L’Irlande, le Canada, Jersey

L’Irlande

Lettres adressées au Journal des débats


par M. Gustave de Molinari.

Membre correspondant de l’Institut

V

Les îles d’Arran. — Galway. — Le juge Lynch. —La prison. — Le Workhouse — L’Industrial School. — L’Irish Car — Le Connemara. — Glendalough. — Clifden. — L’hôtel Mullarchy.

Clifden, le 18 août 1880.


Après avoir passé une semaine à étudier le pays dans les environs d’Athenrey, je vais à Galway, où m’attire l’annonce d’une excursion aux îles d’Arran par le City of the Tribes, bateau à vapeur qui fait le service du remorquage de la baie. La traversée est de trois heures ; on part à dix heures du matin. Le temps est splendide, la mer est unie comme un lac, et le ticket aller et retour ne dépasse pas 3 sh. par personne. Aussi le pont est-il bientôt encombré. Les excursionnistes appartiennent pour la plupart à la classe moyenne, — gens de loi, hommes d’affaires, marchands, clergymen ; il y a même un moine franciscain en redingote noire et chapeau, rond qui parle couramment l’italien. Une « bande » de petits musiciens de l’École industrielle, uniforme bleu, orné d’une passementerie verte à feuilles de trèfle, a été admise gratis pour égayer la traversée. On part aux sons de l’air national : Wearing the green. La baie de Galway est immense, mais presque déserte ; deux grands navires et le cutter de la douane sont à l’ancre près de l’îlot du phare ; çà et là quelques bateaux pêcheurs. Au sud, les montagnes nues du comté de Clare ; au nord, celles du Connemara. Des prairies d’un vert d’émeraude. Si les enclos en pierre grise étaient remplacés par des haies, si les montagnes étaient boisées, le paysage serait charmant. Malgré la placidité peu ordinaire de l’Océan le long de cette côte rugueuse, le City of the Tribes se livre à un tangage désordonné. Les figures s’allongent et verdissent à vue d’œil, les cuivres de l’orchestre ont des intonations inattendues ; enfin on arrive, on est arrivé. Les îles d’Arran sont l’ultima Thule de la côte. Elles sont au nombre de trois : Inismore, Inishmaan et Inishheer, et elles renferment une population d’environ 3 000 habitants qui vivent pauvrement sur ces rochers couverts de minces plaques de terre végétale. Il n’y a pas de port ; on descend, comme on peut, dans les barques indigènes, et on aborde sur un amas de rochers verdis par le varech, — une des richesses de la côte. La population s’est rassemblée sur la jetée : les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Celles-ci portent de gros jupons rouges qu’elles fabriquent elles-mêmes, et des mouchoirs écarlates ; de loin, on croirait voir un gros buisson d’écrevisses. A ma grande surprise, les pieds sont chaussés. Les insulaires d’Arran fabriquent leurs chaussures comme le reste, avec des peaux non tannées et recouvertes du poil de la bête. Il y a quelques années, l’industrie domestique subsistait encore dans l’ouest de l’Irlande ; paysans et paysannes employaient tes longues veillées d’hiver à filer, à, tisser et à coudre leurs habits, comme ils construisaient leurs maisons et façonnaient leurs meubles ; aujourd’hui l’industrie domestique s’en va, le paysan irlandais trouve plus de profits à aller travailler dans les manufactures du Lancashire qu’à fabriquer lui-même ses vêtements. C’est un progrès sans doute ; mais est-ce aussi un progrès de porter la défroque trouée et maculée de l’Angleterre ? Comment les Irlandais qui font profession de détester les Anglais se résignent-ils à achever leurs vieux habits ? Une blouse de toile grossière, mais propre et faite pour les épaules qui la portent, n’est-elle pas préférable à la défroque salie par un lord ou par son valet de chambre ? Pourquoi donc les Irlandais patriotes ne fondent-ils pas une ligue contre la friperie britannique ? Ils ne manquent pas d’amour-propre. S’ils y joignaient un peu d’amour de la propreté ! — Je reviens à mes bons insulaires. Tandis que le gros des excursionnistes se dirige vers un bouge décoré du nom pompeux d’Atlantic hotel, un Irlandais obligeant dont nous avons fait la connaissance à bord nous hisse sur un vieux car branlant, et nous allons à la recherche des monuments celtiques pour lesquels les îles d’Arran sont renommées. Nous apercevons une demi-douzaine de blocs cubiques surmontés de croix irlandaises, et un cimetière où de simples pierres levées marquent l’emplacement des tombeaux. C’est la pure tradition celtique. Cependant la population présente des spécimens de races diverses ; des soldats de Cromwell s’y sont établis et y ont fait souche ; on y retrouve aussi le type du pêcheur norvégien. Voici une jolie fille au corsage de grosse laine rouge, qui s’amuse à suivre notre car en accélérant le pas. Elle a les yeux bleus, le visage de coupe ovale, les cheveux blonds soigneusement lissés et partagés au milieu par une raie. Les pieds sont chaussés de souliers de peau brute ; elle tricote des bas en marchant et n’abandonne pas un moment son tricot. Elle croque les fruits salés du varech qu’elle retire d’un bidon de fer-blanc suspendu à son bras et nous en offre en souriant. Une autre, moins jolie celle-là, se jette à genoux devant notre car en nous demandant justice. Elle prend notre ami irlandais pour le juge de paix du comté, qui a profité du bateau pour faire sa tournée de quinzaine. Nous la détrompons non sans peine, et nous faisons deux ou trois milles sur une bonne route qui traverse cette île de pierre. On nous montre un champ dont la mince couche de terre végétale, améliorée au moyen d’un mélange de sable coquiller et de varech, porte une superbe moisson d’avoine. Nous allons luncher dans une crique où l’un répare un bateau, et nous faisons cadeau d’un morceau de plumcake à un jeune indigène vêtu d’une longue robe rouge et d’un béret, comme on en voit dans les tableaux de Paul Véronèse ; Ce petit doge en guenilles flamboyantes parait peu familier avec nos friandises, et il ne se décide qu’après de longues hésitations à y mordre. Des fillettes nous apportent des maiden hair, plante délicate aux longues fibrilles qui croît entre les roches, et nous remontons à bord. La musique de la National School fait sonner ses cuivres, la population nous salue de ses hourras, et nous gagnons le large. Jusqu’à ces derniers temps, le gouvernement ne s’occupait guère de ces pauvres insulaires ; ils n’avaient même pas de médecin ; on leur en a envoyé un ; et justement, voyez le malheureux hasard ! depuis l’arrivée de cet Esculape du Bureau des pauvres, la durée de la vie moyenne a diminué aux îles d’Arran. Est-ce la faute de la médecine ou du whisky de contrebande ? Ce whisky jouit d’une certaine réputation sur la côte. Nous nous en apercevons au retour. Quelques jeunes gens au teint embrasé exécutent une gigue dans la cabine, en compagnie de deux jeunes misses très américanisées ; mais il y a des circonstances atténuantes : la température est chaude et molle, le soleil se couche dans un fleuve d’or fondu, on se croirait sur la côte d’Italie plutôt que sur la rive brumeuse de la pauvre Irlande.

Le lendemain, nous visitons Galway. C’est une vieille ville assez malpropre, mais ce n’est pas une ville morte, quoique son port soit presque désert et qu’elle compte à peine 14 000 habitants. Un tramway la traverse pour aboutir sur la baie, à Salt Hill, où se donnent rendez-vous les amateurs de bains de mer qui n’ont point un goût exagéré de confort. Deux omnibus, l’O’Connell et le Liberator, font concurrence au tramway ; Galway possède aussi un journal, the Vindicator. C’est par douzaine qu’on rencontre ici des Liberator et des Vindicator. Les murailles, hélas ! trop souvent ébréchées comme les habits, sont couvertes d’affiches de navires en partance pour les États-Unis ou l’Australie et de convocations aux meetings de la Land League. Il y a quelques beaux restes d’architecture qui datent de l’époque où Galway était le grand entrepôt du commerce du Nord avec l’Espagne. C’est à cette époque que se rapporte aussi la terrible anecdote du juge Lynch qui a donné son nom à la législation sommaire en honneur dans le Far-West. Ce juge Lynch avait un fils qui aimait une brune fille de Galway. Il avait aussi un hôte qui ne manqua pas, en sa qualité d’Espagnol, de tomber amoureux de la jeune fille. Vous devinez l’aventure. L’imprudent Espagnol tombe victime d’un lâche guet-apens ; le fils jaloux, saisi en flagrant délit, est amené devant le juge, qui le condamne, à la manière de Brutus, et se charge d’exécuter lui-même la sentence. J’ai vu les restes du balcon avec une inscription commémorative, d’où ce père peu tendre a lancé son fils dans l’éternité. C’était, il faut l’avouer, un rude justicier que ce juge Lynch ! Un aimable descendant de cet homme farouche veut bien nous servir de cicérone. Nous allons visiter la vieille église dont les bas-reliefs de pierre ont été mutilés par les soldats de Cromwell, les pêcheries de saumon qui sont, avec la fabrication du whisky, la principale ressource de Galway, la prison, le workhouse et l’École industrielle.

La prison de Galway mérite une mention particulière. C’est vraiment une prison modèle, et je n’en ai vu nulle part de plus correctement tenue. Nous franchissons la porte d’entrée à forte serrure et nous entrons dans un jardin dont la haute muraille circulaire est tapissée de lierre. En face, la maison du gouverneur. On nous confie à une série de gardiens de bonne mine, revêtus d’un uniforme bleu, sans trous ni taches, avec les armes de la reine brodées au collet ; — les prisons ont été enlevées au comté pour être réunies à l’administration centrale. On nous conduit d’abord dans une cour où des condamnés placés chacun dans une logette et les yeux garantis par un énorme pince-nez sont occupés à casser des pierres. En hiver ils font des étoupes avec de vieux bouts de corde. Auparavant, ils passaient la journée sur les rayons d’un threadweel servant à broyer des os. Une vilaine machine ce threadweel. Chaque condamné enfermé dans une cellule donnant sur la roue était obligé de piétiner sur les rayons comme l’esclave antique attaché au moulin. Quoiqu’on lui permît de prendre un temps de repos toutes les dix minutes, il était rompu de fatigue à la fin de la journée. Des cellules du threadweel hors de service, nous passons dans une cour intérieure où nous nous trouvons en présence de deux fortes poutres enfoncées dans le sol au-dessus d’un trou noir et réunies par une poutre transversale. C’est le gibet. Il est presque à fleur de terre. On place le condamné sur un double volet au-dessus du trou qui a 4 ou 5 mètres de profondeur. L’exécuteur, après lui avoir rabattu le bonnet sur les yeux, fait mouvoir un levier, le volet s’ouvre, et le condamné tombe de sa hauteur dans le puits. Ordinairement, il a la colonne vertébrale brisée. C’est du moins ce que nous expliquait un jour, à Jersey où il venait d’opérer, le célèbre Marwood, successeur du non moins célèbre Calcraft, en nous démontrant la supériorité de la grosse corde qui laisse le condamné intact, sur la petite corde qui coupe les chairs et fait une besogné malpropre. Un bourreau doublé d’un artiste, ce Marwood ! Il n’a opéré qu’une fois encore dans la prison de Galway, et je souhaite fort qu’il n’ait point l’occasion d’y faire valoir de nouveau les mérites de son système. Plaise au ciel que la question agraire se résolve sans l’intervention de la grosse corde ou de la petite corde ! Nous montons au premier étage où sont les cellules des condamnés, — une série de portes en fer donnant sur un corridor proprement blanchi. Les cellules n’ont guère que 2 mètres de largeur sur 3 ½ de longueur et de hauteur ; mais elles sont bien aérées et complètement inodores. Point de water-closet. Le condamné sonne, un numéro s’ouvre à l’extérieur, et le gardien vient ouvrir. Trois pancartes affichées à la porte de chaque cellule renferment un extrait de la loi pénale, le règlement de la prison et un exposé des droits et des devoirs du prisonnier. Le menu de chaque jour y est spécifié d’après la classe à laquelle appartient le détenu. Il y a quatre classes. On monte d’une classe dans une autre, en obtenant des marques ou des bons points pour la conduite et le travail. Les prisonniers des classes inférieures couchent sur une simple planche, les autres ont un matelas, et leur nourriture est plus substantielle sinon plus délicate. Avec la cellule de punition, ce système de récompenses suffit à maintenir le bon ordre dans la prison. La cellule de punition est peinte en noir et n’a point de fenêtre ; d’où son nom de cellule noire. Le gouverneur peut y confiner un prisonnier pour vingt-quatre heures ; avec l’intervention d’un magistrat, cette peine peut être prolongée pendant quatorze jours. Ce qui me parait vraiment admirable dans ce pays, ce sont les garanties effectives que la loi assure à l’homme le plus misérable et le plus dégradé. Tandis qu’ailleurs le condamné, la fille publique, le mendiant et les autres rebuts, de la civilisation sont livrés trop souvent à l’arbitraire grossier d’employés et de policiers subalternes, ici, nul, si rabaissée et si méprisable que soit sa condition, n’est privé de la protection de la loi commune, ni dépourvu des garanties nécessaires pour les faire valoir Le prisonnier casse des pierres et il est confiné dans sa cellule, mais il est sûrement protégé entre la méchante humeur ou l’exploitation de ses geôliers. La charte de ses droits et de ses devoirs est placée sons ses yeux, et lorsqu’il n’a pas son compte d’aliments ou lorsqu’on change son menu, il a le droit de se plaindre au magistrat qui écoute sa plainte avec la même attention, je dirai presque la même religion de la justice que si le plaignant était un pair d’Angleterre. Si nulle part l’inégalité des conditions n’est plus tranchée, nulle part, en revanche, il n’y a plus de respect du droit, même à l’égard de ceux qui ont violé le droit, et si l’égalité devant la loi n’est pas badigeonnée sur tous les murs, elle est gravée dans toutes les consciences. Au milieu d’une cour je remarque une sorte de guérite grillée. C’est le parloir du condamné. On l’enferme dans la guérite. Un gardien se place devant la grille, et le visiteur se tient derrière le gardien. On me montre les registres d’écrou où sont consignés l’âge, le lieu de naissance, la religion, les signes distinctifs du condamné, les causes de la condamnation, — le plus souvent l’ivrognerie, — la date de l’entrée et celle de l’expiration de la peine. Dans la même pièce se trouve une balance où l’on pèse le condamné à son entrée et sa sortie, — un contrôle du régime de la prison qui a bien son efficacité ! Nous visitons encore la chapelle où se font alternativement le service protestant et le service catholique ; nous passons enfin devant une horloge munie d’une ficelle. Les gardiens de nuit sont tenus de tirer la ficelle toutes les heures et même toutes les demi-heures lorsqu’il y a un condamné à mort dans la prison. J’avais remarqué un système analogue de surveillance des surveillants dans les banques dé Safe deposit de New-York. De cette prison modèle, nous allons au workhouse. C’est un vaste bâtiment grisâtre et délabré qui peut contenir environ 500 pauvres. Il y en a de beaucoup plus grands dans les petites villes du voisinage, et je ne puis peindre l’impression navrante que laissent ces réceptacles officiels du paupérisme. J’aime presque mieux la citadelle ou la bastille qui projetait jadis son ombre menaçante sur la cité. Cependant le workhouse est considéré à tort ou à raison comme un mal nécessaire. La charité publique n’est malheureusement ni assez éclairée ni assez active et soigneuse pour distribuer les secours à domicile, sans donner une prime à l’imprévoyance et un encouragement à la paresse. Il faut enfermer les pauvres pour empêcher le paupérisme de déborder. En ce moment, le workhouse ne contient guère que des enfants, des vieillards et des malades. L’hôpital est bien aéré et dans un état de propreté qui fait honneur aux sœurs de la Miséricorde. Dans le réfectoire, on est en train de servir une soupe au riz et à la viande, qui ne diffère pas sensiblement des potages d’hôtel en Angleterre et en Irlande. Mais les locaux sont délabrés et, sauf l’hôpital, d’une tenue relâchée. C’est l’assemblée de la division électorale de l’Union qui administre les workhouses, le dispensaire et le cimetière. Elle est en grande partie élue par les propriétaires et les principaux tenanciers. C’est, me dit-on, le seul corps élu qui existe en Irlande, et il en profite volontiers pour sortir de ses attributions en faisant des motions politiques et autres. Peut-être agirait-il d’une manière plus conforme aux intérêts de sa clientèle en haillons s’il concentrait son attention sur l’administration des workhouses, laquelle coûte, par parenthèse, horriblement, cher — 132 000 liv. st. En 1878-79, rien que pour les salaires et la nourriture des employés, sur une dépense totale de 1 130 000 liv. st. Quelque peu de goût que j’aie pour la centralisation, je suis frappé de la différence qui existe entre la tenue de la prison et celle du workhouse, et je sors de ce bâtiment sombre et malpropre, médiocrement édifié sur l’aptitude des Irlandais à s’administrer eux-mêmes. Nous terminons cette tournée d’exploration par une visite à l’Industrial School, dont la musique avait égayé la veille les excursionnistes aux îles d’Arran. Ces Industrial School sont entretenues aux frais du gouvernement et du comté. Le gouvernement donne 5 sb. par semaine et par élève ; le comté y ajoute 2 sh. Il y en a de catholiques et de protestantes. Celle-ci est catholique et sous la direction des frères des Écoles chrétiennes. Les élèves appartiennent à la classe la plus basse de la population ; on les récolte littéralement dans la rue. L’établissement est admirablement tenu, et les dortoirs en particulier, avec leurs cabinets de toilette où un mécanisme ingénieux remplit et vide les cuvettes d’eau chaude et d’eau froide, mériteraient de servir de modèles aux institutions à l’usage des jeunes gentlemen. Dans une vaste cour, se dresse un appareil de gymnastique garni de boys pieds nus, mais peignés et lavés. Autour, en demi-cercle, sont des ateliers de tailleurs, de cordonniers, de blanchisseurs, de carrossiers, de charpentiers, de boulangers, puis enfin la salle de musique. Les élèves sortent de l’école en état de gagner leur vie, et on peut dire à coup sûr qu’ils n’iront pas grossir la population et le budget des workhouses. Les artisans de Galway voient, dit-on, d’un mauvais œil cette Industrial School. Chose curieuse ! Tandis que le salaire des manœuvres ne dépasse pas 1 sh. ou 1 sh. 3 den. (de 1 fr. 25 c. à 1 fr. 75 c. par jour), — encore est-il artificiellement exhaussé par les travaux publics que le gouvernement commandite pour donner du travail à la population, — les artisans qui ont fait un apprentissage gagnent de 5 à 6 sh. par jour ; on conçoit qu’ils n’aiment pas à voir augmenter le nombre des apprentis. Mais ne faut-il pas que tout le monde vive, et la situation de l’Irlande ne serait-elle pas meilleure si elle avait un peu moins de manœuvres et un peu plus d’artisans ?

Je quitte le lendemain cette vieille et pauvre cité qui a connu de meilleurs jours, et je vais faire un tour dans le Connemara, la région à la fois la plus pauvre et la plus pittoresque de l’Ouest. Je retiens ma place dans l’Irish Car, qui n’est autre chose qu’une variante allongée du Jaunting Car avec lequel j’avais fait connaissance à Dublin, et qui est ici le véhicule universel. L’Irish Car est un char découvert avec deux bancs sur les côtés ; au milieu, un long coffre dans lequel on enferme les petits bagages et sur lequel on empile les malles, de manière à former un dossier où s’appuient et s’arc-boutent les voyageurs. Il y a une planche pour les pieds, et sous la planche un étrier dont on se sert pour monter, car on est huché à un bon mètre de hauteur. Quand le temps est beau, quand les voyageurs ne sont pas trop nombreux, quand on a acquis une notion suffisante des lois de l’équilibre, quand il y a un coussin sur le banc, quand enfin les bagages sont arrimés de-manière à ne point crouler subitement à droite ou à gauche, l’Irish Car est un véhicule supportable, et l’on doit bénir l’Italien Branconi qui a établi ce service. de malles-postes à ciel découvert vers la fin du siècle dernier. Mais en temps de pluie, — et Dieu sait s’il pleut souvent en Irlande ! — l’eau qui coule le long de la bâche sur les épaules des voyageurs et le vent qui s’engouffre dans les parapluies font apprécier particulièrement les mérites des chemins de fer et regretter leurs trop nombreuses lacunes. Heureusement, le temps est magnifique, et l’lrish Car de Galway à Clifden n’est point surchargé. Sur la route, des charrettes, les unes chargées de tourbe, les autres de pommes de terre et de choux, pour le marché de Galway, vont à la file. Les paysans qui les conduisent ont des souliers, tandis que les femmes et les enfants vont invariablement pieds nus. Sur les murailles, des affiches rouges ou vertes annoncent des meetings de la Land League, avec cet en-tête à sensation : Land and Liberty! Terre et Liberté ! D’autres affiches peut-être non moins utiles quoique moins bruyantes, recommandent divers engrais « analysés et garantis » ; d’autres, enfin, indiquent les prochains départs de l’Allan Une, de la White star line, et d’une foule de lignes concurrentes pour l’Amérique et l’Australie. Des bouquets de bois, des prés verts, de beaux champs d’avoine et, dans le lointain, la nappe argentée du lac Corrib réjouissent la vue ; mais, comme dans toute la région que j’ai parcourue jusqu’à présent, les maisons ou plutôt les « cabines », — c’est le nom générique des habitations de paysans, — abandonnées, et dont il ne reste plus que les gros murs à moitié ou aux trois quarts écroulés, sont presque aussi nombreuses que les « cabines » habitées. On se croirait dans un pays récemment dévasté par l’invasion. Ce n’est pas l’invasion, c’est l’exode et l’éviction qui ont fait ces ruines. Les cabines vides des émigrants sont demeurées à l’abandon ; qui aurait eu intérêt à les entretenir ? Les petits tenanciers sont la plaie des domaines, et on se garde de remplacer ceux qui partent d’eux-mêmes ou les insolvables qu’on expulse. Ils seraient bientôt remplacés par d’autres insolvables ! Je n’accuse personne, et j’ai pu me convaincre que les propriétaires irlandais d’à présent appartiennent pour la plupart à une des meilleures variétés de l’espèce ; mais voilà bien des ruines et des loques ! En voilà trop ! Il est temps que le remède arrive, et malheureusement, ni les propriétaires, ni les tenanciers, ni les partisans du Coercion bill, ni les promoteurs de la Land League ne me paraissent sur la voie du salut. Ce n’est point à coup sûr le conflit de passions aveugles et exaspérées qui hâtera la régénération de l’Irlande. — A Oughterard, commence la région montueuse de Connemara ; les champs font place aux bruyères, les cabines deviennent rares, et elles sont de plus en plus misérables. En voici une qui est construite avec des pierres brutes non maçonnées ; elle n’a pas de fenêtre et me fait souvenir de la cellule noire de la prison de Galway. La fièvre dépeuple aujourd’hui ces masures. Plus de moutons améliorés. Des brebis autochtones petites et malingres. Des troupeaux de petits mendiants qui se relayent pour suivre le car. Par exemple, ils ne manquent ni d’obstination ni de souffle. Ils s’accrochent à la voiture et font, tout courant, 4 ou 5 milles dans l’attente, souvent trompée, d’un penny ou d’un half-penny. Les lacs succèdent aux lacs, et on découvre tout un côté du massif des Douze-Épingles (Twelve-Pins), qui font du Connemara une petite Suisse à l’état sauvage. Nous nous arrêtons à Glendalough, dans un hôtel à créneaux, au pied d’un lac, avec un amphithéâtre de montagnes en face ; un joli bouquet de bois, avec des buissons de lauriers et de fuchsias en fleurs derrière nous. L’hôtel de Glen­dalough est une station d’amateurs dépêche, car saumons et truites saumonées passent leur vie à remonter de la mer dans les lacs et à descendre des lacs dans la mer. Le droit de pêcher à la ligne se paye à raison de 50 liv. st. par saison, de 8 liv. st. par mois lunaire, de 2 ½ liv. st. par semaine ou de 10 sh. par jour. Il faut en outre un bateau avec deux bateliers payés à raison de 2 ½ sh. par homme. Cette année, le saumon est rare, et nos anglers (pêcheurs à !a ligne) calculent qu’il leur revient dans les bons jours à 1 liv. st. la livre. Mais c’est une race patiente et joyeuse, et nous passons deux agréables journées de repos en compagnie de ces honnêtes fanatiques de la mouche artificielle. Un amateur français, rara avis, qui vient de quitter Glendalough, y a laissé une douzaine de numéros du Journal des Débats. Voilà de quoi occuper nos loisirs. Le soir, les bateliers dansent la gigue aux sons aigus du pibroch. On exécute la Marseillaise en notre honneur. C’est l’Irlande insouciante et gaie des beaux jours. L’Irlande souffreteuse, hélas! n’est pas loin. Derrière le petit bois il y a des cabines. Dans la plus voisine une femme est occupée à filer de la laine au rouet. La cabine n’a qu’une seule pièce éclairée par une fenêtre d’un pied carré. Je distingue dans l’ombre la figure émaciée d’un fiévreux. Le mobilier se compose de deux lits, une commode, un coffre et un petit miroir ; mais la famille possède, outre le cochon de rigueur, une vache et des pies ; la femme file de la laine pour la fabrication des flanelles et des tweeds. Elle ne se plaint pas et ne demande rien. C’est une famille presque à son aise.

De Glendalough on va à Clifden en deux heures. La route est charmante le long des lacs qui s’égrènent comme les perles d’un collier. Le plus étendu, le lac de Ballinahynge, est couvert de petites îles boisées. Dans l’une, on remarque les ruines d’un vieux castle que le lierre a envahi. Sur le bord, le nouveau castle est entouré d’un vaste parc et de bouquets d’arbres qui attestent, en dépit de la bruyère et des bogs, la fécondité du sol. Seulement, il faut y mettre du capital sous la forme d’amendements et d’engrais, et le capital est rare dans le Connemara. Clifden est un petit port de pêcheurs avec un énorme workhouse et une cascade en renom. Nous allons visiter la cascade. Il n’y a pas d’eau, mais on voit les rochers. Un artiste de la localité nous offre des harpes d’argent petit format, montées en broches, et des taras en marbre vert du Connemara. C’est un patriote. Il nous donne une leçon d’irlandais, — la plus belle des langues, à son avis, avec la langue française. Il est partisan du Home Rule et ne tarit pas sur les griefs de l’Irlande. Nous lui faisons remarquer que l’Irlande jouit aujourd’hui des mêmes libertés que l’Angleterre. C’est possible, mais il n’y a pas bien longtemps qu’on obligeait les soldats irlandais à manger de la viande le vendredi, et on n’a pas encore creusé un port à Clifden. Nous quittons ce digne Home Ruler pour aller dîner à l’hôtel Mullarchy. La table est garnie de clergymen campagnards d’un appétit vigoureux qui chargent leurs assiettes de poulet, de jambon, de choux et de pommes de terre. On sert les pommes de terre en robe de chambre ; et comme les assiettes sont trop petites, on dépose proprement les pelures sur la nappe avec les débris de viande et les os de poulet. Un coup de racloir, et il n’y paraît plus. La nappe sert de serviette, et des trous effrités de diverses grandeurs attestent suffisamment qu’elle a été l’objet de blanchissages répétés quoique reculés. Si l’hôtel Mullarchy laisse quelque chose à désirer aux délicats, on y dort en sûreté dans une chambre dont la porte est veuve de sa serrure. Je n’entends point parler de vols ; et, sans les crimes agraires, l’Irlande serait aussi sûre qu’à l’époque où la belle fille de la ballade de Moore la traversait seule, couverte de ses bijoux :

Rich and rare were the gem she wore.

L’Irlande possède encore de belles filles, mais elles n’ont plus guère de bijoux, et quel larron serait tenté par leurs haillons sordides ?


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