Grandeur et décadence de la guerre


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


I. Grandeur de la guerre

Chapitre IX. Les progrès des industries productives. — La genèse de la concurrence industrielle


Récapitulation des causes qui ont fait naître la guerre et des progrès qui lui ont enlevé sa raison d’être. — Qu’elle aurait continué toutefois à être nécessaire si elle n’avait pas été remplacée par une forme supérieure de la concurrence vitale, la concurrence productive. — Genèse de la concurrence productive. — La division du travail et l’échange. — Les obstacles naturels à l’extension de l’échange. — Comment ces obstacles ont été successivement aplanis. — Comment l’extension des marchés de l’échange a développé et généralisé la concurrence productive. — Qu’elle s’est substituée à la guerre comme véhicule de conservation et de progrès. — Naissance de l’idée de la paix et décadence de la guerre.


Avant d’examiner pourquoi la guerre est destinée à disparaître après avoir rempli un rôle nécessaire, récapitulons les causes qui l’ont fait naître et celles qui ont agi pour lui enlever sa raison d’être.

Les lois naturelles qui gouvernent la vie végétale et animale, lois de l’économie des forces et de la concurrence vitale, ont pour objectif la conservation et le progrès des espèces. — progrès limités, d’ailleurs, par la destination assignée à chacune. Cet objectif, elles l’atteignent en donnant la victoire aux plus forts, en d’autres termes, aux plus aptes à conserver l’espèce et à la faire progresser.

Sous la pression de la concurrence vitale, les hommes, comme la plupart des autres espèces, forment des associations d’assistance mutuelle. Ces associations entrent en lutte pour l’acquisition de la subsistance. Les plus fortes, celles qui ont acquis la plus grande somme de puissance, en se conformant plus exactement que les autres à la loi de l’économie des forces, dans les manifestations de leur activité, l’emportent et subsistent à l’avantage de l’espèce. Mais la lutte a suscité, en les rendant nécessaires, des progrès qui modifient les éléments constitutifs de la puissance. C’est d’abord la supériorité de la force et du courage physique qui donne la victoire. Mais l’intelligence intervient : elle invente un armement artificiel qui accroît progressivement la capacité destructive des lutteurs, et elle crée l’art d’employer et de combiner leurs forces de manière à leur faire produire le maximum d’effet utile. Alors la victoire cesse d’appartenir à la force physique, elle passe à la supériorité mentale.

Cependant, l’intelligence ne se borne pas à augmenter la capacité destructive de l’homme, elle s’applique à créer et à développer sa capacité productive. Après lui avoir fait découvrir les procédés les plus efficaces pour s’emparer des subsistances que la nature a mises à sa disposition, elle lui enseigne les moyens de les multiplier. Les industries productives prennent naissance, mais leur existence et leur développement sont subordonnés à une condition : la sécurité. Qu’est-ce que la sécurité ? C’est l’assurance de la vie, des instruments et des produits qui servent à l’alimenter. Lorsque cette assurance fait défaut, lorsque le plus faible est continuellement exposé à être dépouillé des produits de son industrie par le plus fort, il n’est point excité à dépenser le travail que nécessite toute production et à endurer la peine que cette dépense implique. Car le mobile de son activité, c’est le profit, autrement dit l’excédent de la jouissance sur la peine. La sécurité est donc la condition indispensable de la production. Mais qui peut la procurer au plus faible, sinon le plus fort ? Et qu’est-ce qui peut déterminer les plus forts à s’imposer la peine et à courir les risques qu’implique la production de la sécurité, sinon encore l’appât d’un profit ? Ils s’y sont déterminés par l’appât d’un profit supérieur à celui que leur procurait la destruction des plus faibles et l’appropriation de leurs moyens de subsistance. Ce profit supérieur, ils l’ont obtenu par la conquête d’un territoire et l’assujettissement de sa population, lorsque l’agriculture et les autres industries productives eurent augmenté la productivité du travail de manière à donner en sus de la somme nécessaire à la subsistance et à la reproduction du travailleur, un « produit net ». Ce produit net constitua le profit de la société conquérante, et le prix dont elle faisait payer la sécurité à la population assujettie qu’elle était désormais intéressée à préserver de la destruction et du pillage. Ce même intérêt lui commandait de ne pas exiger, sous forme de corvées et d’autres redevances, au delà du montant du produit net, sous peine d’entamer et de détruire le capital de forces productives dont l’exploitation lui fournissait ses moyens de subsistance. Il lui commandait même d’abandonner une part de ce produit net à la population assujettie, afin de la stimuler à augmenter le produit brut par un emploi plus assidu et plus actif de ses forces productives. Cependant, les membres de la société conquérante et propriétaire de l’État étaient naturellement portés à abuser de leur pouvoir et ils auraient fini par épuiser le fonds d’où ils tiraient leur subsistance, si la concurrence des autres sociétés en quête d’agrandissements de territoire ne les avait obligés à aviser aux moyens les plus propres d’augmenter la puissance de leur État, sous la plus efficace des sanctions : l’extermination ou, tout au moins, l’expropriation et l’assujettissement. La concurrence les a excités à perfectionner leurs institutions militaires, politiques et économiques, et cette excitation était d’autant plus vive et plus féconde que la pression de la concurrence était plus constante et plus forte. Les sociétés qui ont réalisé ces progrès nécessaires à un plus haut degré que leurs concurrentes sont devenues les plus puissantes, elles ont agrandi leurs domaines aux dépens des moins capables de progrès, et en les agrandissant, elles ont étendu l’aire de la sécurité.

Enfin, en transformant l’ait et le matériel de la destruction, le progrès a assuré, d’une manière définitive, la victoire à la supériorité de la science, du capital et do la valeur morale, c’est-à-dire à des éléments de puissance qui sont le produit de la civilisation, et que les peuples barbares ou arriérés ne peuvent acquérir qu’en s’élevant au niveau des nations les plus avancées sous ce triple rapport. Le monde civilisé étant devenu ainsi le plus fort, la sécurité est désormais assurée et la concurrence sous sa forme destructive de guerre a cessé d’être nécessaire pour la produire.

Cependant, la concurrence est l’instrument nécessaire de la conservation et du progrès de l’espèce humaine comme de toutes les autres. On pourrait donc se demander si la guerre, après avoir assuré la sécurité de la civilisation, n’aurait pas encore une autre tâche non moins indispensable à remplir, celle d’empêcher l’engourdissement de l’activité humaine et l’arrêt du progrès. Il en serait ainsi si la guerre, en étendant et en consolidant la sécurité, n’avait pas fait surgir une autre forme, non moins énergique et plus économique de la concurrence vitale : la concurrence productive ou industrielle.

Celle-ci est née des progrès politiques et économiques déterminés par sa devancière. Résumons-en brièvement la genèse. De même que la concurrence destructive naît lorsque deux ou plusieurs individus convoitent la même proie et entrent en lutte pour se l’approprier, la concurrence productive ou industrielle apparaît lorsque deux ou plusieurs individus entrent en lutte pour se procurer par voie d’échange le produit ou le service dont ils ont besoin. Ils offrent un produit ou un service en échange de celui qu’ils demandent. Lequel d’entre eux l’emporte et réalise l’échange ? Le plus fort, c’est-à-dire celui qui peut fournir la plus grande quantité du produit qu’il offre-il l’échange. Mais qu’est-ce qui lui permet de fournir une quantité supérieure à celle de ses concurrents ? C’est sa capacité de créer le produit ou le service, avec une moindre dépense, autrement dit, à meilleur marché, en employant des instruments et des procédés plus efficaces et plus économiques. La concurrence productive a donc pour effet de déterminer, en le rendant nécessaire, le progrès de l’outillage et des procédés de la production, de même que la concurrence destructive a pour effet de susciter le progrès de ceux de la destruction.

C’est l’échange qui engendre la concurrence productive, et l’échange, à son tour, naît de la division du travail, laquelle est déterminée par la loi de l’économie des forces et l’appât d’un profit. Le travail se divise lorsqu’il devient plus économique et profitable de produire un article de consommation en quantité supérieure au besoin qu’on en a, et de se procurer, en échange de l’excédent, un autre article dont la production coûterait plus de travail et de peine si on le produisait soi-même. Cependant, la division du, travail et l’échange ne sont devenus possibles qu’après que l’industrie alimentaire, qui pourvoit au premier besoin de l’homme, eut été rendue assez productive pour lui fournir un excédent d’aliments en échange de la quantité de travail qu’il pouvait dépenser, c’est-à-dire lorsqu’il eut appris à multiplier les matériaux de sa subsistance. Alors, les producteurs de cet article de première nécessité pouvant disposer d’un excédent trouvèrent profit à échanger cet excédent contre d’autres produits ou services.

Mais il ne suffisait pas que l’homme eût appris à produire, il fallait encore qu’il fût assuré de jouir au moins d’une partie des produits de son industrie-Cette assurance, les plus forts l’établirent, comme nous l’avons vu, par la conquête et l’appropriation d’un territoire, la constitution d’un État et l’asservissement de la population vouée aux travaux de la production. Dans la période initiale de la conquête, chacun des co-partageants du territoire vivait des produits de son domaine et ne se procurait, par voie d’échange, qu’un petit nombre d’articles dont les matériaux n’existaient pas dans l’enceinte de ce domaine. La sphère de l’échange ne dépassait que par exception les limites de chaque seigneurie. Le défaut de sécurité et de moyens de communication opposait encore à son extension des obstacles difficiles à franchir, mais que l’appât d’un profit élevé finissait cependant par surmonter.

Le commerce se développa, en dépit de ces obstacles, et multiplia les marchés d’échange. Les progrès politiques qui déterminèrent la constitution du régime féodal, puis l’unification des États, élargirent successivement ces marchés et, à mesure qu’ils s’élargissaient, la concurrence y devenait plus active. Le nombre des concurrents, dans chaque branche de la production, allait s’augmentant, et les profits que les échangistes pouvaient obtenir en réalisant les progrès qui rendent plus fort s’accroissaient avec l’extension des marchés. Enfin, lorsque la sécurité et les moyens de communication eurent commencé à s’internationaliser et à créer, en dépit des obstacles de la fiscalité et de la protection, un « marché général » d’une étendue illimitée, la concurrence productive se généralisa à son tour et devint, sur toute la surface du globe et dans toutes les branches de la production, le stimulant énergique du progrès. A mesure, en effet, qu’elle se développe, toutes les sociétés sont excitées à réaliser les progrès nécessaires pour la soutenir, — sous peine d’être exclues d’un marché de plus en plus unifié, et expropriées de leurs moyens de subsistance comme elles l’étaient auparavant par la guerre.

Ainsi, la guerre a achevé son œuvre, en suscitant une série de progrès qui ont assuré la sécurité des sociétés en voie de civilisation et fait surgir une autre forme plus économique et plus efficace de la concurrence vitale : la concurrence productive.

Lorsque la supériorité des peuples civilisés dans l’art de la guerre devint manifeste, l’idée de rétablissement d’une paix universelle et permanente commença à germer dans les intelligences les plus ouvertes à la conception du progrès. Ainsi que toutes les idées nouvelles, elle fut considérée d’abord comme une pure utopie. Elle se propagea néanmoins dans le cours du XVIIIe siècle, elle inspirait au début de la Révolution française, les apôtres généreux de la fraternité des peuples et elle provoquait un peu plus tard la fondation des sociétés de la paix 1. Cependant la réalisation de cette utopie était subordonnée à des progrès encore en germe, et la guerre, avant de disparaître, allait entrer dans une période de recrudescence. Ce n’en était pas moins une période de décadence, car en cessant d’être utile, la guerre était devenue nuisible, et elle devait infliger désormais, sans la compensation d’une augmentation de sécurité, des dommages croissants à l’ensemble de la communauté civilisée.



Note

1. Appendice. Note B. Les sociétés de la paix.


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