L’Irlande, le Canada, Jersey

L’Irlande

Lettres adressées au Journal des débats


par M. Gustave de Molinari.

Membre correspondant de l’Institut

IX

De Kenmare à Glengariff. — Statistique des habitations irlandaises. — Les mendiants du Kerry. — La baie de Bantry. — Cork. — Le « passage ». — Queenstown. — La statue du P. Mathieu et le Teetotalism. — Portarlington. —La ville et le château. — La révocation de l’édit de Nantes. — Grands et petits propriétaires. — Retour à Dublin. — La presse irlandaise. — L’Irish Times. — Le Freeman. — L’Irish World. — Discours de M. Michel Davitt à Chicago. — Les caricatures.

Dublin, le 6 septembre 1880.


Après avoir visité la poétique région des lacs de Killarney, les touristes vont d’habitude a Cork en côtoyant les jolies baies de Kenmare et de Bantry, et en s’arrêtant à Glengariff, une des stations les plus agréables de la cote méridionale de l’Irlande, j’ai suivi cet itinéraire pittoresque en quittant le domaine bien administré et en voie d’amélioration du marquis de L..., sur la baie de Kenmare ; mais c’est en Irlande surtout qu’on peut dire : Tant vaut l’homme, tant vaut la terre ! tant vaut le propriétaire, tant vaut le domaine ! Je retrouve sur la route de Bantry à Glengariff les horribles cabines et les légions de petite mendiants du Connemara ; les cabines sont en pierres brutes, et l’on n’aperçoit aucune trace de mortier ; elles n’ont pour la plupart qu’une pièce, et quelques-unes sont absolument dépourvues de fenêtres. Permettez-moi, à ce propos, de faire un peu de statistique. Le Bureau de recensement a partagé, à dater de 1841, les habitations en quatre classes. La dernière comprend les cabines qui n’ont qu’une pièce, avec une ou deux fenêtres au plus ; la troisième contient les cabines qui possèdent de deux à quatre pièces avec autant de fenêtres ; la seconde, les bonnes maisons de fermes ou les cottages, de cinq à neuf pièces, en un mot les habitations dignes de l’homme civilisé ; la première, les maisons confortables. L’importance de chacune de ces catégories a singulièrement varié depuis 1841, et, je suis charmé de le dire, dans le-sens du progrès. En 1841, on comptait en Irlande 1 328 839 habitations, dont 40 080 appartenant à la première classe, 264 184 à la deuxième, 533 297 à la troisième, et 491 278 à la quatrième. En 1871, époque du dernier recensement, on n’en comptait plus que 961 380, c’est-à-dire 367 000 de moins, car la famine et l’émigration avaient fait leur œuvre dans l’intervalle ; mais 60 919 appartenaient à la première classe, 387 660 à la deuxième, 357 126 à la troisième, et 155 675 seulement à la quatrième. L’augmentation avait été sensible sur les deux premières classes, et la diminution était plus marquée encore sur les deux autres. Que ce progrès se poursuive, —et il se poursuivra de lui-même si les nationalistes, les land leaguers et les philanthropes veulent bien le permettre, —et avant un demi-siècle l’Irlande sera débarrassée ou à peu près de ses odieuses cabines. En attendant, le comté de Kerry en conserve sa bonne part, et cela me gâte le paysage. Les petits mendiants sont plus insupportables encore que leurs collègues du Connemara : ceux-ci se contentent d’apitoyer les voyageurs en déployant la vigueur extraordinaire de leurs jarrets ; moins robustes ou moins persévérants, ceux-là se rattrapent du côté de la loquacité. Cependant les touristes ne se laissent guère attendrir : on a beau leur crier avec les intonations les plus lamentables : Money phase, sir? — De la monnaie, s’il vous plaît, monsieur ! ils ne mettent point la main à la poche. En voici un qui brandit son parapluie d’un geste exaspéré contre un boy plus criard que les autres. Le parapluie tombe, et le boy sans rancune le rapporte à son propriétaire. Cet acte de grandeur d’âme ne valait-il pas bien un penny ? — Glengariff est une succursale fleurie de Killarney, au pied d’un amphithéâtre de montagnes, sur la magnifique baie de Bantry, où la flotte portant le corps expéditionnaire de Hoche fit une courte apparition en 1796. Cette tentative d’invasion échoua à la suite d’une tempête qui dispersa la flotte, et la baie de Bantry n’est plus envahie aujourd’hui que par les touristes anglais ou américains. En revanche, les touristes français y sont totalement inconnus, quoique la baie de Bantry ne soit guère qu’à vingt-quatre heures de navigation du Havre. Qui sait si un entrepreneur intelligent ne ferait pas une bonne affaire en organisant à leur intention une nouvelle expédition d’Irlande ?

De Glengariff on va à Cork, moitié en char à bancs, moitié en chemin de fer. A mesure qu’on approche de Cork, les montagnes s’abaissent, et, sur les collines vertes où les haies remplacent les tristes murs de pierre, paissent des short horns qui fournissent d’excellent beurre. Cork est le troisième port de l’Irlande ; les gros navires s’arrêtent à Queenstown, où l’on va en une heure par le « passage ». Ce « passage » est un prolongement de la baie de Cork, la plus vaste et la plus sûre de l’Irlande ; il est entouré de collines boisées, toutes couvertes d’habitations confortables. C’est un petit Bosphore, moins les moucharabiehs et les hanouns voilées. Les hanouns massives sont remplacées par de fringantes misses aux yeux bleus et aux cheveux noirs, et le touriste ne perd pas au change. Une bande de musiciens ambulants égaye de son mieux la traversée, on jette un coup d’œil sur la petite ville de Queenstown étagée aux bords de la baie, on revient à Cork par un des deux chemins de fer qui côtoient le passage, et on s’arrête dans Saint-Patrick Street, devant la statue du Père Mathieu, l’apôtre de la tempérance. C’est justement l’endroit où, par une fâcheuse épigramme du hasard, les débits de whisky sont les plus nombreux et les mieux achalandés. Cet excellent Père Mathieu avait, en son temps, converti au Teetotalism une multitude d’ivrognes : la consommation des spiritueux avait baissé de plus de moitié sous l’influence de sa prédication éloquente et peut-être aussi de la misère croissante des consommateurs : de douze millions de gallons en 1836, elle était tombée à 5 millions en 1842 ; mais le Père Mathieu est mort, la misère a diminué à la suite du terrible drainage de la famine et de l’émigration ; les ivrognes ont oublié leurs serments, et le niveau de la consommation du whisky a monté peu à peu, surtout dans les dernières années : en 1877, elle avait atteint 6 381 000 gallons, quoique la population eût diminué de 3 millions depuis 1847. On boit donc, proportion gardée, à peu près autant qu’autrefois, et le besoin d’un Père Mathieu se fait de nouveau sentir. Notez que le droit sur le whisky a quadruplé depuis 1842 ; il était alors de 2 shillings 8 deniers par gallon, il est aujourd’hui de 10 sh., et, en évaluant au double du droit le whisky consommé, on trouve qu’il suffirait pour payer la moitié de la somme totale des rentes (13 millions sterling environ). Il dépend, vous le voyez, des tenanciers d’alléger sensiblement leurs charges ; ils n’ont qu’à reprendre un abonnement au Teetotalism, mais ils préfèrent ne pas payer leurs rentes. Je reviens à Cork. C’est une ville de 80 000 ânes, bâtie moitié dans la vallée, moitié sur la colline, avec trois rues larges comme des boulevards, auxquelles aboutit une multitude de ruelles, le tout pavé et balayé à l’américaine. Cependant, les corporations municipales sont composées de purs Irlandais. Il faut bien le dire, la manière dont les villes sont administrées par ces Parlements locaux ne donne pas une idée pleinement rassurante de ce que deviendraient l’administration et les finances du pays sous la haute direction d’un Parlement national. La population de Cork a des allures toutes méridionales ; elle appartient à l’opposition la plus avancée, et elle a pour député le chef de la Land League, M. Parnell. C’est le Marseille de l’Irlande. La politique n’y fait pas tort aux plaisirs : les directeurs des théâtres s’y enrichissent, et en ce moment, malgré une température sénégalienne, la foule afflue à l’Opéra House, attirée par l’annonce du « celebrated, facinating and popular Comic Opéra, les Cloches de Corneville ». Je résiste, non sans regret, à cette annonce fascinatrice, et je reprends la route de Dublin, avec arrêt à Portarlington dans le Queens county. Portarlington est une jolie ville de 3 000 âmes, dont la révocation de l’Édit de Nantes a fait la fortune. Des familles huguenotes, les Deschamps, les Du Petit-Bosc, les Thibaudeau, s’y sont établies, et elles ont prospéré en contribuant à enrichir leur patrie d’adoption. A la fin du siècle dernier, le service religieux se faisait encore en langue française. Aujourd’hui, on ne parle plus que l’anglais, et les souvenirs de la mère patrie vont s’affaiblissant, s’ils n’ont pas entièrement disparu. Ces souvenirs éteints, cette langue oubliée, ces noms démarqués par une prononciation étrangère ne nous crient-ils pas avec l’éloquence des choses : Soyez tolérants, et surtout ne chassez personne ! — Le domaine de Portarlington, la ville comprise, a une superficie d’environ 15 000 acres (6 000 hectares). Le château a été rebâti en 1795 sur le plan du palais de Versailles : c’est un musée où les tableaux de .batailles sont remplacés avec avantage par des Holbein, des Van Dyck, des Titien, des Gérard Dow, sans compter les petits maîtres du dix-huitième siècle et toute une galerie de portraits de famille peinte par Angelica Kauffmann ; le parc, où les cerfs paissent de compagnie avec les moutons, ne contient pas moins de 2 000 acres (800 hectares) enclos de mars. On y trouve un lac, des bois, des prairies, des jardins, des serres longues de 1 kilomètre ; mais ici du moins l’étalage fastueux de la richesse du propriétaire n’est point gâté par le contraste de la misère des tenanciers. Peu ou point de cabines. De jolis cottages à l’anglaise, enguirlandés de vignes vierges, des jardinets remplis de fleurs, au lieu de fumier. Est-ce bien encore l’Irlande ? A quoi tient cette différence d’aspect et de mœurs ? Elle tient en partie à la révocation de l’Édit de Nantes et au mélange des races, en partie aussi et peut-être davantage à la suppression des petites fermes : chaque tenancier possède au moins 25 ou 30 acres ; il élève du bétail et paye aisément sa rente. Les simples ouvriers agricoles gagnent de bons salaires, et leur condition est fort supérieure à celle des misérables petits tenanciers de l’Ouest. Ajoutons que les anciens propriétaires, tels que le landlord de Portarlington, s’abstiennent généralement d’exiger toute la rente naturelle du sol, la rack-rent, comme on dit ici. Les nouveaux propriétaires, qui ont acheté des domaines surchargés d’hypothèques, en vertu de la loi des Encumbered Estates, se montrent plus exigeants, et cette loi, destinée à augmenter le nombre des propriétaires, a commencé par aggraver la situation des tenanciers. Un membre de la Société des Amis, M. Tuke, citait dernièrement un exemple saisissant des effets désastreux de l’avènement de cette nouvelle couche de propriétaires. « La terre que j’ai visitée, disait-il, avait été mise en vente avec beaucoup d’autres domaines de médiocre étendue par la Cour des Encumbered Estates, et elle avait été achetée il y a quelques années par un simple spéculateur. Celui-ci envoya, sur les lieux un estimateur chargé de l’évaluer et d’en porter le revenu au taux le plus élevé possible. A la suite de cette estimation, les rentes ont été exhaussées de 50 à 80 %. Ceci a été fait sans aucun égard pour les améliorations dont les tenanciers avaient pris l’initiative et supporté les frais. La terre a été ensuite retendue avec un gros profit, les tenanciers chargés d’une lourde rente sont devenus de plus en plus pauvres, et la calamité de cette année les a réduits aux dernières extrémités de la misère. Ils n’ont pas payé leurs rentes et sont menacés d’éviction. J’ai obtenu quelques renseignements sur l’évaluation officielle, faite par les commissaires de la taxe des pauvres, du revenu de trente-cinq de ces petites fermes et sur le montant des rentes exigées par le nouveau propriétaire. L’évaluation n’était en totalité que de 168 liv. st. 12 sh., tandis que le montant des rentes exigées s’élevait à 268 liv. st. 18 sh. » Cela ne veut pas dire sans doute qu’il faille maintenir quand même l’ancien régime de la propriété ; mais cela ne prouve pas non plus qu’il suffise de changer les propriétaires pour améliorer la condition des tenanciers.

De retour à Dublin, j’emploie ma matinée à compléter ma collection de journaux, brochures et documents statistiques. La presse irlandaise ne paraît pas se ressentir de la misère du pays : les journaux sont nombreux, et ils ne le cèdent à leurs confrères anglais ni pour le format ni sous le rapport de la rédaction et de la variété des informations. L’Irish Times, organe des libéraux, et le Freeman, organe des radicaux plus ou moins modérés, sont les plus répandus, et ils se vendent au prix modeste de 1 penny. A côté de la presse quotidienne, les feuilles hebdomadaires, illustrées pour la plupart d’une caricature politique, jouent un rôle considérable. Je me bornerai à citer les principales et à donner quelques échantillons de l’esprit dans lequel elles sont rédigées. La plus radicale, c’est l’Irish World, qui se publie à New-York et qui est l’organe accrédité des nationalistes révolutionnaires. Le dernier numéro contient un compte rendu, qui vaut la peine d’être cité, de la réception enthousiaste faite par les patriotes de Chicago à M. Davitt, ancien fenian devenu un des promoteurs et des organisateurs les plus actifs de la Land League. M. Davitt excelle particulièrement à faire manœuvrer les chiffres.

« Le montant total des rentes, dit-il, ne s’élevait pas en Irlande, il y a un siècle, à plus de 10 millions de dollars ; il est maintenant de 70 à 80 millions. Cet énorme accroissement a été le fruit des sueurs du peuple irlandais. Les landlords ont volé à l’Irlande quelque chose comme 3 milliards 500 millions de dollars. Ce fait seul ne devrait-il pas lui valoir les sympathies du monde entier ? Mais il y a eu, de plus, la famine. Nous avons été obligés de présenter notre sébile à toutes les âmes charitables du globe ; mais je suis charmé de pouvoir dire que cela n’arrivera plus. Nous avons résolu de nous attaquer à la cause du mal. (Applaudissements.) Aucune demi-mesure émanée de la Chambre des communes ne pourra plus à l’avenir, satisfaire le peuple irlandais. (Nouveaux applaudissements.) Nous avons déclaré que le sol d’un pays appartient à ses habitants, et que si le peuple irlandais tolérait patiemment qu’on lui enlevât sa légitime, il ne serait plus qu’un méprisable ramassis de poltrons (acclamations) ; mais le peuple irlandais est bien décidé à en finir avec la classe qui l’a volé et dégradé. Il ne se contentera plus maintenant de vaines paroles. Avant la fin du 1881, plus de 300 000 hommes seront organisés comme un pouvoir protecteur entre les tenanciers et leurs landlords. (Tonnerre d’applaudissements.) Un des articles du programme de la Ligue défend à tout Irlandais d’acheter ou d’occuper une ferme dont un tenancier aurait été dépossédé. Quel que soit le nombre des évictions qui auront lieu, d’ici à Noël, les fermes cesseront d’être occupées, et le peuple se retournera du côté des landlords pour leur demander où en sont leurs revenus. (Nouveaux applaudissements.) Cependant, ajoute l’orateur, nous ne faisons pas appel à la force brutale. L’Irlande n’a pas les moyens de recourir aux armes ; ce serait commettre une erreur que de l’engager dans une lutte prématurée, et s’exposer à mettre contre soi le bon sens du peuple américain... Cela ne veut pas dire que la Land League soit opposée à la cause de l’indépendance de l’Irlande ; mais elle veut d’abord émanciper socialement le peuple en le débarrassant des liens qui entravent l’action de son cerveau et de ses muscles. Quand cela sera fait, le cerveau et les muscles du peuple irlandais sauront bien frayer un chemin à la liberté irlandaise. (Tonnerre d’applaudissements.) L’orateur sera de retour en Irlande vers le 1er novembre. Les dix mois qui vont suivre seront, selon toute apparence, une période d’agitation intense. Aujourd’hui les hommes de presque tous les comtés de l’Irlande tiennent des meetings, et ils s’accordent pour résumer leurs volontés dans une résolution unique : — la résolution de garder leur récolte, et de ne point la livrer aux landlords en paiement des rentes arriérées. (Tonnerre d’applaudissements.) La récolte a été donnée à l’Irlande par le Dieu tout-puissant et par le peuple charitable d’Amérique et d’Australie, et elle ne doit pas lui être enlevée. Lorsque l’échéance arrivera, les landlords feront appel au gouvernement anglais, ils lui demanderont des soldats et des baïonnettes pour exterminer le peuple irlandais. (Grognements. — Cris : Qu’ils aillent au fond de l’enfer !) Mais l’Irlande dira aux landlords irlandais : « Messieurs, cette récolte n’est pas à vous, et nous la garderons malgré vous. » (Acclamations.) Le monde apprendra alors que le droit du peuple à vivre sur son sol natal est un droit infiniment supérieur au pouvoir des landlords ; que si le peuple irlandais donnait sa récolte à ceux qui ne l’ont point faite et qui n’ont pas donné un cent pour la produire, il méritait d’être qualifié de nation de couards. Alors, poursuit l’orateur, s’il s’avisait d’implorer encore votre secours pour le sauver de la famine, boutonnez vos poches et n’envoyez pas un cent de l’autre côté de l’Atlantique. (Applaudissements.) Mais le peuple irlandais ne se courbera pas sous la verge de l’oppresseur, et, s’il réclame encore l’aide et la protection du peuple américain pendant l’hiver qui va venir, ce sera pour empêcher les tenanciers expulsés d’être enfermés dans les workhouses ou obligés de quitter le sol irlandais comme l’ont fait un si grand nombre de ceux qui m’écoutent. — L’orateur descend de la tribune au bruit des hourras enthousiastes de l’auditoire. »

Ces hourras transatlantiques ont naturellement leur écho en Irlande. Cependant, l’Irish World est peu répandu. Je n’ai pu me le procurer qu’à Dublin. En revanche, the Nation, qui parait à Dublin même, se vend partout, et elle vaut bien l’Irish World. Elle ne cache pas ses sympathies pour les braves Afghans, et elle se réjouissait naguère ouvertement de la défaite qu’ils avaient infligée aux envahisseurs anglais.

« Nous apprenons, disait-elle, — et cette nouvelle ne manquera pas de réjouir tout cœur honnête, — qu’une des défaites les plus signalées qu’aient jamais subies les troupes britanniques vient de leur, être infligée par le vaillant et habile Eyoub Khan, à Kushki Nakud. L’affaire a été une des plus brillantes dans lesquelles une armée indienne ait combattu. Les premières nouvelles annonçaient qu’Eyoub avait fait tomber les Anglais dans une embuscade. Certes, c’eût été de sa part un acte parfaitement légitime ; mais, en fait, il ne s’est rien passé de pareil. Eyoub Khan a livré une bataille à ciel ouvert et il l’a gagnée grâce à la supériorité de sa tactique et de son génie militaire. Les détails que nous recevons maintenant attestent que son armée était admirablement conduite et que son artillerie était servie dans le meilleur style. Il possédait une certaine supériorité sur les Anglais au point de vue du nombre ; ils avaient en revanche sur lui l’avantage d’un armement supérieur. Eyoub commença par les foudroyer avec son artillerie de campagne, puis il dirigea sur eux une charge de cavalerie qui rompit leurs rangs et les mit en désordre. Toutes les tentatives faites pour rallier les Anglais déconfits et saisis de panique furent vaines ; ils se précipitèrent pêle-mêle, officiers et soldats, sur la route de Candahar, pour sauver leur vie. Ceux qui avaient conservé un peu de sang-froid essayèrent de persuader aux fuyards de prendre les roules de la montagne où ils pourraient trouver de l’eau pour étancher leur soif ; mais les Bretons épouvantés crurent qu’ils pourraient courir plus vite sur la grand’route, les uns y périrent de soif, tandis que les autres étaient sabrés par les cavaliers afghans. La nouvelle de cette grande victoire ne manquera pas de se répandre d’un bout à l’autre de l’Inde, en rendant la joie et l’espérance à. la race indigène. Des récits glorieux circuleront parmi les millions d’hommes obscurs qui haïssent le joug de l’étranger, et on composera pour eux quelque chanson indienne analogue à la chanson irlandaise bien connue : « Ils sont venus sur la vague pour piller et asservir, et ils mourront de la mort des voleurs. » Et il y aura des milliers de cœurs irlandais, enflammés de l’amour de la liberté, qui feront chorus avec eux et qui souhaiteront dans le monde entier le triomphe de la causé du Home Rule. »

Un autre journal hebdomadaire, the Weekly News, s’occupe du docteur Tanner, et il engage les landlords à ouvrir une souscription pour le faire venir en Irlande, où le célèbre docteur pourra rendre d’inappréciables services en apprenant aux tenanciers à prolonger leur diète, ce qui ne manquera pas de faciliter le paiement des rack-rents.

Les illustrations de ces feuilles populaires sont dans le même goût, et, jusqu’au jour où est arrivée la funeste nouvelle de la victoire du général Roberts, elles étaient généralement consacrées à célébrer le triomphe des braves Afghans. Ici on voyait master John Bull poursuivi par une troupe enturbannée qui lui lançait des chats morts et d’autres projectiles humiliants, en criant :

« Sus au vieux rascal ! Assommons le voleur ! Canardons-le ! Il venait pour nous civiliser, disait-il : nous savons maintenant ce que sa civilisation signifie. Faisons-lui passer l’envie de revenir voler et massacrer chez nous ! »

Une autre feuille illustrée représentait un brillant cavalier anglais fuyant au triple galop, une casserole attachée à la queue de son cheval. Le Weekly Freeman, plus modéré, s’attaque de préférence à la Chambre des lords : — un ignoble bouledogue que l’opinion publique, sous les traits d’un fermier irlandais, contraint à rentrer piteusement dans sa niche ; ou bien encore, c’est master John Bull se tordant sur sa chaise, à laquelle une batterie électrique, dont les fils sont chargés par la presse irlandaise, imprime des secousses inconfortables. Ai-je besoin d’ajouter que master John Bull ne s’émeut ni des articles ni des caricatures de cette presse enfiévrée. Il laisse volontiers tout dire et ne s’en porte pas plus mal.


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