L’Irlande, le Canada, Jersey

Le Canada

Lettres adressées au Journal des débats


par M. Gustave de Molinari.

Membre correspondant de l’Institut

II

La situation des partis aux États-Unis. — Leurs griefs réciproques. — Discours de M. Hewitt à Chickering Hall. — Causes de la corruption politique et administrative. — Qu’elles tiennent au mécanisme même des institutions américaines. — Pourquoi une réforme n’est pas encore possible. — Les planches des plates-formes. — La question du tarif. — Iniquité particulière du système protecteur aux États-Unis. — Le Sud et l’Ouest exploités par le Nord. — La propagande protectionniste. — Cartes et caricatures. — Désaveu du free trade par le candidat démocrate. — Comment une réforme du tarif deviendra possible. — Physionomie de New-York. — La circulation dans Broadway. — Les Elevated railways.

Montréal, 29 octobre 1880.


Les deux grands partis qui se disputent le pouvoir aux États-Unis ne manquent pas de s’accuser des forfaits les plus noirs et de se prêter mutuellement les desseins les plus pervers. Écoutez les républicains, ils vous diront que les démocrates ont l’intention formelle de répudier la Dette et de multiplier indéfiniment le papier-monnaie, tout en faisant allouer aux anciens propriétaires d’esclaves, une indemnité de plusieurs milliards, de réduire de nouveau les nègres en esclavage, au besoin même de relever le drapeau de la Sécession et, en attendant, de ruiner l’industrie du Nord en inaugurant une politique de libre-échange. Les démocrates protestent naturellement contre ces accusations ; ils déclarent solennellement que le Sud a accepté sans arrière-pensée les faits accomplis et les amendements à la Constitution qui les consacrent, que les démocrates ont à un plus haut degré encore que les républicains l’horreur de la répudiation et du papier-monnaie, qu’ils sont pleins de respect pour l’industrie nationale et qu’ils veulent simplement améliorer le tarif en le rendant plus productif, qu’ils se proposent avant tout de nettoyer à fond les étables d’Augias de l’administration républicaine par la « réforme du service civil » et de défendre les droits des États contre la centralisation et la dictature pour lesquels les républicains ont un goût de plus en plus prononcé. Le lendemain de mon arrivée à New-York, j’assistais dans Chickering Hall à une conférence de M, Abram S. Hewitt, un grand manufacturier, démocrate ardent et libre-échangiste tempéré, et je trouvais éloquemment résumées, dans sa péroraison, ces appréhensions vraies ou fausses des amis de la liberté :

« Les hommes qui dirigent les forces du parti républicain et qui lui fournissent le nerf de la guerre ont en vue le retour de Grant au pouvoir et l’établissement, en fait, d’un protectorat militaire sur les ruines du gouvernement libre fondé par Washington et Jefferson. Que les ouvriers américains soient avertis à temps et qu’ils sachent sauvegarder leurs libertés aussi longtemps qu’ils conserveront le .droit de suffrage. C’est peut-être la dernière occasion qui est offerte au suffrage libre de mortier sa majesté et sa puissance. C’est aux institutions libres des États-Unis, et non au tarif, que les ouvriers américains sont redevables de leur aisance et de leur bonheur. Lorsque ces institutions seront renversées, les tarifs seront impuissants à les empêcher de tomber dans la servitude sans espérance à laquelle n’ont pu encore se soustraire des millions de leurs frères du vieux monde, L’Allemagne a un gouvernement fort et un tarif élevé. Les souffrances du peuple y sont intenses. La substance de l’industrie y est dévorée pas une armée permanente d’un demi-million d’hommes robustes enlevés au travail pour soutenir un « gouvernement fort. » Qu’en résulte-t-il ? C’est que le communisme lève sa tète hideuse pour remédier à des maux dus uniquement à un faux système de gouvernement. En France, le socialisme est évoqué comme un remède à un semblable état de choses. En Russie, le nihilisme avec son faux Évangile social conspire en secret la destruction des institutions existantes en recourant au meurtre et à l’assassinat pour arriver à ses fins. La disette en Irlande et en Angleterre et jusque sur les rives ensoleillées de. la Méditerranée nous raconte la douloureuse histoire de l’humanité désolée et outragée partout où le droit de se gouverner lui-même est refusé au peuple. Nous seuls le possédons ; nous seuls nous prospérons. Souffrirons-nous qu’on nous l’enlève sous de faux prétextes ? Ouvriers américains, ne vous laissez pas tromper. Une éternelle vigilance est le prix de la liberté ! »

Ainsi donc, Catilina est aux portes, et la victoire du parti républicain dans l’élection actuelle ouvrira infailliblement aux États-Unis l’ère du césarisme, Ces appréhensions sont-elles sérieuses ? Le gouvernement libre fondé par Washington et Jefferson est-il destiné à faire place à un protectorat militaire ? Il est évident que les institutions américaines sont terriblement gangrenées par la corruption, et que Washington et Jefferson auraient quelque peine à reconnaître aujourd’hui le libre gouvernement qu’ils ont fondé ; mais l’orateur démocrate pousse les choses au noir, et d’ailleurs, il n’est pas du tout démontré que les démocrates aient plus que les républicains le pouvoir et même la volonté sincère de remédier au mal. Ni les uns ni les autres ne s’embarrassent beaucoup des principes. Ce sont des gens pratiques, qui font de la politique comme les manufacturiers font du drap et des cotonnades ; les éleveurs, des bœufs, des moutons ou des porcs, en vue des profits qu’ils en peuvent tirer. Le gouvernement, aux yeux des politiciens de profession qui constituent les cadres des deux partis, n’est autre chose qu’une manufacture ou une ferme, Il s’agit de l’exploiter de la manière la plus profitable, et, d’abord, il s’agit de s’en emparer et d’y rester.

Sans doute, dans tous les pays libres la conquête du pouvoir.est l’objectif des partis et nulle part les hommes politiques ne sont insensibles à l’influence, aux honneurs, sans oublier les appointements que la possession du pouvoir procure ; mais ils se piquent généralement d’avoir des principes et de servir une cause : ils sont conservateurs ou libéraux, républicains ou monarchistes, cléricaux ou anticléricaux ; d’un autre coté, ils se contentent d’habitude de la rétribution et de l’influence naturelle attachées à leur position ou à leurs fonctions ; tout au plus font ils un peu de népotisme.

Aux États-Unis, la politique est devenue infiniment plus réaliste, et, chose curieuse ! la corruption a eu sa source précisément dans l’excès des précautions qui ont été prises pour sauvegarder les libertés publiques. En vue de préserver le peuple des dangers du rétablissement du despotisme d’un homme ou d’une caste, qu’a-t-on fait ? On a conféré à la généralité des citoyens le droit d’élire leurs administrateurs et leurs magistrats, depuis le Président des États-Unis jusqu’au coroner et au geôlier de la prison ; on a réduit au minimum la durée des fonctions : on les a limitées à un an, deux ans, quatre ans au plus, en vue de , placer les mandataires à la discrétion des mandants, les administrateurs sous la main des administrés ; enfin, on n’a attaché aux fonctions de toute sorte qu’une rétribution modique, afin d’en écarter les ambitieux et les gens avides d’argent, pour y attirer seulement des hommes simples et modestes, animés du patriotisme le plus pur et mettant l’honneur de servir leur pays bien au-dessus de la richesse. Tout cela était admirable en théorie et avait pu convenir parfaitement aux républiques d’il y a deux mille ans, c’est-à-dire d’une époque où l’industrie et le commerce étaient encore dans l’enfance, et où la grande affaire des citoyens était de s’occuper du gouvernement de la cité ; mais, au temps où nous sommes, cette conception d’un gouvernement libre n’est plus, hélas ! qu’un décevant anachronisme. Qu’est-il arrivé ? C’est que les fonctions publiques constituant une industrie précaire et relativement peu lucrative, aussi longtemps qu’on se contente de la rétribution qui y est attachée, tandis que l’agriculture, l’industrie et le commerce, dans un pays neuf et merveilleusement doté par la nature, peuvent procurer des bénéfices extraordinaires, la partie la plus intelligente, la plus entreprenante et la plus active de la population s’est portée naturellement vers les emplois qui la conduisaient par le chemin le plus court à l’indépendance et à la fortune. A quoi il faut ajouter que la nécessité de se présenter tous les ans ou tous les deux ans devant le peuple souverain pour le supplier très humblement de renouveler le mandat que l’on tient de son bon plaisir n’est pas de nature à attirer les esprits fiers et les âmes délicates. S. M. le peuple est certainement un personnage des plus respectables ; mais on ne saurait se dissimuler que son éducation a été très négligée, qu’il est ignorant et grossier, qu’il a de très mauvaises habitudes et toute sorte de préjugés, ce qui ne l’empêche pas d’être infatué de sa personne et de se croire le plus grand monarque de la terre. Il faut flatter ses préjugés et ses vices, il faut surtout caresser sa vanité colossale et enfantine ; il faut, en un mot, faire le métier de courtisan comme on le faisait à Versailles pour obtenir les faveurs du grand roi, et ce métier n’est pas devenu moins répugnant depuis que le souverain est devenu plus grossier ! Aux États-Unis, ceux-là seulement qui ne parviennent point à se créer une situation indépendante et honorable, les fruits secs et les aventuriers, ont recruté de plus en plus le personnel de la politique et de l’administration. C’était à l’origine un débouché assez étroit et où les profits étaient fort maigres ; mais il s’est agrandi, surtout depuis la guerre, grâce à l’énorme appareil fiscal qu’elle a exigé, et il est devenu en même temps plus productif, sous l’influence de l’élargissement progressif des idées et des mœurs politiques et administratives. Les fonctions publiques sont médiocrement rétribuées, en comparaison des bénéfices que procurent l’industrie et le commerce dans une contrée en voie de rapide développement 1 ; les appointements du Président des États-Unis (50 000 dollars par an) ne dépassent pas les gains d’un stock broker de second ordre dans une bonne année comme celle-ci ; en revanche, ces fonctions confèrent un pouvoir et une influence considérables. Pourquoi cette influence et ce pouvoir demeureraient-ils improductifs ? Voici des gens qui viennent demander au Congrès un exhaussement de tarif ou toute autre concession lucrative, ou bien encore qui réclament auprès d’une législature d’État ou d’une corporation municipale une concession de chemin de fer, de tramway, de gaz, pourquoi ceux qui ont le pouvoir d’accorder à ces gens-là les moyens de faire fortune ne se feraient-ils pas payer ce service ? Pourquoi auraient-ils la simplicité de donner gratis ce qui a une valeur ? Pourquoi un bill ne serait-il pas un article de commerce comme un autre ? Sans doute, les membres du Congrès, des législatures, des corporations municipales sont les mandataires du peuple, et ils se feraient scrupule d’être infidèles à leur mandat ; mais n’est-il pas juste et raisonnable que tous les services se payent, et si le prix que l’on en reçoit directement est insuffisant, ne serait-ce pas une véritable duperie de s’abstenir d’y ajouter un supplément honnête et nécessaire, — car enfin on est obligé de tenir son rang et d’élever honorablement sa famille, dans l’intérêt même du corps politique ou administratif auquel on appartient ? On supplée donc à l’insuffisance de ses appointements en tirant parti des avantages naturels de sa position, et, à mesure que cette pratique intelligente s’est généralisée, on a vu une foule de situations auparavant dédaignées se relever dans l’estime publique et devenir l’objet d’une compétition active. Telle est, par exemple, la place d’agent du Bureau des affaires indiennes.

J’ai assisté, au théâtre de Haverly, à la représentation d’une opérette américaine assez amusante, dont le héros est un Mormon, légitime époux de vingt-quatre femmes. Un agent indien, nommé Joseph Jessup, y joue un rôle important, et voici comment un jeune lieutenant de cavalerie présente au public ce personnage maculé de couleur locale :

Le lieutenant : Voici Joseph Jessup. Il est venu du Vermont il y a sept ans pour administrer les Arapahoes. Salaire, 1 500 dollars. Il a épargné là-dessus 25 000 dollars la première année.
Le caporal : Le vieux rascal !
Les Indiens : Comment ! comment!
Les soldats, (en riant) : Oui ! Comment s’y est-il pris?
Le lieutenant : Comment ? Mon Dieu ! il est économe, il est honnête, il est modeste, il est frugal, et c’est ainsi qu’il s’est enrichi. (A part.) Le coquin !

Et le public de rire.

Ces pratiques administratives sont usitées aussi bien dans un parti que dans un autre, et il ne suffirait pas de remplacer les républicains par des démocrates pour y mettre fin. Un vieux négociant, qui assiste en spectateur à la lutte des partis, me disait même à ce propos : « Je voterai probablement pour Garfield, quoique mes sympathies soient plutôt du côté des démocrates. Mais que voulez-vous ? les républicains sont aux affaires depuis vingt ans, ils ont eu le temps de s’enrichir, ils sont rassasiés, tandis que mes pauvres amis les démocrates ont- l’appétit aiguisé par un long jeûne. Ils auront besoin de se refaire, et ça coûtera trop cher. Je voterai pour les républicains par économie. » Ce cancer qui ronge les institutions américaines exigerait, vous le voyez, pour être guéri, autre chose que le remplacement d’un gouvernement républicain par un gouvernement démocrate. Il exigerait ua changement radical dans les institutions. Ce changement est possible, et il n’est assurément point incompatible avec la forme républicaine ; mais la question n’est pas mûre, et les esprits, absorbés parla lutte des partis, convaincus d’ailleurs de l’incomparable supériorité des institutions de la grande république, ne sont pas préparés à une réforme du mécanisme même de ces institutions. Enfin, il en est de la corruption politique et administrative comme des autres maladies : elles emportent les sujets chétifs et malingres, tandis que les gens solidement bâtis s’en ressentent à peine. Après tout, la corruption politique et administrative peut, comme toute chose en ce monde, être évaluée en chiffres : c’est 100 millions, 200 millions, 300 millions de dollars qu’elle coûte chaque année au peuple américain. Eh bien ! ce supplément interlope à son budget fédéral ou local, il est assez riche pour le payer. Peut-être se fait-il un peu tirer l’oreille dans les mauvaises années, et c’est ainsi qu’en 1876 il n’y avait qu’un cri en faveur de la réforme du service civil ; cette année, il n’en est presque plus question, quoique les mêmes abus subsistent. Mais on les ressent moins, et les agriculteurs, les industriels et les négociants, qui ont fait depuis quelque temps des affaires d’or, ont assez de bon sens et d’équité pour ne pas trouver mauvais que les politiciens, de leur côté, s’adjugent .leur part dans la prospérité générale. Il est désagréable, à la vérité, de circuler dans des rues mal pavées et d’être obligé de se tenir sur le crossing, c’est-à-dire sur le petit sentier dallé qui permet de passer d’un trottoir à un autre, au milieu d’un océan de boue et d’immondices ; il serait à souhaiter que la lumière du gaz ressemble moins à celle du pétrole non raffiné, et il est fâcheux que la douane tende aux négociants importateurs des pièges qui rappellent les pratiques du fameux Vidocq ; il est regrettable que les agents du service indien laissent périr de faim et de froid les pauvres diables auxquels le Grand-Père blanc s’est solennellement engagé à fournir la subsistance et l’entretien en échange de leurs terrains de chasse ; mais il y a des omnibus, des cars et des elevated railways qui suppléent à l’insuffisance du pavage et de l’éclairage ; la douane ne vexe que les importateurs de produits étrangers, et ces vexations profitent à l’industrie nationale. Quant aux Indiens, ils sont fatalement destinés à disparaître, car il est bien avéré que le contact de la civilisation les tue ; — et, en envisageant la question à un point de vue philosophique, n’est-ce pas faire œuvre d’humanité et de saine philanthropie que d’abréger leur existence et leurs souffrances ?

Si réalistes que soient les partis, ils ne peuvent cependant faire une élection sans se poser en champions de certains grands intérêts auxquels sont attachées la puissance, la dignité et la prospérité de la nation, lesquels intérêts ne manqueraient pas d’être gravement compromis, peut-être même mortellement atteints si le parti opposé obtenait gain de cause. A la dernière élection présidentielle, la réforme du service civil était, pour user du langage technique de nos politiciens, la planche principale de la plate-forme des démocrates ; les républicains, de leur côté, agitaient la chemise sanglante, the bloody shirt, en accusant leurs adversaires de ranimer les cendres mal éteintes de la guerre civile ; aujourd’hui, ces vieilles « planches » électorales sont usées, il en faut de neuves. Les démocrates ont mis en avant la dictature ou le protectorat militaire ; mais cette planche, qui avait été parfaitement adaptée à la candidature de Grant, est moins applicable à celle de Garfield. Les républicains ont eu la main plus heureuse en mettant en avant la question du tarif et en sciant dans l’arbre de la protection la planche maîtresse de leur plate-forme.

Le système protecteur est partout une source abondante d’oppression et d’iniquité ; mais nulle part peut-être ce qu’il a d’inégal et d’onéreux pour ceux qui en payent les frais n’est plus marqué que sur l’immense territoire de l’Union américaine. Dans nos pays d’Europe, où les différentes branches de la production sont concentrées sur un petit espace, et communément voisines, on peut, à la rigueur, se méprendre sur les résultats de la protection et soutenir qu’en protégeant une manufacture on fournit à la ferme du voisinage un débouché dont les avantages compensent pour le fermier et ses ouvriers les charges de la protection : il n’en est pas ainsi aux États-Unis où d’énormes espaces séparent les États dans lesquels sont concentrées les industries protégées de ceux qui supportent sans compensation aucune le fardeau de la protection. Supposons que nous accordions aux producteurs de lin et de suif de la Russie, aux planteurs de coton de l’Égypte et des bords de l’Indus, le droit exclusif de nous approvisionner de ces matières premières nécessaires à notre industrie en établissant des droits différentiels prohibitifs sur les .produits similaires de toutes les autres provenances, — supposons par conséquent que nous obligions nos manufacturiers à payer aux Russes, aux Égyptiens et aux Indous un tribut égal à la différence des prix de leur lin, de leur suif, de leur coton protégés et des mêmes matières sur les marchés de concurrence, nous ferions quelque chose d’analogue à ce qui s’est fait ici au profit des propriétaires de hauts-fourneaux et des manufacturiers des États de l’Est, aux dépens des planteurs et des fermiers des États du Sud et de l’Ouest. Car il faut plus longtemps pour aller de Boston et même de New-York à la Nouvelle-Orléans que pour se rendre de Paris à Saint-Pétersbourg et à Moscou, et la distance qui sépare les riverains de la Delaware et de l’Hudson de ceux du Haut-Missouri n’est pas sensiblement plus grande que celle qui existe entre les habitants des « bords fleuris qu’arrose la Seine » et ceux des rivages du Nil ou de l’Indus. On peut ajouter qu’il y a entre les Français et les Russes, voire même les Égyptiens et les Indous, plus de sympathies et un plus vif désir de rapprochement qu’entre les gens du Nord et ceux du Sud. On conçoit donc que la question du tarif ait été, bien avant la guerre de la Sécession, la pierre d’achoppement entre le Nord et le Sud. Mais alors le Sud, exploité par le Nord, se dédommageait en exploitant ses nègres, et, par un compromis tacite, on supportait d’un côté la protection, — d’ailleurs encore très atténuée, — à la condition que de l’autre on tolérât l’esclavage. Ce compromis ayant cessé d’être observé et la guerre civile ayant éclaté, les États confédérés s’empressèrent de donner satisfaction au sentiment public en insérant dans leur Constitution un article ainsi conçu : « Aucune subvention ne sera allouée aux dépens du Trésor ; aucun droit ou taxe ne sera prélevé sur les importations des nations étrangères en vue de protéger ou d’encourager aucune branche d’industrie. » Seulement, cet article demeura une lettre morte par suite du blocus ; et, la guerre finie, le Nord victorieux ne manqua pas d’user de sa victoire en doublant, en triplant, en quintuplant les droits qui étaient auparavant l’objet des incessantes réclamations du Sud. Si l’on calculait le montant du tribut que lé renchérissement artificiel du fer, des machines, des outils, des articles manufacturés de toute sorte a imposé au Sud depuis la fin de la guerre de la Sécession jusqu’à présent, on arriverait à un chiffre en comparaison duquel nos 8 milliards d’indemnité de guerre paraîtraient une bagatelle. Un calcul analogue a été fait dernièrement pour les États de l’Ouest, producteurs de céréales, par un économiste, M, Auguste Mongredien. Dans une brochure intitulée the Western farmer of America, il établit, en faisant le compte de la multitude des articles protégés qui entrent dans la consommation du fermier de l’Ouest, et de la différence des prix de ces articles aux États-Unis et en Europe, il établit, dis-je, que les gens de l’Ouest payent aux industriels protégés à quelques milliers de kilomètres de distance de chez eux un tribut annuel, — sans compensation, — de 400 millions de dollars, — 340 millions en admettant que la part du Trésor dans ce chiffre soit de 60 millions de dollars, — ou de 1 milliard 700 millions de francs ; en évaluant à la moitié seulement le black mail que la protection prélève sur le Sud, on arrive à un total de 2 milliards ½ de francs, c’est-à-dire à une somme presque égale à celle des budgets de l’Union et des États particuliers. Comment se fait-il, dira-t-on, que le Sud et l’Ouest supportent patiemment ce tribut qui va presque tout entier dans les poches de leurs associés de l’Est ? Les Sudistes ont essayé de s’en affranchir, ils ont été battus et ils se résignent à payer l’amende. Quant aux fermiers de l’Ouest, gens rudes et peu ferrés sur les sciences morales et politiques, ils n’ont guère eu jusqu’à présent le loisir de s’occuper de la question et ils ont gagné assez d’argent dans ces dernières années pour supporter sans trop de peine le tribut de la protection. D’ailleurs, ce tribut, ils le payent sans s’en apercevoir, sous la forme d’un renchérissement dont ils ignorent la cause. S’ils étaient obligés de le payer directement, en or ou en greenbacks (papier-monnaie élevé depuis la reprise des payements en espèces à la dignité de monnaie de papier, et resté d’un usage général), ils se montreraient sans aucun doute beaucoup plus récalcitrants. Aucun sophisme, si fallacieux qu’il pût être, ne les déterminerait à extraire de leurs poches la grosse somme de 340 millions de dollars pour les beaux yeux des manufacturiers de l’Est ; mais leurs affaires vont bien, l’Europe a acheté leurs céréales par millions et millions de boisseaux, et les politiciens de l’Est leur ont affirmé avec, le plus beau sang-froid du monde que c’est à cause de la protection. Notons encore que ces gens de l’Ouest sont républicains, tandis que leurs cotributaires du Sud sont démocrates. Ils n’ont eu garde en conséquence d’accepter la « planche » que leur tendaient les démocrates dans leur plate-forme de cette année, savoir que « les droits de douane doivent être établis seulement en vue du revenu public, et non pas en vue de la protection de l’industrie ! » Qu’ont fait alors les républicains ? Assurés quand même du concours de l’Ouest, — surtout, depuis, leur victoire dans l’Indiana, — ils ont mis sur le premier plan la question du tarif, afin de ranger décidément de leur côté les quelques États protectionnistes du Nord où les démocrates leur disputent la majorité : l’État de New-York, le New-Jersey, le Connecticut. Ils ont répandu par centaines de milliers des cartes de toutes couleurs, où sont résumés avec un laconisme saisissant les motifs qui doivent déterminer les ouvriers à voter pour les républicains, partisans de la protection. Voici le texte d’une de ces cartes que j’ai sous les yeux :

Raisons pour lesquelles les ouvriers doivent donner leurs voix à Garfield et à Arthur.

« Si les démocrates l’emportent dans l’élection actuelle, ils s’empresseront de réduire largement, comme ils l’ont promis, les droits d’importation sur tous les articles étrangers, tels que les lainages, les cotonnades, les soieries, la bonneterie, les vêtements confectionnés, les bottes et souliers, les chapeaux, etc. ; en conséquence, d’énormes quantités de ces articles seront importées. Les ouvriers qui les fabriquent dans toutes les parties du pays, ou bien seront privés de leur travail, ou bien seront obligés de travailler pour les salaires réduits à l’excès que l’on paye en Europe, et la situation favorable dont ils jouissent actuellement sera abaissée au niveau de celle des ouvriers d’Europe, tandis que la situation de ceux-ci, sous l’influence d’une augmentation de la demande de leurs produits, sera naturellement améliorée.

« Les salaires des tailleurs sont, par semaine, en Europe4 à 5 dollars.
Des cordonniers3 à 7,50
Des charpentiers5 à 8,50
Des ébénistes5 à 9
Des hommes de peines3 à 6

« Et ceux des autres ouvriers en proportion. Donc si vous voulez travailler pour ces salaires de famine, votez pour Hancock et English, D’un autre côté, si les républicains l’emportent dans la présente élection, ils maintiendront les droits actuels sur les produits étrangers, et les salaires demeureront ce qu’ils sont à présent. C’est pourquoi si vous voulez être assurés que vos salaires demeureront élevés et que vous aurez constamment du travail, votez pour

GARFIELD et ARTHUR ! »

Le revers est imprimé en allemand. En voici une autre plus expressive encore s’il est possible :

« Ouvriers l

« Comparez les salaires que vous recevez le samedi soir avec ceux que l’on paye aux ouvriers d’Europe, et allez voter pour Hancock et le free trade, parce que vous êtes un démocrate sans préjugés.

« Votre femme aura plus de bon sens que vous. »

(Suit le tableau des salaires des différentes professions en Belgique, France, Danemark, Allemagne, Italie, Angleterre.)

Et au revers de la carte :

« Mettez-vous ceci dans l’esprit et ne l’oubliez pas :

« La protection républicaine signifie abondance de travail, bons salaires et poor houses vides.

« Le free trade démocrate signifie ateliers fermés, salaires de famine et poor houses pleines. »

Aux « cartes » on a joint des caricatures imitées d’Hogarth. En voici une à deux compartiments. Dans l’un, on représente « les effets de la protection américaine telle qu’elle est garantie par le parti républicain et sa plate-forme. » Un joli cottage ; une table avec une nappe propre sur laquelle s’étale un plantureux morceau de roastbeef ; des pots de bière, des serviettes correctement roulées ; trois enfants confortablement vêtus : un garçon et une fille partant pour l’école ; le troisième, un charmant baby dans les bras du père vêtu comme un gentleman ; une cage avec un serin ; la mère joliment coiffée, faisant un nœud à la cravate de son boy : elle est dans un état intéressant ; un tapis et un piano ; par la porte ouverte on aperçoit un chemin de fer et une manufacture dont les cheminées fument. Dans l’autre compartiment représentant « les effets d’un tarif pour le revenu seulement, comme il est spécifié dans la plate-forme démocratique », on voit un intérieur dans le style irlandais : la mère décharnée et déguenillée envoie mendier un boy, la culotte rapiécée et les pieds nus ; sur la table boiteuse et sans nappe, un morceau de pain dans lequel le père, la figure et le poing contractés, enfonce avec effort son couteau ; un plat contenant six pommes de terre ; une bouilloire vide ; un baby grouillant et criant dans la paille de son berceau ; pour tout ornement le portrait de Richard Cobden appendu à la muraille nue ; par la porte ouverte, on voit des ouvriers en grève, un atelier dont les carreaux sont brisés, une cheminée sans son panache de fumée. Entre de free trade démocratique et la protection républicaine, qui pourrait hésiter ?

Les démocrates ont bien compris toute la gravité du coup qui leur était porté par cette agitation protectionniste de la dernière heure ; mais que pouvaient-ils faire ? Il eût été courageux assurément de maintenir haut et ferme le drapeau du free trade et d’opposer aux cartes protectionnistes une addition libre-échangiste de toutes les charges que la protection fait peser sur la masse des travailleurs américains ; mais les démocrates ne sont pas plus que leurs adversaires des hommes à principes, ils ont tout simplement renié dans le New-Jersey protectionniste la cause qu’ils soutiennent dans les États libre-échangistes, en se disant peut-être que ceux-ci ne prendraient point le change. M. Hancock a écrit au général Bandolph, ci-devant gouverneur de New-Jersey, une lettre dans laquelle il proteste de toutes ses sympathies pour l’industrie américaine. « Je suis, ajoute-t-il, un trop bon Américain pour demander l’abandon, dans ses traits généraux, d’une politique qui a si largement contribué à élever l’édifice de notre industrie et à soustraire les Américains à la concurrence du travail au rabais de l’Europe. » Cependant, ce désaveu du free trade venant après la plate-forme libre-échangiste des démocrates a produit peu d’effet, et je ne crois pas qu’il ait augmenté la considération du parti, ni, chose plus importante, ses chances électorales. Maintenant, qu’adviendra-t-il de cette affaire du tarif ? J’ai regret de le dire, mais la réforme, même dans les proportions restreintes de la plate-forme démocratique, me paraît indéfiniment ajournée. Si les démocrates arrivaient au pouvoir, — ce qui me paraît absolument impossible, — ils ne pourraient toucher au tarif sans s’exposer à diviser leur majorité et à préparer le retour triomphal de leurs adversaires. Si les républicains l’emportent, quelle raison pourraient-ils avoir de manquer à leurs promesses et de réaliser une réforme dont ils ne sentent pas la nécessité et pour laquelle ils n’ont aucun goût ? Cela ne veut pas dire que la protection soit destinée à s’éterniser aux États-Unis, et il y a apparence même que la réforme du tarif finira par être réclamée, au nom des intérêts actuellement protectionnistes. Les énormes primes que les droits exorbitants établis sur les produits manufacturés d’Europe ont accordées aux industries similaires des États-Unis n’ont pas manqué d’y attirer l’esprit d’entreprise et les capitaux, — parmi lesquels un bon nombre de capitaux anglais ; — les manufactures protégées vont se multipliant de telle façon que le marché intérieur ne pourra bientôt plus leur suffire ; il ne suffit déjà plus à quelques-unes, et dans son discours de Chickering Hall, M. Hewitt se plaignait amèrement de ce que le tarif exclut les produits américains des grands marchés de l’Est. « Il impose des droits sur les matières premières dans tant de cas et sous une forme si désastreuse que nous ne pouvons pas exporter nos produits manufacturés en concurrence avec ceux des autres nations qui obtiennent ces matières premières exemptes de droits. On peut citer comme exemple les cendres de soude, les minerais de cuivre et de fer, les serges et les lastings, le jute et une foule d’autres articles dans lesquels aucun intérêt américain n’est engagé, si ce n’est pour les obtenir en franchise, afin de permettre à ceux qui les emploient de pouvoir fabriquer les produits dont ils sont les matériaux à un prix assez bas pour que l’exportation en soit possible. » Un jour viendra donc où les industries auxquelles le marché intérieur ne suffira plus réclameront la suppression des droits sur les matières premières ; et, comme il n’y a guère de produits qui ne soient les matières premières de quelque industrie, — les étoffes de coton, de laine et de soie, par exemple, ne sont-elles pas les matières premières de l’industrie de la confection ? — la discorde se mettra dans le camp d’Agramant. Pour peu alors que l’Ouest voie les vaches maigres succéder aux vaches grasses, pour peu qu’il s’aperçoive qu’il a été dupe, dans cette affaire, de la smartness supérieure des Yankees, une réaction s’opérera en faveur de la réforme. Comme toutes les réactions, celle-ci pourrait bien aller à l’extrême et faire craquer encore une fois l’édifice de l’Union. Mais, il ne faut pas se le dissimuler, ce sera long.

Je n’ai pas attendu le résultat à peu près certain de l’élection présidentielle pour quitter New-York. La physionomie de la cité impériale n’a guère changé depuis quatre ans. Seulement, il règne une animation extraordinaire dans le quartier des affaires. Les capitaux abondent. On peut se procurer de l’argent à 1 ½ % dans Wall street. La partie inférieure de Broadway, où se trouve concentré le commerce de gros et de demi-gros, est encombrée de caisses et de ballots. En aucun lieu du monde il n’est plus urgent de tendre toutes ses facultés du côté de sa conservation personnelle. Des abîmes de plusieurs mètres de profondeur se creusent tout le long des trottoirs. Des élévateurs y montent les colis dont s’emparent les camionneurs et qu’ils manœuvrent sans souci des passants. La foule se fraye un chemin dans le conduit étroit et accidenté qu’ils laissent libre ; elle s’accumule aux crossings en attendant que le torrent des camions, des charrettes et des omnibus laisse un intervalle vide, un éclair ! Elle se précipite vers les cars et les stations de l’elevated railway. Une merveille et une excellente affaire, cet elevated railway ! Il n’y en avait qu’un tronçon à l’époque du Centennial, il y a maintenant quatre lignes qui traversent New-York dans toute sa longueur, jusqu’à la 155e rue, laquelle 155e rue n’est pas encore tracée. A la hauteur de la centième environ, il surplombe le sol sur de maigres colonnettes de fonte à une hauteur d’une trentaine de mètres, tout en faisant un coude dont le rayon ne dépasse pas sensiblement la hauteur des colonnettes. C’est vertigineux. Horrible mais utile, l’elevated railway ! Figurez-vous une claire-voie de poutres en fer et en bois sur laquelle sont posés les rails des deux voies de l’elevated, à là hauteur d’un premier ou d’un second étage. Dans les rues étroites où le railway s’engage au moyen de courbes à 45 degrés de rayon, la lumière du jour est interceptée et les habitants sont aveuglés et empestés par la fumée que la locomotive ne prend pas la peine de consumer. Il y a des immeubles qui ont perdu la moitié de leur valeur sans que leurs propriétaires aient réussi jusqu’à présent à obtenir la moindre indemnité ; en revanche, il y en a d’autres, 3 ou 4 milles plus loin, dont la valeur a doublé ou triplé ; cela fait compensation. Mais les tickets ne coûtent que 10 cents et même 5 cents entre sept et neuf heures du matin, cinq et sept heures du soir ; l’aménagement est intelligent et simple : on monte par un escalier pour aller dans le haut de la ville, par un autre escalier pour aller dans le bas, on prend son ticket, on le dépose dans un box ; le train arrive à toute vapeur, il s’arrête sans le moindre heurt, grâce à un frein perfectionné ; les uns sortent, les autres entrent ; en quelques secondes c’est fini ; le conducteur du wagon, — il y en a trois ou quatre, — ferme la barrière de l’arrière-train ; il donne le signal, les stations se succèdent, et en quelques minutes on est chez soi. C’est toute une révolution. Cependant les elevated n’ont pas diminué la clientèle des cars et des omnibus, et il y a grande apparence que l’underground, chemin de fer souterrain actuellement en projet, — ne diminuera pas davantage celle des elevated, car l’Américain est l’être le plus circulant de l’univers, et mieux encore que l’Anglais il connaît le prix du temps. Il ne se repose et ne cesse de faire de l’argent que le dimanche, et encore ! Les elevated fonctionnent le dimanche, et les journaux paraissent le lundi matin. Il y en a même un qui se publie depuis quelque temps le dimanche soir. La circulation à distance seule continue à être interrompue, et, récemment encore, les trains qui partaient pour Montréal le samedi s’arrêtaient en route au coup de minuit. J’attends jusqu’au lundi, et au bout de quatorze heures passées dans un sleeping-car confortable du train de nuit, me voici à Montréal.



Note

1. Toutefois, depuis la guerre de la Sécession, les appointements ont été considérablement augmentés et dans l’État de New-York, par exemple, ils seraient plus que suffisants pour attirer des hommes de premier choix, si les fonctions publiques n’étaient pas la monnaie avec laquelle on rétribue les services politiques. Quelques chiffres empruntés à l’Evening Post du 17 novembre 1880, donneront une idée de cette augmentation.

En 1860, le montant total des taxes pour l’État, le comté et la ville de New-York n’était que de 8 867 000 dollars. En 1880, il s’élevait à 28 142 992 doll.

En 1860, les salaires du Law Department de la ville de New-York étaient de :  26 750doll.
en 1880 : 162 120
Les salaires du département des financesen 1860 : 110 000
1880 : 251 000
Les salaires du département législatifen 1860 : 23 830
en 1880 : 106 450
Commissionnaires de la Santé1860 : 39 250
Département sanitaire1880 : 251 540
Cours de justice de la Cité1860 : 88 000
1880 : 865 836,50


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