L’Irlande, le Canada, Jersey

Le Canada

Lettres adressées au Journal des débats


par M. Gustave de Molinari.

Membre correspondant de l’Institut

I

Du Havre à New-York. — Les progrès de l’émigration. — L’exportation de l’or. — Le mouvement des voyageurs. — La traversée à bord du Saint-Laurent. — Les pilotes. — La visite de la douane. — L’élection présidentielle. — Victoire probable des républicains. — Échecs décisifs des démocrates dans l’Indiana et l’Ohio. — Leur plate-forme. — Analyse physique et mentale des candidats par le Phrenological journal. — Mademoiselle Sarah Bernhardt.

New-York, le 15 octobre 1880.


Parti du Havre le 9 à midi sur le Saint-Laurent, je suis arrivé à New-York le 19 à 5 heures du matin. En tenant compte de la différence de longitude, — New-York retarde de 5 heures 20 sur Paris, —c’est une traversée de 9 jours 22 heures. On met ordinairement un jour de plus. Cependant le Saint-Laurent n’avait pas moins de 6 à 700 passagers, parmi lesquels 300 émigrants de la Suisse allemande. L’émigration, qui avait diminué des trois quarts depuis la crise de 1873, a repris de plus belle, et je vois dans le dernier rapport trimestriel du Bureau de statistique de Washington que les États-Unis n’ont pas importé moins de 457 237 émigrants dans l’année finissant le 30 juin. Le Royaume-Uni figure dans cet énorme contingent pour 144 876 individus, dont la moitié de provenance irlandaise ; l’Allemagne, pour 84 638 ; la Suède et la Norwège, pour 59 081. Quant à la France, elle n’y prend part que pour le chiffre modeste de 4 313 individus. Les émigrants sont transportés à raison de 130 fr. par tête, soit environ 13 fr. par jour pour la nourriture et le logement. Il est vrai que le logis est étroit, mais l’air ne manque pas sur le pont, et dix jours sont bientôt passés. L’émigrant est considéré comme un fret excellent, et les Compagnies de navigation transatlantique se le disputent avec acharnement. Elles traitent avec des agents ou des commissionnaires auxquels elles accordent une remise de tant par tête. La plupart des émigrants sont libres de tout engagement ; il y en a toutefois auxquels on fait l’avance du prix du passage. Si ce système venait à se généraliser, ce n’est plus par centaines de mille, c’est par millions que se chiffrerait l’émigration de notre vieille Europe vers le nouveau monde. Sans doute on n’emporte pas la patrie à la semelle de ses souliers, mais combien de pauvres hères en Irlande et ailleurs n’ont pas de semelles à leurs souliers ! Les salaires américains sont en ce moment à peu près doubles des nôtres ; les artisans surtout exigent des prix insensés : — un de mes amis a payé hier 3 dollars (16 fr.) à un menuisier qui avait daigné se déranger pour venir enfoncer cinq clous dans sa malle ; la terre se vend moins cher dans l’Ouest qu’elle ne se loue en Europe ; enfin il n’existe aux États-Unis ni conscription ni service militaire obligatoire. Voilà bien des attractions, et l’accroissement des charges du service militaire, la perspective d’élever ses enfants pour servir de cible à des fusils ou à des canons de plus en plus perfectionnés ne suffiraient-ils pas seuls pour expliquer l’empressement avec lequel on abandonne notre vieille et trop belliqueuse Europe ? Qu’en adviendra-t-il plus tard ? Ne serons-nous pas obligés de diminuer nos charges et nos armements sous peine de ne plus trouver de contribuables et de soldats ? En attendant, il est bien clair que ce n’est pas la portion la moins intelligente et la moins énergique de la population qui s’en va en Amérique. La masse se compose d’individus dans la force de l’âge. Sur les 457 257 émigrants du dernier, exercice, on en comptait 327 662, — les trois quarts — de 13 à 40 ans, 87 154 au-dessous de 15 ans, et 42 441 seulement au-dessus de 40 ans. Ajoutez à cela qu’on ne compte pas plus de 3 femmes pour. 5 hommes, en sorte que l’émigration laisse annuellement derrière elle un caput mortuum de 100 000 pauvres filles destinées à monter en graine ; n’est-ce pas affligeant et n’y aurait-il pas lieu d’encourager par des primes ou autrement l’exportation de cet article d’une défaite difficile ? Le Saint-Laurent n’emporte pas seulement la chair et les os de notre vieille Europe ; il emporte aussi son or. On a descendu avec toutes sortes de précautions dans la cale une série de petites caisses fort lourdes contenant ensemble la somme respectable de dix millions de francs. C’est de l’or américain qui retourne chez lui. Comme marchandise de retour, c’est un article peu avantageux, car les États-Unis regorgent de medium circulans. Il y a grande apparence même, que cette surabondance métallique aura pour résultat d’encourager artificiellement la spéculation (et Dieu sait qu’elle n’a pas besoin ici d’être encouragée !) et d’aboutir à une crise. Mais que voulez-vous ? L’or est à peu près le seul article qui entre librement aux États-Unis, — on ne s’est pas encore avisé de protéger l’or californien contre l’or européen, africain ou australien, — tandis que toutes les autres marchandises sont sujettes à des droits fortement protecteurs ; on n’a donc pas le choix des articles de retour. Si les États-Unis avaient pour concurrents des pays libre-échangistes, cette difficulté des retours leur causerait un dommage sensible, on ne manquerait pas d’acheter de préférence les produits agricoles et les matières premières dans les pays où on pourrait les payer avec des produits manufacturés ; mais ils ont cette heureuse chance de n’avoir pour concurrent sérieux qu’un pays protectionniste jusqu’au bout des ongles, la Russie. Et voilà pourquoi nous emportons pour 10 millions d’or sur le Saint-Laurent. Nous avons aussi une affluence extraordinaire de passagers de cabine, et notamment une troupe, au grand complet, d’opéra et de comédie pour la Nouvelle-Orléans ; un respectable évêque du Texas avec des missionnaires ; d’aimables fonctionnaires du département des affaires étrangères ; peu d’industriels et de négociants : — qu’iraient-ils faire dans un pays où on repousse leurs marchandises ? — des touristes américains, naturellement plus nombreux que les touristes européens en Amérique. Ces terribles statisticiens de Washington n’en ont pas compté moins de 50 269 dans l’année finissant le 30 juin, tandis qu’il n’y avait eu que 26 939 visiteurs d’Europe. Il y a cinquante ans, en 1830, le nombre total des arrivants d’Europe, — touristes, hommes d’affaires et émigrants, — n’était que de 23 322. Grâce à la vapeur, et en dépit des protectionnistes, il a vingtuplé en un demi-siècle. Mais assez de statistique ! Nous avons, surtout au début, de bien autres préoccupations. Le temps est exécrable à notre départ du Havre ; il pleut, il grésille et il vente. La mer est houleuse et elle moutonne, le roulis se combine avec le tangage, et nos compagnons de la troupe comique de la Nouvelle-Orléans peuvent vérifier l’exactitude de cette esquisse maritine de leur confrère Gros-René :

Comme on voit que la mer, quand l’orage s’accroît,
Vient à se courroucer, le vent souffle et ravage.
Les flots contre les flots font un remue-ménage
Horrible, et le vaisseau, malgré le nautonnier,
Va tantôt à la cave et tantôt au grenier.

Les physionomies s’assombrissent à vue d’œil ; les teints de rose ou de carmin, avec un nuage de poudre de riz, passent au vert et au jaune citron ; et quel concert ! Hélas ! notre troupe d’opéra ne nous en a pas donné d’autre, et pendant deux ou trois jours le Saint-Laurent a été un vaste hôpital. Heureusement, le beau temps revient avec un vent favorable, nous mettons toutes voiles dehors et nous faisons jusqu’à 360 milles par jour (il y en a 3 200 du Havre à New-York). Nous passons sans encombre le « Trou-du-Diable », nous apercevons le phare du cap Race à la pointe de Terre-Neuve, et le temps s’écoule quoique les distractions n’abondent pas à bord. Ça et là une voile ou un troupeau de marsouins, une hirondelle fatiguée ou même un pauvre moineau qu’une rafale a emporté et qui vient s’échouer tout pantelant sur le pont. Il y a un fumoir et un bar, mais point, de bibliothèque ; ce qui semblerait prouver, hélas ! que les cigares et les petits verres sont plus demandés que les livres sur les paquebots transatlantiques. Enfin, l’avant-veille de l’arrivée, à huit heures du soir, un feu de Bengale signale un bateau-pilote portant un numéro grand format sur sa voile. On ne comprend pas bien pourquoi des Compagnies qui font un service régulier entre New-York et les ports d’Europe sont obligées de faire les frais d’un pilote à l’arrivée. C’est à peu près comme si on obligeait nos omnibus à prendre un guide spécial dans les carrefours populeux. Mais les pilotes de New-York et de New-Jersey forment une corporation influente ; ils font des recettes de 800 000 à 1 million de dollars par an ; ils ont une caisse dans laquelle ils versent jusqu’à 25 dollars par mois pour la défense de leurs intérêts communs, et il n’est pas facile de venir à bout d’un privilège si bien gardé. Nous arrivons à New-York par une matinée splendide. La silhouette de l’énorme ville qui s’avance sur le promontoire de la Batterie, frangé de wharfs avec leurs forêts de mâts, se découpe sur le ciel d’un bleu éclatant ; l’été indien répand ses teintes écarlates et jaune d’or sur le feuillage des bouquets de bois de Long-Island et de Staten Island ; les gros ferrys avec leur monde de passagers, de voitures et de chariots traversent la baie ; le pont suspendu, encore inachevé de la rivière de l’Est, apparaît avec ses deux piles espacées de 1 595 pieds et hautes comme les tours de Notre-Dame ; voici Brooklyn, et plus loin, de l’autre côté de New-York, New-Jersey : en tout une agglomération de deux millions d’âmes. Voici, au milieu de la baie, l’île du Gouvernement où s’élèvera avant peu la statue colossale de l’Indépendance, américaine. Mais les officiers de la douane sont à bord : il faut s’arracher à ce spectacle pittoresque, descendre au salon et se mettre à la queue pour faire sa « déclaration ». On déclare d’où l’on vient et où l’on va, son âge, sa nationalité et son sexe, si l’on vient ou non pour la première fois aux États-Unis, enfin si l’on a quelque chose à déclarer. Cela se fait par demandes et par réponses, et, comme on le suppose bien, les officiers de la douane ne savent pas un mot de français ou de n’importe quelle langue étrangère, ce qui ne simplifie et n’abrège pas précisément l’opération ; mais la douane n’a-t-elle pas pour mission d’entraver et de retarder ? C’est une justice à rendre aux douaniers américains qu’ils s’acquittent de cette mission aussi bien sinon mieux que leurs confrères d’Europe.

Je me proposais de séjourner à New-York jusqu’au 2 novembre pour assister aux préliminaires de l’élection présidentielle : processions en costumes de campagne avec torch-lights, meetings, etc. ; mais, au moment où j’arrive, l’élection est décidée, à moins d’un revirement auquel on ne peut plus guère s’attendre. Le câble transatlantique vous aura transmis avant ma lettre la nouvelle de l’élection du candidat républicain, M. Garfield. Je m’attendais, je dois le dire, à ce résultat, et, sans prétendre m’ériger en prophète, je l’avais annoncé il y a quelques mois déjà aux lecteurs du Journal des Débats. Ce n’est pas que l’administration républicaine se distingue par des mérites transcendants, et c’est bien des États-Unis qu’on peut dire, surtout depuis la malheureuse guerre de la Sécession, qu’ils prospèrent malgré leur gouvernement, et non point à cause de leur gouvernement. Mais voici bientôt vingt ans que les républicains sont aux affaires ; ils y ont pris racine, et comme ils savent parfaitement qu’en cas de défaite leurs fonctionnaires de tous rangs, — il y en a 80 000 aujourd’hui, — seraient impitoyablement mis à la réforme et remplacés par des démocrates, ils déploient une énergie indescriptible pour défendre leurs moyens d’existence. C’est le Struggle for life de Darwin appliqué à la politique. Tous les fonctionnaires sont soumis à une taxe proportionnelle pour subvenir aux frais de la lutte électorale. Cette taxe, qui vient encore d’être augmentée d’un supplément de un cent par dollar (1 %), est, à la vérité, purement volontaire ; — on n’est pas obligé de la payer ; seulement, ceux qui s’en abstiennent n’ont guère plus de chance de conserver leur place que les porteurs d’obligations de la ville de Paris n’en ont de gagner le gros lot au prochain tirage. La caisse du parti républicain est donc mieux garnie que celle de ses adversaires. Cela ne l’a pas empêché sans doute de rester en minorité à l’élection présidentielle de 1816 ; mais il a su alors, avec une incomparable habileté, corriger l’erreur de la fortune en rectifiant, — ses adversaires disent en falsifiant, — les résultats des Returning Boards et il a fait entrer son candidat M. Hayes à la Maison-Blanche, quoique le démocrate M. Tilden eût obtenu la majorité. Cet acte d’habileté et de vigueur n’était peut-être pas absolument conforme aux principes d’une moralité rigoureuse ; mais la morale et la politique n’ont rien de commun avec les frères siamois, et le succès est toujours respectable. La considération du parti républicain s’est sensiblement relevée à la suite de la rectification victorieuse qui l’a maintenu aux affaires, et, depuis cette époque, il a été singulièrement favorisé par les circonstances. L’Amérique a eu une série d’excellentes récoltes, tandis que l’Europe se trouvait réduite aux vaches maigres ; la crise de 1873 a pris fin, la prospérité est revenue, la reprise des payements en espèces a pu être accomplie sans difficulté, — et elle l’a été avec une incontestable habileté par M. Sherman ; le remboursement de la Dette a continué de s’effectuer dans de larges proportions, quoique les impôts eussent été réduits, et le parti républicain a naturellement profité de l’heureux revirement qui s’était produit dans la situation générale des affaires. Il n’a pas manqué, bien entendu, de s’en attribuer tout le mérite, et en particulier d’en faire honneur à sa politique protectionniste. A cela on aurait pu répondre que le tarif américain était aussi protectionniste au moment où a éclaté la crise de 1873 qu’il l’est aujourd’hui ; on pourrait ajouter même que cette Crise, la plus longue et, la plus désastreuse qu’ait affligé les États-Unis, a été causée par les excès de la protection ; mais nulle part, — et pas plus en Amérique qu’ailleurs, — les masses n’excellent à rattacher les effets aux causes. Le parti républicain a regagné ainsi, depuis le retour de la prospérité, une bonne partie du terrain qu’il avait perdu pendant la crise.

Les démocrates se sont mis néanmoins résolument en campagne, et, au début de l’agitation présidentielle, les chances paraissaient même de leur côté. Ils pouvaient compter sur le Sud tout entier, le « Solide Sud », qui vote pour eux comme un seul homme, nègres compris ; ils avaient la majorité dans les États de New-York et de New-Jersey, et, au commencement du mois dernier, le Maine, jusque-là acquis aux républicains, avait donné gain de cause aux démocrates dans ses élections locales. Ce succès inespéré n’avait pas manqué de surexciter leurs espérances, tandis qu’il répandait une sombre inquiétude dans l’âme des républicains, Le bruit courait que l’Indiana et même l’Ohio, dont les élections d’États allaient avoir lieu, menaçaient de suivre l’exemple du Maine. Le 23 septembre, les démocrates organisaient à New-York une manifestation formidable pour célébrer leur triomphe dans le Maine : les deux associations rivales, d’Irving Hall etde Tammany Hall, qui se disputaient depuis des années la direction du parti et le gouvernement de l’État de New-York, avaient mis au panier leurs griefs matériels et contribué à la fête. 30 000 hommes en costume de campagne défilaient avec des torches, au bruit des pétards, des fusées et des autres fire works ; douze meetings à couvert ou en plein vent avaient lieu dans la soirée ; les orateurs les plus notables du parti, le sénateur Bavard, M. Aug, Belmoni, etc., s’y faisaient entendre, et à la fin du meeting du Tammany Hall, l’assemblée votait avec un enthousiasme indescriptible et irrésistible les résolutions suivantes qui vous donneront la note du moment :

« Attendu que la Convention nationale démocratique réunie à Cincinnati a désigné pour la présidence des États-Unis le général Winfleld Scott Hancock, — un soldat d’une réputation illustre qui a servi son pays dans trois guerres et versé son sang pour l’Union ; un homme d’État qui a montré une rare intelligence des principes de la Constitution sur laquelle notre gouvernement est fondé ; un patriote qui a placé l’autorité civile au-dessus de l’autorité militaire à l’époque de son commandement ; un homme au-dessus de tout reproche et de toute suspicion, honorable et digne de la confiance de la nation ;

« Attendu que la même Convention a nommé vice-Président l’honorable William H. English, distingué à la fois dans sa vie privée et dans sa vie publique par sa stricte intégrité et la largeur de ses vues sur la politique nationale ;

« Il est résolu :

« Que la démocratie de New-York, constatant avec satisfaction l’heureuse solution des anciens différends qui la divisaient, encouragée par de nombreux présages de succès, se ralliera avec un nouvel enthousiasme et un redoublement d’énergie pour soutenir les principes et apporter le vole de l’État impérial aux candidats nationaux du parti démocratique ; Et attendu que le parti républicain assemblé à Chicago a choisi pour Président un homme dont la carrière politique est noircie des scandales et des suspicions de la corruption ; qui a été publiquement accusé d’avoir tripoté les élections et falsifié les résultats électoraux, et qui demeure muet en présence de ces funestes accusations, tandis, que les rapports d’un comité du Congrès, les journaux de son propre parti et les aveux qui lui ont été arrachés portent témoignage, contre lui ; attendu que le même parti a choisi pour vice-Président un faiseur politique, auquel un président républicain, à l’instigation d’un secrétaire républicain du Trésor, a retiré son emploi de collecteur du port de New-York pour des abus constatés dans l’exercice de ses fonctions ;

« Il est résolu que James A. Garfield et Chester A. Arthur sont déclarés impropres à occuper la présidence et la vice-présidence des États-Unis, qu’ils doivent être ignominieusement défaits, et que le parti qui a insulté le peuple américain en désignant de pareils hommes pour les fonctions les plus élevées du pays doit être et sera renversé ;

« Résolu que le moyen le plus sûr et le plus efficace de réformer le service civil du pays est d’élire des hommes honnêtes et capables aux postes de confiance et de responsabilité ; et que le parti qui a la prétention de réformer le service civil ayant nommé des hommes notoirement indignes de la présidence et de la vice-présidence, il est du devoir de tout bon citoyen qui désire que les affaires publiques soient honnêtement et convenablement administrées, de s’unir à nous pour châtier cette hypocrisie et élire Hancock et English ;

« Résolu que les États du Sud ayant accepté toutes les conditions qui leur ont été successivement imposées par les administrations républicaines, et s’étant soumis fidèlement à la Constitution et à tous ses amendements, les faiseurs républicains qui excitent les pires préjugés et les plus mauvaises passions de notre peuple en allumant de nouveau le feu détestable des luttes civiles, par le motif que ces États sont démocrates, — mettent en péril la prospérité et la paix du pays et se rendent coupables d’un crime contre l’Union, sauvée au prix de tant de sacrifices de sang et d’argent. Les intérêts de notre peuple tout entier, la sécurité de notre pays, sa prospérité et sa grandeur exigent que ce particularisme soit à jamais détruit et que la fraternité et le bon vouloir cimentent d’une manière impérissable l’union des États ;

« Résolu que dans les vingt années pendant lesquelles le parti républicain a été en possession du gouvernement fédéral, il a violé la lettre et l’esprit de la Constitution ; il a gaspillé l’argent du public pour alimenter des entreprises extravagantes et soudoyer la corruption ; il a fait cadeau des terres publiques à des corporations, encouragé les tripotages, les monopoles et les intérêts privés au détriment du peuple ; il a négligé le bien-être du peuple pour poursuivre des buts purement politiques et s’est servi du gouvernement comme s’il lui appartenait, marquant sa présidence et sa vice-présidence par une série de fraudes gigantesques à l’époque où il a été rejeté par le peuple. C’est pourquoi le maintien du parti républicain au pouvoir est dangereux pour les libertés du peuple : tous les intérêts du pays demandent un changement qui ramène le gouvernement aux principes de ses fondateurs, les illustres pères de la république ;

« Résolu que le crédit national et l’honneur national doivent être sauvegardés ; qu’une circulation saine échangeable en or et en argent doit être garantie et non point livrée à l’empirisme ; que les droits du travail et des classes laborieuses doivent être assidûment protégés ; que les grands intérêts matériels du pays doivent être le premier soin du gouvernement général ; que le tarif actuel, injuste et onéreux, doit être revisé dans l’intérêt de l’industrie et du commerce ; que les droits constitutionnels des États doivent être considérés comme sacrés ; que les élections doivent être laissées libres de toute intervention fédérale agissant soit au moyen de l’armée, soit au moyen d’une police de parti ; que la manipulation et la falsification des résultats électoraux sont des crimes et doivent être punis ; que tout citoyen doit être protégé dans l’exercice de ses privilèges et de ses droits d’Américain libre, et que l’arrestation sommaire de citoyens se rendant au scrutin pour voter en faveur du ticket démocratique est un outrage qui ne doit être toléré nulle part sur le sol américain ;

« Résolu que la démocratie de New-York se réjouit avec ses frères du Maine de la victoire qu’ils ont si bravement remportée, et envoie ses compliments et ses applaudissements à ses frères de l’Ohio et de l’Indiana qui sont sur la première ligne de la bataille. Le courage et la détermination de nos frères dans ces États d’avant-garde sont des gages assurés de la victoire. Soutenue, par ses principes que le temps a consacrés, inspirée par un patriotisme qui s’occupe du bien-être du pays tout entier, et conduite par l’héroïque Hancock, la démocratie se mettra à l’œuvre avec un courage et une fermeté de desseins qui lui assureront un glorieux triomphe. »

Malheureusement, les frères de l’Indiana et de l’Ohio ont fait faux bond. Le pilote qui montait à bord du Saint-Laurent le 17 nous apportait les journaux du 14 avec les résultats de vote et les fanfares de triomphe des républicains. « La démocratie, s’écriait le journal républicain de l’Indiana, vient d’avoir son Waterloo. Son armée est en pleine déroute, artillerie, infanterie et cavalerie. Une simple réduction de la majorité démocratique eût été une victoire pour les républicains ; au lieu de cela nous avons emporté l’État avec une majorité qui est absolument décisive pour l’élection de novembre. Nous avons obtenu un succès complet et écrasant. C’est le plus grand événement politique de notre génération. Avec la victoire républicaine de l’Ohio, il met hors de doute la nomination de Garfield et Arthur. C’est un fait immense, glorieux et gigantesque. C’est magique et merveilleux. C’est la revendication du gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple. C’est le triomphe le plus signalé que les institutions libres aient remporté dans ce siècle. Il mettra fin au « Solide Sud », à l’intolérance et à la proscription. Il attestera au monde que les droits de l’homme, l’égalité humaine et l’indépendance du suffrage ne sont pas de vaines formules ; il prouvera à l’univers que le peuple vit et que la conscience populaire n’est pas morte. » Ce langage laisse peut-être un peu à désirer du côté de la simplicité et de la modestie, mais il exprime la vérité de la situation : les élections de l’Indiana et de l’Ohio ont porté un coup mortel aux démocrates. A moins d’un miracle, ils ne s’en relèveront point. Un moment, — il y a trois jours de cela, — on a cru que le miracle allait s’opérer. Un journal démocrate a publié une lettre du général Garfield sur la question chinoise, dans laquelle le candidat du parti républicain déclarait que le traité avec la Chine devait être respecté, et la race mongolique admise librement sur le sol libre des États-Unis. Cette lettre abominable n’aurait pas manqué de retourner la Californie et d’assurer son vote aux démocrates. Mais la lettre était-elle authentique ? Un démocrate en renom, M. Abraham Hewitt, l’affirmait mercredi dernier au meeting de Chickering Hall. Deux jours s’écoulaient, et M. Garfield demeurait muet. Cependant l’imputation était trop grave pour être passée sous silence. M. Garfield vient de télégraphier au quartier général du Comité national républicain que la lettre est absolument fausse, en priant ses amis de mettre les détectives les plus habiles aux trousses du grossier coquin et du « rascal » qui l’a forgée. La Californie restera donc acquise aux républicains, et l’élection de Garfield et Arthur est plus que jamais certaine. Dans cet état de choses, la lutte électorale a beaucoup perdu de son intensité et de son intérêt. Il y a bien encore ça et là des processions et des meetings ; le général Grant se promène à New-York et à New-Jersey, en faisant de la propagande électorale (on prétend que les mêmes notabilités républicaines qui ont écarté sa candidature ont pris l’engagement-de le faire nommer en 1884) ; on voit dans Broadway, dans Union Square et ailleurs force transparents ornés des portraits illustrés des candidats rivaux : ici, c’est James A. Garfield, de l’Ohio, pour Président et Chester A. Arthur, de New-York, pour vice-Président, avec ces devises variées : Suffrage libre ; monnaie honnête ; réforme du service civil ; gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple ; la république sauvée par les républicains doit être maintenue par les républicains. Un peu plus loin, c’est Winfield S. Hancock, de la Pennsylvanie, pour Président, et William H. English, de l’Indiana, pour vice-Président ; — le nom du principal candidat ingénieusement encadré dans cette maxime : Le plus noble ouvrage de la divinité, — ici le portrait de Hancock, — est un honnête homme. Ces portraits illustrés à la manière des images d’Épinal ne donnent qu’une idée très approximative des originaux. En revanche, le Phrenological Journal, qui occupe un superbe local dans Broadway, a publié une analyse physique et mentale des plus complètes des candidats. Comme on va le voir, c’est M. Garfield qui l’emporte, phrénologiquement parlant.

« James A. Garfield est un homme d’une très forte constitution physique, avec de larges épaules, une poitrine profonde et un bon système nutritif qui sert à soutenir avec une ample vigueur son cerveau d’une grandeur peu commune. Sa tête, qui a 24 pouces de circonférence, semble être très longue du front à la nuque, et l’éloignement est extrême entre le centre de l’oreille et la racine du nez. Le derrière de la tête est développé, et le « groupe social », amplement indiqué ; mais ce qui est particulièrement remarquable, c’est la grande étendue de l’espace antérieur à l’ouverture des oreilles, notamment dans la partie inférieure du front, où sont localisés les organes de la perception intellectuelle, ceux qui rassemblent et retiennent la connaissance et mettent un homme en rapide sympathie avec le monde extérieur aussi bien qu’avec le monde des faits tels qu’ils sont développés dans la science et la littérature. Peut-être ne rencontrerait-on pas deux hommes sur cent mille, parmi la classe intelligente et instruite, qui voient autant que lui et se rendent compte au même degré des principes enveloppés dans ce qu’ils voient. Rien n’échappe à son attention : il se souvient des choses dans leurs éléments, leurs qualités et leurs particularités, telles que la forme, le calibre et la couleur. Il serait un excellent appréciateur de la dimension des choses et aussi de leur poids parle simple coup d’œil. Il a une disposition innée pour la science, spécialement pour la chimie et la philosophie naturelle. Sa mémoire, indiquée par la plénitude de la partie médiane du front, est-prodigieusement développée, et elle l’aide à retenir vivantes toutes les impressions qui valent la peine d’être retenues. »

Je passe sur le reste du portrait, — qui est, comme le front de l’original, un peu long, — et je me borne à reproduire quelques linéaments phrénologiques du général Hancock.

« Le portrait du général Hancock indique la prédominance du tempérament vital ; sa poitrine est large et profonde, son cou extraordinairement large, ses joues pleines et débordantes, — on dit qu’il pèse 230 livres ou davantage. Ses traits sont relativement petits, comme s’il avait hérité de la constitution mentale et physique de sa mère. Il a évidemment trop de chair pour jouir d’une parfaite santé, pour espérer une longue vie et aussi pour se trouver dans les meilleures conditions mentales de clarté et de vigueur. Son pouvoir digestif est tellement fort que tout ce qu’il mange se convertit en éléments nutritifs, et particulièrement en graisse ; ce qui ne contribue pas à augmenter la clarté de l’esprit, ni à allonger la vie... Il n’est pas fortement porté à la théorie, au sentiment, ou disposé à vivre dans le royaume de l’idéal. Il aime les bonnes choses de la table, et nous croyons que s’il voulait se contenter d’une demi-ration, au lieu de prendre des doubles rations, il vivrait plus longtemps ; en perdant une cinquantaine de livres de chair, il aurait aussi un esprit plus clair, et en général une plus grande force de caractère. »

Entre le Vitellius démocrate qui pèse cinquante -livres de trop, et son concurrent républicain à longue cervelle, qui pourrait hésiter ? Les électeurs n’hésiteront pas, et la prochaine élection ne sera pas seulement une victoire pour le parti républicain, ce sera aussi un triomphe pour la phrénologie. En attendant, la quasi-certitude du succès d’un côté, le sentiment de l’inutilité d’un nouvel effort de l’autre ont enlevé tout intérêt à là lutte. Les préoccupations du public commencent à prendre une autre direction. Les théâtres attirent plus de monde que les meetings. Il règne une grande excitation au sujet de l’arrivée prochaine de mademoiselle Sarah Bernhardt. On vend partout, dans les magasins, dans les hôtels, dans les gares de l’elevated railway sa photographie et sa biographie : « The true and authentic life of Sarah Bernhardt complete with portrait. 500 sold daily. » 500 vendues par jour. Cette biographie authentique, véridique et complète nous apprend notamment que l’illustre et ambulante artiste est engagée pour cent représentations à raison de 1 000 dollars par soirée, avec une part dans les bénéfices, tous ses frais et ceux de sa suite payés. Les amateurs s’arrêtent en masse devant cette annonce alléchante quoique décevante : Tickets for sale here for the first night of Sarah Bernhardt. — Décevante, dis-je, car tous les tickets pour cette bienheureuse first night qui fera époque dans les annales du théâtre de Booth ont été enlevés à la vapeur. Démocrates et républicains sont également en proie à la fièvre, et si l’élection présidentielle n’était pas imminente, je ne serais pas étonné de voir surgir une troisième candidature, spécialement patronnée par le Phrenological Journal, l’adversaire des candidats gras !


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