L’Irlande, le Canada, Jersey

Le Canada

Lettres adressées au Journal des débats


par M. Gustave de Molinari.

Membre correspondant de l’Institut

IV

Le Dominion. — Sa constitution. — Sa quasi-indépendance. — Les partis. — Les conservateurs et les libéraux. — Ce qui les divise. — Les élections. — Précautions contre la corruption électorale. — L’intervention du clergé. — L’enquête sur l’élection de Berthier. — Pourquoi les Canadiens français montrent un goût excessif pour les fonctions publiques.

Montréal, le 15 novembre 1880.


Le Dominion ou la Puissance du Canada qui occupe avec les États-Unis le vaste continent de l’Amérique du Nord n’est plus guère que nominalement une possession britannique. En fait, c’est une fédération indépendante, et il n’est pas douteux qu’elle finira quelque jour par s’émancipera l’amiable de la tutelle de la mère patrie. Mais elle n’est pas pressée, et elle a raison, car elle jouit dès à présent de tous les avantages de l’indépendance sans en avoir les charges. L’Angleterre se réserve seulement la nomination du gouverneur général et du commandant des forces militaires. Le gouverneur général est ordinairement un parfait gentleman qui joue avec une correction irréprochable le rôle d’un Président constitutionnel : c’était hier le populaire lord Dufferin, c’est aujourd’hui l’aimable et intelligent marquis de Lomé. Ses appointements s’élèvent à 50 000 piastres 1 par an ; c’est, en Amérique, le prix d’un président. Ajoutons que sa nomination se fait sans aucuns frais directs ou indirects, tandis que l’élection d’un Président des États-Unis coûte bien tous les quatre ans une dizaine de millions de dollars aux deux partis en compétition, sans parler de la perte bien autrement considérable que la crise de l’élection présidentielle cause au monde des affaires. L’Angleterre se réserve aussi, à la vérité, le droit de veto sur toutes les mesures votées par le Parlement fédéral ; mais c’est un droit dont elle ne se sert pour ainsi dire jamais. Elle n’en a usé, m’assure-t-on, qu’une seule fois, lorsque le Parlement eut la ladrerie de réduire à 25 000 piastres les appointements du gouverneur général. En revanche, elle a laissé s’établir sans y faire la moindre opposition, dans une colonie dont l’acquisition lui a coûté passablement de sang et d’argent, un régime douanier ultra-protecteur qui frappe les produits anglais à l’égal des produits étrangers. Les charges de la tutelle britannique sont donc nulles pour le Canada, tandis que cette tutelle lui procure la double économie d’un ministère des affaires étrangères et d’un ministère de la marine. C’est l’Angleterre qui se charge gratis de la représentation et de la protection des intérêts canadiens à l’étranger, en lui épargnant ainsi la nécessité d’entretenir un personnel luxueux de bureaucrates, de ministres plénipotentiaires et de consuls ; c’est elle aussi qui se charge, toujours gratis, de la protection maritime du Dominion ; elle poussait même la générosité jusqu’à pourvoir, sans rétribution aucune, à la défense des frontières de terre, elle construisait et entretenait des fortifications et maintenait une garnison à Québec ; mais les économistes de l’École de Manchester ont fini par s’insurger contre cet excès de libéralité : la garnison de Québec a été retirée ; l’Angleterre n’a plus qu’un seul régiment à Halifax, dans la Nouvelle-Écosse, et elle a signifié au Dominion qu’il eût désormais à pourvoir lui-même aux soins de sa défense terrestre. Le Dominion, c’est une justice à lui rendre, ne s’est point hâté de faire cette grosse dépense ; il n’a pas d’armée permanente et se contente d’une milice de volontaires dont le chiffre s’élève à 45 000 hommes environ. Mais qu’adviendrait-il dans le cas d’une guerre entre l’Angleterre et les États-Unis ou toute autre puissance ? Quelles seraient, dans ce cas, la situation et l’attitude du Dominion ? Prendrait-il part à la lutte, ou se déclarerait-il neutre ? C’est là une question passablement délicate, et qui ne s’est pas posée seulement au Canada, elle a été agitée aussi en Australie et au cap de Bonne-Espérance. Faut-il le dire ? C’est du côté de la neutralité que penchent de préférence les utilitaires des colonies, et la raison qu’ils donnent à l’appui n’est point dépourvue de valeur. — Nous ne sommes pas représentés, disent-ils, dans le Parlement impérial. Pourquoi serions-nous obligés de supporter les maux et de payer notre part des frais des guettes qu’il plairait à la métropole d’engager sans nous consulter, sans nous demander notre avis et notre vote ? Serait-ce équitable, et notre neutralité ne débarrasserait-elle pas d’ailleurs la métropole du soin coûteux de notre défense ? — Seulement, il reste à savoir si, la guerre venant à éclater entre les États-Unis et l’Angleterre, la neutralité du Canada serait respectée par ses terribles voisins. Cette éventualité redoutable s’éloigne heureusement de plus en plus ; mais, comme toutes les questions qu’on s’abstient d’éclaircir et de régler d’avance, celle-ci pourrait bien recevoir, le cas échéant, la pire des solutions.

En attendant, le Dominion possède, sous la tutelle nominale de l’Angleterre, un régime politique à bien des égards supérieur à celui de la grande république. La Constitution de la fédération canadienne est empruntée en partie à l’Angleterre, en partie aux États-Unis. Il y a d’abord un gouvernement fédéral dont le siège est à Ottawa, et qui se compose du gouverneur général nommé par la reine, assisté de 13 ministres, d’un Sénat de 77 membres nommés à vie par le gouverneur en conseil, et d’une Chambre des communes composée de 206 députés élus au scrutin secret, tons les cinq ans, par les électeurs des sept provinces confédérées, en proportion de leur population. Pour être sénateur, il faut posséder une propriété foncière valant au moins 4 000 piastres. Quant aux conditions de l’électorat, elles varient selon les provinces. Pour être électeur dans les provinces d’Ontario et de Québec, par exemple, il faut être principal locataire ou tenancier de propriétés valant à la ville 300 piastres, et dans les campagnes 200 piastres, ou d’un revenu de 30 piastres à la ville et de 20 piastres à la campagne. A la différence des États-Unis, où le Président choisit ses ministres en dehors du Congrès et n’est pas tenu de les congédier au gré de la majorité, le gouvernement du Dominion est strictement parlementaire. Le gouverneur général choisit pour premier ministre l’homme qui lui est désigné par l’opinion de- la majorité, et « le Premier », comme on le nomme, prend les membres de son cabinet dans l’état-major du parti. Les gouvernements des provinces ne sont que la reproduction, sur une petite échelle, du gouvernement fédéral. Elles ont un lieutenant-gouverneur nommé pour cinq ans par le gouverneur général en son conseil ; un Sénat, sous la dénomination de Conseil législatif, dont les membres sont nommés à vie, et une Assemblée législative éligible tous les quatre ans. Les provinces d’Ontario et de Manitoba seules ont cru devoir faire l’économie d’un Conseil législatif. La province de Québec possède un ministère composé de 7 membres, un Conseil législatif de 24, et une Assemblée législative de 65. Les membres du corps judiciaire sont nommés par l’un ou l’autre gouvernement, et non pas élus comme aux États-Unis. Dans les chambres fédérales et dans la législature de la province de Québec, les débats peuvent avoir lieu indifféremment en français et en anglais ; mais tous les documents officiels doivent être publiés dans les deux langues. Cette machinery gouvernementale est bien quelque peu compliquée ; elle est, de plus, passablement lourde, car tout le personnel gouvernant ou légiférant de la fédération et des provinces est rétribué, — ce qui vaut mieux après tout et coûte moins cher que de l’obliger à se rétribuer lui-même ; — mais il convient de remarquer que les Canadiens dépensent beaucoup moins pour la caserne que pour l’école ; le budget de la milice n’a pas dépassé 700 200 piastres (3 500 000 fr. ) dans l’exercice de 1879-80, et le gouvernement propose de le réduire à 680 200 piastres pour l’exercice prochain. Un budget de la guerre diminué ! On ne voit ces choses-là qu’au Canada. La dette de la fédération et des provinces a été contractée tout entière pour la construction d’un réseau de voies de communications perfectionnées, canaux et chemins de fer, qui peut soutenir, toute proportion gardée, la comparaison avec celui des États-Unis. Les finances du Dominion avaient subi toutefois dans ces dernières années l’influence de la crise. Les recettes provenant presque exclusivement des douanes, des licences pour les boissons. et de la vente des terres publiques, avaient baissé ; heureusement, la crise est passée, et les déficits ont de nouveau fait place aux excédents de recettes. Notez que le Canada est un des pays les moins taxés de la terre et que les facultés contributives de la population y sont à peine effleurées. Ce serait une terre bénie pour les financiers experts dans l’art de plumer la poule sans la faire crier ; mais quand on n’a point d’armée à payer, point d’emprunts de guerre à servir et à rembourser, on n’a pas besoin d’un gros budget et on peut se passer de plumer la poule. A bien des égards, la fédération canadienne se trouve dans une situation analogue à celle des États-Unis avant la guerre de la Sécession, et Dieu merci ! aucune des questions qui s’agitent entre les partis n’est de nature à provoquer d’autres luttes que celles de la presse et de la tribune.

Comme tous les pays constitutionnels et parlementaires, le Canada a l’avantage de posséder, des partis politiques. Il y a un parti conservateur et un parti libéral. Il y a aussi dans la province de Québec un « parti programmiste » qui essaye sans grand succès d’y acclimater les doctrines du Syllabus. Mais les radicaux, , les socialistes, les communistes et autres collectivistes sont encore à naître, et, malgré des efforts consciencieux, il m’a été jusqu’à présent impossible de saisir la différence qui sépare les deux partis dominants. Je n’ai pas rencontré un libéral qui ne se dise conservateur, et, de plus, bon catholique, pas un conservateur qui ne se dise libéral. Comment se fait-il que des hommes si parfaitement d’accord sur les principes soient partagés en deux camps et se disputent avec acharnement le terrain électoral, en s’accusant mutuellement des forfaits les plus noirs ? J’ai trouvé l’explication de ce phénomène singulier dans un livre qui semble, au premier abord, n’avoir rien de commun avec l’histoire politique du Canada, je veux parler du Livre du Compagnonnage de H. Agricol Perdiguier. L’auteur raconte que les deux grandes Sociétés des Enfants de maître Jacques et des Enfants de Salomon, qui se disputaient jadis le marché du travail, avaient coutume de s’accuser réciproquement du meurtre d’Hiram, l’architecte du temple de Jérusalem, et qu’elles se livraient depuis les temps les plus reculés à une lutte acharnée pour venger la mort de ce malheureux architecte. Les vainqueurs demeurés maîtres du marché ne manquaient pas d’en exclure leurs adversaires, car il leur répugnait naturellement de travailler côte à côte avec les descendants des meurtriers d’Hiram. En réalité, l’objectif des partis politiques, au Canada aussi bien qu’aux États-Unis et peut-être ailleurs, c’est la possession du marché, c’est-à-dire des places, des influences, des bénéfices directs ou indirects, moraux ou immoraux que procure la gestion des affaires publiques. Mais cet objectif manque un peu de noblesse, et voilà pourquoi on s’accuse mutuellement du meurtre d’Hiram. Au Canada, et en particulier dans la province de Québec, les luttes politiques ont une vivacité extraordinaire. Les candidats des deux partis et leurs amis s’en vont le dimanche dans les paroisses, et, au sortir de la messe, ils engagent sur le préau de l’église une polémique électorale en présence des « habitants » (le paysan canadien s’appelle l’habitant), ce qui ne les dispense pas toutefois des visites personnelles aux électeurs. Chaque élection coûte en moyenne 4 ou 5 000 piastres (de 20 à 25 000 fr.), quoique les lois contre la corruption électorale soient extrêmement minutieuses et sévères. Il suffit d’un verre de bière offert à un électeur altéré pour faire contester une élection, et c’est une grosse affaire qu’une contestation électorale. Elle coûte aussi cher qu’une élection, et les frais sont à la charge de la partie perdante. Cependant la loi a beau serrer les mailles de son filet, l’intimidation et la corruption réussissent toujours à les traverser ou à passer à côté. Il est défendu d’offrir à boire à , un électeur, soit ! mais il n’est pas défendu de lui vendre du bétail, de l’avoine ou du foin ; et qui pourrait savoir si on en a reçu le prix ? Il est interdit aux membres du clergé d’exercer une influence indue sur les élections ; mais comment délimiter ce qui est permis à un curé de paroisse à titre de citoyen, et ce qui lui est interdit à titre de prêtre ? Il ne peut combattre ou recommander un candidat en chaire ou dans le confessionnal ; mais le secret du confessionnal est sacré, et n’est-ce pas le premier devoir d’un pasteur d’âmes d’empêcher les loups d’entrer dans la bergerie, et de mettre ses brebis en garde contre les embûches des renards ? D’ailleurs, les gros poissons passent toujours à travers les filets, et le clergé est ici un très gros poisson. Vienne enfin une contestation électorale, comment démêlera-t-on la vérité au milieu des réticences, des restrictions et des absences de mémoire ? Il y a telle de ces contestations, — celle de l’élection de Berthier en 1878 notamment, — qui renferme des trésors de rouerie normande. On interroge, par exemple, le candidat élu sur le concours notoire que le clergé lui a prêté :

D. N’était-il pas notoire, pendant votre élection, que presque tous les membres du clergé du district électoral vous étaient favorables ou étaient favorables au parti politique dont vous étiez le candidat, c’est-à-dire au parti conservateur ?
R. Quelques-uns de ces messieurs ; l’opinion était partagée.
D. Quels sont ceux qui étaient contre et quels sont ceux qui étaient pour ?
R. Je ne puis pas dire.
D. Combien y en avait-il pour et combien y en avait-il contre ?
R. Je ne sais pas.
D. Comment alors avez-vous pu savoir que l’opinion était partagée parmi ces messieurs ?
R. Par ce qu’on en disait.
D. Qui vous en a parlé ?
R. Des amis politiques et des adversaires politiques.
D. Vous rappelez-vous de quelques-uns ?
R. Non, je ne, m’en rappelle pas dans le moment.
D. Les adversaires vous disaient-ils que le clergé vous était hostile, ou bien qu’il vous était favorable ?
R. Je crois que mes adversaires disaient qu’il y avait quelques-uns de ces messieurs favorables et quelques autres de ces messieurs défavorables.
D. Vous a-t-on jamais dit quels étaient ceux qui étaient favorables ?
H. Non.
D. Avez-vous jamais pu savoir ou avoir une idée de ceux qui étaient défavorables ?
R. C’est très difficile à dire.
D. En avez-vous connu un seul qui vous était (sic) défavorable?
R. Je n’en ai pas connu un seul qui était ouvertement contre, ni je n’en ai pas connu un seul qui était ouvertement pour.
D. Savez-vous qu’il était notoire, pendant l’élection, que la plupart de ces messieurs faisaient des sermons très forts en faveur du parti conservateur et en faveur de votre candidature ?
R. Quelques-uns me disaient que oui, et quelques-uns me disaient que non.

Voilà une enquête bien avancée. Écoutons maintenant un habitant libéral que son curé a menacé de l’apparition de Lucifer en personne.

D. Quand le curé vous a-t-il dit que Lucifer était sorti de l’enfer pour enregistrer les votes ?
B. Dans l’élection précédente.
D. Avez-vous eu peur de voir Lucifer ?
R. Non, un catholique ne doit pas avoir peur de voir Lucifer ; il s’enfuit avec de l’eau bénite, Lucifer.
D. Qu’est-ce que c’est qui vous faisait peur ?
R. Ce sont, les paroles de M. le curé qui m’avaient
donné une terreur terrible, et ses accents et son éloquence ; j’ai eu peur sur le moment, j’ai été saisi ; mais je me suis rassuré.
D. Vous vous êtes dit qu’après tout, vous ne pensiez pas qu’il (Lucifer) viendrait vous chercher ?
R. Non ; parce que j’étais catholique, apostolique et romain, et un catholique ne doit pas avoir peur du diable ; je n’ai jamais eu peur du diable, moi.
D. Vous jurez que le diable ne vous a jamais empêché de voter ?
R. Non, il ne m’a jamais empêché de voter. Peut-être que s’il m’était apparu, il m’aurait empêché de voter, mais il ne m’a jamais apparu.

Dans la même enquête, le candidat élu est accusé d’avoir donné de l’avoine à un de ses électeurs, — ce qui entraînerait la nullité de l’élection ; car il est absolument interdit de faire aucun don en argent ou en articles de consommation, dans- un intérêt électoral. Mais on va voir qu’il n’est pas facile de constater si un candidat a donné ou non de l’avoine à ses électeurs :

D. Avez-vous vu le nommé Joseph Bonniri, alias Boril Blanc Bonnin, cultivateur de la paroisse de Lanorau, pendant votre élection ?
R. Oui, je l’ai vu.
D. Qu’est-ce qu’il vous a demandé dans le poll, avant la votation ou immédiatement après avoir voté ?
R. Je ne puis pas dire ce qu’il m’a demandé.
D. Pouvez-vous dire ce que vous lui avez répondu devant les personnes présentes ?
R. Oui.
B. Qu’est-ce que c’est ?
R. Je ne puis pas dire cependant, lorsqu’il a fait cette demande, s’il s’adressait à moi ou à d’autres personnes qu’il y avait là. Il a dit en sortant : « Je vais chercher l’avoine. » Je ne sais pas si c’est à moi ou à un autre qu’il s’adressait ; toujours que je lui ai répondu que je n’avais pas d’avoine.
D. Ne vous a-t-il pas dit en sortant du poll après avoir voté : « J’ai voté pour toi ; maintenant, tu vas me donner l’avoine que tu m’as promise ? »
R. Non, monsieur, il ne m’a pas dit cela.
D. Vous jurez qu’il ne vous a pas dit cela ?
R. Je le jure.
D. Eh bien ! qu’est-ce qu’il vous a dit ?
R. « A présent, je vais chercher l’avoine. » Mais je ne puis pas dire s’il s’adressait à moi ou à d’autres.
D. Qu’est-ce qu’ont répondu les autres personnes qu’il y avait là ?
R. Je ne me rappelle pas si les autres ont répondu.
D. Avez-vous coutume de répondre pour les autres ?
R, Lorsqu’on s’adresse à moi par erreur.
D. Alors c’est parce que vous avez pensé qu’on s’adressait à vous que vous avez répondu ?
R. Je ne le sais pas.
D. Qu’est-ce que vous avez répondu ?
R. Je lui ai répondu que je n’avais pas d’avoine.
D. Avez-vous dit que plus tard vous pourriez en avoir ?
R. Non.
D. Combien de temps auparavant vous avait-il parlé de cette avoine-là ?
R. Il était venu chez moi au commencement d’avril, du 1er avril au 15, pour me demander de l’avoine.
D. Qu’est-ce que vous lui avez répondu ?
R. Je lui ai dit qu’après avoir accepté la candidature je ne pouvais pas lui vendre d’avoine.
D. La demandait-il à crédit ou avec de l’argent ?
R. Je crois que c’était à crédit, parce que j’avais coutume de lui avancer différents effets, de la fleur (de farine), du lard et autres choses.
D. Etait-ce un libéral ou bien un conservateur que ce M. Joseph Bonnin ?
R. Quelques-uns le disaient libéral et d’autres le disaient conservateur.
D. Était-ce le plus grand nombre qui vous le disait ou le plus petit nombre, et lequel des deux avez-vous cru ?
R. Je ne crois pas devoir me prononcer sur cette question. Je crois autant qu’il a voté contre moi que je crois qu’il a voté pour moi.
D. Généralement, parmi vos partisans, avant votre élection, pour quel parti passait-il pour être et parmi les conservateurs comment était-il coté ?
R. Il n’était pas bien coté ; il était coté libéral et conservateur ; la cotation n’était pas bien certaine.
D. C’est-à-dire qu’il était coté sur le marché ?
R. Je ne pense pas qu’il se vende pour n’importe quelles considérations.
D. Pas même pour de l’avoine ?...

Quoique ces mœurs électorales laissent peut-être quelque chose à désirer, les politiciens du Canada sont infiniment moins avancés que leurs voisins de la grande république ; ils se contentent généralement de leurs appointements ou de leurs indemnités parlementaires, et les chefs de parti jouissent d’une réputation sans tache.

Les Anglais reprochent volontiers aux Franco-Canadiens leur goût excessif pour la politique et les fonctions publiques, en même temps que leur esprit routinier, l’état arriéré de l’agriculture, et, en général, leur infériorité dans la pratique des affaires, Ces reproches sont mérités dans une certaine mesure ; mais si l’on n’oublie pas que l’élément anglais a été, depuis, la conquête, en communication constante avec la mère patrie, qu’il lui est venu chaque année d’Angleterre un renfort d’hommes énergiques et industrieux avec un contingent croissant de capitaux, tandis que les Canadiens-Français, ont été entièrement abandonnés à leurs propres forces, on s’expliquera sans peine qu’ils encombrent le marché politique et administratif, au lieu d’exploiter, avec l’auxiliaire de la machinery et de la science modernes, le magnifique dépôt de richesses naturelles qui est à leur disposition. C’est ici surtout que l’on peut apprécier l’énorme importance du rôle que joue le capital dans une société civilisée. Grâce aux capitaux de la mère patrie, les Anglo-Canadiens se sont emparés de toutes les grandes affaires, l’esprit d’entreprise s’est développé chez eux, et ils ont préféré l’indépendance et la richesse que procure l’industrie agrandie et fécondée par le capital, à la dépendance électorale et aux maigres situations que pouvaient leur donner la politique et l’administration. Comme aux États-Unis, les. politiciens appartiennent généralement, dans la partie anglaise du Canada, à une couche sociale inférieure. La couche supérieure est occupée par l’élite des banquiers, des négociants, des entrepreneurs d’industrie, des constructeurs de chemins de fer, tandis que l’élite des Canadiens-Français se jette dans la politique, faute d’un autre débouché plus avantageux. On me faisait remarquer qu’ils s’y montrent supérieurs à leurs émules anglais, et on en concluait, non sans quelque vanité, que les Français sont décidément les mieux partagés en fait d’aptitudes politiques et administratives. La conclusion peut être flatteuse, est-elle exacte ? Les Franco-Canadiens mettent en ligne leurs meilleures troupes, tandis que les Anglais ne fournissent guère à la politique et à l’administration que les traînards et les fruits secs du monde des affaires. Pour eux, la politique est un pis-aller ; pour les Canadiens-Français, c’est le seul débouché lucratif qui soit ouvert aux intelligences. On a reproché aux éducateurs de la jeunesse canadienne de lui donner une instruction trop exclusivement classique, propre seulement à former des prêtres, des avocats, des médecins, des politiciens ou des notaires. Le reproche est fondé ; mais, dans l’état actuel des choses, une éducation plus pratique n’aurait eu, selon toute apparence, d’autre résultat que d’accélérer l’anglification du Canada français. Qu’auraient pu devenir des ingénieurs, des agronomes, des chimistes à leur sortie des écoles spéciales ? Faute de trouver un débouché dans- des établissements franco-canadiens, ils auraient bien été obligés d’aller offrir leur science aux Anglais où aux Américains, et, par conséquent, de s’anglifier ou de s’américaniser. La routine, en ce cas, a du moins servi à quelque chose : elle a contribué à préserver la nationalité française. C’est encore à l’interruption des rapports entre le Canada français et la mère patrie qu’il est juste d’attribuer l’état comparativement arriéré de la province de Québec. — Si nous possédions les terres fertiles des vallées du Saint-Laurent et de l’Ottawa, les mines de fer, de cuivre, de plomb argentifère, de houille, de pétrole, les gisements de phosphates, les forêts et les pêcheries de cette région favorisée entre toutes, disent les Anglo-Canadiens, nous en tirerions bien un autre parti que ces Français endormis et routiniers. Avec notre science, notre esprit d’entreprise et nos capitaux, nous en ferions l’Eldorado de l’Amérique. — C’est possible ; mais d’où vous viennent votre science, votre esprit d’entreprise et vos capitaux ? Ils vous viennent d’Angleterre, tandis que nous ne recevons rien de la France. Nous n’avons pas progressé autant que nous aurions pu le faire, et que nous l’aurions fait si nous avions été à votre place ; mais mettez-vous à la nôtre, et peut-être nous jugerez-vous avec moins de sévérité et plus de modestie.

Il n’en est pas moins grandement temps que la France intervienne pour égaliser la partie, et nulle part elle ne trouvera un champ d’exploitation plus riche pour son esprit d’entreprise et ses capitaux, ni une population mieux disposée à les accueillir.



Note

1. La piastre canadienne équivaut au dollar américain, soit à environs 5 fr. 35 cent.


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