L’Irlande, le Canada, Jersey

L’Irlande

Lettres adressées au Journal des débats


par M. Gustave de Molinari.

Membre correspondant de l’Institut

VII

De Limerick à Killarney. — Querelles des compagnies de chemins de fer. — Nuisances causées par le mode de délivrance des tickets. — Le comté de Tipperary. — Le Kerry, — Les lacs de Killarney. — Kenmare. — Un domaine bien administré. — Les Middlemen. — Une visite aux petits tenanciers. — Les cottages nouveau style. —Précautions prises contre la rentrée de l’exilé !

Glengariff, le 31 août 1880.


De Limerick à Killarney il n’y a que quatre heures de chemin de fer. Nous nous croyons donc autorisés à demander nos tickets directement pour Killarney, quoique nous soyons obligés de passer sur deux lignes appartenant à des Compagnies différentes. Malheureusement, les directeurs sont en délicatesse, et ils vident leur querelle à la manière des cochers qui administrent force, coups de fouet à leurs voyageurs respectifs. Il y a quelque temps, les trains du Great Southern and Western railway ne s’arrêtaient plus à la « Limerick junction », en sorte qu’il fallait se résigner à faire quelques milles à pied ou en car pour rejoindre les trains du Waterford and Limerick railway. Aujourd’hui, la querelle est entrée dans sa période d’apaisement, mais on ne délivre encore les tickets que jusqu’à la « junction ». L’inconvénient est léger, car le système anglais est plus simple que le nôtre, au moins pour les bagages. On ne délivre point de bulletin, on se contente de coller sur les malles et autres colis une étiquette indiquant le lieu de destination. A l’arrivée, on les jette pêle-mêle sur le quai, et chacun reconnaît les siens. C’est une application comme une autre du système du self-government. Cependant ce système et, d’une manière générale, le mode primitif de délivrance des billets provoquent des plaintes nombreuses et déterminent même des accidents sérieux chez les personnes nerveuses. C’est du moins ce que nous apprend un avis inséré dans les Time Tables (l’équivalent du Guide Chaix) des chemins de fer irlandais, avec approbation d’une autorité médicale, le docteur Richardson :

« Les causes de confusion auxquelles il est possible de remédier dans les gares de chemins de fer sont au nombre de trois ou quatre. La première est l’incomparable stupidité qui oblige chaque voyageur à exécuter une manœuvre compliquée en vue de mettre la main dans une espèce de piège à rat pour donner son argent et prendre son ticket. Une bonne moitié du désordre qui se produit invariablement est causée par cette obligation de prendre son ticket et de changer sa monnaie. Si on pouvait se procurer ses billets dans des boutiques ou dépôts respectables, on ne courrait point le risque d’être écrasé dans la foule ou séparé de ses amis.

« Les atteintes à la santé qui proviennent de l’excitation et des embarras du départ commencent par être passagères, et, lorsqu’elle ne se répètent pas souvent, elles ne peuvent être considérées comme dangereuses dans la stricte acception du mot. Elles consistent dans une série de chocs sur le système nerveux, infligés par l’intermédiaire des sens et répercutés sur le cœur et la circulation du sang. Le cœur est plus excité et bat plus vite qu’en temps ordinaire, — ce qui amène un léger trouble du cerveau et parfois une sensation de réplétion et de vertige avec des bruits spéciaux dans les oreilles, je veux dire distincts de ceux qui se produisent à la station même. Chez les personnes très nerveuses, ces impressions déplaisantes sont suivies d’une sensation de nausée ; mais, communément, ce malaise disparaît aussitôt que l’on a réussi à trouver sa place et que le train part. Chez les personnes débiles, et en particulier chez celles qui souffrent du cœur, les effets de cette perturbation temporaire sont plus sérieux. Chez ces personnes, l’épreuve à laquelle le cœur a été soumis produit une dépression et un affaiblissement de cet organe central ; il en résulte une sensation de lassitude qui s’étend par tout le corps, et que l’on attribue, à tort, à l’influence des voyages en chemin de fer chez d’autres personnes enfin, dont le cœur est en bon état mais dont les fonctions digestives sont affaiblies, la confusion et les émotions de la gare amènent une attaque sensible et douloureuse de dyspepsie, accompagnée d’une perturbation dans les entrailles et dans les reins, avec flatuosité, dérangement d’appétit et affaissement d’esprit C’est encore une série de symptômes caractéristiques que l’on a l’habitude d’attribuer au voyage plutôt qu’à la manière désordonnée et vineuse dont on l’a commencée. »

Le remède à ces maux divers consiste dans l’achat, à l’adresse indiquée, de tickets directs, comme la chose se pratique aux États-Unis, où l’on vend pour la plupart des directions et destinations les billets de chemins de fer comme les timbres-poste. Chaque office d’hôtel en a tout un assortiment, et ce progrès a sensiblement diminué le nombre des cas de dyspepsie causés par l’attente prolongée aux guichets, sans oublier les pleurésies déterminées par les courants d’air. Nous traversons toutefois la « junction » sans nous ressentir autrement de la querelle des deux Compagnies. Nous sommes dans le comté de Tipperary, jadis l’un des plus agités, maintenant beaucoup plus calme, et nous descendons dans le Kerry qui occupe la pointe sud-ouest de l’Irlande. Le pays est plat comme tout l’intérieur de l’île, mais les champs sont coupés par des haies vertes et fleuries, au lieu d’être séparés par les tristes murs gris du Connaught ; on aperçoit moins de « cabines » délabrées, et les paysans occupés à la moisson paraissent moins déguenillés. Il y a de bonnes charrettes, et les petits ânes malingres du Connemara sont remplacés par des baudets au poil lustré qui ont, en comparaison, l’air de gentlemen. La bruyère, les rochers et les bogs reparaissent dès que l’on entre dans le Kerry ; mais la région des lacs surgit bientôt comme une oasis dans le désert. IL y a un grand lac, Lower lake, avec des îles grandes et petites, toutes boisées : d’un côté s’étend la large vallée où sont bâtis les villas, les hôtels et les cottages de touristes, au milieu d’une profusion incroyable d’arbres verts et d’arbustes au feuillage lustré et aux fleurs éclatantes, houx, lauriers-roses, rhododendrons, fuchsias ; on se croirait sur les bords de la Méditerranée plutôt qu’auprès, du brumeux Océan : c’est le gulfstream qui a fait ce miracle ; de l’autre côté du lac s’élèvent à 2 ou 3 000 pieds de hauteur les Macgillicuddys Reeks, encore couverts de forêts jusqu’à mi-côte ; on y trouve le cerf rouge à l’état sauvage, et parfois un de ces gracieux animaux apparaît sur la pointe d’un roc au passage d’une bande de touristes charmés ; — peut-être sont-ils dressés à cet exercice ? Il y a encore l’Upper lake et le Muckross lake qui communiquent avec le grand lac. On fait en une journée le tour de ces merveilles pittoresques, moitié en car, à cheval ou à pied, moitié en bateau à rames. J’ignore pourquoi on n’a pas encore introduit la navigation à vapeur à Killarney ; mais à quoi bon ? Les touristes ont du temps à perdre, et l’eau est peu profonde dans les passes. Par moments, il faut mettre pied à terre pour alléger l’embarcation. Ce qui m’a frappé surtout dans cette promenade, c’est la joyeuse humeur de tout ce petit et pauvre monde auquel nous avions affaire. Notre guide illustrait avec une forte pointe d’humour les légendes locales, et ses conversations avec les échos, — il y en a à chaque pas : de doubles, de triples et de quadruples, — n’avaient rien de mélancolique. Un troupeau de boys et de femmes nu-pieds nous suivaient allègrement jusque dans les sentiers de chèvres d’où nos souliers de citadins ne se tiraient point sans-avaries : les boys à l’affût d’un cigare sur sa fin, les femmes offrant, les unes aux touristes altérés force verres de lait combiné avec du whisky, les autres mettant sous nos yeux tout un assortiment de « souvenirs » parmi lesquels de gros bas de laine, filés et tricotés l’hiver dans la montagne, au prix modeste de 1 shelling la paire. Aucun refus ne rebutait ces marchandes tenaces, et lorsque, au bout de 2 ou 3 milles d’une poursuite infructueuse au milieu des cailloux roulés et des roches pointues, il fallait bien renoncer à la chasse, elles s’en allaient en riant. Insouciance et gaieté, voilà le fond du caractère de ces Méridionaux fourvoyés dans une île brumeuse de l’Océan, La « saison » ne dure que trois mois à Killarney, et les prix des hôtels s’en ressentent naturellement, quoique sans une exagération trop criante. Le règlement de la note du « Railway hotel » ne jette qu’une ombre légère sur les physionomies déridées au contact de ce monde besoigneux mais joyeux. Cependant, en dépit du beau temps, les touristes n’ont pas afflué cette année : c’est une race facile à effrayer et qui n’a aucun goût pour l’odeur même lointaine de la poudre.

De Killarney on va à Glengariff par un des plus beaux chemins du monde, en passant par Kenmare. Je m’arrête en route, et je vais visiter le vaste domaine du marquis de L... qui possède près de 100 000 acres de long de la baie, en y comprenant la ville de Kenmare. A en juger par l’état général de ce domaine, composé cependant en grande partie de vallées humides et de montagnes pelées, la condition des tenanciers du Kerry serait très supportable et en voie de notable amélioration. Avant la grande famine de 1847, le domaine était surchargé de population : le grand-père du landlord actuel a payé les frais d’émigration en Amérique de 3 on 4 000 malheureux que la famine et la fièvre avaient épargnés, et il a congédié la plupart des middlemen qui étaient alors la plaie de l’Irlande. Ces middlemen s’étaient particulièrement multipliés, pendant la guerre continentale et grâce, aux lois-céréales. Les hauts prix des grains avaient eu pour effet d’encourager la culture du blé et de surélever le taux des rentes. Les grands propriétaires, peu soucieux d’avoir affaire à une foule de petits tenanciers plus ou moins faméliques, trouvèrent commode d’affermer leurs terres par morceaux de quelques centaines ou de quelques milliers d’acres à des entrepreneurs qui les sous-louaient par lopins de plus en plus petits à la multitude croissante des affamés de terre. Ils payaient un fermage moins élevé que celui que le landlord aurait pu extraire directement du petit tenancier, mais ils le payaient avec plus de régularité, et la gestion du domaine s’en trouvait fort simplifiée. Seulement, ils tiraient du tenancier toute la redevance possible ; autrement dit, ils ne lui laissaient que les yeux pour pleurer. Ordinairement ils en faisaient un métayer : ils prenaient la grosse part de la récolte en blé et lui abandonnaient le reste. Lorsque les, prix du blé ont baissé, le métier de middleman est devenu moins avantageux ; un bon nombre d’entre eux ont fait faillite, et l’on est revenu au système de la tenure directe. La plupart des middlemen évincés devenus à leur tour de simples tenanciers, ont peu réussi : habitués à mener une vie presque oisive, ces landlords en sous-ordre n’entendaient pas grand’chose à l’exploitation d’une ferme, Il ne reste plus dans le domaine qu’un spécimen de cette race peu regrettable, et le landlord ne paraît point disposé à renouveler son bail. Les tenanciers, au nombre d’un millier environ, payent en moyenne 10 liv. st. de rente. Ils ont la tourbe par-dessus le marché, ils peuvent aller pécher librement dans la baie et prendre sur la côte du varech et du sable coquillier qui fournit un excellent engrais. Tous sont des tenants at will, c’est-à-dire sans bail ; mais depuis trente ans le taux de la rente n’a point été augmenté. On la paye en raison du nombre de têtes de bétail. Un tenancier qui possède dix ou quinze vaches ou l’équivalant en moutons est à son aise ; il acquitte aisément sa rente avec le beurre qui est vendu sur le marché de Cork et avec la laine des moutons. Cependant une partie de la laine est filée et confectionnée sur place pour l’habillement du ménage. On me cite un tisserand habile dans la fabrication des komespuns, qui en fournit sur commande : son fils, vêtu économiquement de restants d’étoffes, lui sert de carte d’échantillons ; le client choisit à son gré le morceau du bras gauche, du bras droit ou des diverses régions de la culotte. L’étoffe est solide quoique grossière, et elle est préférable, à tout prendre, aux ignobles rags des marchands d’habits de Dublin. Le landlord veut bien me servir de cicérone, et nous allons visiter une vallée écartée qui est une des portions les plus pauvres du domaine. La route est solidement construite mais les tenanciers de la vallée se gardent bien de la réparer, de même qu’ils s’abstiennent soigneusement de sarcler les mauvaises herbes de leurs prés et de leurs champs de pommes de terre ou d’avoine. C’est un dicton populaire que les mauvaises herbes améliorent la récolte, parce qu’elles la « tiennent chaud ». Voici un joli bout de prairie couvert de chardons en graines. Les graines ne manqueront pas de se répandre et d’empester le voisinage. Le landlord en fait l’observation au tenancier qui est occupé à récolter un peu plus loin son avoine, et il attribue l’honneur de cette remarque au gentleman étranger. Le tenancier jure d’extirper ces chardons sans retard, mais je crains qu’il n’ait pas voué une reconnaissance suffisante au gentleman étranger. Celui-ci agira avec sagesse en ne multipliant point ses visites dans la vallée. Nous entrons dans une « cabine » du style le plus primitif. Les murs en pierre brute sont entièrement noircis par la fumée ; il n’y a point de fenêtre dans la première pièce, il y en a une dans la seconde qui est de moitié plus petite, mais on la tient fermée. Une vieille femme de quatre-vingt-quatre ans est couchée dans un coin sur un amas de loques. Un enfant atteint d’une maladie des yeux gît dans un autre coin. Un grand lit où couchent le père et la mère, et peut-être aussi un enfant ou deux, — il y en a six, — occupe la presque totalité de l’espace disponible. Cependant le tenancier possède six vaches, trois veaux et vingt moutons, et la dame du logis nous montre avec un légitime sentiment d’orgueil une quittance de 4 liv. st. du marché au beurre de Cork. Le landlord lui fait observer que son beurre serait de meilleure qualité et se vendrait plus cher si une horrible piscine stagnante n’empestait point la laiterie. A quoi la dame, peu intimidée quoique abondante en révérences, répond victorieusement que son beurre est coté de première qualité, sur la quittance, ce qui prouve d’une manière irréfutable que les piscines stagnantes en face des laiteries améliorent la qualité du beurre. Un beau champ de pommes de terre. Les « champions » que le landlord a achetés en Écosse et qu’il a distribués à ses tenanciers après la mauvaise récolte de l’année dernière ont fait merveille. On les reconnaît à leurs tiges vigoureuses et à leurs feuilles vertes, à côté des plants noircis de l’espèce indigène. Mais le « champion » résistera-t-il à la culture du tenancier irlandais ? Nous demandons depuis, combien de temps on plante des pommes de terre sur ce morceau de terrain. Les souvenirs de la dame, ne remontent pas au delà de douze ans ; depuis ce temps on n’a pas manqué d’en planter chaque année. Quelle terre ne s’épuiserait à ce régime et comment une terre épuisée donnerait-elle des fruits sains ? Avant de prendre congé de la dame du logis, le landlord lui recommande d’envoyer son enfant à la consultation d’un médecin. C’est une consultation gratuite. Le médecin est payé sur les fonds de la taxe des pauvres ; mais il n’a pas réussi encore à inculquer à la population le goût de la médecine. La dame répond sans hésiter que « le médecin fera du mal à l’enfant ». C’est un préjugé, à coup sûr ; seulement il est permis de se demander si des médecins qui reçoivent des appointements fixes sont intéressés à dissiper ce préjugé et à grossir leur clientèle gratuite. Malgré l’impopularité de la médecine, le voisinage des mares de fumier, la disette et la rente, on vit vieux, et les centenaires ne sont pas rares, tant la vieille plante celtique est vivace ! Nous passons dans une « cabine » voisine. Celle-ci est plus obscure et plus malpropre encore, s’il est possible, que la précédente. Une vieille femme s’est levée à notre approche ; comme elle ne parle que l’irlandais, un jeune boy à la mine éveillée se charge des renseignements. Son frère aîné a repris la ferme en abandonnant une partie du produit aux vieux parents. « Et toi, que comptes-tu faire ? lui demande le landlord. — Moi, j’irai en Amérique », répond le boy d’un ton délibéré. Le tenancier paye 9 liv. st. de rente ; il y a cinq vaches et soixante moutons, qui paissent dans la montagne, haute de près de 2 000 pieds. On croirait voir un troupeau de souris. Il y a un chat : c’est le renard que l’on recommande à l’attention particulière du landlord. Notre boy va régulièrement à l’école, car le goût de l’instruction est général. L’ancienne école, située à 3 milles de là, n’ayant point suffi, il a fallu en bâtir une nouvelle ; elle a été aussitôt remplie sans que la clientèle de la première ait diminué. Les vieilles « cabines » que nous venons de visiter sont entourées de ruines ; on s’aperçoit que la famine et l’émigration ont passé par là ; mais les tenures actuelles ont pour la plupart des dimensions suffisantes, et le tenancier peut vivre. Malheureusement, on compte encore en Irlande 175 000 tenanciers sur 600 000 qui payent moins de 6 liv. st. (150 fr. de rente) ; et, comme le remarquait ces jours-ci M. Bright, ceux-ci seraient perpétuellement misérables quand même ils n’auraient point de rente à payer. A combien s’élève la rente par rapport au produit brut ? La proportion est fort difficile à établir. On m’assure qu’elle ne dépasse pas un septième, du moins dans ce canton, ce qui serait peu de chose. J’ajoute que, depuis quelques années surtout, les terres sont presque invendables : c’est à peine si on peut en obtenir treize ou quatorze fois le montant de la rente, et les agitations agraires ne sont pas propres à en relever le prix. En dépit des substitutions, les terres à vendre ne manquent pas ; ce sont les acheteurs qui font défaut. Les charges sont lourdes : une propriété rapportant 10 000 liv. st. de revenu payé 800 liv. st. pour la seule taxe des pauvres, et le total des impôts et dépenses obligatoires va à 2 000 liv, st. Cela n’empêche pas les propriétaires de la nouvelle école de s’efforcer d’améliorer la situation de leurs tenanciers, soit en augmentant les dimensions des tenures, soit en construisant des habitations plus confortables. Nous en avons quelques échantillons sous les yeux. Ce sont de jolis cottages à l’anglaise, ornés d’un portail et proprement blanchis à la chaux. Ils ont deux pièces au rez-de-chaussée et deux pièces à l’étage. On les construit avec du ciment de Portland mélangé de gravier ; le toit est couvert de belles ardoises carrées du pays de Galles. Ils coûtent de 100 à 120 liv. st., et ont tout à fait bon air ; mais il s’agit de savoir si l’intérieur répond au dehors. Le landlord a institué des prix de propreté, qui ont, ma foi ! fait merveille. Une vigne vierge et un chèvrefeuille en fleurs décorent la façade du cottage premier prix : les chambres sont balayées ; des faïences luisantes sont rangées en bel ordre sur une étagère ; les meubles sont époussetés : on se croirait presque dans un intérieur hollandais. Les habitants eux-mêmes se tiennent mieux, les vêtements sont raccommodés. Le second prix ne le cède pas sensiblement au premier, et les numéros inférieurs n’ont plus rien des wigwams primitifs. C’est toute une révolution, et j’en fais mes compliments sincères au landlord bienveillant qui est en train de l’accomplir. A ne considérer que le profit direct qu’il en peut tirer, l’affaire est certainement mauvaise, car le tenancier consent difficilement à payer un supplément de plus de 1 ou 2 liv. st. pour avoir un cottage au lieu d’une cabine ; en revanche il y a des profits indirects qui ne sont pas à dédaigner. Le tenancier dont l’habitation est améliorée prend le goût de l’ordre et l’habitude du confort. II fait plus d’efforts pour se procurer du bien-être, et tandis que sa ménagère nettoie les meublés, l’idée lui vient peut-être de nettoyer son champ. Comme toutes les révolutions, celle-ci ne se fait point toutefois sans bouleverser des habitudes et des existences innocentes. Le cottage donne sur une cour enclose d’un mur en pisé, haut de 1 mètre, avec une ouverture étroite de la forme d’un V très effilé, qui tient lieu de porte. Ce V est une invention profondément machiavélique, spécialement dirigée contre le porc et les jeunes veaux qui avaient autrefois leur place au foyer domestique. Maintenant, ce paradis terrestre leur est fermé. Le porc erre en grognant avec mélancolie autour de l’enclos inaccessible, et les vieillards ennemis des nouveautés se plaignent de la dissolution de la famille. Ce landlord progressiste se contente, lui aussi, d’habiter en face de la baie un simple cottage tapissé de fuchsias et de chèvrefeuilles ; mais quel parc merveilleux ! La pelouse, d’un vert d’émeraude, est avivée par des massifs d’hortensias bleus et de lobélias écarlates ; à côté, se dressent des rochers de la belle teinte violette que j’avais admirée à Killarney, couverts de hautes fougères et de bruyères roses mêlées de grosses touffes de genêts, plus loin un morceau de forêt que la hache n’a point touché, rempli de houx arborescents, d’arbustes indigènes au feuillage lustré et de rhododendrons se détachant dans la futaie. Le long delà baie, large ici de 4 à 5 kilomètres, des hérons au long bec emmanché d’un long cou se tiennent immobiles tandis que des troupeaux de mouettes grises et de noirs cormorans planent sur les eaux tranquilles, quœrens quem devoret. La table est abondamment garnie de saumons, de truites, de maquereaux, de harengs, sans parler des homards gigantesques et des crevettes naines. Une famille de phoques s’est gîtée sur un rocher dès environs, et le landlord bienveillant laisse en paix ces petits tenanciers qui ne payent pas de rente. A l’autre bord de la baie, une chaîne de montagnes enveloppée d’une bruine transparente comble une gaze. L’air est doux et moite ; on ne connaît pas les grands froids, la neige ne tient pas l’hiver dans les vallées. C’est un petit coin du paradis, et on s’explique que les habitants y aient atteint les limites les plus reculées de la vieillesse, même avant l’arrivée des médecins.

Cependant, il faut quitter cette station charmante et faire une nouvelle étape. Nous retournons à Kenmare, d’où une bifurcation de la route nous amène à Glengariff. C’est un dimanche. A en juger par la propreté et même l’élégance campagnarde des vêtements, la population de Kenmare est fort à son aise. La ville est bien bâtie, les maisons sont fraîchement badigeonnées, et je crois même, — quoique je ne puisse garantir ce phénomène, — que les rues ont été balayées. C’est que le propriétaire s’occupe lui-même de son domaine, et je dirai à ce propos que les propriétaires irlandais d’aujourd’hui ne ressemblent plus du tout au portrait peu flatteur que faisaient de leurs ancêtres, Arthur Young et plus tard Gustave de Beaumont. Ceux que j’ai eu l’heureuse chance de rencontrer jusqu’à présent sont animés d’un désir sincère de réparer les maux du passé. C’est la noblesse de Louis XVI succédant à celle de Louis XV, et, souhaitons-le, avec la perspective d’un 89 sans 93.


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