par M. Gustave de Molinari.
Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes
P. 74. — Les sociétés de la paix.
De tous temps la propagande de la paix a été faite par des apôtres éclairés et bienveillants de la religion et de la philosophie ; mais c’est seulement à une époque récente que des associations ont été instituées spécialement pour cet objet. C’est à la fin de la guerre qui a désolé le monde au commencement de notre siècle, que la première Société de la paix a été fondée aux États-Unis. L’idée en fut suggérée d’abord dans un pamphlet intitulé : « Solemn review of the custom of war » (Revue solennelle de la pratique de la guerre, 1814). Ce pamphlet, qui parut sous le voile de l’anonyme, avait pour auteur le docteur Noah Worcester. En août 1815, la « Société des Amis de la Paix de New-York » fut instituée par un petit nombre d’hommes bienveillants, appartenant à la secte des quakers. Dans le mois de décembre suivant, la société de la paix de l’Ohio et celle du Massachusetts virent successivement le jour. En 1816, le mouvement qui venait de prendre naissance chez les dignes quakers de l’Union américaine se propagea en Angleterre. Le 14 juillet de cette année, la « Société pour l’établissement de la paix permanente et universelle » était fondée à Londres.
Ces diverses associations se proposèrent principalement pour objet « de répandre des petits livres (tracts) et des adresses démontrant que la guerre est inconciliable avec l’esprit du christianisme et les vrais intérêts de l’humanité, et indiquant les moyens les plus efficaces pour maintenir une paix permanente et universelle sur la base des principes chrétiens. » Nous citons les termes mêmes de leurs programmes. Les ressources de la Société de Londres s’élevèrent, pendant la première année de son existence, à 212 liv. st. Dans la même année, son comité fit répandre 32 mille tracts et 14 mille adresses ; elle se mit aussi en communication régulière avec les Sociétés de New-York et du Massachusetts. L’année suivante, les imprimés répandus atteignirent le nombre de 100 mille, plusieurs de ces imprimés furent traduits en français, en espagnol et en allemand, et distribués sur le continent. La Société du Massachusetts fit également pénétrer des milliers de tracts en France, en Russie, dans l’Inde et aux îles Sandwich. En 1820, celle-ci ne comptait pas moins de 12 succursales, et 13 associations semblables fonctionnaient aux États-Unis. En 1821, la Société de la morale chrétienne fut instituée à Paris, en partie pour propager l’idée de la paix. En 1830, le comte de Sellon établit une société de la paix à Genève, laquelle entreprit la publication d’un journal intitulé : les Archives de la société de la paix à Genève. Depuis plusieurs années déjà, l’association de Londres publiait le Herald of peace. La propagande de l’idée de la paix se faisait ainsi peu à peu, mais sans acquérir une grande notoriété, lorsqu’en 1843 les sociétés de la paix des deux mondes résolurent de tenir à Londres une convention universelle, pour donner plus d’unité au mouvement et lui procurer une publicité plus étendue. Cette convention, formée des délégués des sociétés de la paix, se réunit au mois de juillet 1843, sous la présidence de M. Charles Hindley ; M. de La Rochefoucauld-Liancourt, président de la Société de la morale chrétienne, y assistait. Les membres de la convention décidèrent qu’une adresse serait envoyée à tous les gouvernements civilisés, pour leur persuader d’introduire dans leurs traités de paix ou d’alliance une clause par laquelle ils s’engageraient, en cas de dissentiment, à accepter la médiation d’un tiers désintéressé. Cette adresse fut présentée au roi Louis-Philippe, qui fit un excellent accueil aux délégués du congrès. « La paix, leur dit-il, est le besoin de tous les peuples, et, grâce à Dieu, la guerre coûte beaucoup trop aujourd’hui pour qu’on s’y engage souvent, et je suis persuadé que le jour viendra où, dans le monde civilisé, on ne la fera plus. » Au mois de janvier 1848, la même adresse fut présentée au président des États-Unis par M. Beckevith, secrétaire de la société centrale de la paix d’Amérique. Le président fit remarquer aux délégués que la tendance naturelle des gouvernements populaires était de maintenir la paix. « Que le peuple soit instruit, dit-il, et qu’il jouisse de ses droits, et il demandera la paix, comme indispensable à sa prospérité. »
En 1848 (20, 21 et 22 septembre), une seconde convention, qui prit cette fois le nom de Congrès de la Paix, eut lieu à Bruxelles sous la présidence de M. Aug. Visschers. Diverses résolutions relatives à l’arbitrage, à l’établissement d’un congrès des nations, etc., furent adoptées par le congrès de Bruxelles. Ces résolutions furent présentées le 30 octobre suivant à lord John Russell, alors premier ministre. Lord John Russell applaudit beaucoup à la pensée qui avait présidé à la formation du congrès de la paix, et il déclara que, dans le cas d’un différend avec une nation étrangère, si celle-ci proposait à la Grande-Bretagne d’en référer à un arbitrage, le gouvernement croirait toujours de son devoir de prendre en considération une semblable demande. Les membres du congrès de Bruxelles s’étaient donné rendez-vous l’année suivante à Paris. Dans l’intervalle, M. Richard Cobden présenta au parlement britannique séance du 12 juin 1849 une motion tendant à établir le principe de l’arbitrage dans les traités qui seraient conclus à l’avenir entre l’Angleterre et les autres nations. Cette motion obtint une minorité de 79 voix sur 288. Le congrès qui eut lieu à Paris, au mois d’août suivant, 22, 23 et 24 août 1849, sous la présidence de M. Victor Hugo, et qui fut en grande partie organisé par les soins de M. Joseph Garnier, l’un des secrétaires, fut des plus brillants : plus de 300 Anglais, une cinquantaine d’Américains, dont quelques-uns appartenaient aux États les plus reculés de l’ouest, sans parler des autres étrangers et d’un nombreux public français, y assistaient. MM. Victor Hugo, Richard Cobden, Em. de Girardin, Henri Vincent de Londres et plusieurs autres orateurs d’élite s’y firent entendre. En 18.50, les amis de la paix se réunirent de nouveau à Francfort sous la présidence de M. le conseiller Jaup. Enfin, le dernier congrès, organisé par deux apôtres infatigables de la paix, MM. Elihu Burrilt et Henri Richard, a été tenu à Londres sous la présidence de l’illustre docteur Brewster. Ce congrès a eu lieu les 22, 23 et 24 juillet l851, en même temps que l’exposition universelle, cet autre congrès de la paix ! Vingt-deux membres du parlement britannique, plusieurs membres de l’Assemblée législative et du Conseil d’État de France y figuraient, soit personnellement, soit par leurs adhésions ; six corporations religieuses importantes et deux corporations municipales y étaient officiellement représentées ; trente et un délégués des sociétés de paix d’Amérique, sans parler des visiteurs, avaient traversé l’Océan pour y assister. Plus de trois mille auditeurs remplissaient, pendant ses séances, la vaste salle d’Exeter-Hall. Nous reproduisons les résolutions qui furent adoptées dans ce dernier congrès des amis de la paix universelle ; elles donneront une idée succincte du but qu’ils poursuivent, et des moyens qu’ils mettent en œuvre pour l’atteindre :
« 1° Il est du devoir de tous les ministres des cultes, des instituteurs de la jeunesse, des écrivains et des publicistes, d’employer toute leur influence à propager les principes de paix, et déraciner du cœur des hommes les haines héréditaires, les jalousies politiques et commerciales qui ont été la source de tant de guerres désastreuses ;
« 2° En cas de différends que l’on ne parviendrait pas à terminer à l’amiable, il est du devoir des gouvernements de se soumettre à l’arbitrage de juges compétents et impartiaux ;
« 3° Les armées permanentes qui, au milieu des démonstrations de paix et d’amitié, placent les différents peuples en un état continuel d’inquiétude et d’irritation, ont été la cause de guerres injustes, de souffrances des populations, d’embarras dans les finances des États : le congrès insiste sur la nécessité d’entrer dans une voie de désarmement ;
« 4° Le congrès réprouve les emprunts dont l’objet est de servir à faire la guerre ou à entretenir des armements militaires ruineux ;
« 5° Le congrès désapprouve toute intervention par la force des armes ou par voie de menaces que des gouvernement tenteraient d’opérer dans les affaires intérieures d’États étrangers, chaque peuple devant rester libre de régler ses propres affaires ;
« 6° Le congrès recommande à tous les amis de la paix de préparer l’opinion publique dans leurs pays respectifs, afin de parvenir au développement et à l’amélioration du droit public international ;
« 7° Le congrès réprouve le système d’agressions et de violences employé par des peuples civilisés à l’égard des tribus à demi sauvages, ces actes de violence étant en même temps contraires à la religion, à la civilisation et aux intérêts du commerce ;
« 8° Le meilleur moyen d’assurer la paix étant d’augmenter et de faciliter les relations d’amitié entre les peuples, le congrès exprime sa profonde sympathie pour la grande idée qui a donné naissance à l’exposition universelle des produits de l’industrie. »
G. de M. Dictionnaire de l’économie politique.
Depuis que notre notice a été écrite (1852), les sociétés et les congrès de la paix se sont multipliés, en se proposant principalement la propagation de la pratique de l’arbitrage. On trouvera dans leurs publications annuelles un aperçu complet de leurs travaux de propagande.