L’Irlande, le Canada, Jersey

Le Canada

Lettres adressées au Journal des débats


par M. Gustave de Molinari.

Membre correspondant de l’Institut

V

La province de Québec. — Sa situation économique. — Les vieilles et les nouvelles paroisses. — L’émigration aux États-Unis. — Physionomie des vieilles paroisses. — Les églises. — Le clergé grand bâtisseur. — Les mauvais chemins. — État de l’agriculture. — Prix des terres. — Le socialisme et les terres vierges. — La forêt. — Les lumbermen et les défricheurs. — Le curé Labelle. — La hache du pionnier. — La cale sèche et le nouveau bassin de Québec. — Une ordonnance canicide. — Ottawa. — La chute de la Chaudière. — Le palais du gouvernement. — Une alerte en cas d’incendie. — La spéculation sur les terrains à Montréal. — L’exportation du bétail vivant en Angleterre.

Montréal, le 18 novembre 1880.


Supposez que les vallées de la Loire et de ses affluents seules soient défrichées et mises en culture, tandis que le reste de la France au nord et au midi demeurerait encore couvert de forêts, et vous aurez une idée de la province de Québec. L’étendue de cette France d’Amérique est, à peu de chose près, la même que celle de la France d’Europe, et son climat, que l’on a calomnié, ne doit pas différer sensiblement de celui de l’ancienne Gaule avant que la charrue y eût passé. La première neige est tombée le 15 de ce mois à Montréal, et on m’assure que l’hiver devient moins rude à mesure que s’étend la zone des défrichements. Les « vieilles paroisses », où se trouve concentrée la population canadienne française, et où elle s’est multipliée en progression géométrique, s’étendent sur les deux rives du majestueux Saint-Laurent à une profondeur de 40 à 100 kilomètres ; au delà, c’est la forêt. Au midi, cette région forestière qui confine aux États-Unis, n’a plus qu’une faible profondeur ; en revanche, au nord, elle couvre jusque par delà les frontières de la province un espace au moins égal à la superficie de la France depuis la Loire, de la Belgique et des provinces rhénanes. Plus au nord, dans la région voisine de la baie d’Hudson, la haute futaie disparaît pour faire place graduellement aux taillis et aux mousses. Les vieilles paroisses sont en pleine, culture, et le bois y devient rare. Les champs et les prairies s’étendent à perte de vue, symétriquement séparés comme aux États-Unis par des fences, clôtures en bois. J’ai même retrouvé çà et et là des murs irlandais en pierres superposées. Les habitants, d’abord clairsemés, ont peu à peu rempli la vallée, et, maintenant, les vieilles paroisses ne suffisent plus à contenir le surcroît de leur population. Chaque année, des essaims de vigoureux pionniers s’enfoncent dans la forêt, y font une éclaircie, et, au bout de quelques années, la province compte une paroisse de plus. Mais le travail du pionnier est rude, et il exige d’ailleurs des avances que les pauvres gens n’obtiennent point sans payer de gros intérêts, Aussi, depuis que la multiplication des chemins a étendu le marché du travail comme tous les autres marchés, voit-on l’excédent de la population franco-canadienne émigrer de préférence aux « États » (États-Unis), ou elle trouve aisément de l’occupation dans les fermes et dans les manufactures. On n’évalue pas à moins de 4 ou 500 000 le nombre des émigrants du Canada,pour la plupart de la province de Québec, établis dans le Maine, le Vermont, l’Illinois et les autres parties de l’Union américaine, Interrompu pendant la crise, cet exode a recommencé depuis un an de manière à combler l’arriéré. Du 30 juin 1879 au 30 juin 1880, 99 706 Canadiens, dont 79 611 des provinces de Québec et d’Ontario, ont émigré aux États-Unis, en dépit du tarif protecteur qui devait avoir pour résultat infaillible de les retenir dans les manufactures du Canada.

J’ai traversé pour la seconde fois les vieilles paroisses, et j’ai été frappé, comme il y a quatre ans, de l’apparence confortable des habitations, badigeonnées de couleurs claires avec des persiennes vertes et une piazza (galerie en bois) le long de la façade. Les églises, avec leur clocher recouvert d’écailles de fer blanc, sont vastes et proprement tenues ; beaucoup sont neuves. Le clergé canadien est un grand bâtisseur, et les paroisses se piquent volontiers d’émulation sur ce chapitre. Quand la vieille église est devenue trop petite, ou lorsqu’elle vient à être absolument éclipsée par l’église neuve de la paroisse voisine, le curé rassemble les habitants, non sans avoir préalablement endoctriné les habitantes, il leur expose la nécessité de ne point se laisser distancer par leurs voisins, et il leur exhibe les plans, coupe et élévation d’un édifice en style Renaissance qui reléguera dans l’ombre le clocher rival. Les habitants votent et se portent collectivement garants des frais. On emprunte la somme, ordinairement remboursable en huit ans, et, chacun paye sa quote-part annuelle d’intérêt et d’amortissement jusqu’à ce que la dette soit éteinte. Dans le joli village de Yamachiche, sur le parcours du chemin de fer de Montréal à Québec, j’ai visité une superbe église, en style italien, bâtie par ce procédé au prix de 60 000 piastres. Chaque habitant propriétaire avait bien contribué à la dépense pour 120 ou 150 piastres. C’est, à coup sûr, un luxe qu’on ne saurait blâmer ; mais les chemins qui conduisent à cet édifice superbe sont affreux ; on ne peut quitter les trottoirs en planches qui les bordent, sans tomber dans un océan de boue ; les charrois sont horriblement difficiles et coûteux ; les charrettes se détraquent, les chevaux s’éclopent : ne serait-il pas sage d’améliorer les chemins, et, au besoin, d’imiter les Anglais de la province d’Ontario, qui ont d’excellentes routes à barrières, sauf à laisser durer un peu plus longtemps les églises ? D’un autre côté, les habitants aiment à bien vivre, et les familles sont nombreuses. Autrefois, avant que les concessions eussent été entièrement mises en culture, il y avait profit à obéir au précepte : Croissez et multipliez ! L’élève d’une nombreuse famille constituait pour l’habitant l’emploi le plus avantageux qu’il pût faire de son épargne. Grâce à la fécondité exubérante d’un sol vierge, jointe à l’insuffisance des communications et des débouchés, les enfants ne coûtaient pas cher à élever, et .ils formaient bientôt un contingent de travailleurs robustes auxquels il n’était pas nécessaire de fournir un salaire en argent. Mais cet état de choses primitif et patriarcal a eu un terme : aujourd’hui les concessions des vieilles paroisses sont complètement défrichées, et la fécondité du sol a diminué, car les .fermiers bas-canadiens, peu au courant des nouvelles théories agricoles, s’imaginaient volontiers que la Providence se chargeait de renouveler la puissance productive du sol. Comme le disait M. Arch, le président des Trades Unions anglaises, lors de sa visite au Canada : They have murdered the soil, ils ont assassiné la terre, ou plutôt ils l’ont laissée s’affaiblir faute d’aliments, n’ayant pas l’idée que la terre a besoin d’être nourrie aussi bien que les chevaux et les bœufs, et qu’il faut de toute nécessité lui restituer l’équivalent de ce qu’on lui enlève sous forme de blé, de foin ou de bétail si l’on ne veut point « l’assassiner » à la longue. Cependant, le pli était pris, l’accroissement de la population se poursuivait sur l’ancien pied, quoique le prix de revient d’une famille se fût graduellement augmenté, et que les enfants arrivés à l’âge d’homme quittassent maintenant le foyer paternel pour émigrer dans les « États », en laissant sur le sol natal un déficit au lieu d’un profit. Il est clair que ce système primitif d’économie rurale aurait fini par ruiner la vallée du Saint-Laurent comme il a ruiné les plaines de la Mésopotamie et la campagne romaine. Mais, Dieu merci ! le mal n’est point devenu irréparable, et le gouvernement de la province, — c’est une justice à lui rendre, — fait tout ce qui dépend de lui pour susciter un progrès agricole devenu nécessaire : il distribue des phosphates, dont on a découvert de riches gisements dans les vallées de l’Ottawa, et il s’efforce d’encourager l’enseignement .de l’agriculture. Néanmoins ses ressources et ses moyens d’action sont limités, et, en cette affaire comme en bien d’autres, rien ne saurait remplacer l’esprit d’entreprise et les capitaux des particuliers. Malgré tout, le dépôt des forces naturelles du sol n’est entamé qu’à la surface ; et dans l’île de Montréal, par exemple, où un système plus judicieux de culture a prévalu, la terre se porte à merveille. Chose digne de remarque : la concurrence redoutable dont nos protectionnistes se servent avec tant de succès pour induire nos bons agriculteurs à payer plus cher le fer de leurs charrues et ta toile de leurs chemises, est demeurée sans influence sur le prix des terres des anciennes provinces du Dominion. Les terres se vendent actuellement de 450 fr. à 1 300 fr. l’hectare dans la vallée du Sainte Laurent, et il n’y a aucun symptôme de baisse, au contraire ! Chose plus curieuse encore : tandis qu’on paye 500 fr. et davantage un hectare de terre dans les, vieilles paroisses, il suffit d’aller à quelques dizaines de kilomètres du fleuve pour se procurer en quantité illimitée des terres vierges à raison de 35 centins 1 l’acre, 5 ou 6 fr, l’hectare. Seulement, ces terres vierges sont en bois debout, et il n’y a pas de chemins qui y mènent. Je me rappelle à ce propos qu’un des arguments favoris des socialistes contre ces affreux propriétaires consistait à leur reprocher d’avoir dépouillé le reste de l’humanité de ses droits imprescriptibles sur les facultés productives du sol, et en particulier de ses droits de cueillette, de chasse et de vaine pâture. Qu’ils viennent donc voir ici ce que valent les facultés productives du sol, sans oublier la cueillette, la chasse et la vaine pâture, avant que le travail et le, capital soient intervenus pour transformer les bois et les marécages en une machine à produire régulièrement du blé, de l’avoine et du foin !

Ceci me ramène à la question des défrichements, question vitale, puisque les trois quarts de la province de Québec sont encore sous bois, La forêt vierge est attaquée par deux catégories d’ennemis : les bûcherons et les pionniers. Les bûcherons ou lumbermen sont les exécuteurs des hautes œuvres des capitalistes, anglais pour la plupart, qui ont entre leurs mains le commerce des bois. Ces gros exploitants achètent au gouvernement des concessions ou des limites dans la forêt, et ils payent en outre un droit sur chaque pied cube de bois exploité, Ils fournissent un des principaux articles d’exportation du Canada. Sur un chiffre total de 60 millions de piastres, le bois figurait pour 13 261 000 piastres en 1879, L’abatage et surtout le transport des arbres, le sciage des madriers, des planches, et des bardeaux exigent naturellement des capitaux considérables ; il a fallu établir des glissoires pour faciliter le transport dans les localités où les rivières ne sont point à la portée immédiate des exploitations, et d’énormes scieries pour débiter le bois abattu. Les capitalistes fournissent les moyens d’exploitation, mais il est fort possible qu’un bon nombre d’entre eux n’aient jamais vu la forêt. Les bûcherons y passent leur vie, sauf deux ou trois semaines de vacances qu’on leur accorde tous les ans, Ce sont pour la plupart des Franco-Canadiens, ou des métis dont les muscles se sont développés peut-être aux dépens de l’intelligence. Ils habitent par escouades de 40 ou 60 de vastes « chantiers » construits en poutres grossières ; on les nourrit, et ils, gagnent de bons salaires, quoique trop souvent payés en nature ; mais l’institution des Caisses d’épargne leur est encore totalement inconnue. La campagne finie, ils arrivent en bandes à Québec, achètent un « complet » avec une éblouissante cravate rouge, louent des « calèches » à la journée, font de nombreuses stations dans les bars et autres établissements ejusdem farinæ, et lorsqu’ils ont vidé leurs poches, ce qui ne tarde guère, ils reprennent le chemin de la forêt. Les ressources forestières sont tellement abondantes, que le gouvernement n’a pas cru devoir encore surveiller et régler l’exploitation de ces richesses réputées inépuisables. Il serait temps cependant d’y aviser, car les lumbermen pourraient bien être, eux aussi, en train d’assassiner la forêt.

Les défricheurs font concurrence aux lumbermen dans cette œuvre de destruction ; mais du moins ils remplacent la futaie et le taillis par des plantes alimentaires. Ils agrandissent le domaine de l’homme civilisé aux dépens de celui de l’Indien, de l’ours et du castor. J’ai traversé la forêt livrée à la hache du défricheur, et je n’ai pu me défendre, malgré tout, d’un sentiment de tristesse à l’aspect de ces pauvres arbres entaillés par la hache et noircis par le feu. Ici, des troncs gisent dépouillés de leur écorce : — on l’emploie pour la tannerie et elle est entassée en monceaux réguliers le long de la route ; — là, on fait avec le menu bois des amas de cendres dont on retire de la potasse ; une fumée âcre et épaisse vous prend à la gorge et vous détournez la vue de ce spectacle de désolation utile ; un peu plus loin, la besogne est déjà plus avancée ; il ne reste plus que des souches qu’on laisse pourrir lentement, car elles coûtent trop cher à extraire. On a commencé depuis quelque temps à activer la destruction des racines au moyen du pétrole. Plus loin encore, on a donné au sol une première façon sommaire, et on obtiendra sans grand’peine, dans l’espace laissé libre entre les souches, une belle récolte de blé ou d’avoine. Tout auprès, on aperçoit la hutte en rondins du pionnier. Au point de vue du confort, elle ne s’élève pas sensiblement au-dessus du niveau de la cabine du petit tenancier irlandais ; mais c’est un logis provisoire. Quand le pionnier aura achevé de défricher sa concession de 100 acres (33 hectares), si ses affaires vont bien, s’il n’a pas été obligé d’emprunter à un intérêt par trop usuraire son petit capital d’exploitation, il se construira une autre habitation, plus commode et plus jolie. Ses voisins en feront autant et comme le Canadien-Français est un des êtres les plus sociables de la création, les maisons se rapprocheront : ce sera le commencement d’un village. On demandera au gouvernement de percer une route, à l’évêque d’ériger le village en paroisse ; on construira une modeste église en bois, que l’on remplacera plus tard par un édifice en style italien, et on aura créé ainsi un nouveau foyer de bien-être modeste et de vie paisible. Cependant tout n’est pas rose dans l’existence du pionnier, et il faut avoir l’âme chevillée au corps pour supporter dans les premiers temps la solitude de la forêt, la neige de l’hiver et les moustiques de l’été. Puis il y a les créanciers, plus affamés que les moustiques. Il a fallu se procurer un capital pour acheter la terre, les instruments et les avances de subsistances et de semences nécessaires pour l’exploiter. Si les premiers produits sont insuffisants, si l’on n’obtient pas un bon prix pour la potasse, les écorces de « pruche » et l’avoine, la dette grossit au lieu de s’éteindre. Un moment arrive où il faut rembourser le capital avec les intérêts. Alors, le pionnier vend on laisse vendre ce domaine qu’il a créé, et aussi pauvre, plus pauvre qu’il ne l’était avant d’avoir quitté l’ancienne paroisse, vieilli et chargé des soucis d’une famille, il prend sa hache et s’enfonce de nouveau dans la forêt. On conçoit que beaucoup de jeunes gens reculent devant de telles épreuves, et qu’ils préfèrent prendre un ticket de chemin de fer et aller demander du travail dans les fermes ou les manufactures des « États » ; ou bien encore, s’ils appartiennent à une famille possédant quelque influence électorale, qu’ils sollicitent une place du gouvernement provincial ou fédéral.

Il faut le dire toutefois à l’honneur des Canadiens-Français, ils se laissent moins facilement décourager que leurs voisins, Anglais ou Irlandais, par les rudes épreuves et les déceptions plus cruelles encore de l’existence du pionnier ; et tandis que l’élément britannique gagne du terrain dans les villes, c’est l’élément français qui domine dans les défrichements, et qui étend les limites du domaine rural. Le clergé a mis son influence toute-puissante au service de la colonisation. — Emparez-vous de la terre ! tel est le mot d’ordre que les évêques ont donné dans les vieilles paroisses, et ils ont trouvé dans le clergé inférieur des auxiliaires ardents à faire fructifier cette bonne parole. J’ai rencontré dans la paroisse de Saint-Jérôme un curé colonisateur qui est bien certainement une des physionomies les plus originales, et une des têtes les plus intelligentes que .j’aie vues. Ce gros homme réjoui, à la repartie prompte, a créé à lui seul une dizaine de paroisses et colonisé un millier d’habitants. Il a obtenu un embranchement de chemins de fer pour sa paroisse et il s’est fait l’apôtre spécial des routes de colonisation et de l’exploitation des gisements métallurgiques. Toujours en mouvement avec des plans et des échantillons dans les poches d’une soutane qu’il oublie de renouveler, la tête couverte d’une énorme casquette de loutre, le curé Labelle, — c’est un nom qui mérite d’être retenu, — lutte victorieusement contre l’inertie des bureaux et la routine des habitants. Ses sermons et ses « mots » en faveur des chemins de fer sont célèbres dans toute la province. Comme un de ses paroissiens lui faisait remarquer qu’on n’a pas besoin de chemins de fer pour aller en paradis : — C’est bien vrai, lui répondit le curé de sa grosse voix, mais savez-vous ce que saint Pierre dira à ceux qui arriveront en charrette ? Il leur dira : « Vous êtes des imbéciles ! » — Cette verte éloquence est à bon droit populaire, et le curé Labelle a fait de nombreux prosélytes ; mais il est évident qu’à moins de renouveler ses méthodes et ses procédés, l’industrie du défrichement aura de jour en jour plus de peine à attirer les intelligences et les bras qui trouvent maintenant d’autres débouchés. Les apôtres de la colonisation commencent à comprendre qu’il y a quelque chose à faire de ce côté : — qu’il faut d’abord créer des routes pour attirer les colons et s’efforcer de leur procurer des capitaux à meilleur, marché ; mais, ils n’admettent pas volontiers qu’on puisse substituer à la hache des pionnier un instrument ou un procédé moins primitif. — Aucune machine ne saurait remplacer la salive de nos fileuses, disaient les petits fabricants de toile des Flandres lors de l’introduction des métiers mécaniques. — Rien ne vaudra jamais la , hache du vigoureux pionnier canadien pour éclaircir la forêt, entends-je répéter tous les jours. Il me semble cependant que quelques douzaines de cartouches de dynamite introduites entre les racines de la haute futaie pourraient bien faire en quelques minutes la besogne qui coûte aujourd’hui des mois au pionnier, si vigoureux que soit son bras, si bien affilée que soit sa hache. Toutes les industries renouvellent leur outillage ; pourquoi celle du défricheur et du colon ferait-elle exception à la règle ? Mais ici encore nous nous retrouvons en présence de la même difficulté : l’insuffisance du capital, et nous nous apercevons une fois de plus qu’il est absolument impossible de se passer du concours de ce « tyran ».

Après avoir jeté un coup d’œil sur les vieilles et les nouvelles paroisses, visité Québec et Ottawa, je suis revenu à Montréal. On va de Montréal à Québec en sept heures, à Ottawa en quatre heures par le Montréal, Québec, Ottawa and occidental railway, un chemin de fer construit et exploité par le gouvernement de la province, en attendant qu’une Compagnie se constitue pour l’acheter ou l’affermer. On est en train de construire à Québec une magnifique cale sèche et de creuser un nouveau bassin, — presque sans le concours des bras de l’homme, — au moyen de l’infâme capital, investi ici dans une énorme cuiller, là dans des tenailles colossales qui draguent le fond et transportent automatiquement les produits du dragage sur le rebord du bassin. Depuis ma première visite à Québec, on a construit un ascenseur qui permet de monter en quelques minutes de la ville basse à la ville haute. C’est une entreprise anglaise, et toutes les indications à l’adresse du public, — français pour les cinq sixièmes — sont en anglais. En anglais aussi cette ordonnance canicide, affichée dans le Jardin public, au pied du monument de Wolfe et de Montcalm : Any dog found trespassing will be destroyed. Les chiens eux-mêmes sont tenus de savoir l’anglais dans cette ville française ! J’ai vu pour la première fois Ottawa, la capitale du Dominion. C’est une jolie ville de 25 000 âmes, située sur la rivière dont elle a pris le nom. En traversant le pont qui met le faubourg de Hull en communication avec la ville, on aperçoit au milieu d’une agglomération de scieries et de fabriques la chute de la Chaudière, un Niagara vu par le gros bout de la lorgnette. La rivière y fait un saut de 40 pieds de hauteur, sur une longueur de 200. Ce serait d’un effet superbe si l’industrie ne s’était pas emparée de ce colossal pouvoir d’eau (le débit de l’Ottawa est de 3 500 mètres cubes par seconde aux hautes eaux ) sans aucun ménagement pour les amateurs des beautés de la nature. Ottawa est le foyer du commerce des bois, et les bords de la rivière sont garnis, à perte de vue, d’énormes cubes de planches et de madriers fraîchement sciés. Sur la hauteur, dominant à une soixantaine de mètres le cours sinueux de l’Ottawa, on a élevé le Government holding, — un gros palais en style qualifié de gothique italien, où se trouvent réunis les salles du Parlement et les bureaux des treize ministères du Dominion. Par exemple, la Bibliothèque, distribuée et décorée avec goût dans une vaste rotonde, est digne d’une capitale. La résidence du gouverneur général, Rideau Hall, semblerait mesquine à plus d’un landlord anglais ou même irlandais. Le premier ministre du Dominion, sir John MacDonald, chef du parti conservateur, habite un joli cottage donnant sur une avenue qui finira sans doute par avoir un pavé. Les politiciens du Dominion, — c’est une justice à leur rendre, — se contentent encore de leurs appointements pour vivre, et l’un d’entré, eux nous racontait, non sans fierté, qu’un de ses confrères américains, apprenant qu’il était depuis quinze ans dans la politique, qu’il avait été trois fois ministre et que sa fortune était encore à faire, l’avait amicalement traité d’idiot. Il faut souhaiter que les politiciens du Dominion continuent longtemps à mériter ce compliment. Le maire d’Ottawa, suivant en cela l’exemple de son aimable collègue de Montréal, nous a donné le spectacle d’une alerte en cas d’incendie. Dans chaque quartier, ordinairement près d’un hôtel ou d’une station de police, il y a une boîte contenant un signal en communication électrique avec les différents postes de pompiers. La clef de la boîte est â l’hôtel ou à la station. On abaisse un piton dans une rainure, et au bout de deux minutes moins quelques secondes accourt au triple galop une première pompe, ou, pour mieux dire, un premier rouleau de longs tuyaux en caoutchouc que l’on visse à la conduite d’eau de la rue, puis c’est un second, un troisième attelage avec un assortiment d’échelles : au bout de quatre minutes nous avons sous les yeux tous les appareils à incendie de la ville et des faubourgs. Au bruit du signal, les chevaux ont été se placer d’eux-mêmes devant les pompes ; en quelques secondes les traits étaient attachés, et les pompiers huchés sur les véhicules. A Chicago, on a introduit même un perfectionnement ingénieux à ce système progressif. Pendant la nuit, le signal fait basculer les lits de camp des pompiers de service. Les dormeurs culbutent sur leurs pieds ; en un clin d’œil on est levé, on part, on est parti. Voilà un miracle de célérité qui mettra bien un siècle à traverser l’Atlantique. Montréal a été cruellement éprouvé par la dernière crise, et par une colossale spéculation de terrains. Les villes grandissent vite en Amérique. Encore se presse-t-on quelquefois un peu trop d’escompter leur grandeur future. A Montréal, la spéculation avait poussé à 1 piastre le pied, des terrains qui valaient auparavant 1 centin ; on avait percé force avenues et mesuré des blocs par centaines en attendant de les bâtir. La crise est survenue, le ballon s’est dégonflé et les spéculateurs se sont trouvés à terre, les côtes fortement meurtries. La leçon leur profitera-t-elle? Qui sait ? En attendant, il y a dans les nouveaux quartiers plus de rues que de maisons, et on peut devenir propriétaire à des prix doux. Aujourd’hui la crise est passée, les affaires reprennent, et voici notamment une nouvelle branche de commerce : l’exportation du bétail sur pied pour l’Angleterre, qui a pris un développement extraordinaire. Pendant le mois de septembre on n’a pas expédié moins de 10 826 bœufs, 4 620 moutons et 2 026 porcs à destination de Liverpool. Le déchet pendant la traversée est insignifiant. Les graziers anglais et irlandais ne seront pas. contents, le bétail national en gémira ; mais le peuple anglais sera mieux nourri, et l’Angleterre ne s’en portera pas plus mal.



Note

1. Une piastre, l’équivalent à un dollar, se divise en cent centins.


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