L’Irlande, le Canada, Jersey

L’Irlande

Lettres adressées au Journal des débats


par M. Gustave de Molinari.

Membre correspondant de l’Institut

X

Amélioration de la situation économique de l’Irlande. — Les médecins sociaux. — Leurs remèdes. — Le Home Rule. — Illusions sur son efficacité. — Comparaison entre les services locaux et les services généraux. — Les Workhouses. — La Constabulary. — Le Post-Office. — La suppression du Land-lordism. — Le Tenant right. — Les paysans propriétaires. — La vraie cause du mal et les vrais remèdes.

Londres, le 8 septembre 1880.


J’ai quitté Dublin il y a deux jours et je vais essayer de résumer les impressions que m’a laissées un séjour d’un mois dans les parties les plus pauvres et les plus agitées de l’Irlande. Malgré tout, la situation économique est en voie d’amélioration, et j’ajouterai que le progrès serait plus sensible encore si l’on se contentait de laisser faire la nature. Sans doute, l’Irlande est malade, elle est atteinte d’une des pires variétés du paupérisme, — le paupérisme agraire. Sur environ 580 000 tenanciers qui exploitent son sol, on en compte 330 000, représentant un million d’individus, — le cinquième de sa population, — qui ont à peine les moyens de vivre dans les meilleures années, et dont le misérable bilan se solderait par un déficit si on essayait de l’établir. Vienne une mauvaise année, ce million de pauvres est à deux doigts de la famine : les ressources de la Poor Tax et les allocations extraordinaires du bureau des travaux publics ne suffisent pas à les nourrir ; comme le disait M. Davitt, l’apôtre de la Land League, au meeting de Chicago, l’Irlande est obligée alors de tendre sa sébile aux âmes charitables du monde entier. Mais cette maladie sociale n’est point particulière à l’Irlande, quoiqu’elle y sévisse plus cruellement qu’ailleurs, et on peut se demander si, — au moins dans ces dernières années, — les médecins n’ont pas contribué à l’aggraver. Je veux parler des « médecins sociaux », une espèce qui était malheureusement inconnue à Molière et qui a, comme chacun sait, pour spécialité de guérir tous les maux de la société. S’ils ne portent point la robe longue et le bonnet pointu des médecins de Molière, ils ont avec eux cette ressemblance essentielle de croire religieusement à l’infaillibilité de leurs systèmes et à la vertu de leurs élixirs. Cette pauvre Irlande, avec ses plaies béantes qu’on l’accuse certainement à tort d’entretenir et d’afficher pour exciter la commisération publique, mais que l’usage invétéré des pansements au whisky pourrait bien avoir contribué à enflammer, — cette pauvre Irlande, dis-je, n’a pas manqué d’attirer les médecins, comme les têtes de mouton écorchées et verdissantes du quartier de Saint-Patrick attirent les mouches. De tous les points de l’horizon sont accourus des docteurs politiques, socialistes, philanthropes, révolutionnaires, parlementaires, se disputant avec acharnement le malade et s’efforçant d’essayer sur lui la vertu de leurs panacées. Je cherche en vain des remèdes sérieux dans ce codex bigarré ; les plus vantés ne sont pas seulement inapplicables et inefficaces, ils sont positivement nuisibles. Il faut ranger d’abord dans cette catégorie le HomeRule, soit qu’il s’agisse de la séparation complète de l’Irlande et de l’Angleterre, ou du rétablissement du Parlement irlandais avec un simple lien fédératif entre les deux pays. L’Angleterre n’est pas du tout disposée à revenir sur l’acte d’union, et sur ce point les radicaux les plus avancés sont parfaitement d’accord avec les tories les plus arriérés. Serait-il possible de l’y contraindre ? Beaucoup d’Irlandais, et non les moins intelligents, se bercent volontiers de cette espérance. — L’Angleterre, nous disait l’un d’entre eux, est à son déclin ; elle n’occupe plus que le second ou même le troisième rang parmi les puissances militaires, à une époque où la prépondérance politique appartient plus que jamais aux gros bataillons. Elle est hors d’état de soutenir une lutte avec l’Allemagne, et même avec la Russie. Où prendrait-elle des soldats ? L’Irlande lui fournissait autrefois la fleur de ses armées ; mais depuis que nos jeunes gens émigrent en Amérique plutôt que de s’enrôler sous le drapeau anglais, elle ne remplit plus ses cadres qu’avec des recrues de rebut ; encore ne réussit-elle qu’à grand’peine à les remplir. Sa domination dans l’Inde est précaire, et ses possessions du Canada et de l’Australie ne tarderont plus longtemps à se détacher d’elle. Que lui resterait-il alors de sa puissance ? Il y a un siècle, on aurait qualifié de rêve l’affranchissement de la Grèce et de la Bulgarie. Ce rêve est aujourd’hui une réalité. Pourquoi d’en serait-il pas ainsi du rêve du Home Rule ? Pourquoi ne réussirions-nous pas aussi bien que les Grecs et les Bulgares à secouer le joug de notre Turquie et à reconstituer la nationalité irlandaise ? — J’aurais bien pu soulever quelques objections et faire remarquer notamment à ce Home Ruler convaincu que le crédit anglais n’est pas encore descendu au niveau du crédit turc ; mais à quoi bon ? La passion n’est pas seulement aveugle, elle est sourde, et le Home Rule est avant tout une affaire de passion. En admettant même que l’Irlande réussît, grâce à je ne sais quel cataclysme politique, à recouvrer son indépendance, sa situation en deviendrait-elle meilleure ? Elle ne contribue aujourd’hui à la dépense commune que pour la modique somme de 6 781 000 liv. st. ; tandis que l’Angleterre et l’Écosse fournissent pour leur part 62 893 000 liv. st., autrement dit, elle est une charge pour ses deux associées. Si elle devenait indépendante, elle serait obligée de subvenir elle-même à tous ses frais de gouvernement intérieur et extérieur ; sa dépense serait au moins doublée, et il faudrait, par conséquent, doubler aussi ses charges. Serait-elle mieux gouvernée et administrée ? La gestion des services locaux laisse visiblement à désirer : j’ai été frappé de la mauvaise apparence du workhouse de Galway, et les journaux sont remplis de révélations peu édifiantes sur l’administration du workhouse de Belfast ; les villes sont mal pavées et malpropres, quoique les budgets municipaux aillent grossissant à vue d’œil tandis que les prisons et la Constabulary, qui dépendent du gouvernement central, sont des modèles de bonne organisation et de bonne tenue. Même observation pour le Post-Office, sauf pourtant à Dublin, où la poste occupe on somptueux palais à colonnade donnant sur Sakville street, dans lequel il n’y a pas de place pour le public. On le relègue, à la manière continentale, dans un long couloir dont la porte s’ouvre sur une rue latérale, et, chose plus grave, on ne paraît pas savoir ce que c’est que de faire suivre une lettre ; en revanche, dans les petites localités, et particulièrement dans celles où l’on a affaire à des employés du sexe féminin, on n’a qu’à se louer du Post-Office. Les consommateurs des services publics, qui forment la masse de la population, n’auraient donc rien à gagner à l’acquisition d’un gouvernement national. J’en dirai autant de cette élite intellectuelle qui a sa part dans le vaste débouché que l’empire britannique ouvre aux capacités de tous genres. En admettant que ces politiciens, journalistes, etc., gens éveillés mais terriblement remuants, vinssent à refluer sur le marché étroit de l’Irlande nationalisée, pourraient-ils y trouver, avec toute la facilité souhaitable, des positions à la hauteur de leur mérite, et leurs compétitions contribueraient-elles à consolider la paix publique ? « L’Irlande indépendante, me disait un Irlandais qui n’était pas un Home Ruler, serait bientôt déchirée par les partis. Avant dix ans nous aurions la guerre civile. Le Nord, où sont concentrés les capitaux et l’industrie, finirait certainement par battre le Midi, comme la chose s’est passée aux États-Unis ; les catholiques retomberaient sous le joug des protestants, et qui sait s’ils n’imploreraient pas le secours de l’Angleterre et le rétablissement de l’union pour se soustraire à ce joug détesté ? » Est-il nécessaire d’ajouter que cette agitation, organisée pour réaliser la plus chimérique des utopies politiques, détourne les esprits du progrès possible, effraye les capitaux et oblige l’Angleterre à renforcer, ses garnisons ? Voilà, sans parler des Coercion bills ou des Peace preservation acts, les bienfaits du Home Rule !

Si les attentats agraires continuaient à se multiplier, le gouvernement ne serait-il pas inévitablement amené à proposer quelque Coercion bill qui mettrait fin à l’agitation de la Land League ? Mais, en supposant que cette agitation se continue sans entraves et qu’elle réussisse même à empêcher les évictions avec le paiement des rentes, arriérées ou non, la situation des tenanciers en sera-t-elle améliorée ? Il y a deux sortes de tenanciers : ceux qui possèdent une tenure d’une étendue suffisante et qui l’exploitent avec intelligence et économie, et ceux qui cultivent, avec les procédés de l’agriculture des Pharaons, de méchants lopins de terre dont la maigre récolte leur permet à peine de joindre les deux bouts dans les meilleures années. Les premiers payent facilement leur rente ; et d’ailleurs, les propriétaires refusent rarement de leur accorder des délais dans les mauvaises années, car les bons tenanciers n’affluent pas précisément sur le marché, et quand on les a, on les garde. J’ajoute que le taux général des rentes est modéré ; autant que j’ai pu en juger, il est, à qualité égale de terrain, de moitié plus bas que celui des terres des Flandres. Les petits tenanciers, au contraire, seraient misérables quand même on leur donnerait la terre gratis, et la rente n’est pas la plus lourde de leur charges, en laissant même de côté la consommation du whisky. Ils sont pour la plupart chargés de dettes que leur misère et leur imprévoyance ont laissées s’accumuler ; si le propriétaire se désistait de sa créance, ce renoncement magnanime n’aurait, selon toute apparence, d’autre résultat que de permettre au tenancier de le remplacer par quelque autre créancier, en augmentant temporairement son crédit. « J’ai expulsé un tenancier le mois passé, écrit un agronome irlandais au Macmillan Magazine, et, pendant les quinze jours qui se sont écoulés entre la sommation et l’exécution, il n’y a pas eu moins de cinq ou six décrets de saisie à sa charge, et il devait en venir d’autres. L’occupation d’une ferme par un tenancier ruiné est une perte pour tout le monde, à commencer par lui-même. » Enfin, comment veut-on que les capitaux se portent vers l’agriculture s’il n’est plus permis de tirer un loyer de sa terre sous peine de passer pour un voleur et d’être traité comme tel par la justice du peuple ? Dira-t-on que les tenanciers se chargeront de l’amélioration du sol ? Mais jusqu’à présent ils n’ont guère travaillé qu’à l’épuiser. « Les avocats du tenant right, dit le collaborateur du Macmillan Magazine, prétendent que les tenanciers ont droit à une compensation pour avoir amélioré le sol en le tirant de l’état de nature. La vérité est qu’ils ont enlevé du sol tout ce que la nature y avait mis de bon et qu’ils l’ont laissé à l’état de caput mortuum. La plupart des améliorations ont été faites aux frais des propriétaires. J’ai drainé pour ma part plus de terres que tous les tenanciers réunis à vingt milles à la ronde. Si je disais que j’en ai drainé deux fois plus, je serais encore loin de la vérité. Et cependant mes tenanciers sont en avance sur ceux des propriétés voisines, au point de vue de la richesse et des bonnes pratiques agricoles. A l’époque de la promulgation du Land Act, j’’ai fait une enquête à ce sujet et je me suis assuré que toutes les améliorations exécutées par les tenanciers de père en fils ne s’élevaient pas au montant d’une année et demie du revenu du domaine. En admettant que les propriétaires (qui possèdent plus de capitaux et de crédit que les tenanciers) fussent jetés par-dessus le bord, croit-on que l’agriculture s’en porterait mieux ? Il faut ne pas connaître les tenanciers irlandais pour le prétendre. Le fait est que le sol aura besoin de tout le capital disponible des propriétaires et des tenanciers pendant deux ou trois générations pour être remis en bon état. » Enfin, « l’éviction » des propriétaires enlèverait à l’Irlande non seulement la meilleure part de ses capitaux, mais encore le dessus du panier de sa civilisation. Sans doute, cette éviction n’est pas à craindre aussi longtemps que subsistera l’acte d’union ; à part quelques cerveaux entièrement brûlés, les promoteurs de l’agitation agraire ne se font aucune illusion à cet égard ; en attendant, le capital se détourne d’un pays où le célèbre aphorisme « la propriété c’est le vol » est devenu un lieu commun dans la bouche des agitateurs ; or moins il y a de capital dans un pays, plus s’élève sa part dans les résultats de la production et plus s’abaisse celle du travail. Ah ! si les Irlandais savaient un peu d’économie politique !

Mais l’économie, politique n’est encore nulle part une science populaire, car il est bien connu partout que les économistes sont « vendus au capital », et voilà pourquoi on croit religieusement en Irlande à l’efficacité des panacées politiques, socialistes ou philanthropiques pour guérir les maux de la société, comme on croit à la vertu des puits sacrés pour guérir les maladies du corps.

Arrivons à la seconde de ces panacées : le tenant right d’Ulster. C’est une coutume qui s’est établie dans le nord de l’Irlande à une époque où les rentes étaient très inexactement payées. Les propriétaires ont autorisé alors les tenanciers à céder leurs baux, à la condition de leur rembourser les arrérages en retard sur le prix de la cession. La situation des tenanciers en est-elle devenue meilleure ? Au lieu de payer une rente, ils en payent deux : celle du propriétaire et celle qui est représentée par l’intérêt de la somme payée au cédant. En outre, l’obligation de fournir cette somme, souvent considérable, et toujours d’autant plus élevée que le propriétaire se contente d’une rente plus modérée, prive le tenancier cessionnaire, à son entrée, du capital nécessaire à la bonne exploitation de la ferme. En vertu du sophisme : Post hoc, ergo propter hoc, on n’a pas manqué d’attribuer à la coutume d’Ulster la prospérité du nord de l’Irlande, sans se demander si l’émigration de l’industrie et des capitaux de l’Angleterre et de l’Écosse, qui a fait de Belfast un second Glascow, n’y est pas aussi pour quelque chose. La coutume d’Ulster est en vigueur dans le Donegal, et elle n’empêche pas cette extrémité pittoresque du Nord-Ouest d’être une des régions les plus misérables de l’Irlande.

Vient enfin la panacée par excellence, celle que les radicaux socialistes et les libéraux philanthropes s’accordent à préconiser, je veux parler de la transformation des tenanciers de tous calibres en paysans propriétaires, par une opération analogue à celle qui a eu lieu en Russie lors de l’émancipation des serfs. Le gouvernement achèterait les terres à un prix équitable et il en transférerait la propriété aux tenanciers, à charge par eux de lui payer pendant trente-cinq ans l’intérêt et l’amortissement de la somme avancée. Grâce au crédit exceptionnel dont jouit le gouvernement anglais, — quoiqu’on lui prédise à bref délai le sort de son confrère turc, — l’augmentation de la redevance annuelle du tenancier serait insignifiante et tous ses maux seraient infailliblement guéris du moment où on l’aurait immergé dans le puits sacré de la propriété. Les exemples ne manquent pas à l’appui ; on se plaît à citer celui des paysans propriétaires de la France et de la Belgique. Seulement, on néglige d’ajouter que la petite propriété s’est créée en France et en Belgique par le travail des siècles, et que les paysans ont commencé par acquérir les qualités d’ordre et d’économie indispensables à la bonne gestion de la propriété avant de devenir propriétaires. Ils ont travaillé et épargné sou par sou le capital qu’ils ont employé à l’acquisition, et plus tard à l’agrandissement de leur petit domaine. On ne demande rien de pareil aux tenanciers irlandais, on supprime en leur faveur l’apprentissage de la propriété, en se contentant de remplacer pendant trente-cinq ans, — plus ou moins, — le landlord par le gouvernement. Je sais bien qu’on en a fait autant en Russie, mais il n’est pas démontré que la popularité du gouvernement en ait été accrue, et encore moins le bien-être du paysan, qui ploie aujourd’hui sous le fardeau de l’impôt augmenté du poids de la redevance du rachat. Il convient de remarquer aussi que le czar était considéré et adoré comme un père par le paysan russe, tandis que le paysan irlandais n’éprouve aucun sentiment filial pour le gouvernement de la reine. Il lui arrive parfois de détester son landlord, quoique ce sentiment soit loin d’être général ; — que sera-ce quand le landlord sera le gouvernement anglais, l’exploiteur de l’Irlande et le « massacreur » des braves Afghans ? N’oublions pas non plus que ce nouveau landlord sera obligé d’exiger régulièrement la redevance, sans accorder aucun rabais, comme le font d’habitude les propriétaires dans les mauvaises années, et jugez si la situation de ce créancier officiel sera commode ! Mais le pire résultat de cette combinaison artificielle serait de consolider en Irlande le paupérisme agraire. On ne saurait mieux comparer la situation actuelle des petits tenanciers irlandais qu’à celle des fileurs et des tisserands à la main, à l’époque de l’introduction des métiers mécaniques. Le petit atelier agricole, qui était considéré non sans raison comme le mieux adapté à l’ancien outillage, est en train de passer à l’état de vieille machine depuis que l’agriculture se fait manufacture, et ce sera tant pis pour ceux qui essayeront de s’y cramponner ; ils périront dans la lutte, comme ont péri les tisserands à la main, qui ont entrepris contre le tissage à la mécanique une lutte impossible, comme auraient péri les entrepreneurs de diligences s’ils s’étaient obstinés à faire concurrence aux chemins de fer. Eh bien ! croit-on qu’un gouvernement qui aurait proposé aux tisserands à la main de les rendre propriétaires de leurs vieux métiers les eût tirés d’embarras ? N’aurait-il pas, au contraire, aggravé leur situation en les encourageant ou même en les contraignant, jusqu’à l’acquittement de leur dette, à conserver un matériel de rebut ? Les petites fermes, où la terre est cultivée à la mode d’autrefois, c’est le matériel de rebut de l’agriculture, et les philanthropes qui veulent y river les petits tenanciers en leur offrant l’appât de la propriété ne prennent-ils pas précisément le contre-pied du progrès ? Il convient de remarquer que cette panacée en retard n’a aucunement séduit jusqu’à présent les tenanciers irlandais : on avait inséré dans le Land Act de 1870 des clauses spéciales dites clauses de Bright pour faciliter l’acquisition des terres par les tenanciers ; le gouvernement se chargeait de leur avancer les deux tiers du prix d’acquisition. Ces facilités extraordinaires sont demeurées presque sans effet : en dix ans, les acquisitions réalisées grâce aux clauses de Bright n’ont pas dépassé 45 000 acres.

Mais, dira-t-on, — et me disaient les propriétaires eux-mêmes, — il faut pourtant bien faire quelque chose ! A quoi serviraient les médecins s’ils ne prescrivaient point de remèdes ? Qu’il faille faire quelque chose, c’est possible, mais tous les remèdes ne sont pas également bons à prescrire. Avant tout, il faut étudier, sans parti pris, sans se laisser aveugler par un système préconçu, la situation du malade, rechercher les causes de son mal et se garder surtout de contrarier la vis medicatrix naturæ. La cause du mal économique dont souffre l’Irlande, — et ce mal est la racine de tous les autres, — c’est l’existence de 2 à 300 000 tenanciers représentant un million d’individus qui exploitent « un matériel de rebut » et que la moindre intempérie met à deux doigts de la famine. Or, si l’on se donne la peine de jeter un coup d’œil sur la statistique agraire de l’Irlande, on s’aperçoit que ce mal, la nature travaille d’elle-même à le guérir, et qu’il suffirait de ne point la contrarier pour qu’avant un quart de siècle les petites tenures eussent disparu de l’Irlande. En 1841, il existait 310 436 fermes de 1 à 5 acres et 252 799 de 5 à 15. En 1878, il n’y avait plus que 66 359 des premières et 163 062 des secondes. En revanche, le nombre des fermes de 15 à 30 acres avait monté, dans le même intervalle, de 79 342 à 137 493, et, au-dessus de 30 acres, de 48 625 à 161 264. Ce progrès tend naturellement à se ralentir depuis que le Land Act a établi un système spécial de protection en faveur des petites tenures. Il se continue malgré tout, et il finira en dépit des médecins, par guérir l’Irlande de la plaie des tenures paupérisées. — Cependant, que deviennent les petits tenanciers ? Les uns émigrent en Amérique, les autres deviennent de simples ouvriers agricoles. « Mes meilleurs ouvriers, dit l’auteur de l’article du Macmillan Magazine, sont d’anciens tenanciers, et ils mettent leur amour-propre à aller à la messe mieux habillés que les petits tenanciers du voisinage. Il n’est pas douteux qu’ils mènent une existence plus confortable... Depuis trente ans les jeunes gens et les femmes ont pu avoir autant de travail qu’ils en ont voulu, avec de bons salaires. Des milliers et des dizaines de milliers ont pris ce parti, et la situation de ces simples ouvriers agricoles est à tous égards préférable à celle des petits tenanciers. » Il suffit, comme on voit, de laisser faire la nature pour déterminer une évolution que la force des choses commande. La seule manière utile de l’aider, ce serait d’éclairer le marché du travail en Irlande et en Amérique, et de faire au personnel que la suppression graduelle des petites tenures laisse d’une manière momentanée sans emploi et sans ressources, les avances nécessaires pour se déplacer on pour émigrer. Le gouvernement canadien s’est montré disposé à favoriser ce système en assurant, par des dispositions spéciales, le recouvrement des avances 1. Que la Land League se transforme en une simple agence déplacement et d’émigration pour les petits tenanciers que le progrès « évicte », comme il a évincé les tisserands à la main, et cette transformation indispensable s’accomplira avec un minimum de souffrances.

Malheureusement ce rôle modeste qui consiste à aider l’action de la nature et le plus souvent à la « laisser faire » ne suffit pas aux docteurs politiques, socialistes et autres auxquels les Irlandais ont accordé de préférence leur clientèle, séduits par la beauté de leurs promesses et le fracas de leurs annonces. C’est pourquoi ma conclusion dernière est que l’Irlande ne souffre pas seulement de ses maladies, elle souffre encore de ses médecins.


Fin de l’Irlande.



Note

1. Voici ce qu’on lit ce sujet dans une circulaire récente du gouvernement canadien :

« Le gouvernement avait obtenu il y a quelques années un acte destiné à encourager l’émigration, par lequel il était statué que toute personne qui aurait fait des avances d’argent pour payer le passage des émigrants et faciliter leur établissement en leur fournissant de quoi se bâtir une habitation, ainsi que le matériel de ferme et les semences jusqu’à la prochaine récolte, pourrait obtenir une garantie de ses avances jusqu’à concurrence de 200 dollars, moyennant un intérêt de 6 %. Cet acte demeura alors sans effet, et on y renonça ; mais aujourd’hui les propositions de venir en aide aux émigrants au moyen de sécurités de ce genre étant accueillies avec une faveur générale en Angleterre, le gouvernement canadien se propose de renouveler l’acte précité et d’en étendre les dispositions de manière à assurer le remboursement de toutes les avances faites aux émigrants. »


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