L’Irlande, le Canada, Jersey

Le Canada

Lettres adressées au Journal des débats


par M. Gustave de Molinari.

Membre correspondant de l’Institut

VI

Manifestations du sentiment national. — Pourquoi les Anglo-Canadiens se montrent favorables à une reprise des relations financières et commerciales entre le Canada français et son ancienne métropole. —Obstacle qu’elle rencontre dans le tarif des douanes. —Le régime protecteur au Canada. — Circonstances qui ont déterminé son adoption. — La crise américaine et ses effets. — Le tarif protectionniste de 1879. — Tribut sans compensation qu’il impose aux provinces de l’Ouest. — Maux qu’il cause aux autres en détournant les capitaux de leur destination naturelle. — État des relations commerciales avec la France. — Entraves que leur oppose le régime protecteur des deux côtés de l’Atlantique. — Contradiction entre l’accroissement des dépenses pour les voies de communication et l’augmentation du tarif des douanes. — Pourquoi un régime d’entière liberté commerciale serait particulièrement avantageux au Canada.

Montréal, le 20 novembre 1880.


Depuis mon arrivée dans la province de Québec, j’assiste à une véritable explosion du vieux sentiment national qu’une séparation de plus d’un siècle et l’oubli dans lequel la France a laissé ce vigoureux rejeton qui lui a poussé dans le nouveau monde n’ont pas réussi à éteindre, ni même à affaiblir. Les délégués du Crédit foncier franco-canadien et les autres Français que commencent à attirer les richesses agricoles et minérales, encore vierges, de cette région privilégiée, sont accueillis partout avec les démonstrations de sympathie les plus vives et les plus touchantes. Les partis eux-mêmes ont fait trêve à leurs querelles : libéraux et conservateurs, rouges et bleus, se réunissent pour fêter « les Français de France », et il est question même d’inaugurer une politique de conciliation qui fusionnerait les éléments modérés des deux partis, en se proposant pour but la reprise et le développement des relations financières et commerciales du Canada avec la France. Les Anglais se montraient d’abord quelque peu étonnés de cet entraînement national, mais ils n’ont pas tardé à comprendre que ce n’est pas trop de l’influence et des intérêts combinés de l’Angleterre et de la France pour écarter du Canada le seul danger sérieux qui le menace, je veux parler de l’absorption du Dominion dans la grande république. Entre la partie anglaise du Canada et les États-Unis, les différences sont presque insensibles ; langue et mœurs, tout est pareil. La seule différence appréciable, c’est que les Américains ont un peu plus que leurs voisins l’habitude de parler du nez ; mais, en somme, l’annexion ne changerait guère que la couleur du drapeau. L’élément français répugne naturellement davantage à l’américanisation, et voilà pourquoi l’Angleterre est intéressée à le laisser se développer et se fortifier dans l’intérêt même de sa domination dans le Canada. Aussi les hommes d’État d’Ottawa se montrent-ils, à l’égal de ceux de Québec, disposés à favoriser un rapprochement entre la France et son ancienne colonie.

Malheureusement, il y a un obstacle qui pourrait bien neutraliser en partie ce concours de bons sentiments et de bonnes volontés, — c’est l’obstacle du tarif. Le Canada est économiquement émancipé ; il peut taxer et il taxe les produits anglais au même taux que ceux de tous les antres pays. Il lui est permis d’être protectionniste, même aux dépens de l’Angleterre. Jusqu’à l’année dernière, il n’avait pas trop abusé de la permission. Son tarif était demeuré relativement modéré ; il ne dépassait pas en moyenne 17 ½ % sur les produits manufacturés. Mais, en sa qualité de proche voisin de la grande république, le Canada a subi plus qu’aucun autre pays le contre-coup désastreux de la crise américaine, une crise qui a été provoquée surtout par la malfaisante folie de la protection. Son industrie a été profondément atteinte, son commerce a été presque ruiné. Sur 82 maisons faisant le commerce de gros à Montréal, il n’en est resté debout que 28. Alors, comme il arrive toujours, dans les moments de souffrance, on s’est tourné du côté du gouvernement et on l’a sommé d’appliquer au plus vite un remède au mal. Ce remède, l’opposition avait été naturellement la première à le découvrir, et elle se plaisait à en vanter l’efficacité souveraine, tout en faisant un crime au gouvernement d’hésiter à y recourir. — Si notre industrie souffre, disaient ses, orateurs et ses journalistes, c’est qu’elle n’est pas, protégée, c’est parce que nous sommes inondés, de produits américains. Élevons une barrière contre ce flot destructeur, protégeons le travail national, et, aussitôt la crise s’apaisera, notre industrie se relèvera et nos ouvriers cesseront d’émigrer dans les « États ». Les populations ne pouvaient pas manquer d’être séduites par ce langage plein de promesses, et la protection est devenue la panacée à l’ordre du jour. Elle a ramené au pouvoir le parti conservateur, et celui-ci s’est empressé, dès son avènement aux affaires au commencement de l’année dernière, d’entourer le Dominion d’une muraille de la Chine d’une hauteur respectable. J’ai sous les yeux le tarif canadien, et je ne saurais mieux comparer l’impression qu’il me cause qu’à celle qu’on éprouve en visitant un musée d’instruments de torture. Si l’industrie est protégée au Canada, en revanche c’est le commerce qui ne doit pas être à son aise ! Il y a des pays où l’on taxe les produits étrangers au poids, d’autres où on les taxe à la valeur ; ici, on a combiné ingénieusement les deux systèmes : les principaux produits manufacturés payent à la fois un droit au poids et un droit à la valeur ; en sorte qu’il est absolument impossible de connaître le montant de l’impôt et le taux de la protection. On ne s’est pas borné, au surplus, à protéger les produits manufacturés, on protège les bois, les grains, le bétail, le poisson, les fourrures, c’est-à-dire tous les articles d’exportation ; on protège aussi les livres, y compris les Bibles et les paroissiens romains, les journaux, la musique et les produits pharmaceutiques. On frappe, par exemple, d’un droit de 20 % le sulfate de quinine, en vue apparemment de protéger le quinquina du bouleau, du tremble ou de l’érable ! On protège en un mot tout ce que le Canada produit et tout ce qu’il pourrait produire. L’Angleterre aurait pu opposer son veto à ce débordement protectionniste ; elle a préféré s’abstenir, quoique le tarif canadien atteigne principalement ses produits, et c’est ainsi que le Canada jouit depuis un an des bienfaits de la protection. La crise qui sévissait depuis 1873 en Europe et en Amérique ayant cessé, les protectionnistes n’ont pas manqué d’en faire honneur au tarif ; mais l’émigration vers les « États », que la panacée de la protection devait arrêter d’une manière instantanée, a continué de plus belle. Ç’a été une première déception, et j’ai peur que ce ne soit pas la dernière.

Les Canadiens instruits savent qu’il existe en Europe une science nommée l’économie politique ; mais, comme les Américains leurs voisins, ils sont persuadés que cette science européenne ne saurait être d’aucun usage en Amérique, et ils se gardent bien de perdre leur temps à l’apprendre ; on ne l’enseigne pas dans leurs universités, et je doute que les noms de J.-B. Say, de Bastiat, de Michel Chevalier soient jamais arrivés jusqu’à eux. Il leur serait pourtant plus facile qu’à aucun autre peuple de se rendre compte de la nature et des effets du régime de monopole qu’ils viennent d’établir sous le pseudonyme flatteur de protection, car ils étaient soumis, il n’y a pas bien longtemps encore, à un monopole absolument semblable à celui-là, quoique moins lourd : je veux parler du monopole féodal, qui accordait au seigneur du village le privilège exclusif de faire moudre le blé à son moulin. On pouvait faire valoir des arguments très plausibles en faveur de ce privilège : on pouvait soutenir que le seigneur ne se serait-point avisé de bâtir un moulin s’il n’avait eu le droit d’obliger les habitants de la paroisse à y porter leur blé ; on pouvait soutenir encore que c’était une manière efficace de protéger le travail paroissial. Cependant ce vieux privilège a été aboli, et ceux-là mêmes qui se montrent les promoteurs les plus ardents du régime protecteur seraient les premiers à s’opposer au rétablissement du privilège de la mouture au profit du seigneur. Ils ne voient pas qu’en obligeant les consommateurs canadiens à acheter leurs outils, leur mobilier et leurs vêtements à des industries protégées, ils ressuscitent sur une plus grande échelle, et avec toute sorte de circonstances aggravantes, ce vieux régime féodal qu’ils se sont fait gloire de supprimer. Sans doute, il était pénible au consommateur de payer la mouture de son blé plus cher qu’il ne l’aurait fait s’il avait pu le porter ailleurs qu’au moulin seigneurial ; mais, du moins il ne s’agissait que d’un seul article. Aujourd’hui il s’agit de la grande majorité des articles de consommation, et ce n’est rien exagérer que d’évaluer au quart, sinon à la moitié du prix de chacun de ces articles, le tribut que le consommateur paye aux industriels protégés. Autre circonstance aggravante ! Le seigneur vivait dans sa paroisse, il y dépensait son revenu, tandis que les manufactures privilégiées appartiennent pour la plus grande part à des capitalistes étrangers qui dépensent en Europe le tribut que la protection leur a permis de lever en Amérique. On me cite par exemple une manufacture de coton a Montréal, qui distribue 80 % à ses actionnaires, et des raffineries de sucre dont les dividendes sont encore plus plantureux, grâce au tarif qui leur permet de vendre, leurs marchandises moitié plus cher que leurs concurrents du dehors. Les actionnaires anglais de ces établissements fortunés n’ont évidemment qu’à se louer d’un régime qui leur procure des bénéfices triples ou quadruples de ceux des industries de concurrence, sans même les obliger à les dépenser dans le pays ; mais les consommateurs, qui sont obligés de renouveler moins souvent leur garde-robe et de mesurer parcimonieusement les morceaux de sucre à leurs enfants, peuvent-ils se féliciter au même degré des effets bienfaisants de la protection ? On prétend, à la vérité, que c’est à la protection qu’ils sont redevables de leurs moyens d’existence, et on réussit parfois à le leur persuader, comme on persuadait aux bons « habitants » d’autrefois que c’était au monopole du moulin seigneurial qu’ils devaient de manger du pain ; mais les habitants, malgré leur ignorance naïve, ont fini par savoir à quoi s’en tenir sur ce chapitre, et il est fort à craindre que les tributaires actuels de la protection ne s’instruisent à leur tour. Il me paraît difficile que les fermiers du Manitoba et ceux qui iront peupler d’ici à quelques années le parcours du Pacifique canadien ne finissent point par s’apercevoir qu’ils n’ont aucun intérêt à payer un tribut aux fabricants de cotonnades, de lainages, de meubles, aux raffineurs de sucre, etc., des provinces de Québec et d’Ontario. En vain on leur dira que le tarif protège aussi avec une louable impartialité leurs produits agricoles ; ils répondront que des blés qui reviennent à 5 ou 6 fr. l’hectolitre n’ont pas besoin d’être protégés et que la compensation est illusoire. La querelle ne manquera pas de s’envenimer, et la protection deviendra au Canada ce qu’elle a été aux États-Unis : une cause de séparation et peut-être un germe de guerre civile. Comme aux États-Unis, elle pourrait bien devenir aussi un agent actif de corruption. Jusqu’à présent les politiciens canadiens sont demeurés pauvres mais honnêtes ; mais, quand on a le pouvoir d’obliger les gens à porter leur blé à un moulin plutôt qu’à un autre, comment ne serait-on pas tenté de prendra des actions dans le moulin privilégié, voire même de s’en faire allouer quelques-unes pour le prix du privilège ? On a beau être vertueux, on n’est pas de marbre, et nul n’oserait affirmer que les politiciens du Canada résisteront toujours à des tentations auxquelles ont succombé leurs voisins de la grande république.

La protection a d’autres inconvénients qui sont particuliers au Canada. Si la production ne s’y est pas développée jusqu’à présent autant qu’elle l’aurait dû, eu égard à l’immensité et à la variété des ressources naturelles de cette moitié du continent de l’Amérique du Nord, si l’étendue des défrichements n’est pas plus considérable, si l’agriculture n’est pas plus avancée, si les forêts et les pêcheries sont exploitées au moyen d’un système de rétribution en nature qui réduit l’ouvrier ou le pêcheur à un état très voisin du servage, si les richesses minérales sont à peine effleurées, cela tient avant tout l’insuffisance de l’esprit d’entreprise et du capital. Or qu’a-t-on fait en s’évertuant à implanter au Canada la multitude des branches de l’industrie manufacturière, la fabrication des cotonnades, des draps et des soieries, la confection des modes et des articles-Paris, sans parler de l’exploitation du quinquina national ? On a détourné l’esprit d’entreprise et le capital des canaux naturels où ils pouvaient trouver un écoulement assuré et presque illimité, pour les attirer dans une véritable impasse. Au moins, aux États-Unis, les industries protégées peuvent exploiter un marché de 50 millions de consommateurs. Au Canada, le marché n’est que de 4 millions, et il est à peine nécessaire d’ajouter que des industries établies pour la plupart sur le plan réduit que comporte ce petit marché, obligées de payer à haut prix non seulement leur capital, mais encore tous les matériaux et les instruments de leur fabrication, car on protège la houille, le fer, les machines et le reste, — des industries placées, dis-je, dans de pareilles conditions, ne peuvent espérer de se créer au dehors un débouché supplémentaire. Après avoir procuré quelques grosses primes aux premiers occupants du marché protégé, elles deviendront moins lucratives à mesure que la concurrence y sera attirée par l’appât artificiel du renchérissement ; elles se disputeront avec acharnement de trop rares consommateurs, et elles traîneront, de crise en crise, une existence misérable. C’est l’exemple des États-Unis qui a séduit les politiciens canadiens ; à défaut des livres des économistes, que ne lisaient-ils la fable de la Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf ?

Enfin, quoi qu’on fasse pour atténuer ou corriger les effets de ce malencontreux système, il est et il demeurera un obstacle infranchissable à une reprise sérieuse des relations du Canada français avec son ancienne mère patrie. Le commerce direct de la France avec le Canada n’est aujourd’hui qu’une bagatelle ; il ne dépasse pas une quinzaine de millions de francs sur un chiffre total de 1 milliard ; et en admettant même que le commerce indirect, par la voie d’Angleterre, fasse monter ce chiffre à une cinquantaine de millions, ce ne serait jamais que 5 % de l’ensemble des importations et des exportations du Dominion. Comment en serait-il autrement ? Les importations canadiennes sont soumises en France au tarif général qui est prohibitif, tandis qu’au Canada les importations françaises se heurtent à un tarif ultra-protectionniste. Aussi longtemps que ces deux murailles resteront debout, Français et Canadiens seront réduits à échanger leurs bons sentiments et leurs sympathies qui échappent heureusement aux taxes et aux prohibitions, mais ils devront renoncer à échanger leurs marchandises. On parle beaucoup en ce moment de faciliter le commerce direct entre le Canada et son ancienne mère patrie au moyen d’une ligne transatlantique subventionnée, du Havre à Québec. Les deux pays se partageraient les frais de la subvention ; mais, je le demande, où serait l’utilité de faire promener sur l’Océan, aux frais des contribuables, des steamers destinera demeurer vides ? Que l’on commence par abaisser les deux murailles qui empêchent le commerce de passer, et alors la ligne transatlantique s’établira d’elle-même sans qu’il soit nécessaire de contraindre les contribuables à en faire les frais. Cet obstacle insurmontable que les tarifs opposent à un rapprochement tant souhaité fait le désespoir de mes bons amis du Canada. Ils voudraient bien le lever, et cependant ils ne voudraient pas renoncer à la protection. Ils essayent de trouver un moyen terme, et, comme ils n’y réussissent pas à leur gré, ils s’en prennent volontiers à l’Angleterre. — N’était-ce pas, disent-ils, le devoir de l’Angleterre d’étendre à ses colonies les bénéfices de son traité de commerce avec la France ? Si elle avait été moins égoïste, n’aurait-elle pas réclamé pour les produits du Canada les mêmes faveurs qui étaient accordées aux produits anglais ? — J’ai dû leur expliquer non sans peine que le Canada ayant acquis le droit de faire lui-même son tarif et ayant usé de ce droit pour taxer à outrance les produits français aussi bien que les produis anglais, l’Angleterre ne pouvait pas le comprendre dans son traité. — Mais, alors, insistaient-ils, pourquoi ne nous permet-elle pas de conclure nous-mêmes un traité avec la France ? Quand nous voulons nous aboucher directement avec vous, elle nous dit : Vous êtes une colonie, et vous n’avez pas .le droit de conclure des traités autrement que par mon intermédiaire. — Eh bien ! pourquoi ne réclamez-vous pas l’intermédiaire de l’Angleterre pour conclure un traité de commerce avec la France ? Ce n’est qu’une démarche à essayer. — Oh ! l’Angleterre s’y refusera certainement. — En êtes-vous bien sûrs ? A quelle condition pourrez-vous obtenir de la France qu’elle abaisse son tarif en faveur de vos produits ? A la condition, n’est-il pas vrai, que vous réduisiez les droits qui frappent les siens ? Eh bien ! ces réductions que vous accorderez aux produits français, il faudra bien que vous les étendiez aux produits similaires anglais, car enfin on ne saurait admettre qu’une colonie favorise une nation étrangère aux dépens de la métropole. Vous serez donc obligés d’abaisser votre tarif pour l’Angleterre en l’abaissant pour la France, et c’est pourquoi il y a grande apparence que le gouvernement anglais, malgré son égoïsme, ou même à cause de son égoïsme, ne vous refusera pas ses bons offices. Encore une fois, essayez !

J’ignore si cette démarche sera tentée ou non. Tout ce que je puis dire, c’est qu’un traité de commerce avec la France serait aujourd’hui populaire dans le Canada français, dût-il faire une grosse brèche à la muraille de la protection. Mais si les Canadiens entendaient bien leurs intérêts, ils ne se borneraient pas à faire brèche à la muraille, ils la renverseraient de fond en comble. Je ne connais pas de pays au monde qui ait plus à gagner que le Canada à pratiquer là politique du free trade, précisément parce que la grande république sa voisine s’est embourbée dans l’ornière de la protection. Sa situation actuelle est absolument la même que celle où se trouvait la Suisse à l’époque où l’Angleterre, la France et les autres nations industrielles de notre continent protégeaient à outrance leurs produits manufacturés et autres. Les Suisses eurent le bon sens de résister à cette contagion malfaisante ; ils continuèrent résolument à pratiquer une politique de libre-échange. Qu’en résulta-t-il ? C’est que cette politique, qui devait avoir pour résultat infaillible de les empêcher à jamais de posséder des manufactures, en les exposant à l’inondation combinée des stocks de cotonnades, de lainages, de soieries de l’Angleterre, de la France et de l’Allemagne, eut au contraire pour effet d’y implanter la grande industrie, et en particulier la fabrication des cotonnades. Cependant la Suisse ne possédait ni la houille ni le fer, et toutes les matières premières de l’industrie cotonnière lui arrivaient grevées d’un surcroît de frais de transport ; en revanche, les divers agents et matériaux de la production, machines, huile, matières tinctoriales, fils de coton, denrées alimentaires n’ayant aucun tribut à payer à la protection, la différence des frais de transport se trouvait plus que compensée, et les frais de fabrication étaient moindres à Zurich qu’à Rouen, ou même à Manchester. Eh bien ! il ne tiendrait qu’au Canada de jouer en Amérique le rôle qui a si bien réussi à la Suisse. Supposons que le Dominion ouvre librement ses ports aux produits de toutes les nations, en, se bornant, comme le fait aujourd’hui l’Angleterre, à taxer une douzaine d’articles en vue du revenu, immédiatement il acquerra un avantage énorme sur la grande république protectionniste sa voisine. Tandis que l’importation des blés des États-Unis en Europe est encore entravée par la difficulté des retours, nous pourrons payer les blés du Far West canadien avec des produits manufacturés, ce qui nous engagera naturellement à leur donner la préférence. Le Canada a fait des sacrifices considérables pour améliorer les communications du Grand Ouest ; il n’a pas dépensé moins de 50 millions de piastres (250 millions dé francs) pour la canalisation du Saint-Laurent. Avant dix-huit-mois ce travail colossal sera terminé, la dernière écluse sera construite, et un navire de 1 500 tonneaux pourra venir directement, en quelques semaines, du fond du lac Supérieur à Liverpool ou au Havre. Avant dix ans, cinq ans peut-être, le Grand Pacifique canadien traversera le Far West jusqu’aux rivages de la Colombie anglaise, et des flots d’émigrants exploiteront les millions d’acres de terre noire que le gouvernement a libéralement concédés à la Compagnie. N’est-il pas visible qu’une politique de liberté commerciale est le complément logique et nécessaire de ces grands travaux ? Qu’a-t-on voulu en dépensant sans compter tant de millions pour créer des canaux et des chemins de fer jusque dans les régions les plus reculées du Grand Ouest ? On a voulu faciliter l’écoulement vers l’Europe des produits agricoles de cette immense et fertile contrée. Que fait-on en entravant l’échange des produits manufacturés de l’Europe contre les produits agricoles de l’Ouest ? On rend plus difficile et plus coûteux un commerce que l’on s’est évertué, d’un autre coté, à faciliter en mettant à son service des moyens de communication rapides et à bon marché. N’est-ce pas le comble de l’inconséquence ? Aux États-Unis, les influencés protectionnistes l’ont emporté et l’emporteront longtemps encore sur la logique ; mais qui ne voit l’avantage que l’Ouest canadien recueillerait d’une politique qui s’abstiendrait d’employer le douanier à défaire l’œuvre de l’ingénieur ? L’émigration ne se porterait-elle pas désormais de préférence dans une région où la vie ne serait point renchérie par l’obligation de payer tribut à des industriels protégés, où, d’une autre part, les exportations ne seraient pas entravées par les obstacles opposés à l’importation ? La liberté commerciale donnerait bientôt à l’Ouest canadien la première place sur le grand marché des denrées alimentaires, et on peut se convaincre aisément qu’elle ne serait pas moins favorable aux intérêts des provinces de l’Est. Je ne parle pas des provinces maritimes, dont le régime projecteur est en train de ruiner la navigation, comme il a ruiné celle des États-Unis (de 83 %, la part du pavillon américain dans la navigation de concurrence est tombée à 17 %), je veux parler des provinces de Québec et d’Ontario, où l’on est encore à attendre la réalisation des promesses de la protection. J’ajoute qu’elle pourrait bien se faire attendre longtemps, car les capitaux et l’esprit d’entreprise ayant le choix entre deux marchés protégés, préférerons naturellement celui de 50 millions de consommateurs à celui de 4 millions. Il en serait autrement si l’industrie pouvait s’établir au Canada comme elle s’est établie en Suisse, sans avoir de surtaxes à payer sur tous les agents et les éléments de la production, avec la maigre compensation d’un marché protégé de quinzième ordre. En réduisant ses frais de production au minimum, la liberté commerciale lui permettrait de battre sur tous les marchés du nouveau monde la concurrence américaine, et d’envahir même le marché des États-Unis. Nulle part, en effet, l’industrie ne pourrait se placer dans de meilleures conditions, nulle part elle ne trouverait une pareille abondance de « pouvoirs d’eau » et une plus grande facilité de communications avec une population ouvrière plus laborieuse. Mais il faudrait se garder de lui attacher au pied le boulet de la protection.

Enfin, avec une politique de liberté commerciale, le Canada obtiendrait aisément de la France le traitement de la nation la plus favorisée, et les relations que l’on s’efforce aujourd’hui de renouer entre les deux pays ne tarderaient pas à se développer à leur avantage mutuel. La France financière, industrielle et commerciale retrouverait dans son ancienne colonie un marché dont elle est loin de soupçonner toute la valeur, et le Canada français, aidé des capitaux et de l’esprit d’entreprise de son ancienne métropole, échapperait décidément à « l’anglification » ou à « l’américanisation ».


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