Grandeur et décadence de la guerre


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


III. Appendice

Note G.

P. 132. — Les profits des guerres de l’Empire.


Les recettes extérieures provenant des contributions de guerre formaient un domaine extraordinaire que Napoléon distribuait à son gré. Voici ce que nous lisons à ce sujet dans une conversation qu’il avait avec Lord Ebrington, à l’île d’Elbe, (Revue bleue du 15 décembre 1894).

« ... Il (Napoléon) avait à sa disposition le domaine extraordinaire, fonds de 200 millions au moyen duquel il faisait des dons et récompensait ceux qui se distinguaient. Je demandai d’où provenait ce fonds, il répondit :

« Des contributions de mes ennemis ; l’Autriche pour deux paix m’a payé par articles secrets 300 millions et la Prusse aussi énormément. »

Dans son journal, le maréchal Castellane donne des détails d’une de ces distributions des profits de la guerre.

« Le 15 août 1809, dit-il, nous eûmes un Te deum à l’église Saint-Étienne pour la fête de l’Empereur ; Vienne fut illuminé. Le maréchal Masséna fut nommé prince d’Essling ; le prince de Neuchâtel, prince de Wagram ; le maréchal Davout, prince d’Eckmühl, avec chacun 600 000 fr. de rente de dotation ; le général Mouton devint comte de Lobau. Les officiers d’ordonnance, les aides de camp du prince de Neuchâtel, furent créés barons avec 4 000 fr. de dotation ; quelques-uns de ces derniers furent comtes. Les aides de camp des aides de camp généraux furent chevaliers avec 2 000 fr. de rente. Je fus donc chevalier de l’Empire ; ma dotation, d’abord établie à Bayreuth, fut transférée successivement près de Hambourg, en Piémont, à Rome, et à la Restauration, changée en une dotation de 500 francs sur le Trésor public. Un grand nombre d’officiers généraux, de colonels, d’employés civils, reçurent des titres et des majorats. »

Avec les profits matériels qu’ils tiraient de la guerre, les officiers et les soldats trouvaient une satisfaction plus ou moins morale dans la supériorité qui leur était reconnue sur les civils, et dont ils ne manquaient pas d’abuser. Les rapports du comte Anglès, directeur de la police en 1814 contiennent à cet égard des renseignements caractéristiques :

« Les officiers et les soldats regrettaient naturellement le chef qui, pendant près de vingt ans, les avait menés à la victoire à travers toute l’Europe ; pour quelques maréchaux lassés et rassasiés, il y avait des centaines, des milliers d’hommes brusquement arrêtés sur le chemin de la gloire et de la fortune. » Mais Anglès met en relief d’autres sujets de mécontentement pour les militaires : le double dépit d’avoir à compter désormais avec les civils et d’être astreints à une discipline régulière.

« Napoléon, qui avait besoin d’eux, leur passait, entre autres licences, celle de traiter en subalterne, en paria, quiconque ne portait pas l’uniforme. On sait son mot au ministre de l’intérieur, un jour que le célèbre Lasalle avait souffleté un préfet : « J’ai cent préfets et un seul Lasalle. » Sous l’Empire, il était admis qu’un officier entrant dans un café pouvait prendre le journal qu’un consommateur civil était en train de lire ; railler, au théâtre, le physique des spectateurs ; faire les yeux doux à leurs femmes ou à leurs filles ; se permettre enfin toutes les impertinences, sauf à la victime à se faire pourfendre sur le terrain. »

(Correspondant du 10 novembre 1897. Article de M. de Lanzac-Laborie sur les rapports inédits du comte Anglès.)


Précédent  |  Suite  |  Table des matières  |  Page Molinari  |  Page d’accueil