Grandeur et décadence de la guerre


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


III. Appendice

Note H.

P. 131. L’augmentation des dépenses de l’Italie unifiée.


Si les vieux gouvernements de l’Italie unifiée laissaient à désirer sous le rapport de la qualité, en revanche, ils ne coûtaient pas cher. D’après M. Minghetti, les populations italiennes ne payaient, chaque année, que la somme, relativement minime, de 500 millions de francs, en frais de gouvernement, et cette somme suffisait et au delà pour couvrir les dépenses. Les finances des anciens États de l’Italie étaient, en effet, dans la situation la plus florissante : les dettes publiques n’atteignaient qu’un chiffre peu élevé, et le royaume de Naples, par exemple, possédait, au moment de l’invasion Garibaldienne, une réserve disponible de 60 millions, dont ses « libérateurs » ne manquèrent pas de le délivrer en quelques semaines. En outre, le servage militaire qui constitue pour la masse du peuple, le plus lourd des impôts, n’existait ni dans les États du Pape ni en Sicile. Aussi, les populations exemptes des charges écrasantes qui renchérissent partout les nécessités de la vie menaient-elles une existence facile et douce. Si la mendicité importunait l’étranger, cela tenait encore à la douceur du système : au lieu de traiter les mendiants comme des criminels et de les parquer dans des dépôts qui sont les prisons de la misère, on les considérait simplement comme des malheureux et on les laissait libres, sans s’inquiéter peut-être assez de la « nuisance » qu’ils occasionnaient aux voyageurs. Que si, les mendiants écartés, l’on examinait de près la masse du peuple, on la trouvait saine, joyeuse et bien portante : les enfants et les femmes n’étant pas réduits à travailler de douze à quinze heures par jour pour subvenir à l’insuffisance des salaires de leurs pères et de leurs maris, la race se maintenait belle et vivace. A la vérité, la culture intellectuelle manquait dans les masses ; néanmoins, la proportion des gens ne sachant ni lire ni écrire n’était pas plus forte que dans les pays les plus vantés pour le libéralisme de leurs institutions, et quant à l’instruction moyenne et supérieure, elle ne le cédait, à aucune autre. A la vérité encore, les voies de communication se développaient lentement, les gouvernements se faisant scrupule de taxer les populations pour des entreprises dont les propriétaires fonciers recueillaient tout d’abord le bénéfice par une augmentation de la plus-value de leurs terres. Cependant, les chemins de fer sillonnaient non seulement la Lombardie et la Toscane, mais encore ils commençaient à s’établir dans le royaume de Naples et dans les États du Pape. La production et le commerce se développaient rapidement, et, plusieurs fois déjà, il avait été question d’établir entre les différents états de la péninsule, une union douanière qui n’aurait pas manqué de donner un rapide essor à leurs ressources productives... Il n’y a, du reste, dans « l’actif » de la révolution italienne, si actif il y a, aucune liberté que l’Italie n’eût pu obtenir, et selon toute apparence, a beaucoup plus large dose et d’une manière plus sûre, par les procédés économiques de la propagande pacifique et de l’exemple.

(Économiste belge. N° du 14 mars 1863.)

Actuellement, les dépenses annuelles de l’Italie unifiée s’élèvent à 1 000 millions, dont 598 millions pour le service de la dette consolidée et remboursable, etc., etc., sans compter environ 125 millions de dette flottante.

Quant aux bienfaits de l’unification, voici comment ils sont appréciés dans une correspondance adressée de Rome à l’Indépendance belge (2 janvier 1898) :

L’Italie se prépare à célébrer le cinquantenaire de deux grandes dates historiques. A Turin, on fêtera, l’année prochaine, le cinquantième anniversaire de l’octroi du Statut, et à Palerme, le cinquantième anniversaire de la révolution sicilienne, qui porta le premier coup à la domination bourbonienne. Ces deux dates se complètent ; d’un côté, la dynastie qui se met en contact avec la démocratie ; de l’autre côté, la révolution qui inaugure son œuvre de démolition ; ici, la force qui devait détruire ; là, la puissance qui devait réédifier.

La solennité qu’on prépare à Turin rencontre des sceptiques ; on dit qu’il s’agit de célébrer le cinquantenaire d’une chose qui n’existe plus, et l’on se demande si ce n’est pas une dérision que de commémorer la date de la proclamation du Statut au moment même où des centaines de citoyens peuplent les prisons italiennes en vertu de jugements que les cours martiales ont rendus au mépris de l’article de la charte garantissant que les citoyens ne peuvent être soustraits à leurs juges naturels et où des milliers de citoyens sont condamnés sans jugement, c’est-à-dire par une simple mesure de police, au domicilio coatto, autrement dit à la relégation forcée, contrairement à la disposition de la même charte qui déclare inviolable la liberté individuelle. Le Statut constitue, en réalité, un ensemble de franchises que la dynastie a octroyées en bloc et que le pouvoir exécutif a reprises en détail. Cela me rappelle le cas d’un mien ami, né dans une famille pauvre, à qui sa mère donnait tous les ans, pour le Jour de l’An, une pièce de cent sous. Vous voyez que ce souvenir est de saison, puisque nous voici à l’époque des étrennes. Seulement, ce pauvre écu n’était pas entré dans l’escarcelle de l’enfant que le vide s’en faisait sentir dans la bourse familiale. Dès le lendemain, la mère commençait à emprunter à son fils, pour les besoins du ménage, et, sou à sou, la pièce de cinq francs retournait dans la caisse maternelle, ce à quoi mon ami se prêtait de la meilleure grâce du monde, car c’était un bon fils et c’est ce qui fait qu’il est devenu un bon citoyen.

La Maison de Savoie a employé en grand le même procédé : en un moment de griserie populaire et sous l’empire des circonstances qui lui forçaient la main, elle a dû se montrer munificente et elle a donné à son peuple des étrennes vraiment royales ; puis, peu à peu, le pouvoir exécutif, avec la complicité de majorités dociles et inconscientes, a fait rendre gorge à la nation. Les lois et les règlements particuliers ont repris toutes les libertés et toutes les franchises : l’inviolabilité de la liberté individuelle est devenue lettre morte par l’institution du domicilia coatto ; le principe d’après lequel nul ne peut être soustrait à ses juges naturels a été détrôné par les tribunaux de guerre ; l’inviolabilité du domicile privé réduite à néant par les lois de police en vertu desquelles on envahit impunément, au besoin avec effraction, le siège des associations dites subversives ; l’inviolabilité de la propriété privée escamotée par les saisies de journaux qui ne sont jamais sanctionnées par des poursuites judiciaires, justement parce que ceux qui les ont ordonnées ont la conscience d’avoir violé le droit la liberté de réunion et d’association abolie par une jurisprudence pharisaïque. Il n’y a plus de sacrés dans le Statut du royaume que les articles établissant la Liste civile et l’apanage des princes.


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