L’Irlande, le Canada, Jersey

L’Irlande

Lettres adressées au Journal des débats


par M. Gustave de Molinari.

Membre correspondant de l’Institut

VIII

Les partis en Irlande. — Les conservateurs. — Les libéraux. — Les Home Rulers. — Les Fenians. — La Land League. — Son programme, ses procédés et ses ressources. — Le discours de M. Dillon au meeting de Kildare. — Les braves Afghans.

Cork, 2 septembre 1880.


Il n’y a pas de pays, à ma connaissance, où les partis soient plus nombreux et plus divisés qu’en Irlande. On y compte non seulement des partis généraux, mais encore des partis régionaux et thème transatlantiques. Dans la province d’Ulster, par exempte, qui est peuplée pour une moitié de presbytériens et d’anglicans émigrés d’Écosse et d’Angleterre, et pour une autre moitié d’Irlandais catholiques, les passions religieuses sont encore en pleine effervescence. Les protestants continuent de célébrer l’anniversaire de la bataille de la Boyne et les processions provocantes de ces orangemen ne manquent point de surexciter les nerfs des catholiques. Ceux-ci font à leur tour des processions qui produisent un effet analogue sur les nerfs des protestants. On se lance des pierres et divers autres projectiles. La police intervient et elle tire des coups de fusil, comme la chose s’est passée dernièrement à Dungannon. Il y a des morts et des blessés. A part la question d’humanité, le mal ne serait pas grand, les têtes cassées dans ces échauffourées ne valent pas cher, et le capital vivant de l’Irlande n’en est pas sensiblement diminué ; mais peut-être serait-il sage d’interdire les processions dans l’intérêt de l’ordre public. On s’est contenté de remplacer les balles de fusil de la constabulary par des bukshots (charges de chevrotines) en vue de rendre la répression moins meurtrière. Seulement, les Home Rulers n’ont pas manqué d’affirmer, dans une des dernières séances de la Chambre des communes, que les bukshots ne méritent pas leur réputation humanitaire, et qu’elles sont pires que les balles. M. Forster, secrétaire d’État pour l’Irlande, a pris la défense des bukshots, ce qui a valu à cet honnête quaker, auteur du Disturbance bill, et la bête noire des landlords conservateurs, l’épithète peu flatteuse « de vieux crocodile ». Voilà la reconnaissance des intransigeants irlandais ! Dans le reste de l’Irlande, les passions religieuses sont fort amorties, les catholiques sont en immense majorité, et ils vivent généralement en paix avec les protestants de tontes les sectes. Les libres-penseurs sont une espèce à peu près inconnue. Tout le monde assiste le dimanche aux offices religieux ; mais si la croyance aux miracles et à la vertu des puits sacrés est demeurée populaire, l’intolérance et le fanatisme ont disparu. Les partis ont une couleur purement politique. On peut apprécier grosso modo leur nature et leurs forces respectives d’après le résultat des dernières élections. Sur 103 députés que l’Irlande envoie à la Chambre des communes, les Home Rulers ont obtenu 65 voix, les conservateurs 25 et les libéraux 13. Les conservateurs plus ou moins homogènes ne voient guère d’autre remède aux maux de l’Irlande qu’an prompt retour aux Coercion et aux Peace préservation bills ; quelques-uns cependant préconisent l’émigration. Les libéraux ont confiance dans la réglementation des rapports des propriétaires et des tenanciers, quoique quelques-uns d’entre eux aient voté contre le Disturbance bill, surtout à la Chambre des lords ; ils ne repoussent pas absolument l’extension à toute l’Irlande du tenant right d’Ulster (droit accordé au tenancier de conserver indéfiniment sa tenure et de vendre son bail), et ils sont, pour la plupart, disposés à accueillir un système analogue à celui que le gouvernement russe a employé pour transformer les serfs en paysans propriétaires ; mais ni les conservateurs ni les libéraux ne représentent les sentiments et les passions des masses populaires. Ces sentiments et ces passions que l’illustre O’connell entraînait et contenait avec le mot magique de « Rappel » ont trouvé leur expression dernière dans le Home Rule. Qu’est-ce que le Home Rule ? C’est la même chose que le Rappel, en ce sens que les Home Rulers réclament, comme leurs devanciers les repealers, la dissolution de l’union politique de l’Irlande et de la Grande-Bretagne, le rétablissement du Parlement irlandais et le gouvernement de l’Irlande par elle-même. Il y a toutefois dans le Home Rule une infinité de nuances portant sur le but à poursuivre et sur les moyens de l’atteindre. En commençant par l’extrême gauche du parti, nous trouverons d’abord les nationalistes intransigeants et révolutionnaires, qui sont issus de fenians et dont le noyau principal est aux États-Unis. Ce sont des fils ou des petits fils des émigrants de l’exode, et leurs rancunes, entretenues par les souvenirs de cette lugubre époque, ont grossi comme les haines d’émigrés, avivées encore par les sentiments médiocrement sympathiques de frère Jonathan pour son parent et ami John Bull. Le but de ces nationalistes transatlantiques est de séparer entièrement l’Irlande de l’Angleterre, et peut-être de l’annexer à l’Union américaine. Comme ils comprennent parfaitement que la chose ne saurait se faire à l’amiable, ils n’ont confiance que dans les moyens révolutionnaires, et ils sont à l’état de conspiration permanente. Le New-York Herald a publié dernièrement des révélations stupéfiantes sur les forces et les ressources dont peut disposer cette conspiration feniane ou nationaliste. Elle ne posséderait pas moins de 36 000 adhérents effectifs eh Irlande, dont 15 000 dans le Connaught, et 11 500 en Angleterre et en Écosse. Total, 47 500, parmi lesquels 12 000 sont armés de carabines Sniders que le département de la guerre a réformées et revendues au prix modique de 1 liv. st. pièce. Le gouvernement anglais revendant au rabais des carabines aux Irlandais mécontents ne fait-il pas souvenir d’Arlequin distribuant à ses enfants des tambours et des trompettes, avec cette recommandation paternelle : « Mes enfants, amusez-vous bien, mais surtout pas de bruit ! » D’après le correspondant du New-York Herald, le Comité dirigeant disposerait actuellement d’un fonds de 20 000 liv. st. en Angleterre et en Irlande. Comme il poursuit un but purement politique, auquel il prétend associer toutes les classes de la nation, y compris les landlords eux-mêmes, il serait peu favorable à l’agitation à demi socialiste de Land League, et il interdirait même à ses affiliés d’y prendre part. Le parti nationaliste révolutionnaire de l’Irlande n’aurait du reste aucune liaison avec les révolutionnaires du continent. Que faut-il penser de ces révélations ? On m’assure qu’elles contiennent un fonds de vérité, considérablement agrandi par les verres grossissants du journal inventif qui émerveillait jadis le monde savant par la description du règne végétal et animal de la lune, Qu’il existe une conjuration feniane ou nationaliste dont le foyer est en Amérique, cela ne paraît pas, douteux, mais il faudrait retrancher tout au moins un zéro des chiffres ronds de ses forces et de ses, ressources. Elle a donné récemment signe de vie en s’emparant d’une cinquantaine de vieux fusils à bord de la Junon, dans le « passage » de Cork. Cette étrange tentative a paru même absolument inexplicable, et certains Home Rulers modérés n’ont pas hésité à l’attribuer à la police. A quoi bon, en effet, s’exposer à toute la rigueur des lois contre la piraterie, en dérobant des fusils hors de service, quand on peut acheter, coram populo, d’excellentes carabines au prix modique de 1 liv. st. pièce ? Voici l’explication qu’on me donne de ce fait-divers extraordinaire, et je dois ajouter qu’elle qu’inspire plus de confiance que les révélations du New-York Herald. Les fonds de la « Brotherhood » ou Fraternité révolutionnaire, sont fournis en presque totalité par des souscripteurs américains, mais ceux-ci n’entendent pas lâcher leurs dollars sans résultats. Il faut de temps en temps frapper un coup pour attester que le Comité ne s’endort pas, et maintenir le niveau de la caisse. Peut-être encore le Comité a-t-il adopté le système qui a si bien réussi à Mazzini, de l’action révolutionnaire en permanence, et veut-il pousser le gouvernement à des mesures de compression extrêmes qui auraient pour effet naturel d’impatienter et d’exaspérer toutes les classes de la population. Le gouvernement anglais s’est gardé jusqu’à présent de donner dans ce piège, si piège il y a, et, dans ce pays qui demeurerait perpétuellement en état de siège s’il était continental au lieu d’être insulaire, on jouit de toutes les garanties légales, on use et on abuse de la liberté de s’associer, de parler et d’écrire.

Ceci m’amène, par une transition naturelle, à l’agitation de la Land League.

A côté des nationalistes révolutionnaires qui forment l’extrême gauche du Home Rule, apparaissent les diverses fractions plus ou moins colorées des Home Rulers parlementaires qui s’efforcent de rester dans la légalité libérale que leur assure la constitution britannique et de s’en servir pour atteindre leur but national. Ce but n’est pas aussi éloigné, nous allions dire aussi chimérique que celui des nationalistes révolutionnaires. Les Home Rulers parlementaires se contentent de demander une modification de l’union dans le sens fédératif. L’Irlande continuerait à faire partie de l’empire britannique ; seulement, elle aurait son Parlement comme les États de l’Union américaine ont leurs Chambres, elle s’administrerait elle-même et n’aurait de commun avec la Grande-Bretagne que quelques services généraux, les affaires étrangères, l’armée, la poste et la douane. Je crois bien cependant que les Home Rulers avancés ne se dessaisiraient pas volontiers du droit de protéger l’industrie domestique du Kerry et du Connaught contre la concurrence écrasante de Manchester, de Glascow ou de Bradford ; mais ceci est un détail. Au début, le Home Rule parlementaire poursuivait donc un but principalement, sinon exclusivement politique. Les mauvaises récoltes de ces dernières années, en remettant à l’ordre du jour la question agraire, ont entraîné les Home Rulers sur le terrain économique et provoqué la constitution de la Land League, sous la direction du plus notable d’entre eux, actuellement le leader du parti, M. Parnell. Le programme de la Land League se rapproche par certains côtés de celui des libéraux avancés ; elle demande l’application du tenant right d’Ulster à toutes les parties de l’Irlande, et la transformation des tenanciers en paysans propriétaires ; mais, — et en ce point elle se sépare absolument des libéraux, — elle a entrepris une campagne contre le payement de la rente, et elle est en train d’organiser une véritable coalition contre les propriétaires qui expulsent leurs tenanciers pour cause de non-paye­ment. Rappelons en passant que, depuis l’adoption du bill de Gladstone en 1870 il ne leur est plus permis de les congédier pour une autre cause, à moins de leur fournir une compensation, laquelle peut aller jusqu’à sept fois le montant de la rente. La Land League ne se contente pas de distribuer libéralement des secours aux tenanciers victimes de l’éviction, elle jette l’interdit sur la terre qu’ils ont occupée : défense est faite de la prendre à loyer, ou, si le propriétaire essaye de l’exploiter pour son compte, défense non moins absolue de l’assister dans cette entreprise illégitime et malfaisante. On ne spécifie point ouvertement les pénalités auxquelles s’exposent les contrevenants ; mais le peuple irlandais ne manque pas d’esprit, il entend à demi-mot, et c’est en Irlande qu’est née la loi de Lynch.

A l’exemple des Trades Unions anglaises, qu’elle semble avoir prises pour modèle, la Land League agit comme une Société de secours et comme une coalition. Les ressources ne lui manquent pas. Au commencement de cette année, M. Parnell a fait aux États-Unis et au Canada un voyage des plus fructueux en faveur des victimes de la disette et du fonds de propagande de la Land League. Je trouve dans le numéro de the Nation du 7 août deux listes de souscription qui attestent en beaux et bons chiffres le succès de l’éloquence de M. Parnell. La Ligue avait reçu à cette date principalement des États-Unis : 1° la somme de 58 152 liv. st., près de 1 million ½ de francs, pour son fonds de secours ; 2° environ 1 000 liv. st., dont plus de 800 de provenance américaine ou canadienne, et le restant, — moins d’un cinquième, — recueilli en Irlande même pour son fonds de propagande. Elle a profité de l’état florissant de sa caisse pour engager dans les parties les plus souffrantes et les plus mécontentes du pays une campagne de meetings. Pendant le mois dernier, elle en a convoqué jusque dans, les plus petites localités, le plus souvent en plein air, et il est superflu d’ajouter que les discours des orateurs n’ont pas péché précisément par un excès de modération. Cependant on a pu y signaler deux courants très divergents, sinon opposés : d’un côté, apparaissent les modérés qui s’efforcent de conserver à la propagande de la Ligue le caractère d’une agitation légale et pacifique ; de l’autre, les exaltés qui sacrifient volontiers les scrupules de la légalité et même de la morale vulgaire à ce que leurs confrères du continent ont appelé « la souveraineté du but ». Le but actuel, c’est l’extirpation du landlordism par un moyen ou par un autre, en attendant mieux. Les exaltés l’emportent naturellement sur les modérés, et les choses iront ainsi, selon toute apparence, jusqu’à ce que la bonne récolte qui s’annonce et le mauvais temps qui s’approche raréfient le public des meetings, ou que le gouvernement juge nécessaire de recourir à quelque coercion bill.

Je me contenterai, en manière de spécimen, de reproduire un extrait du compte rendu du meeting de Kildare, qui a fait l’objet d’un débat des plus vifs à la Chambre des communes :


« Le meeting, dit le reporter du Freeman auquel j’emprunte cet extrait, avait pour objet de dénoncer le landlordism et l’oppression féodale, d’unir les tenanciers dans une combinaison légitime contre l’intimidation et l’extorsion, et, par-dessus tout, de faire revivre et propager l’esprit de nationalité. Une plate-forme avait été érigée contre le bâtiment du marché pour le bureau et les orateurs. Le public se composait de 1 500 à 2 000 personnes. Le drapeau américain avait été déployé sur le bâtiment, et une autre bannière flottait sur la plate-forme portant ces mots : Raison et ordre. Dans une allocution d’une modération exemplaire, le président, M. James Leaby, M. P., recommande le calme. « Souvenez-vous, dit-il, de la maxime du grand libérateur Daniel O’Connell : l’homme qui commet un crime donne de la force à son ennemi. » (Applaudissements. — Mouvements divers) « Si vous avez des griefs à faire valoir, adressez-vous à la Ligue et à la Land Commission 1. »

« Une résolution est ensuite proposée en faveur de l’abolition du système actuel de landlordism et de son remplacement par le régime des paysans propriétaires ; puis M. John Dillon, M. P., prend la parole :

« M. Dillon éprouve, dit-il, un plaisir plus grand qu’il ne saurait l’exprimer à voir une assemblée aussi nombreuse ; elle inspirera une crainte salutaire aux ennemis du peuple et à tous ceux qui auraient la pensée d’expulser de sa ferme un homme de Kildare. Il l’engage à ne placer sa confiance ni dans la Chambre des communes anglaise, ni dans la commission royale à laquelle le président vient de faire allusion. (Applaudissements.) Aucun bien ne peut venir de cette Commission pour les fermiers d’Irlande, parce qu’elle est composée de landlords irlandais que les fermiers d’Irlande jetteront un jour à bas de leurs sièges parce qu’ils sont les ennemis du peuple. (Nouveaux applaudissements.) Les fermiers irlandais n’iront pas Ely place, n° 5 (siège de la commission), et tout homme qui ira est un homme dans lequel les fermiers irlandais ne doivent pas avoir confiance. Si le gouvernement veut avoir des informations vraies sur les vœux et les besoins du peuple de l’Irlande, qu’il nomme une Commission composée d’hommes auxquels le peuple ait témoigné sa confiance, et non point de Kavanagh, de Borris (grognements), d’O’Connor Don, qu’il a chassé de Roscommon (M. O’Connor Don n’a pas été réélu), de lord Besborough et du baron Dowse, dont le métier est de rendre des verdicts contre les droits du peuple. On a beaucoup parlé du rejet du Compensation far Disturbance bill par la Chambre des lords ; mais il affirme que le peuple irlandais a le droit de remercier la Chambre des lords de ce rejet s’il sait en tirer parti. La Chambre des lords lui a appris qu’aucun bien ne peut venir de Londres pour l’Irlande, et que, jusqu’au jour où le peuple irlandais dans les campagnes de l’Irlande s’unira dans une organisation qui lui permettra de gagner lui-même la bataille, il ne peut attendre ni justice, ni égalité, ni bonnes lois d’un Parlement anglais. Ce pays peut être tellement organisé que chaque fermier appartienne à une branche de la Land League, et les jeunes fermiers doivent se préparer aux meetings et en bon ordre. (Applaudissements.) Et quand cette organisation sera complète, laissez aller les choses : qu’aucune ferme dont un homme aura été expulsé ne soit plus employée à l’usage de l’homme jusqu’à ce que son légitime propriétaire ait repris possession du sol. (Applaudissements).

« Dans le comté de Mayo, où l’organisation est déjà forte, il y a beaucoup de fermes qui restent sans emploi, et dont les landlords ne peuvent tirer aucune rente parce qu’ils en ont expulsé les tenanciers ; et si les landlords y mettent du bétail, il ne prospère pas beaucoup. On doit apprendre aux landlords que, s’ils expulsent leurs tenanciers, ils ne deviendront pas plus riches, mais plus pauvres.

« Une voix : Nous leur apprendrons quelque chose de nouveau là-dessus.

« M. Dillon ajoute que si un homme prend une ferme dont un autre a été expulsé, il y a cent moyens par lesquels les fermiers peuvent lui prouver qu’il aurait mieux valu pour lui de ne pas prendre cette ferme. Sans lever un doigt contre lui, ils peuvent rendre sa jouissance excessivement inconfortable et telle, qu’il sera enchanté de s’en débarrasser avant peu. (Mouvements divers. — Applaudissements.) Le peuple doit être invité à se joindre à la Land League, et si quelqu’un refuse, son voisin saura qu’il s’est tourné contre le peuple. Mais l’orateur est persuadé que neuf sur dix viendront, et 200 hommes marchant à un meeting sous le commandement de leurs chefs produiront plus d’effet que vingt discours. (Applaudissements.) Maintenant, il voudrait dire ce que la Ligue ferait si les landlords refusaient justice au peuple dans un autre semestre de l’année. Lorsque la Ligue aura enrôlé 300 000 membres, si les landlords persistent à refuser les demandes modérées du peuple, elle donnera pour mot d’ordre au peuple de l’Irlande de se coaliser contre la rente, de ne plus payer de fermages jusqu’à ce que justice lui soit rendue. (Applaudissements.) Avec 300 000 Irlandais enrôlés comme membres de la Ligue, toutes les armées de l’Angleterre ne pourraient pas lever une rente dans le pays. (Applaudissements prolongés.) Et alors on pourrait augmenter les justes exigences du peuple à l’égard des landlords. Il est charmé de pouvoir dire aux nobles lords qui dénonçaient l’autre nuit les « irresponsables agitateurs celtiques », et qui ont témoigné leur horreur pour le Compensation for Disturbance bill, qu’avant un an ils seront forcés d’accepter un bill qu’ils détesteront bien davantage. (Applaudissements.) Que le peuple adopte le programme de la Ligue, c’est-à-dire la terra pour le peuple, et les représentants de l’Irlande sauront bien paralyser la main du gouvernement et l’empêcher de recourir à des lois coercitives, en vue de mettre le peuple hors d’état de s’organiser lui-même. Ils peuvent obstruer le passage de ces lois ; ils peuvent empêcher la police de s’arroger le pouvoir d’arrêter tout homme trouvé hors de chez lui après huit heures du soir. Tout Irlandais a le droit d’être dehors après huit heures du soir, et même toute la nuit s’il le juge bon. (Applaudissements.) Il a le droit d’aller aux meetings et d’obéir aux ordres de ses chefs si cela lui plaît. Il a le droit d’avoir un fusil si cela lui est agréable. (Applaudissements.) Si l’Irlande n’avait pas assez de virilité pour revendiquer ses libertés et expulser le landlordism, il rougirait d’être Irlandais. Mais le peuple de Kildare saura bien montrer pendant l’automne prochain que ni les ducs, ni les marquis, ni les autres lords ne sont capables de terroriser ou d’intimider le courage de ce grand pays. »

Après ce discours, dont la conclusion est saluée par un tonnerre d’applaudissements, plusieurs résolutions sont proposées. Nous nous bornerons à reproduire la dernière qui est adoptée à l’unanimité :

« Ayant pris connaissance du but que poursuit la Land League nationale irlandaise, et des moyens qu’elle se propose de mettre en œuvre pour atteindre ce but, nous lui donnons notre entière approbation et nous nous engageons nous-mêmes à ne jamais prendre une ferme dont un autre aura été expulsé pour non-paiement d’une rente impossible, à n’acheter ni le bétail ni les denrées qui auraient pu être saisis pour non-paiement d’une rente exorbitante ; enfin à ne jamais travailler sur une telle ferme et à regarder comme des ennemis publics ceux qui seront assez vils pour trahir la cause du peuple en le faisant. »

Le discourt inflammable de M. Dillon et surtout son allusion au bétail qui ne prospère point sur les terres dont un tenancier a été expulsé, coïncidant avec la nouvelle d’un acte barbare de mutilation commis dans le comté de Galway, ont excité l’indignation de la Chambre des communes, les Home Rulers naturellement exceptés, et M. Forster s’est même laissé emporter jusqu’à qualifier ce discours « d’acte de méchanceté et de couardise » ; mais la popularité de M. Dillon n’en a pas été diminuée, au contraire ! —Dans tous les autres meetings dont j’ai les comptes rendus sous les yeux, le thème est le même et les broderies sont généralement du plus bel écarlate. A Clomnell, un orateur, M. Harris, s’est plaint avec amertume de la tiédeur du clergé que le caractère révolutionnaire et socialiste plus marqué chaque jour de l’agitation commence à effrayer. « Il n’y a pas d’homme, dit M. Harris, qui ait plus de respect que moi pour le clergé ; mais je dis au peuple que s’il attend que le clergé catholique le conduise dans la voie de la liberté, il s’expose à attendre à perpétuité. Dans le clergé catholique on trouve des hommes qui sont les plus purs et les plus patriotes de la terre ; mais, quand un de ces hommes veut agir, il est paralysé par ses supérieurs. Ne vous en inquiétez pas, allez en avant, et si votre cause est bonne, le clergé se joindra à vous à la fin. Mais dans les matières politiques et séculières, c’est à vous qu’il appartient de conduire le clergé, comme c’est au clergé qu’il appartient de vous conduire dans les matières religieuses. » (Applaudissements) — Un autre orateur, M. Jasper Tully, faisant allusion aux tentatives d’éviction non suivies d’effet, à Clomnell, dit « que le peuple a infligé en cette circonstance au shériff et à la police une défaite analogue à celle que les braves soldats afghans viennent de faire subir aux envahisseurs anglais, altérés de sang.

« Une voix : Des applaudissements pour les Afghans ! (Applaudissements prolongés.) »

Les propriétaires maudissent non sans raison la Land League, d’autant plus que le bill de Gladstone les empêche d’user de représailles contre cette coalition agraire, en opposant à la manière des industriels anglais, un lock out, c’est-à-dire une éviction générale à un interdit partiel. A défaut de cette arme cruelle mais efficace, ils sont obligés de se croiser les bras en attendant le secours du ciel ou l’intervention d’un Coercion bill. Malgré tout, cette agitation à ciel ouvert de la Land League est préférable aux complots des sociétés secrètes. Elle a du moins le mérite de renseigner au jour le jour le gouvernement sur l’état de l’opinion en Irlande.

Vous le voyez, la situation morale du pays laisse singulièrement à désirer, — elle est pire que la situation économique, — et on a beau diriger ses regards sur tous les points de l’horizon, on n’aperçoit encore nulle part dans ce ciel troublé la colombe portant dans son bec le rameau d’olivier.



Note

1. Cette Land Commission a pour objet d’étudier les remèdes qu’il conviendrait d’apporter à la situation agraire, et en particulier d’examiner les divers plans qui ont été proposes pour transformer les tenanciers en paysans propriétaires.


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