îles Chaussey, a une apparence de solidité formidable : les environs sont jolis. Si Granville ne possède qu’une plage microscopique, il y a, à gauche, la plage de Saint-Pair, et, à droite, la plage de Donville, qui ont toute l’étendue désirable, et point de galets. Mais on commence seulement à installer des cabines et des logements pour les baigneurs, et, à Saint-Pair, une simple toile tendue sur quatre piquets tient lieu de casino. Cela viendra sans doute, et déjà j’aperçois de jolis cottages neufs qui égayent les abords de la plage ; mais cela n’est pas encore venu, — et, en attenant, le parti le plus sage, c’est de prendre un billet « aller et retour » pour Jersey par le bateau Le Honfleur, de la Compagnie London and South-Western railway, qui fait deux fois par semaine le voyage, de Granville à Jersey, et vice versa. Le billet d’aller et retour est valable pour un mois et ne coûte que 13 sh. 6 d. On part à l’heure de la marée. Les voyageurs sont nombreux, et la mer est passablement houleuse. Le pont du bateau ne tarde pas à présenter l’aspect de la fameuse traversée du Havre à Honfleur, illustrée par le peintre Biard. Nous laissons à gauche les îles Chaussey, quasi désertes, et dont la seule industrie est l’extraction du granit ; —par exemple, c’est un granit superbe, et qui vaudrait bien le granit de Finlande si la réclame et l’annonce florissaient aux îles Chaussey comme nous les verrons fleurir tout à l’heure à Jersey. Nous dépassons le groupe des Minquiers, assemblage de rocs à fleur d’eau, dont il faut se garer avec soin, et, après deux heures et demie d’une navigation fort cahotée, nous voici en vue de Jersey ; de tous côtés surgissent les pointes des rochers dont les abords de l’île sont parsemés, et qui en forment la plus sûre défense.

En face de nous, sur une hauteur verdoyante, le premier édifice que nous apercevons et que nous prenons d’abord pour une cathédrale gothique, c’est Victoria College, une école ! Puis apparaît le fort du Regent, qui domine la ville de Saint-Hélier, et dont on a récemment agrandi et perfectionné les défenses, tandis que, de l’autre côté du port, Elizabeth Castle, le château d’Elizabeth tombe en ruines. Autant ce pauvre Granville que nous venons de quitter est tranquille et muet, autant Saint-Hélier est animé et bruyant. Le port, qui ne vaut pourtant pas mieux que celui de Granville, — car on n’y peut entrer qu’avec la marée, — mais qu’on est en train d’agrandir de manière à en faire une station militaire et commerciale de premier ordre, le port est rempli de navires, et une foule de carriages de tout calibre attelés de chevaux bien nourris, au poil lustré, nous attendent sur le quai. Nous abordons ; en un clin d’œil, une grue à vapeur, — machine complètement inconnue à Granville et même ailleurs, — a amené nos bagages à quai. Il est bon d’y avoir l’œil, car nous sommes dans le pays du self help : point de visite de la douane, pas l’ombre d’un douanier ; un seul policeman, reconnaissante à son casque de cuir bouilli, contemple philosophiquement la foule affairée ; les carriages se mettent en branle ; les uns emportent au galop voyageurs et bagages dans les hôtels de la ville, les autres n’ont que quelques pas à faire pour les mettre au quai du chemin de fer de Saint-Aubin, dont l’embarcadère est sur le port même, ou pour les transporter à la gare du chemin de fer de Gorey, — les Jersiais étant d’avis, comme les Anglais, que les chemins de fer ont été créés pour les voyageurs, et non point, — suivant l’opinion plus généralement usitée sur le continent, — les voyageurs pour les chemins de fer : en conséquence ils ont placé leurs gares à l’intérieur de la ville, à la portée immédiate du public. C’est une économie d’argent, sinon pour les Compagnies, au moins pour les voyageurs ; — c’est encore et surtout une économie de temps, et le temps, au moins en pays anglais, c’est de l’argent.

Nous avons à choisir entre les hôtels : il y a des hôtels français et des hôtels anglais, — de grands hôtels comme l’Impérial où tous les conforts sont réunis pour une dizaine de shellings par jour, la Pomme d’Or, l’Hôtel de l’Europe, et l’Hôtel du Calvados, rendez-vous des touristes français, où l’on peut être logé et convenablement nourri, ici pour 9 fr., là pour 6 fr. 50 c. par jour. C’est pour rien. Il y a pourtant meilleur marché encore ; et dans les pensions anglaises, on est complètement hébergé à raison de 3 shellings 6 den. par jour (5 fr.). Aussi les touristes de fortune modeste commencent-ils à affluer à Jersey. Autre attraction qu’apprécient fort les gens auxquels on a trop enseigné le latin et le grec pour qu’ils aient eu le temps d’apprendre l’anglais : il y a à Jersey deux populations et deux langues. Quoique l’anglais prenne décidément le dessus, tout le monde sait le français ou à peu près. Ce français-là n’a, à vrai dire, qu’un air de famille assez vague avec celui qu’on parle sur le boulevard ; il est de plus en plus mâtiné d’anglais, avec un fonds d’accent bas-normand ; mais on le comprend, et c’est l’essentiel. Je viens de dire que l’anglais est en train de prendre le dessus ; ce n’est pas qu’il soit le moins du monde protégé, non ! c’est plutôt le contraire ; le français est resté, par exemple, la langue des tribunaux : on plaide et on juge en français ; en revanche, l’anglais est la langue des affaires, langue rude mais expéditive, et comme il y a plus d’affaires que de procès, même dans cette île normande, c’est l’anglais qui l’emporte. L’aspect de Saint-Hélier est absolument celui d’une ville anglaise ; une « place royale » au milieu de laquelle se dresse la statue d’un George quelconque, — l’inscription ne porte pas de numéro, — trois ou quatre rues commerçantes avec un marché spacieux, où des marchandes en chapeau lisent le journal en attendant la pratique, puis une collection de terraces et de ravissants cottages. Un cottage à Saint-Hélier, c’est une petite maison avec un jardinet au-devant de la façade et un jardin derrière. Jardinets et jardins sont remplis d’arbustes et de fleurs, et quels arbustes et quelles fleurs ! Il y a des houx arborescente de 5 ou 6 mètres de hauteur, des fuchsias, — ces fuchsias si maigres et si chétifs sur nos balcons, — qui atteignent 2 ou 3 mètres, des rosiers qui grimpent aux murailles où ils étalent leurs fleurs en guirlandes par centaines et par milliers, puis des géraniums d’un rouge éclatant, et de gros massifs d’hortensias bleus. Je n’ai pas aperçu le dahlia bleu, — cette utopie de nos jardiniers fleuristes, — mais il doit y être ! Dans les vergers, les pommiers et les poiriers craquent sous le poids des fruits ; les figuiers dérobent les leurs sous de larges feuilles d’un vert sombré ; la figue mûrit en plein air, tandis que le raisin n’acquiert sa pleine maturité que sous verre. On conduit les ceps dans de vastes serres où les grappes pendent par légions en attendant le marché de Londres. Jersey est le verger et le fruitier de l’Angleterre ; elle en est aussi le potager : ses pommes de terre ont une réputation hors ligne ; quant aux choux, non ! de ma vie je n’ai vu plus majestueux cabbages. Sur le’ continent, on se borne à les manger ; à Jersey, on surmonte leurs tiges élancées et robustes d’un pommeau d’argent, on les ferre et on en fait des cannes dignes d’un alderman. Des cannes de chou, voilà la curiosité des devantures des magasins de pipes et de tabac de King’s street et de Halkett street.

Ce n’est pas à dire que le commerce de détail ignore le principe de la spécialité ; il y a des magasins spéciaux de cannes, il y a surtout une foule de librairies spéciales, où l’on vend toutes sortes de vues de Jersey, avec des livres et des journaux, — anglais ; il y a même une rue spéciale, David’s place, que se partagent les médecins, les dentistes et les pharmaciens. La profession médicale est entièrement libre à Jersey, aussi les médecins s’y font-ils une concurrence acharnée sans que la durée de la vie moyenne des Jersiais en paraisse sensiblement abrégée. Quant aux photographes, ils exploitent comme une mine les sites pittoresques de cette île charmante, ils sont aussi nombreux que les marchands de tabac, et ce n’est pas peu dire. On me montre, David’s place, l’établissement de Marius, élève de Nadar. Marius, c’est Bergeret lui-même. Bergeret à Jersey, n’est-ce pas, en petit, Marius à Minturnes ? Les réfugiés de la commune sont, du reste, peu nombreux, et ils ont le bon esprit de ne point faire parler d’eux. Pourquoi n’ont-ils pas débuté comme ils finissent ? Les journaux sont au nombre d’une demi-douzaine : un journal par dix mille habitants environ. Les journaux français, la Chronique et la Nouvelle Chronique de Jersey, ne paraissent que deux fois par semaine, tandis que la principale feuille anglaise, le British Press and Jersey Times, paraît tous les jours, moins le dimanche, bien entendu. Cette différence dans le mode de publication des journaux anglais et français peut vous donner la mesure assez exacte de l’inégalité des besoins intellectuels des deux éléments de la population jersiaise. Ce qui alimente ces feuilles, dont la dimension atteint celle des grands journaux anglais, c’est l’annonce. Ici l’annonce est à bon marché, et quoique l’affiche lui fasse une concurrence redoutable, — car l’affiche a sur l’annonce l’avantage d’être fortement coloriée — tout le monde en use. La Chronique de Jersey lui consacre près de trois pages sur quatre, et les morts n’y’ sont pas plus oubliés que les vivants. Voici W. Gregory qui leur promet, pour les conduire à leur dernière demeure, des « voitures funéraires et des corbillards supérieurs », tandis que son concurrent G.- F. Baker se proclame sans rival pour la modicité des prix combinée avec la belle qualité et le fini de ses cercueils ; tandis qu’un autre concurrent, William Croads, remercie ceux qui l’ont favorisé de leur confiance « depuis son établissement dans la branche de fabricant de cercueils et fournisseur d’enterrements » ; à quoi ledit William Croads ajoute « qu’il continue ladite branche et espère, par la manière dont il s’acquittera des ordres confiés à ses soins, mériter de plus en plus la confiance des personnes qui l’emploieront. » Ce de plus en plus ne fait-il pas rêver ? et la mort ne doit-elle pas perdre une partie de son horreur dans cette île heureuse où les cercueils sont supérieurs et où bien certainement on rendrait l’argent à ceux qui s’en plaindraient ; car on tient à mériter « de plus en plus » leur confiance ! — Mais, par le pittoresque, la variété et le coloris, les enseignes et les affiches distancent encore les annonces. Voici un marchand de vin qui affiche sur son pignon une « spécialité » de sherry hygiénique recommandée par 3 000 médecins. Voici des water-proofs pour tous les climats, — le Sahara compris ; voici des langues de mouton, l’aliment le plus délicieux de l’Australie, qui occupent la place d’honneur dans un étalage composite avec des épingles noires, des plumes, de l’extrait de mille fleurs et des gants nettoyés ; voici un bimbelotier qui vous demande, toujours en lettres majuscules, « si vous avez besoin d’une bourse ». Entrez ! Il en a reçu un stock de choix. Ce ne sont cependant ni les boutiquiers ni même les photographes et les fabricants de cercueils supérieurs qui font le plus bruyant usage de l’affiche et de l’annonce. La palme revient aux entrepreneurs de spectacles. Mais que voulez-vous ? Il le faut bien. Les Jersiais ont le tempérament froid et ils ne se décident pas aisément à abandonner leurs cottages fleuris pour aller s’enfermer dans une salle de spectacle. Il faut, pour les y conduire, des attractions extraordinaires, et encore ! En ce moment, trois entreprises rivales se disputent avec acharnement cette clientèle récalcitrante. Il y a d’abord la troupe française de M. Laclaverie qui s’est donné pour mission de faire goûter aux Jersiais les beautés de notre opérette : sur toutes les murailles s’étalent en lettres roses la Fille de madame Angot (à tout seigneur tout honneur !) les Prés Saint-Gervais, la Vie parisienne, etc., etc. Chaque représentation est placée sous le patronage de quelque personnage local qui a daigné promettre de l’honorer de sa présence, et dont le nom figure en vedette sur l’affiche : la Vie parisienne a été jouée sous le patronage de « Messieurs les députés de la ville de Saint-Hélier », les Prés Saint-Gervais ont obtenu celui de M. le vice-consul de France, et l’on donnera ce soir la Fille de madame Angot en présence de l’honorable colonel de la garnison. Ce sont des attractions de premier choix, mais il n’y a rien de trop si l’on songe qu’il faut lutter contre l’irrésistible miss Lydia Howard, un jeune phénomène qui fait les délices d’Albert Hall, et surtout contre les fameux Court Minstrels de Royal Hall. Les affiches violettes de miss Lydia Howard ne reproduisent pas ses traits enchanteurs, mais elles nous apprennent que cette délicieuse miss est une « combinaison de merveilles », et que ses admirables talents ne sont égalés que par « sa grâce et sa naïveté charmantes : de là le secret de sa fascination ». D’autres affiches jaunes nous annoncent que miss Lydia Howard qui, à tant de belles qualités, joint encore la reconnaissance, touchée de l’accueil des Jersiais, a consenti à leur donner six représentations de plus. Six more! six more!! Cela n’empêche pas les célèbres Court Minstrels de l’emporter sur toute la ligne de l’affiche et de l’annonce. Voici à tous les coins de rues une affiche colossale, — 8 mètres de superficie, — à bordure jaune et à fond vert, représentant les douze Court Minstrels avec leur masque nègre et leur costume de cour du temps d’Élisabeth : au milieu, l’unique sujet féminin de la troupe, miss Adda Livermoore, sans masque, in full dress, en grande toilette de soirée, puis, dans toutes les librairies, chez les marchands de tabac et de cannes de chou, d’autres affiches petit format, vertes et rouges, puis encore les portraits au pastel des trois frères Livermoore et de miss Adda Livermoore, puis la coupe en argent, la vraie ! décernée à ces illustres Court Minstrels par le public idolâtre de Bristol ; puis encore d’autres affiches, collées dans Saint-Hélier et hors de Saint-Hélier, jusque sur les rochers les plus inaccessibles et annonçant la présence dans l’île des « seuls Court Minstrels », des frères Livermoore et de leur sœur,

Superbes vocalistes,
Inimitables instrumentistes !
Irrésistibles comédiens !
Inapprochables danseurs !

Comment donc, à moins de n’aimer ni la musique, ni la danse, ni rien, ne pas aller payer son tribut d’admiration (2 shellings et demi aux premières, 1 shelling et demi aux secondes) à ces artistes sans pareils ? Je donne cependant la préférence à la Vie parisienne, patronnée par Messieurs les députés de Saint-Hélier ; mais hélas ! est-ce l’effet des foudroyantes annonces des Court Minstrels ou des gracieux portraits de miss Adda Livermoore, ou des incomparables attractions de miss Lydia Howard ? la salle est à peine garnie :le baron de Gondremarck, qui cumule avec son rôle de première ganache les fonctions de directeur de la troupe, paraît fort soucieux, et la jolie baronne plonge dans les vides de la salle des regards mélancoliques. Les musiciens, — une pianiste, trois violons et un cornet à piston, — semblent se conformer à leurs tristes pensées. La Vie parisienne va pourtant jusqu’au bout sans encombre ; mais je n’aperçois pas Messieurs les députés de Saint-Hélier. A la sortie, on me fait remarquer, juste en face de la salle, un édifice sombre, c’est la prison ! et dans une rue latérale j’aperçois, surplombant la haute muraille, une plate-forme que des charpentiers sont en train d’achever. C’est la plate-forme d’un gibet. On va pendre dans deux ou trois jours un nommé Philippe Lebrun, qui a assassiné sa sœur et blessé son beau-père, après avoir été le scandale et la honte de cette île paisible. Le misérable, enfermé à quelques pas de là, entend, du fond de sa cellule, les coups de marteau des charpentiers, et peut-être bien aussi les flonflons de la Vie parisienne.

Son habit a craqué dans le dos,
Dans le dos.

N’est-ce pas du pur Shakespeare ? Mais j’aurai à revenir sur Philippe Lebrun et sur son exécution, qui donne lieu aux plus vives controverses entre les partisans et les adversaires de la peine de mort. C’est la première fois depuis neuf ans et la seconde fois depuis cinquante ans que le gibet se dressé dans la Newgate street de Saint-Hélier. En vertu de la coutume de l’île, l’exécution sera publique. Les bons Jersiais ne feraient-ils pas mieux de se contenter, en matière de spectacles, des représentations de l’irrésistible miss Lydia Howard ou des incomparables Court Minstrels ?


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