L’Irlande, le Canada, Jersey

L’Irlande

Lettres adressées au Journal des débats


par M. Gustave de Molinari.

Membre correspondant de l’Institut

VI

De Clifden à Westport. — Comment le Connemara pourrait devenir le paradis de l’Irlande. — Obstacles que l’état des esprits oppose à cette amélioration. — Taux généralement modéré de la rente. — Pourquoi le tenancier ne profite point de la modération du propriétaire. — Le taux naturel de la rente et les moyens de l’abaisser. — Westport. — Le cône de Croagh Patrick. — Un puits sacré. — Une rencontre d’émigrants. — Mauvaise organisation de l’émigration. — La Vierge miraculeuse de Knock. — Tuam. — Limerick. — Le miracle de l’orphelinat des sœurs de la Merci.

Limerick, le 3 août 1880.


De Clifden, je vais à Westport, dans le comté de Mayo, la partie la plus éprouvée et la plus agitée de la région de l’Ouest. L’Irish Car met près de cinq heures pour faire, le trajet entre Clifden et Leenane à la frontière de Mayo, quoique la distance ne soit que de 18 milles, les chevaux de poste de Clifden se ressentent de la disette et on ne les change pas en route. A chaque montée, — et Dieu sait si le pays est accidenté dans le voisinage pittoresque des Twelve Pins ! — on prie les voyageurs de descendre, mais on ne les attelle point. Le temps est superbe, les montagnes couvertes de bruyères violettes se mirent dans l’eau transparente des lacs, les fuchsias en fleur qui croissent ici sans culture forment de gros buissons et des haies de 2 mètres de hauteur. Malheureusement, c’est un désert. Les oiseaux sont rares dans ce pays déboisé ; je n’ai encore aperçu que deux moineaux depuis mon arrivée en Irlande ; on ne voit que des corbeaux. Au delà de Leenane, un riche Home Ruler, député au Parlement, a bâti un château gothique avec créneaux et mâchicoulis, et, ce qui vaut mieux, il a planté des arbres qui poussent à merveille, et remplacé la bruyère par des prairies où paissent des moutons améliorés. Voilà un bon exemple à imiter. Cette sauvage région du Connemara pourrait bien devenir un jour, — le capital aidant, — le paradis de l’Irlande. Les beaux marbres abondent dans le massif des Twelve Pins, les eaux des torrents sont colorées par l’oxyde de fer ; on y a même trouvé des pépites d’or. On peut drainer les marécages, défoncer la terre de bruyères, couper la tourbe à la mécanique et en charger de petits bateaux à vapeur au pied même des tourbières. Une Société agricole et minière acquerrait ici aisément quelques milliers d’hectares à bas prix, et elle contribuerait à la régénération du pays beaucoup plus efficacement qu’aucun acte du Parlement ou aucune démonstration de la Land League, tout en faisant une excellente affaire. L’apport d’un supplément de capital ne manquerait pas de relever les salaires ; les dépôts des Caisses d’épargne postales augmenteraient à vue d’œil, et les déposants finiraient par racheter les actions et les obligations de la Société. Ils deviendraient propriétaires, et la question agraire serait résolue sans coups de fusil. Mais il faudrait des millions pour réaliser cette utopie, et l’état de l’Irlande en général, du comté de Mayo en particulier, n’est pas propre à attirer les millions. Toutes sortes de bruits alarmants circulent. Un touriste me raconte qu’il a voyagé en compagnie d’un émissaire fenian qui recommandait aux tenanciers de tuer les landlords, et surtout de ne pas payer la rente au prochain terme (les rentes se payent en novembre et en mai). Les propriétaires reçoivent des lettres de menaces, et ils ne sortent plus qu’armés. On m’en cite un, — un Irlandais catholique cependant, mais la religion n’a pas grand’chose à voir en cette affaire, — qui est un arsenal ambulant. Que voulez-vous ? On a tiré il y a quelques mois sur un receveur de rentes des environs, et le bruit court maintenant qu’on s’en prendra de préférence aux propriétaires. On en tuera quelques-uns pour l’exemple. Ces rumeurs ne contribuent pas à rassurer ceux qui en sont l’objet. Les grands landlords membres du Parlement, qui viennent passer d’habitude quelques mois dans leurs terres, abrègent leur séjour, et le pays ne s’en trouve pas mieux.

La ville de Westport est située près de la magnifique baie de la Clew, que les Irlandais patriotes comparent volontiers au golfe de Naples. Elle en est séparée par le vaste parc du marquis de S..., le principal propriétaire du comté. Ce landlord débonnaire, dont le château est un musée, laisse son parc ouvert au public ; il n’en ferme les grilles qu’un jour par an, pour empêcher cette tolérance de passer à l’état de droit. Autant que mes informations sommaires me permettent d’en juger, le taux des rentes est généralement modéré ; mais la condition des tenanciers n’en est pas meilleure. Le taux de la rente dépend en effet de là proportion existant entre l’offre de la terre d’une part, la demande de l’autre, et c’est en vain qu’un propriétaire philanthrope louerait ses terres au-dessous du cours, le tenancier n’en finirait pas moins par payer la rack-rent, c’est-à-dire la rente la plus élevée que comporte l’état du marché. Voici comment les choses se passent : ou bien on loue à un grand tenancier qui fait des sous-locations à gros bénéfice, ou bien on autorise le petit tenancier immédiat à céder son bail, parfois aussi à morceler sa tenure au profit de ses enfants. On m’avait cité dans le comté de Galway le cas d’un tenancier de 1 acre ½, payant quelques shellings de rente, qui avait cédé sa place (il n’avait pas même un bail mais une simple tenure at will) pour la somme exorbitante de 18 livres sterling. Son successeur payait ainsi en réalité une rack-rent, quoique le propriétaire n’exigeât de lui qu’un loyer insignifiant. Encore ne le touchait-il point et ne parvenait-il pas davantage à obtenir le remboursement d’une somme de 6 liv. st. pour achat de guano qu’il avait prêtée à ce tenancier de seconde main. Ce droit de céder son bail est connu sous le nom de tenant right, et il existe généralement dans le nord-est de l’Irlande, c’est-à-dire dans l’Ulster. Son existence atteste mieux qu’aucune preuve tirée des Blue Books la modération des propriétaires. S’ils exigeaient en effet tonte la rente naturelle du sol, le tenancier pourrait-il obtenir quelque chose pour la cession de son bail ? La Land League n’en demande pas moins la reconnaissance légale et l’extension à toute l’Irlande du tenant right de l’Ulster. En admettant que cet article de son programme passe à l’état de loi, la situation du petit tenancier en sera-t-elle améliorée ? Le propriétaire ne demeurera-t-il pas toujours le maître d’annuler en fait le bénéfice du tenant right en élevant le taux de la rente ? On sera alors amené à établir un maximum pour le prit du loyer des terres ; et qu’en résultera-t-il ? Sans doute la part du propriétaire ne pourra plus s’augmenter, mais le tenancier de première main élèvera le prix de cession de son bail de toute la différence existant entre la rente maximées et la rente naturelle. Le tenancier cessionnaire payera comme auparavant la rack-rent ; seulement il aura à gorger deux sangsues au lieu d’une. La vraie solution du problème consisterait dans l’abaissement de là rente naturelle, mais cette solution dépend d’un fait économique, — d’une modification dans l’état de l’offre et de la demande du sol, — et elle échappe absolument au pouvoir du Parlement, voire même de la Land League. Quelquefois le propriétaire accorde au tenancier la permission de morceler sa tenure, — et il est bien difficile de la lui refuser quand c’est au profit d’un fils ou d’une fille qui vient de se marier. Si les parents ont une tenure de 10 acres, par exemple, ils en céderont la moitié ; mais l’amour paternel ne les empêchera pas de la céder avec bénéfice. En supposant qu’ils payent 15 sh. de rente par acre, ils sous-loueront les 5 acres à raison de 30 sh. ; ils réduiront ainsi leur propre rente à zéro, et le fils ou le gendre payera une rack-rent, quoique le propriétaire ne touche qu’une rente modérée, quand il la touche ! Cette coutume de morceler la tenure entre les enfants, de manière à obtenir dans ses vieux jours la jouissance gratuite d’une maison ou d’un champ, a peut-être plus qu’aucune autre cause contribué à l’accroissement excessif de la population. Élever des enfants pour en faire des sous-tenanciers, cela revenait à mettre son épargne dans une Caisse de retraite pour la vieillesse.

Encore une fois, le mal ne vient point de l’exagération du taux de la rente perçue par les propriétaires, ou, pour parler le langage des orateurs de la Land League, de la rapacité des landlords. Cette rente est généralement modérée, et elle ne forme parfois qu’une faible part du loyer effectivement payé par l’exploitant du sol. Le mal vient de ce que l’absence d’industrie, l’insuffisance des moyens de communication, l’ignorance de la population et sa répugnance à se déplacer ont exagéré la demande de la terre. Il en est résulté un accroissement progressif et excessif de la part naturelle du capital foncier aux dépens de la part du travail. Mais ceci est de l’économie politique, et j’ai promis de n’en point abuser. Je reviens à Westport. La ville est insignifiante ; mais la baie de la Clew vaut la peine d’être vue, et le cône élevé du Croagh Patrick, dont le pied baigne dans l’Océan, fait en effet souvenir du Vésuve, moins le panache de fumée. C’est sur le sommet de cette montagne que saint Patrick, l’apôtre de l’Irlande, s’est arrêté ; on rapporte qu’il y a rassemblé tous les animaux nuisibles qui infestaient Irlande païenne, et qu’il les a précipités dans la mer. C’est pourquoi on n’y rencontre, toujours d’après la légende, aucune bête malfaisante. On m’avait beaucoup parlé des « puits sacrés » et de leurs vertus miraculeuses. Nous allons en visiter un qui est réputé pour la guérison des maladies des yeux. .Une bonne dame du comté de Galway m’a raconté qu’elle avait offert en vain à une pauvre fille aveugle de l’envoyer à ses frais à Dublin pour y subir l’opération de la cataracte ; les parents avaient préféré un pèlerinage au puits sacré. Voyons donc le puits sacré. C’est une simple source à demi entourée d’un mur ébréché. On fait à genoux le tour de la source, on se baigne les yeux avec l’eau sainte, et les malades qui ont une foi suffisante sont infailliblement guéris. Tant pis pour ceux qui n’ont pas la foi ! Par exemple, il en faut une bonne dose pour accepter le miracle de la truite. On était en train de la frire dans une « cabine » du voisinage lorsqu’elle s’est échappée de la poêle pour aller se réfugier dans le puits sacré, où elle a été guérie incontinent de ses brûlures. On nous l’a montrée, en avouant toutefois naïvement que ce n’était point la vraie. Celle-ci avait été pêchée méchamment par un angler de passage, et il avait bien fallu la remplacer ; le miracle n’en demeurait pas moins avéré. Dans le voisinage du puits sacré, nous visitons une vieille abbaye en ruines, dont le cimetière a une grande réputation de sainteté. Il est cependant fort négligé, et les mauvaises herbes y foisonnent. Hélas ! pourquoi les morts seraient-ils mieux logés que les vivants ? Ils sont entassés dans les vieux cimetières, car on se garde de bien d’en établir de nouveaux, le diable ayant la fâcheuse habitude d’emporter l’âme du premier mort qu’on y enterre.

Ces vieilles superstitions n’ont pas cédé à l’enseignement des National Schools, et tous les jours même de nouveaux miracles viennent grossir le stock déjà bien assez considérable des anciens. Il n’est bruit depuis l’année dernière que de la Vierge miraculeuse de Knock. C’est la Notre-Dame de Lourdes de l’Irlande, et elle attire une affluence croissante de pèlerins, quoiqu’elle n’ait pas encore réussi à se faire reconnaître par l’autorité compétente. Je fais un détour pour aller la visiter, en quittant Westport. Aux stations de Castlebar, de Castelmorris et de Ballyhaunis, je remarque une affluence inaccoutumée. Des troupeaux d’hommes à là figure contractée et des femmes en pleurs se précipitent dans les voitures de troisième classe, tandis qu’un long gémissement, presque un hurlement s’échappe des poitrines de la foule désolée des parents et des amis qui leur font leurs adieux probablement pour toujours. Ce soin des départs d’émigrants, et je n’ai de ma vie rien entendu de plus poignant que cette explosion sauvage de la douleur d’une foule en haillons. Un dernier hourra d’adieux, un coup de sifflet, et tout est fini. Ce n’est qu’une minute : mais qui pourrait mesurer ce qu’elle contient d’angoisses et de larmes ? (les pauvres émigrants, ils sont moins à plaindre sans doute que ceux qui restent, — ils ont l’espoir prochain d’un meilleur avenir ; — mais les épreuves qu’ils auront à traverser seront rudes. Il n’existe à Dublin aucune agence, aucun bureau, officiel ou non, qui se charge de leur fournir les indications nécessaires. Ils sont abandonnés à eux-mêmes, et la plupart iront grossir le mob des grandes villes américaines, faute d’une bonne direction ou d’un bon conseil. « Des millions de nos compatriotes, dit l’auteur d’une lettre adressée au Freeman, se sont enfuis l’Irlande, car la fuite est le seul terme applicable à l’émigration irlandaise, en comparaison dé l’émigration judicieusement dirigée et organisée (?) des autres parties de l’Europe ; et cependant l’émigrant Irlandais s’en va encore le plus sauvent à l’aventure, sans guide et sans appui. Pourquoi n’établirait-on pas un bureau ou une agence qui mette les statistiques américaines à sa portée et qui le dirige au besoin vers les régions où il peut être employé avec le plus d’avantages ? » Cette incurie avec laquelle on laisse partir des millions d’hommes sans s’inquiéter de leur destinée, dans un pays où l’on dépense chaque année 132 000 liv. st. pour les appointements du personnel des workhouses, n’est-elle pas caractéristique ? On s’est habitué à tout attendre de l’intervention du gouvernement, et ce que le gouvernement néglige de faire, personne ne s’avise de l’entreprendre, — en exceptant les choses dont il serait peut-être sage de s’abstenir.

A la station de Ballyhaunis, je prends un Outside Car qui me conduit en moins d’une heure à Knock. C’est un misérable hameau au milieu duquel s’élève une petite église avec une tour carrée. On a construit à la hâte aux environs quelques douzaines de baraques en planches où les pèlerins peuvent trouver le couvert, et au besoin le gîte. Le long du chemin raboteux sont rangées des échoppes comme on en voit à Lourdes, mais moins élégantes, où l’on vend des articles de piété, — images coloriées, photographies, chapelets, petits livres et le reste. Affluence de mendiants hideux. Plusieurs centaines de pèlerins, quelques-uns appuyés sur des béquilles, appartenant à toutes les classes de la société, font le tour de l’église, sous la conduite d’un prêtre, en récitant des litanies. Les femmes sont en majorité. La vieille tour est en réparation ; le mortier de l’église miraculée ayant acquis la vertu de guérir toutes sortes de maladies, les pèlerins l’ont gratté de manière à compromettre sérieusement la solidité de l’édifice. Nous entrons dans l’église. Elle est remplie de fidèles agenouillés ou assis sur des bancs. Une jeune fille vient de déposer ses béquilles, et elle est couchée tout de son long près du chœur. Au-dessus de l’autel, un tableau illuminé par une vitrine rouge représente l’apparition miraculeuse. Cette apparition a eu lieu pour la première fois le 22 août de l’année dernière, et voici comment un jeune boy, nommé Auguste, l’a racontée au correspondant du Daily Telegraph : « Je revenais du bog avec mon petit frère, et, comme la nuit tombait, j’entrai dans la maison d’un de mes parents près de la chapelle de Knock. Il pleuvait à verse et il faisait très noir. Tout à coup, un autre boy se dirigea de notre côté en criant : « Oh ! venez à la chapelle » pour voir la sainte Vierge contre la muraille ! » Nous sortîmes en courant, et nous aperçûmes le chœur de l’église tout brillant de lumière. Sur la muraille, la sainte Vierge était debout comme une statue, avec des yeux vivants. A sa droite était saint Joseph, incliné vers elle ; à sa gauche saint Jean, costumé comme un évêque, sa main droite tenant un livre, sa main gauche levée, avec deux doigts en l’air. Au-dessus et à la gauche de saint Jean, il y avait un autel avec un agneau, et tout autour des ailes d’anges dont je ne pouvais voir les corps et les figures. Nous restâmes longtemps debout en regardant ces images, et mon petit frère me dit qu’il voulait les emporter à la maison. Nous étions dix ou onze à les regarder et nous nous mimes à genoux en criant : « Notre Père et Sainte Marie ! » Alors comme la pluie continuait à tomber et que nous étions très mouillés, nous rentrâmes à la maison. » L’apparition se renouvela plusieurs fois, et les guérisons miraculeuses commencèrent. Aujourd’hui, la réputation de la Vierge de Knock est bien établie, et sa clientèle va grandissant de jour en jour. Comme je suis pressé de gagner Tuam pour prendre le train de Limerick, je n’attends pas la guérison de la jeune fille couchée à côté du chœur. Je fais accord pour la somme ronde de 15 sh. avec un propriétaire d’Outside Car qui me jure par tous les saints du paradis que j’arriverai à Tuam avant le départ du train. J’y arrive deux heures trop tard. La Vierge miraculeuse de Knock devrait bien inculquer aux propriétaires d’Outside Car le goût de la vérité. Il paraît que c’est plus difficile que de faire marcher des culs-de-jatte. Tuam est une ville sainte, siège d’un archevêché catholique et d’un évêché anglican, ce qui ne l’empêche pas d’être aussi un affreux repaire de mendiants. Nous jetons un coup d’œil sur une vieille croix en pierre dont les figurines grossières et noires datent, dit-on, de l’introduction du christianisme en Irlande, et nous nous arrêtons devant une affiche qui annonce pour le surlendemain un meeting de la Land League à Belclare, en engageant les tenanciers à se débarrasser du serpent du Landlordism, et surtout à « garder leur récolte » autrement dit à s’abstenir de payer leurs rentes ; mais nous n’avons pas le courage d’affronter plus longtemps la cuisine de Daly’s Hotel, un pendant du Mullarchy’s Hôtel, de Clifden et nous voici à Limerick. C’est un petit Dublin. Le Shannon, le grand fleuve de l’Irlande, y porte des navires de mer, quoiqu’il n’ait plus guère que la largeur de la Seine ; et Georges street ne le cède en rien à Sackville street. Mais je n’en ai pas fini avec les miracles. Il n’est bruit depuis huit jours que d’une apparition de la Vierge à l’Orphelinat des sœurs de la Merci, à Limerick, et voici la relation que j’en trouve dans le Freeman, l’organe des Home Rulers éclairés et modérés :

« Sur la façade occidentale du bâtiment on voit une grande statue de la sainte Vierge, sculptée en pierre de Caen, et au-dessous une fenêtre qui éclaire un oratoire de la Bienheureuse Lady, situé dans cette partie du couvent. Cette statue est à 30 pieds du sol, et en face se trouvent la cour et un champ qui s’étend jusqu’au mur de clôturé, le terrain ainsi enclos ayant à peu près un acre et demi de superficie. Au nord du jardin du couvent il y a une ceinture d’arbres qui borde la muraille sur une longueur de 5 ou 600 yards et qui ferme l’enclos dans cette direction. Nous donnons ces détails afin que les faits que nous avons à rapporter soient mieux compris et aussi afin de montrer que ce qui a été vu ne pouvait avoir été produit par des accidents ou par des moyens artificiels tels que « lanternes magiques » ou appareils analogues. On doit rappeler que dimanche, — jour de fête de la Bienheureuse Lady, — quoique le temps fût magnifique dans cette localité, le tonnerre se fit entendre avec violence et que le ciel fut vivement sillonné d’éclairs. Dans la soirée, les orphelins allèrent jouer dans la cour en face des nouvelles constructions, et on leur recommanda de ne pas s’effrayer du tonnerre, mais de prier Notre-Dame-de-Bon-Secours s’ils avaient peur. Avec la foi entière dans la protection de Notre-Dame qui animait les petits aussi bien que leurs aînés, ils se rendirent dans la cour et vaquèrent à leurs innocents plaisirs de la manière accoutumée. Aussitôt après, le tonnerre gronda dans les nuées, et les enfants se mirent à invoquer pieusement la Vierge bénie. Ils entonnèrent le cantique touchant : « Abaissez vos regards sur notas, ô mère Marie ! » et tandis que la musique mélodieuse de leurs jeunes et fraîches voix s’élevait vers le Ciel, un des enfants s’écria tout à coup : « Oh ! regardez par là ! » D’un mouvement instantané les regards de ses deux cents compagnons se dirigèrent vers la bordure d’arbres, et dans l’espace au-dessus ils aperçurent l’image de la Vierge bienheureuse, vêtue d’une robe blanche, avec une ceinture bleue. Elle portait le Saint Enfant sur son bras droit, et un rosaire était suspendu à son bras gauche. Elle paraissait reposer sur un nuage blanc, soutenu par deux anges qui avaient dans leurs mains libres des branches couvertes de feuilles. Les enfants, sous le charme, offrirent involontairement leurs prières à la Vierge bienheureuse. Après avoir contemplé la vision pendant environ dix minutes, quelques-uns d’entre eux coururent au couvent pour avertir les nonnes ; mais, avant que les bonnes dames eussent le temps d’arriver, la divine apparition s’était évanouie et la Vierge avait disparu dans les cieux. Les enfants étaient pâles et tremblants, mais tous s’accordaient dans le compte rendu de ce qui avait été vu, et jusque dans la description du rosaire, qui était grand, de couleur blanche et dont les grains étaient éloignés les uns des autres. On constata encore avec étonnement que des enfants placés dans une autre partie du bâtiment éloignée de celle-là avaient aussi aperçu la vision. Il n’y eut aucune hésitation ni aucune contradiction dans leurs récits. Plusieurs d’entre eux avaient de treize à quatorze ans, et il était impossible de n’être pas convaincu de leur véracité. »

Ces visions et apparitions irlandaises n’ont sans doute rien de particulier, et il s’en est produit maintes fois d’aussi surprenantes en France, en Belgique et en Italie ; mais elles peuvent servir à marquer le niveau intellectuel de la masse de la population, et elles sont peut-être aussi un indice de la fermentation maladive des esprits.


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