L’Irlande, le Canada, Jersey

Le Canada

Lettres adressées au Journal des débats


par M. Gustave de Molinari.

Membre correspondant de l’Institut

VII

L’hiver au Canada. — Les sleighs. — Les raquettes. — La protection extérieure et intérieure contre le froid. — Prix des loyers et des aliments. — Taux des salaires. — Les théâtres. — Le préjugé de couleur. — Les Indiens. — Visite aux Iroquois de Caughnawaga. — La traversée du Saint-Laurent. — Physionomie d’un village indien. — L’église. — Le missionnaire. — Les femmes indiennes. — Le grand chef. — Le whisky. — Banquet offert aux délégués français à Montréal. — Réception qui leur est faite dans la paroisse de Saint-Eustache. — La reconquête économique et pacifique du Canada. — Retour à New-York. — Encore mademoiselle Sarah Bernhardt. — La protection du sexe faible aux États-Unis. — Rigidité de la morale officielle. — Les bas-fonds de New-York. — Les disorderly houses . — Le club chinois. — Les fumeurs d’opium. — Une écurie d’hommes. — La traversée. — Le prix du temps.

A bord du Péreire, le 8/21 décembre 1880.


L’hiver a commencé de bonne heure au Canada. La première neige est tombée le 15 novembre à Montréal. Aussitôt, l’aspect de la ville a changé. Des sleighs (traîneaux) élégants garnis de fourrure ont remplacé les carriages, et l’on à exhibé les raquettes aux étalages. Les raquettes sont exactement de la même forme que celles dont on se sert pour jouer au volant ; on se les attache aux pieds et on marche sur la neige comme sur un tapis de Turquie ; c’est une invention indienne. — Grande exhibition de fourrures : On porte des casques majestueux en peau de loutre et des pelisses d’ours ou de vison, mais les prix sont élevés, et il est plus avantageux d’acheter les fourrures canadiennes à Leipzig, ou même à Paris, qu’à Montréal. Les habitations sont aménagées en vue de l’hiver, et on souffre moins du froid dans ce pays où la neige couvre le sol pendant cinq mois, et où le thermomètre descend parfois à 40 degrés au-dessous de zéro, que dans nos climats tempérés. Ce froid rude, mais sec, est particulièrement favorable à la santé. On vit très vieux dans le Canada ; les centenaires ne sont pas rares, et, avec quelques précautions hygiéniques, on pourrait allonger encore d’une manière notable la durée de la vie moyenne. Mais les maisons sont petites, les pièces sont basses de plafond, et on n’ouvre guère les doubles fenêtres. En outre, on ne se contente pas de se protéger extérieurement contre le froid ; on se protège intérieurement en absorbant des quantités illimitées de whisky, de gin, de brandy, et on continue même à consommer cette sorte de combustible quand l’hiver est passé. Les vieilles habitations sont chauffées au moyen de poêles en fonte dont le foyer incandescent répand la chaleur et la lumière à travers une vitrine en mica : dans les maisons nouveau style, une fournaise installée à la cave échauffe des tuyaux remplis d’eau et fournit à peu de frais une chaleur permanente. Le bois a renchéri, mais la houille qui vient de la Nouvelle-Écosse est à bon marché. En général, la vie est facile et peu coûteuse. On peut louer à Montréal une jolie maison à deux étages pour 250 à 350 piastres, et, dans le faubourg d’Hochelaga , pour 150. La viande de bœuf coûte de 15 à 20 cents la livre ; un poulet, 25 cents ; une dinde de 10 livres, 75 cents. Si la protection n’avait pas exhaussé artificiellement les prix du sucre, des vêtements et d’une foule d’autres articles, le Canada jouirait plus qu’aucun autre pays des bienfaits de la vie à bon marché. Les salaires sont plus élevés qu’en Europe, quoique un peu plus bas qu’aux États-Unis. La moyenne est d’une piastre (5 fr. 30 c.) par jour. Les servantes se payent de 12 à 15 piastres par mois ; les cuisinières françaises, — article très demandé, —jusqu’à 20 piastres. Malheureusement, l’économie n’est pas une vertu très répandue parmi la classe ouvrière. Et on ne s’est pas ingénié d’ailleurs à l’encourager. Les Caisses d’épargne n’existent guère que dans les villes ; et je n’ai entendu parler d’aucune institution destinée à procurer aux ouvriers des délassements honnêtes et économiques. Les classes aisées ont leurs clubs et leurs réunions où on danse et où on fait de la musique. Les dîners sont copieux et chez les Canadiens-Français on n’a pas encore perdu l’habitude de chanter au dessert. Il y a des voix superbes dans ce pays, mais point de Conservatoire. Les théâtres ne sont desservis que par des troupes ou des artistes de passage ; anglais, français, blancs, rouges ou noirs. Miss Siddons, notre ami Remenyi, Buffalo Bill et les Jubilee Singers ont tout à tour fait florès en attendant Sarah Bernahrdt, à laquelle on prépare une réception solennelle avec torch light (promenade aux flambeaux). Les Jubilee Singers, en leur qualité de nègres ou de mulâtres n’ont pas réussi sans peine à se loger ; on les a refusés au Saint-Lawrence et à l’Ottawa hotel. Heureusement le Windsor hotel s’est monté plus hospitalier et les a accueillis au risque de se faire mettre à l’index par la clientèle aristocratique des Pork-Packings de Chicago ou de Cincinnati.

Les Canadiens sont beaucoup moins que leurs voisins des États infectés du préjugé de couleur à l’égard des nègres, et ils traitent les Indiens avec une sollicitude toute paternelle. La province de Québec possède encore quelques milliers d’Iroquois, de Hurons, d’Abenakis et de Mic-Macs. Ils sont cantonnés dans des réserves où il n’est pas permis aux blancs de s’établir et où la vente des liqueurs fortes est rigoureusement prohibée. J’ai visité dans une aimable compagnie la réserve des Iroquois à Caughnawaga. On va en une demi-heure de Montréal au joli village de Lachine, au-dessus des rapides, sur la rive gauche du Saint-Laurent. Caughnawaga est en face sur la rive droite. Un petit bateau à vapeur fait le service de la traversée ; mais le fleuve charrie des glaçons de forte dimension : les abords de l’embarcadère sont devenus impraticables, et le service est interrompu. Un canot manœuvré par deux solides rameurs et dirigé par un pilote indien vient nous prendre à la rive. Rameurs et pilote sont, hélas ! habillés comme s’ils sortaient de la Belle-Jardinière. Le pilote a remplacé toutefois le chapeau melon américain par une toque de fantaisie, ornée de plumes de paon. Le canot file rapidement entre les glaçons et en vingt-cinq minutes nous sommes à l’autre rive. C’est un dimanche, on sonne pour la grand’messe.. Nous traversons le village. Point de pavé, mais des maisonnettes en rondins recouverts de planches, avec des toits en bardeaux qui feraient honte aux cabines irlandaises. L’église, dont le clocher dentelé et pointu s’aperçoit à 20 milles à la ronde, est solidement bâtie en pierres grises. L’intérieur est celui de toutes les églises de village. Rien de caractéristique, sauf des devants d’autel en broderie indienne. Deux gros poêles huchés sur des piédestaux au milieu de la nef répandent une chaleur suffisante. Les fidèles entrent en foule : les femmes vont se placer sur les bancs à droite de la nef, les hommes à gauche. Les sang-mêlé sont en grande majorité ; on les reconnaît à la barbe, car l’Indien pur sang est entièrement imberbe. Les pommettes saillantes, les yeux noirs légèrement bridés, la peau brune accusent une origine mongolique. Il est évident que la première découverte de l’Amérique appartient à un Christophe Colomb chinois. Les costumes masculins ne diffèrent pas de ceux de nos paysans endimanchés. Les femmes seules ont conservé un peu de couleur locale. Grandes, sveltes, élégantes, elles relèvent leurs châle sur la tête en manière de capuchon et se cachent le bas de la figure en ne laissant visibles que leurs grands yeux noirs ; elles se glissent comme des ombres à leurs bancs, où elles entonnent les litanies de la Vierge. Pourquoi faut-il que ces ombres à la démarche rythmée aient l’habitude de chanter du nez ? Le missionnaire desservant de la paroisse, l’excellent abbé Burtin, monte en chaire et débite un sermon en langue iroquoise avec un fort accent lorrain. C’est une langue harmonieuse, presque dépourvue de consonnes ; son alphabet ne compte que onze lettres. Le sermon du bon missionnaire ne dure pas moins de trois quarts d’heure, puis viennent les annonces des morts, des mariages et des exercices de piété. L’assistance garde une attitude respectueuse et résignée ; seuls, quelques boys se poussent sur leurs bancs trop étroits et les fillettes aux yeux bruns laissent glisser des regards curieux de dessus leurs livres de prières, du côté des Français de France. La messe finie, deux femmes, dont l’une porte un enfant dans ses bras, s’avancent vers le chœur, et elles demandent au missionnaire de procéder à là cérémonie des relevailles. L’enfant, — un joli bébé un peu pâlot, — est attaché à une planché ornée de dessins à l’ocre rouge et au bleu d’azur, qui lui sert de berceau et qui permet au besoin de le suspendre à un clou comme un saucisson, la cérémonie terminée, le missionnaire nous emmène au presbytère où il nous fait partager son modeste dîner en nous parlant de la Lorraine et de Metz qu’il a quitté il y a vingt-trois ans et qu’il a renoncé à revoir. Il noua montre deux bons portraits du Père Laffitati et du Père Charlevoix, qui ont séjourné jadis à Caughnawaga, puis on nous présente un Indien qui à revêtu pour la circonstance son costume de guerre, lequel n’est plus aujourd’hui qu’un costume de cirque. Nous n’en sommes pas quittes à moins de quelques dollars : ce serait moins cher à là foire de Neuilly. Nous allons ensuite faire une visite au Grand-Chef ou au Sachem de la tribu. Ce Sachem est un petit homme à la physionomie rusée, qui exerce la profession d’épicier. Il habite une jolie maison bourgeoise et nous reçoit dans un salon confortablement meublé, dont les murailles sont ornées d’images de piété. Il nous présente à sa femme, qui porte avec aisance une robe de soie noire, d’une bonne coupe, et nous souhaite gracieusement la bienvenue en iroquois. — Les hommes parlent généralement le français ou l’anglais ; mais les femmes, confinées pour la plupart dans leur intérieur et surchargées de travail, ne connaissent que la langue indienne. Nous entrons dans le magasin qui est rempli de marchandises variées : épiceries, étoffes, chaussures avec un compartiment affecté à la « rassade », c’est-à-dire aux articles de fabrication indienne : mocassins, broderies, porte-cigares, éventails de plumes ; et nous ne tardons pas à nous apercevoir qu’en cessant de scalper ses ennemis, ce Grand-Chef n’a pas renoncé à écorcher sa clientèle. La « rassade » se vend plus cher à Caughnawaga qu’à Montréal. Mais la journée s’avance, et le moindre grain rendrait impraticable la traversée au retour. Nous prenons congé du bon missionnaire et du Sachem, et, au bout de quarante minutes pendant lesquelles nos rameurs n’ont pas chômé car les « rapides » sont à quelques centaines de mètres plus bas, — nous revoici de l’autre côté du fleuve. La réserve indienne de Caughnawaga a une étendue approximative de 6 lieues carrées, et elle contient environ 2 500 habitants. Le commissaire du gouvernement, assisté du Conseil de la tribu, assigne un lot de terre à chaque chef de famille, et ce lot ne peut lui être repris, quoiqu’il n’en ait que l’usufruit. Il peut même le céder en tout ou en partie à d’autres membres de la tribu ; mais aucun contrat conclu avec un blanc n’est valable, l’Indien étant considéré légalement comme mineur. C’est le gouvernement qui remplit auprès de lui les fonctions de tuteur, et il y met certainement beaucoup de bonne volonté ; seulement c’est un tuteur qui est surchargé d’affaires, et il ne faut pas s’étonner s’il néglige un peu ses pupilles. Le Code indien est irréprochable, et jamais race mineure n’a été, théoriquement, mieux protégée contre les autres et contre elle-même. Malheureusement la pratique n’est pas à la hauteur de la théorie, et l’ivrognerie, par exemple, abrutit et décime les Indiens en dépit des règlements qui interdisent la vente de l’eau de feu dans leurs réserves. Il est clair que la tutelle de cette race mineure aurait besoin d’être perfectionnée, même au Canada.

Je reviens à l’objet essentiel de mon voyage, je veux parler de l’étude des moyens de reprendre et de développer les relations financières et commerciales, sans oublier les relations morales, entre la France et son ancienne colonie. J’avais déjà constaté il y quatre ans qu’on n’est pas moins Français au Canada qu’en France, et le séjour de six semaines que je viens de faire dans la province de Québec a confirmé absolument cette première impression. Il me serait impossible de donner une idée de l’accueil sympathique, cordial, enthousiaste, que les délégués financiers et agricoles qui sont venus étudier le Canada en vue de « renouer la chaîne des temps » en dehors de toute préoccupation politique et sans aucune attache officielle, ont reçu dans toutes les classes de la population. Et quels banquets ! à Montréal c’était, dans la grande et magnifique salle de l’hôtel Windsor, un dîner de 250 couverts, présidé par un ancien ministre, M. Chauveau, et auquel assistaient, sans distinction de parti, la plupart des notabilités politiques de la province avec l’élite du commerce et de l’industrie. La salle était pavoisée des drapeaux accouplés de la France et de l’Angleterre. L’orchestre exécutait la Marseillaise entre le God save the Queen et la Canadienne ; et quoique les paroles du chant national de Rouget de l’Isle ne fussent pas précisément adaptées à la situation, l’assistance, composée en majorité de conservateurs, en reprenait le refrain avec un ensemble formidable. On ne prononçait pas moins d’une quinzaine de discours sur le même thème favori : la reprise des relations entre le Canada et son ancienne mère patrie, et on se séparait à deux heures du matin, aux cris de : Vive la France ! Dans la paroisse de Saint-Eustache, à une vingtaine de milles de Montréal, c’était une fête politico-agricole. En face de l’église encore criblée de projectiles datant de l’insurrection de 1837, dans laquelle de pauvres paysans à peine armés luttèrent et moururent pour la liberté du Canada, on avait élevé des arcs de triomphe de verdure, surmontés de faisceaux de drapeaux et de banderoles tricolores, avec toutes sortes d’inscriptions touchantes et naïves : Bienvenue aux représentants de la France ! La porte et le cœur vous sont ouverts à deux battants ! De là on montait aux hustings devant lesquels était massée la population de la paroisse : hommes, femmes, enfants et vieillards. Les hustings campagnards se composent d’une étroite estrade en planches, décorée de branches de sapin et pavoisée, à laquelle on se rend par un escalier escarpé, comme tous les escaliers canadiens. Le seigneur de la paroisse (ce n’est plus qu’un titre honorifique depuis le rachat des droits féodaux) donne lecture d’une adresse ; le premier ministre de la province, M. Chapleau, présente le consul général de France, M. Lefaivre, — un apôtre de la cause franco-canadienne, — et les délégués à la population. On prononce un, deux, trois, quatre discours. Notez qu’il gèle à pierre fendre. Nous sommes arrivés en traîneaux, et le thermomètre est tombé depuis la veille à 15 degrés au-dessous de zéro. Cependant la population ne bronche pas, et lorsque le dernier délégué achève de prononcer le dernier discours, de toutes parts on lui crie : « Encore ! Encore ! » Cet auditoire modèle ne se sépare qu’à regret, il fait cortège aux visiteurs jusqu’au château du seigneur où les attendent une cordiale hospitalité et un lunch plantureux. Les femmes ont des larmes aux yeux, et nous entendons murmurer à nos oreilles : « Ce sont nos gens, oui, les voilà revenus ! »

Si sceptique que l’on soit en matière de sentiments nationaux ou autres, comment ne serait-on pas ému de dette persistance de l’amour pour le vieux pays ? Pourtant le vieux pays a oublié pendant bien longtemps ces enfants perdus ; et aujourd’hui encore, malgré les progrès de la géographie, combien peu de Français savent au juste où est situé le Canada ! Il importe à la France, aussi bien qu’au Canada, que cette trop longue période d’abandon et d’oubli ait enfin un terme. La France retrouvera, quand elle le voudra, sur les bords du Saint-Laurent un marché presque indéfiniment extensible pour ses capitaux et ses produits ; elle y retrouvera aussi une place de refuge assurée pour sa langue et sa civilisation, journellement entamées par l’anglification où l’américanisation, et menacées de disparaître d’un continent où elles occupaient jadis la première place. Le Canada, de son côté, puisera dans la reprise et l’extension de ses relations avec son ancienne métropole la force nécessaire pour résister au courant qui l’entraîne dans l’orbite de son absorbant voisin. La puissance de ce courant s’est naturellement augmentée depuis l’avènement de la politique protectionniste au Canada. Les industriels protégés comprennent fort bien qu’un marché intérieur de 4 millions de consommateurs ne saurait leur suffire, et ils soupirent après une union douanière qui leur accorderait une part dans un marché privilégié de 30 millions. Le futur Président des États-Unis, M. Garfield, est, dit-on, favorable à cette idée ; mais en admettant que ce Zollverein américain vînt à constituer, il y a grande apparence que le gros associé mangerait le petit ; autrement dit que l’union politique ne tarderait guère à suivre l’union commerciale. Que le Canada cherche et trouve au contraire un nouveau point d’appui au dehors, que son marché s’agrandisse du côté de l’Europe, qu’un faisceau grossissant d’intérêts le rattache non plus seulement à l’Angleterre, mais encore à la France, et le courant qui le pousse vers les États-Unis sera neutralisé. Alors le danger d’une annexion éventuelle se trouvera conjuré ; l’indépendance du Dominion sera assurée.

Voilà pourquoi les tentatives qui sont faites depuis quelque temps pour développer les relations financières et commerciales entre la France et le Canada ont une importance exceptionnelle an point de vue de l’avenir des deux pays. Les hommes d’État du Dominion, Anglo-Canadiens ou Franco-Canadiens, ne s’y sont pas trompés, et c’est pourquoi ils se sont montrés disposés à les favoriser de tout leur pouvoir. Je voudrais qu’on ne s’y trompât pas non plus en France, et je ne regretterais pas d’avoir traversé une seconde fois l’Océan si j’avais pu contribuer à éclairer les esprits sur les avantages d’une reconquête économique et pacifique du Canada par les capitaux et les produits français.

Je me proposais de compléter mon voyage en visitant le Grand-Ouest canadien, et j’avais été particulièrement séduit par l’annonce d’un train de plaisir pour le Manitoba. Des facilités et des agréments de tous genres étaient promis aux excursionnistes ; on les autorisait même à emmener avec eux leur bétail. Malheureusement, la saison est trop avancée, les communications sont devenues difficiles. Ce sera pour une autre fois. Au lieu de prendre la route de Winnipeg, je reviens tout simplement à New-York pour m’embarquer sur le Péreire.

A New-York, la pluie a remplacé la neige ; mais les trottoirs de Broadway et de la 14e rue n’en sont pas moins encombrés de dames qui vont chopping. Un homme-affiche colporte l’annonce d’une romance inspirée par la devise de Sarah Bernhardt : Quand même ! Toutefois, on n’est pas d’accord sur la prononciation, et une jeune miss a consulté sur ce point difficile la rédaction du New-York Herald. La rédaction répond dans sa petite correspondance, — un bijou ! — qu’il faut prononcer comme si on écrivait kong maim. On n’accepte pas sans discussion cet oracle, mais on chante kongmaim, tout en s’étonnant de la ressemblance singulière qui existe entre le français et le chinois. Les vingt-quatre représentations de Sarah Bernhardt ont rapporté 100 000 dollars. C’est le grand succès du jour. Les dames étaient en majorité, et il n’y avait pas de jeune homme bien élevé qui n’offrît ces jours-ci aux élégantes misses de sa connaissance une stalle au théâtre de Booth avec un souper chez Delmonico. Jeunes gentlemen et jeunes misses du meilleur monde font en tête-à-tête de ces parties fines sans que nul y trouve à redire. Seulement, il n’y a point de cabinets particuliers chez Delmonico, ou, s’il y en a, il est interdit d’y servir à souper à deux clients de sexe différent. C’est une concession aux préjugés d’Europe ! concession d’ailleurs bien inutile en présence d’une législation qui protège le sexe faible contre la séduction, et lui permet même de jouer à qui perd gagne aux jeux de l’amour et du hasard. Ces mœurs américaines constituent-elles ou non un progrès sur les nôtres ? C’est une question qui exigerait, pour être résolue, des renseignements qu’on ne trouve pas dans les Blue Books, et sur laquelle je me garderais de prononcer sans information suffisante Tout ce que je puis dire, c’est que la morale officielle est ici d’une rigidité extraordinaire. Tandis que la reine d’Angleterre et l’empereur de Russie tolèrent dans leurs États le mahométisme et la polygamie, M. Hayes vient de déclarer encore une fois dans son dernier message que la polygamie est un cas pendable, et d’annoncer que des mesures exceptionnelles vont être prises pour extirper le mormonisme. Qui oserait douter encore, après cela, de la pureté des mœurs américaines ?

Avant de rentrer dans notre vieille Europe corrompue, je tiens cependant à m’assurer si véritablement les Américains l’emportent sur nous du côté des mœurs aussi bien que des arts mécaniques, et je vais visiter les bas-fonds de New-York, sous la conduite d’un détective dont un de mes excellents confrères m’a procuré la connaissance. Nous nous mettons en route à neuf heures du soir, et nous visitons jusqu’à minuit les repaires de voleurs et les disorderly houses du quartier des Five points et de la Bowerie, sans oublier le Club des Chinois, le réduit des fumeurs d’opium, et finalement l’écurie d’hommes de Thomson street. Quoique la prostitution ne soit pas moins rigoureusement interdite que la polygamie aux États-Unis, j’ai pu constater, hélas ! que notre vieux monde n’en a pas le monopole, et même qu’en cette matière les prohibitions n’ont d’autre effet que d’aggraver le mal. J’aurais bien des choses à dire sur la polygamie interlope qui gangrène la cité impériale, et en particulier sur les disorderly houses à l’usage des boys de douze â quinze ans ; mais il me faudrait les dire en latin, peut-être même en grec ; et voilà bien longtemps que j’ai fait mes humanités. Je passe donc aux Chinois, qui sont au nombre d’un millier environ et qui exercent généralement à New-York la profession de blanchisseurs de fin. De braves gens, laborieux et paisibles, ces Chinois persécutés et calomnies. Les sous-sols où ils blanchissent et repassent le linge sont d’une propreté hollandaise. Le Club chinois est une vaste salle, pauvre d’aspect, où les Célestes, vêtus ici à l’européenne, sauf la chaussure, se réunissent le soir pour prendre lé thé. La fumerie d’opium a plus de cachet. C’est un bouge étroit, dissimulé au fond d’une allée obscure. Notre détective se fait reconnaître par le maître de l’établissement (ai-je besoin de dire que les fumeries d’opium sont absolument prohibées ?) qui s’empresse de nous ouvrir. C’est un vieux Chinois, à la physionomie rusée ; il reçoit ses clients dans une antichambre aux murailles lézardées, où il fait marché avec eux et reçoit d’avance le prix des consommations. Il traite à forfait avec ses clients : ceux qui s’endorment après avoir fumé une ou deux pipes seulement ne payent que 10 cents (50 c.) ; ceux qui résistent davantage à l’action du narcotique, — quelques-uns fument jusqu’à quatorze pipes avant de jouir des béatitudes de l’ivresse — payent 25 cents. L’opium coûte cher : 9 dollars (45 fr.) la livre ; mais on peut tirer d’une livre cent cinquante ou deux cents pipes, en sorte que le bénéfice du « boss », même en faisant la part de la police, est encore raisonnable. De l’antichambre, nous passons, en franchissant une porte basse, dans la salle des fumeurs, si cela petit s’appeler une salle. Figurez-vous la cabine d’un paquebot avec quatre couchettes superposées deux par deux, et juste la place nécessaire pour une cinquième à terre. Toutes ces couchettes sont occupées, et les loques dont elles sont couvertes nous font soupçonner que le nombre de leurs habitants pourrait bien dépasser considérablement celui des fumeurs. Silence absolu ! Trois fumeurs dorment d’un sommeil paisible ; les deux autres pétrissent entre leurs doigta une petite boule noire qui ressemble à du cirage anglais, ils l’allument en l’approchant d’une lampe à pétrole, l’insèrent dans l’étroit orifice d’une grosse pipe en bois, aspirent une bouffée et recommencent le même manège jusqu’à ce qu’ils tombent stupéfiés et grisés. Cette fumée de l’opium est bien un peu âcre, mais, en supposant que la cabine eût contenu cinq fumeurs de tabac, armés de grosses pipes allemandes, nous eussions été asphyxiés d’emblée. L’ivresse de l’opium est, à tout prendre, moins ignoble que celle du whisky, du gin ou du brandy, associés à l’abus de la pipe ou du chewing, et elle n’est certainement pas plus funeste à la santé du corps et de l’esprit. L’opium est un poison, soit ! mais le whisky en est un autre, et j’ai rencontré en Amérique et ailleurs des brutes plus dégoûtantes et plus incommodes que ces fumeurs d’opium silencieux et inertes. — En quittant ces pauvres Célestes en train de rêver à leur lointaine patrie, nous traversons un lacis de rues et de passages à peine éclairés, où le sol est couvert d’épluchures de légumes et de détritus de toutes sortes ; nous entrons dans un repaire de voleurs confortablement vêtus, ce qui prouve que les affaires n’ont pas repris seulement dans Wall street ; à la vue de notre détective, quelques-uns renfoncent sur leurs yeux, qui son chapeau, qui sa casquette ; du reste, la tenue est convenable : on se croirait dans un estaminet de bons bourgeois qui auraient des physionomies de loups ou de renards. Nous prenons un car, nous traversons Broadway, et nous voici dans Thomson street, en face d’une vaste maison d’apparence délabrée. Notre détective nous engage à allumer un cigare par mesure d’hygiène ; nous entrons dans un long et sombre corridor, nous montons quelques marches grasses et branlantes, on nous ouvre une porte et nous nous trouvons dans une salle basse dont les fenêtres sont hermétiquement fermées, et qui contient trois rangées de couchettes de cinquante chacune. Je croyais voir d’abord une série de cercueils dont on aurait enlevé le couvercle, les uns vides, les autres renfermant des formes humaines, car ces couchettes rudimentaires sont formées d’un simple abatis légèrement incliné, à 1 mètre du sol, et séparées par une planche, avec un billot pour oreiller ; mais, en m’approchant de plus près, je m’aperçois que ce que j’ai pris pour la Morgue n’est autre chose qu’un dortoir. En hiver, on se couche tout habillé, — les plus délicats ôtent leurs souliers ; en été, au contraire, quand le thermomètre monte à 30 ou 40 degrés, on se déshabille à l’américaine, et c’est alors qu’il est indispensable d’allumer un cigare. Il y a trois dortoirs superposés. On paye 5 cents (25 c.) par nuit aux deux étages inférieurs ; au troisième c’est 10 cents, parce que la salle peut être aérée. Une couverture coûte 5 cents de supplément. Les nègres ont un compartiment à part. Il est hermétiquement fermé. Nous le faisons ouvrir. C’est une grande cabine aménagée comme un entrepont d’émigrants. On peut, à la rigueur, y loger à huit ; il y a des couchettes pour quarante. Une vingtaine sont occupées. Une odeur fade, l’odeur du nègre, remplit l’atmosphère et retient mes compagnons à la porte d’entrée. Je pénètre jusqu’au fond du compartiment, où un poêle est allumé ; mais, en dépit de mes sympathies pour les noirs fils de Cham, je ne m’y attarde point. Pas le moindre cabinet de toilette ou autre. Décidément, ce n’est pas un logement, c’est une écurie d’hommes.

Le lendemain, je m’embarque à bord du Péreire, arrivé l’avant-veille après une rude traversée, et qui vient à peine d’achever son déchargement. Le Péreire était naguère un des marcheurs les plus rapides de l’Océan : il file en moyenne 13 nœuds à l’heure ; mais depuis quinze ans l’art du constructeur n’est pas demeuré stationnaire. L’Arizona file jusqu’à 17 nœuds, et la City of Rome, actuellement en construction, ira, assure-t-on, jusqu’à 18. Bientôt on fera la traversée de Liverpool à New-York en moins de sept jours. Il est temps que la Compagnie transatlantique songe à renouveler son matériel si elle ne veut point se laisser distancer par ses concurrents. Les Américains seraient tout disposés à lui accorder la préférence pour éviter le détour de Liverpool et la cuisine des paquebots anglais ; mais ils veulent avant tout arriver vite, et c’est pourquoi ils s’en tiennent à la voie anglaise. Ont-ils tort ? Jugez-en : Le 20, à deux heures de l’après-midi, le Péreire est signalé à la côté ; à quatre heures vingt minutes, il jette l’ancre en vue du Havre. L’heure de la marée est passée, il faut attendre jusqu’au lendemain, car il est défendu d’entrer au port pendant la nuit, — une tempête fût-elle imminente. Au moins, on pourrait venir prendre les dépêches et les passagers. On n’y manquerait pas aux États-Unis. En France, on n’est pas si pressé ! Personne ne vient. Pendant la nuit, le vent fait rage ; nous sommes terriblement secoués, et peu s’en faut que le Péreire ne soit obligé de regagner la haute mer. Enfin, après avoir perdu vingt heures, nous voici au port ; mais les Américains ont-ils tort de prétendre que nous ne connaissons pas le prix du temps ?


Fin du Canada.


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