L’Irlande, le Canada, Jersey

Le Canada

Lettres adressées au Journal des débats


par M. Gustave de Molinari.

Membre correspondant de l’Institut

III

Persistance du sentiment national dans le Canada français. — Changement dans la politique coloniale de l’Angleterre. — Établissement du Dominion. — L’élément français placé sur le pied de l’égalité avec l’élément britannique. — L’anglification. — Ses remèdes. — Nécessité de rattacher financièrement et commercialement le Canada français à la France. — L’élection du président des États-Unis a Newport.

Montréal, le 6 novembre 1880.


Pendant ma première visite an Canada en 1876, j’avais été extrêmement frappé, et même, je l’avoue, quelque peu étonné de la vivacité du sentiment français dans cette Alsace-Lorraine transatlantique. Il y a plus d’un siècle que le Canada a été cédé à l’Angleterre ; et aussi longtemps que le vieux système colonial est demeuré en honneur chez nos voisins, ils se sont appliqués avec une persistance infatigable à rompre tons les liens qui rattachaient les Canadiens français à la mère patrie, ou, pour me servir d’un barbarisme local, à les « anglifier ». Cette tâche semblait facile. A l’époque de la cession, en 1763, la population française du Canada ne dépassait pas 60 000 âmes ; à l’exception du clergé et de quelques familles seigneuriales, toute la classe dirigeante était retournée en France ; les nouveaux maîtres de la colonie avaient même poussé la précaution jusqu’à déporter en Louisiane ou à refouler dans les forêts de l’intérieur les Acadiens de la côte, en vue de mieux assurer la sécurité maritime de leur conquête. Il ne restait guère au Canada que des paysans illettrés et quelques prêtres. Comment ces pauvres gens, privés de toute communication avec la mère patrie, auraient-ils résisté à « l’anglification », surtout si l’on songe que les gouverneurs anglais possédaient un pouvoir absolu, et qu’à leurs yeux c’était un devoir patriotique de l’employer à effacer jusqu’aux dernières traces de l’influence d’une nation que l’Angleterre n’avait pas cessé alors de considérer comme son « éternelle ennemie ». Ils résistèrent cependant. En vain on déporta les plus récalcitrants et on confisqua des territoires entiers en dépossédant les propriétaires, comme on avait fait en Irlande à l’époque d’Élisabeth et de Cromwell ; en vain on s’efforça de proscrire l’usage de la langue française, rien n’y fit, et ces tentatives brutales de dénationalisation n’eurent d’autre résultat que de renforcer le sentiment national. En attendant, grâce aux ressources naturelles que leur offrait un territoire vierge dont la plus faible partie était explorée, grâce à la salubrité exceptionnelle d’un climat rude mais tonique, grâce aussi sans doute à une aptitude particulière à « croître et multiplier », les Canadiens français voyaient leur population s’augmenter dans la proportion vraiment fantastique de 1 à 22 en un siècle. Ils n’étaient que 80 000 en 1763 ; d’après le recensement de 1871, leur nombre s’élevait à 1 100 000 dans le Canada même, et 2 ou 300 000 émigrés dans les États avoisinants de l’Union américaine. C’est un taux d’accroissement supérieur à celai des États-Unis eux-mêmes. A mesure que l’élément canadien français se développait et devenait plus fort, le gouvernement de la métropole comptait davantage avec lui, et d’un autre coté, sous l’influence victorieuse des doctrines du free trade, l’Angleterre abandonnait sa vieille politique d’exploitation et de monopole à l’égard de ses colonies. En 1867, le Haut et le Bas-Canada, le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse s’entendirent, avec l’assentiment de la métropole, pour former une confédération presque indépendante, à laquelle s’adjoignirent successivement les immenses territoires compris dans le privilège de la Compagnie de la baie d’Hudson, la Colombie britannique et l’île du Prince-Édouard, L’île de Terre-Neuve est demeurée jusqu’à présent seule en dehors de ce « Dominion » dont l’étendue égale à peu de chose près celle de l’Europe, dépasse celle des États-Unis et comprend une région de « terre noire » qui est en train de devenir le grenier du monde. Le Canadian illustrated News publiait il y a quelques jours une caricature représentant le Gargantua canadien absorbant la plus grosse part du continent de l’Amérique du Nord, à la grande stupéfaction des autres nations. Le jeune et énorme géant, à la physionomie placide et inoffensive, au ventre proéminent, est l’objet de l’examen envieux d’une galerie de Lilliputiens dans laquelle on reconnaît l’Allemand à son casque et à sa longue pipe ; le Français à son képi et à ses passementeries ; le pauvre Turc assis les jambes croisées, à sa béquille. A l’exception du gros mais minuscule John Bull et du Yankee efflanqué, tous sont porteurs d’un arsenal complet, tandis que le Gargantua canadien se contente d’imposer par sa masse bien nourrie. Il y a encore bien des vides dans ce gros ventre, mais ils se remplissent à vue d’œil ; et qui se serait douté il y a quinze ans que les blés du Manitoba prendraient place sur nos marchés à côté de ceux de l’Ouest américain ?

L’élément franco-canadien figure dans la nouvelle Confédération sur le pied d’une complète égalité avec l’élément britannique. L’article 133 de la Constitution fédérale place absolument au même niveau l’Anglais et le Français ; tous les actes officiels et les débats du Parlement sont publiés dans les deux langues. Les Canadiens français n’ont plus à élever aucun grief politique contre leurs associés, ils n’ont plus à craindre aucune tentative d’absorption violente ou subreptice. Ils possèdent aussi complètement que possible le self-government et les « libertés nécessaires ». Ils peuvent donc concourir avec leurs compétiteurs anglais sans aucun désavantage provenant du fait des institutions qui régissent le Dominion du Canada. S’ils ont le dessous dans cette lutte pour l’existence, s’ils finissent par être débordés et absorbés par l’élément britannique, si la langue française disparaît un jour du Canada comme elle a disparu de la Caroline du Sud, comme elle est en train de disparaître de la Louisiane, ce n’est pas aux institutions qu’il faudra s’en prendre, mais aux hommes ; c’est qu’apparemment notre race latine est inférieure aux races de souche germanique.

Voilà la question qui s’impose avant toutes les autres à l’attention des visiteurs d’Europe, et, en particulier, des visiteurs de France au Canada. Ils se trouvent en présence de deux populations d’origine différente, vivant sous le même régime, soumises aux mêmes lois. Se développeront-elles d’une manière parallèle, ou peut-on reconnaître à des signes visibles que l’une est destinée à dominer et à supplanter l’autre ? Si l’on se contentait de juger d’après les apparences, cette question semblerait déjà résolue. Lorsque le voyageur arrive à Montréal après avoir traversé le pont Victoria, une des merveilles du nouveau monde, il est surpris de n’entendre parler que l’anglais. Les colossales affiches illustrées qui tapissent les murailles sont en anglais. En anglais aussi les enseignes des magasins, des institutions de crédit, des Compagnies d’assurances. Qu’il descende à Windsor hotel, à Saint-Lawrence ou à Ottawa hotel, c’est à peine s’il trouvera un garçon qui entende le premier mot de notre langue. Cependant la majorité de la population de Montréal, — 56 000 habitants sur 107 000 d’après le dernier recensement, — est française. A Québec, où la proportion est de 5 sur 6, même phénomène. Partout, sauf dans les quartiers habités par la population la moins aisée, les enseignes sont en anglais. Sur six affiches collées à une muraille, je n’en trouve qu’une seule en français : c’est une demande de 300 travailleurs pour le chemin de fer de Saint-Jean, avec la promesse d’un salaire de 80 cents (un peu plus de 4 fr.) par jour « pour les bons hommes ». A l’hôtel Saint-Louis, le seul qui s’élève au-dessus du rang d’auberge, — encore n’est-ce pas sans effort, — le français est aussi inconnu que le chinois. Mes compagnons franco-canadiens sont obligés de parler anglais aux gens de service. A ce propos, je ferai remarquer que les Français d’Amérique ont pour l’étude des langues étrangères des dispositions et une facilité que leurs compatriotes de la mère patrie pourraient à bon droit leur envier. Il n’y a pas un Canadien français ayant reçu quelque éducation qui ne parle correctement l’anglais, tandis, au contraire, qu’on ne rencontre pas un Canadien anglais sur cent, dans la classe moyenne ou supérieure, qui sache traduire d’une manière tolérable sa pensée en français. J’ai eu l’honneur d’être invité avec la plus aimable cordialité aux réceptions de la société anglaise de Montréal, et, notamment à une soirée où se trouvait réunie l’élite du monde universitaire, — l’Université de Mac-Gill à Montréal occupe un des premiers rangs parmi les établissements d’instruction supérieure de l’Amérique du Nord. — Pas une seule conversation, pas la moindre « flirtation » en français. Le rédacteur d’une feuille anglaise de Montréal faisait, en ma faveur, exception à la règle, tout en me priant d’excuser les incorrections de son langage. « — J’ai appris, me disait-il, le français au collège, mais je n’ai jamais eu l’occasion de m’en servir. » Notez que cette observation très sincère et sans affectation aucune m’était faite dans la province de Québec qui ne compte pas moins de 930 000 habitants de langue française, sur 1 191 000. Je m’efforçais, sans y réussir, de trouver le mot de cette énigme irritante. Est-ce un parti pris d’exclure le français des affaires, et même des relations sociales ? La société anglaise s’est-elle liguée pour remplacer par une interdiction tacite la prohibition officielle à laquelle le gouvernement britannique avait eu recours, avec si peu de succès, dans la première période de la conquête ? Je me rappelais à cette occasion une tirade de haute gallophobie, citée par M. de Lamothe dans son intéressant voyage au Canada et à la rivière rouge du Nord.

« Le Français, disait l’auteur, M. Philips Thompson, doit succomber à la longue devant l’Anglo-Saxon. Il ne doit pas lui être permis plus longtemps de mettre des bâtons dans les roues de notre progrès et d’entraver l’accomplissement de notre glorieuse destinée ! Libre aux politiciens de faire sonner aussi haut qu’il leur plaira leur intention de respecter les lois, la langue et les institutions des Canadiens français, même quand nous aurons obtenu la représentation proportionnelle du nombre ; mais la moindre connaissance de l’histoire et de la nature de l’homme suffit pour prédire qu’aussitôt parvenus au pouvoir, nous proscrirons leur langue, abrogerons leurs lois et modifierons leurs institutions... Un devoir de justice envers nous-mêmes et envers notre postérité exige que nous transmettions intacte à celle-ci tout le territoire qu’embrasse aujourd’hui l’Amérique anglaise du Nord. On ne saurait permettre an Bas-Canada de se retirer de l’Union ni, demeurant dans cette Union, d’y exercer une part abusive d’influence. Progressivement, — lentement peut-être au début, — il doit être « anglifié ». Sa richesse et sa prospérité s’en accroîtront, ses ressources se développeront, son peuple s’instruira. Dans cinquante ans d’ici, la langue française sera aussi déplacée dans notre Parlement que l’erse et le gaélique dans celui de la Grande-Bretagne. »

Je me rappelais aussi que le duc d’Édimbourg avait scandalisé la colonie britannique de Québec en adressant la parole en français à une jeune miss, laquelle s’était excusée de ne pouvoir lui répondre dans une langue qui lui était étrangère : —« Je ne comprends pas, avait dit le duc, qu’une dame canadienne ne sache pas le français. » Mais j’ai pu me convaincre que cette ignorance qui paraissait si surprenante au prince anglais n’est pas le moins du monde voulue ; qu’elle tient simplement à la composition de la société riche du Canada. Cette société qui occupe naturellement le haut du pavé en l’absence d’une aristocratie nobiliaire, se recrute presque exclusivement dans l’état-major de la banque, du commerce et de l’industrie ; l’élément français, ne figurant que pour un appoint insignifiant dans cet état-major, est bien obligé de parler la langue de la majorité.

Mais n’en faut-il pas conclure que les Canadiens français sont décidément inférieurs à leurs associés politiques sur le terrain des affaires ; qu’ils sont moins capables de concevoir, de diriger et d’administrer les grandes entreprises, et, par conséquent, destinés, comme le leur prédisait M. Philips Thompson, à subir tôt ou tard la loi du plus intelligent et du plus fort ? Il me répugnait, je l’avoue, d’accepter cette conclusion. Je pouvais comparer les hommes, et les Canadiens français ne me paraissaient aucunement inférieurs à leurs rivaux plus favorisés de la fortune. Pourquoi donc, encore une fois, l’élément anglais prenait-il le dessus ?

Un Canadien français, économiste sans le savoir, — car l’économie politique n’est enseignée, hélas ! ni en français ni en anglais, — m’a donné enfin le mot de l’énigme.

« Vous vous étonnez, me dit-il, de voir la couche supérieure de notre société, ce qu’on appelle chez vous la classe dirigeante, composée presque uniquement de l’élément anglais ; vous vous demandez pourquoi les Canadiens français sont à peu près absents du monde des affaires, tandis qu’ils encombrent les professions libérales, pourquoi nous avons tant de politiciens, d’avocats, de journalistes, de notaires, et si peu de banquiers, d’industriels, d’ingénieurs et de négociants, pourquoi notre commerce du bois, notre navigation à vapeur, nos chemins de fer sont entre des mains-anglaises ; mais c’est le contraire qui serait surprenant. Dans tous les pays neufs où les richesses naturelles abondent, mais où le capital est rare, il occupe, plus encore que dans les vieux pays où il a pu s’accumuler de longue main, une situation prépondérante. Or, le capital qui a créé nos institutions de crédit et nos grandes entreprises de tous genres, d’où nous vient-il ? Il nous vient d’Angleterre. On n’évalue pas à moins de 500 millions de dollars, — plus de 3 milliards 500 millions de francs, — le capital anglais investi au Canada, et c’est une marée fécondante qui va grossissant chaque année. Les capitaux ne viennent pas seuls, ils amènent avec eux le personnel capable de les mettre en œuvre : ingénieurs, directeurs, administrateurs, comptables, pour la plupart jeunes, énergiques, entreprenants, ayant à la fois la capacité et la volonté qui commandent à la fortune. A son tour, ce personnel dirigeant entraîne à sa suite une foule d’hommes actifs et laborieux appartenant aux rangs inférieurs, qui sont comme les sous-officiers de cette armée industrielle. Il nous arrive chaque année en moyenne 15 ou 20 000 émigrants, presque tous anglais ou irlandais. Cette émigration de capitaux et d’hommes industrieux de l’Angleterre va naturellement enrichir et grossir l’élément anglais. Voilà pourquoi vous ne voyez partout, dans les régions moyennes et supérieures du monde des affaires, que des enseignes anglaises et des physionomies britanniques.

« Comment pourrions-nous lutter contre ce torrent ? Il nous faudrait pouvoir opposer les capitaux et les émigrants français aux capitaux et aux émigrants anglais. Or, pendant tout un siècle nos relations avec la mère patrie ont été interrompues, et il faut du temps pour renouer ces liens brisés. Jusqu’à ces dernières années, la France a ignoré l’existence du Canada français ; elle ne nous a pas envoyé un écu, et, en fait d’émigrants, nous n’avons reçu que quelques centaines de réfugiés de la Commune. Rappelez-vous la fable du géant Antée, fils de la Terre, luttant avec Hercule. Aussi longtemps que les pieds du géant touchaient le sol, il sentait ses forces se renouveler. Nos compatriotes anglais n’ont pas cessé de s’appuyer sur la mère patrie et de puiser à son contact des forces grandissantes. Nous, nous luttons les pieds en l’air. Supposez que la situation inverse se soit produite ; supposez que la France ait joué an Canada le rôle de l’Angleterre ; supposez que nous ayons reçu de notre mère patrie un capital de 2 milliards ½ avec 2 on 300 000 émigrants pris dans l’élite entreprenante et industrieuse de la population, tandis que nos compatriotes anglais n’auraient obtenu ni un homme ni un écu de l’Angleterre, croyez-vous que nos positions respectives ne se trouveraient pas changées ? N’y aurait-il pas moins d’enseignes anglaises à Montréal et à Québec, et les petits-crevés de la nouvelle génération, — cet âge est sans pitié ! — qui ne nous comprennent pas on affectent de ne pas nous comprendre quand nous leur parlons notre langue, ne viendraient-ils pas nous demander, dans le français le plus pur, des places dans nos magasins et dans nos comptoirs ?

« On n’en a pas moins cru longtemps, — et peut-être l’avons-nous cru nous-mêmes, — que nous n’étions propres qu’à faire des politiciens, des prêtres, des avocats, des notaires, des laboureurs et des bûcherons, et que nous devions nous résigner à subir la prépondérance financière, industrielle et commerciale de nos associés anglais. Cependant l’idée nous est revenue que nous avions, nous aussi, une mère patrie, et qu’il ne nous était plus défendu d’aller frapper à sa porte. Il y a vingt ans, un de nos compatriotes, M, Barthe, publiait un livre intitulé le Canada reconquis par la France, et ce livre recevait un accueil sympathique, quoique l’idée en parût singulière, et, pour tout dire, parfaitement utopique. Mais, peu à peu, l’utopie a pris corps ; il nous est venu des Français de France qui se sont demandé, à l’aspect de ce vaste et fertile territoire que la France avait possédé et où son nom n’avait pas cessé de faire battre les cœurs, pourquoi elle n’y recouvrerait pas sa place et son influence. Ce n’est point d’une conquête à main armée et d’une réunion politique qu’il s’agit. Les conquêtes à main armée sont, n’en déplaise aux grands hommes de votre vieux continent, un simple anachronisme, car elles coûtent aujourd’hui plus qu’elles ne rapportent. Quant à une réunion politique, nous sommes, en fait, devenus presque indépendants de l’Angleterre, ce n’est pas pour devenir dépendants de la France. Non ! il s’agit d’une conquête pacifique et économique, la seule qui soit en harmonie avec le progrès moderne. Il s’agit d’établir entre la France et la population française du Canada des rapports financiers et commerciaux analogues à ceux qui existent entre l’Angleterre et la population canadienne d’origine britannique, et de nous mettre ainsi en position de concourir avec elle sur le terrain des affaires, tout en ouvrant un débouché nouveau aux capitaux, à la population et à l’industrie de la métropole. Voilà ce qu’il faut entendre par le « Canada reconquis par la France. » Eh bien ! en dépit des sceptiques de la France et du Canada, cette idée a germé comme toute idée féconde, et elle commence à porter des fruits. Un homme d’État qui occuperait certainement en Europe le premier rang que tous les partis lui accordent au Canada, M. Chapleau, a eu le courage de s’engager hardiment dans la voie nouvelle que lui indiquait le sentiment public. Il a négocié un emprunt en France, quoiqu’on lui offrît de l’argent à un demi pour cent de moins sur la place de Londres où l’on connaît nos ressources et notre honnêteté scrupuleuse ; mais l’acquisition du marché de Paris valait bien un demi pour cent. La route est maintenant ouverte ; voici venir déjà le Crédit foncier franco-canadien, une société pour la fabrication du sucre de betteraves, une autre Société pour l’exploitation de nos gisements de phosphates. Les délégués que les capitalistes et les industriels français nous envoient pour étudier le terrain sont accueillis à bras ouverts ; ils ne s’attendaient pas à l’explosion de sympathies qui les salue, ils s’étonnent de voir les partis politiques conclure une trêve pour applaudir à leur venue, et le clergé lui- même prêter les mains à un rapprochement entre le Canada catholique, et une métropole d’où l’on expulse les corporations religieuses. C’est que tout le monde comprend qu’il s’agit ici de l’avenir de notre race. Si nous parvenons à renouer les liens qui nous attachaient à la métropole et à créer un courant de capitaux et de forces vives entre la France et le Canada, c’est le salut ! Nous ne croîtrons plus seulement en nombre, nous croîtrons en richesse et en influence, nous nous élèverons au niveau de nos concurrents de souche britannique, ils apprendront notre langue, et l’occasion ne leur manquera plus de s’en servir. Si, au contraire, cette tentative échoue, si nous continuons à être abandonnés à nous-mêmes, « les pieds en l’air », en présence de concurrents dont les forces sont incessamment renouvelées et grossies par un afflux de capitaux, de science et de « skilled labor » de la métropole, c’en sera fait, nous succomberons. La prédiction de M. Philips Thompson s’accomplira : avant un siècle, la langue française ne sera plus parlée que par des laboureurs et des bûcherons, et la nationalité française sera extirpée de ce vaste continent découvert par la France. Ce que n’ont pu faire les armes victorieuses de l’Angleterre dans les plaines d’Abraham, les prohibitions de son vieux régime colonial et le despotisme de ses gouverneurs, la prépondérance du capital et de l’émigration britanniques l’accomplira. Nous y passerons, nous serons « anglifiés ». La France, de son côté, aura perdu à jamais l’occasion de reprendre pied dans le nouveau monde, et il sera bien démontré que nous appartenons décidément à une race inférieure, incapable de soutenir le Struggle for life avec les races supérieures de souche germanique.

« Ce sont là, sans doute, des raisons de sentiment et, par conséquent, peu propres à influer sur l’esprit des capitalistes, et des hommes d’affaires. Mais nous avons quelque chose de plus positif à leur offrir. Nous avons un marché où le capital peut, à sécurité égale, se placer en moyenne à 2 % plus haut que sur le marché français. Notre province de Québec est presque aussi étendue que la France, et c’est tout au plus si la vingtième partie en est peuplée et exploitée. Nos richesses végétales et minérales sont à peine effleurées. Quant à notre climat, on ne saurait dire qu’il soit défavorable à la propagation de notre race ; nulle part et en aucun temps elle ne s’est multipliée avec autant de conscience et d’activité. A quoi on peut ajouter qu’elle ne s’est point abâtardie et que la taille n’a pas baissé au Canada. Vous avez pu voir quelques spécimens de nos campagnards et de nos bûcherons ; ils ne le cèdent en rien aux hommes du Kentucky. Nos lois sont les vôtres ; nous ayons remplacé la coutume de Paris par le Code Napoléon, et nous nous piquons même de l’avoir amélioré. Au surplus, voyez vous-même, parcourez le pays, étudiez notre situation financière et nos ressources, et vous vous convaincrez que la Canada vaut la peine d’être reconquis par la France. »

J’ai suivi le conseil de ce Canadien économiste et patriote, et je viens de parcourir de nouveau la vallée du Saint-Laurent en poussant une pointe dans les townships de l’Est, où les défrichements continuent à entamer la forêt vierge, Le 2 novembre, jour de l’élection présidentielle chez nos voisins des États-Unis, j’étais à deux pas de Newport, sur le joli lac de Memphremagog dans le Vermont. Nous avons cédé, mes compagnons et moi, à la tentation d’assister au poll d’où allait sortir le successeur de M. Hayes, et grâce à l’aimable hospitalité de l’administration du South Eastern railway qui avait mis un train spécial à notre disposition, nous avons pu nous passer cette fantaisie de la manière la plus confortable. Mais était-ce bien la peine ? Aussitôt arrivés à la station de Newport, nous nous faisons conduire au City Hall. Nous montons au second étage sans rencontrer une âme. Au fond d’une salle nue et mansardée où sont remisés pendant l’hiver les bancs du Jardin public, nous apercevons une petite table recouverte d’un tapis de calicot bleu, autour de laquelle sont assis quatre gentlemen coiffés de chapeaux mous. L’un de ces gentlemen est le connétable ; il préside au scrutin en compagnie de son assesseur ou de son secrétaire ; les deux autres sont des délégués commis par le parti démocrate et le parti républicain pour examiner si les choses se passent régulièrement. L’urne électorale est une boite oblongue dont les parois latérales sont en verre. On va chercher son bulletin dans un coin de la salle, où les tickets des partis concurrents sont déposés économiquement et fraternellement dans la même boîte. Le ticket démocrate porte cette devise : Hancock and the Union, surmontant le drapeau de l’Union, et plus bas les noms des cinq électeurs que le petit État du Vermont a le droit de déléguer pour élire le Président et le vice-Président des États-Unis. Le « National republican ticket » est décoré des portraits de Garfield et Arthur ; enfin les « greenbackers » ont lancé, eux aussi, dans la circulation un « Vermont Greenback-Labor électoral ticket ». On plie son ticket en quatre et on va le déposer dans la boîte. A cinq heures, le scrutin est fermé. Le connétable ouvre la boîte, son assesseur compte les bulletins : il y a 343 Garfield, 104 Hancock et 3 greenbackers. L’assistant démocrate a la mine longue ; quatre ou cinq citoyens formant la totalité du public se livrent à des commentaires sur le résultat du vote. Deux jeunes toutous en gaieté nous font la conduite jusqu’au bas de l’escalier. Le soir, à neuf heures, nous rentrons à Windsor hotel. Le télégraphe fonctionne sans relâche dans la vaste salle des Pas-Perdus du rez-de-chaussée. Les résultats arrivent de minute en minute. L’excitation est extrême. Le sentiment du public canadien est en faveur des démocrates. Le bruit court un moment que l’Indiana est revenu au ticket démocratique. Grande joie, mais fausse joie. La ville de New-York n’a donné que 35 000 voix de majorité à Hancock. Il en faudrait le double pour balancer la majorité républicaine du reste de l’État. Les 35 voix de l’État-Empire assurent la victoire au ticket républicain. Garfield est élu. Allons nous coucher !


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