Grandeur et décadence de la guerre


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


II. Décadence de la guerre

Chapitre I. L’ancien régime des États civilisés. — Ce qu’il était à la fin du XVIIIe siècle


Comment la sécurité s’est produite par l’assujettissement des plus faibles aux plus forts. — Qu’elle ne pouvait se produire autrement. — Que les producteurs de sécurité n’obtenaient à l’origine que la rétribution nécessaire de leur industrie. — Causes de l’augmentation progressive du prix de la sécurité. — Comment les classes assujetties ont réussi à le limiter. — Lutte entre les classes assujetties et les sociétés propriétaires des États politiques. — Péripéties de cette lutte. — Les révolutions et les guerres d’émancipation, — dans les Pays-Bas, — en Angleterre, — en Amérique. — Situation politique des États civilisés à la veille de la Révolution française. — Décadence de l’état de guerre. — Sa recrudescence provoquée par la subversion prématurée de l’ancien régime en France.


Condition nécessaire des progrès qui ont élevé l’espèce humaine au-dessus de l’animalité, la sécurité s’est créée par l’assujettissement des plus faibles aux plus forts. Étant donné, la nature de l’homme, l’inégalité des variétés de l’espèce et la diversité de leurs aptitudes, pouvait-elle se créer autrement ? Les plus forts n’auraient-ils pas continué à dépouiller les plus faibles et à en faire leur proie s’ils n’avaient pas trouvé plus de profit à exploiter leurs facultés productives, ce qui impliquait la nécessité de les protéger après les avoir assujettis. Cette protection coûtait cher, sans doute, aux races qu’elle préservait des périls qui menaçaient leur existence, à une époque où la force ne pouvait être refrénée que par elle-même. Elles la payaient au prix de leur liberté, et de la plus grande partie sinon de la totalité du produit net de leur travail, mais peut-on dire qu’elle leur coûtât trop cher ? Que seraient devenues ces races incapables de se défendre si elles n’avaient pas trouvé des défenseurs ? Si élevé que pût être le prix du service de sécurité qui leur était fourni, il demeurait inférieur à la valeur de ce service, puisqu’elles ne pouvaient ni s’en passer ni le produire elles-mêmes. Pourrait-on affirmer d’ailleurs qu’il dépassât les frais et le profit nécessaire de la production de la sécurité ? Les associations d’hommes forts qui assurèrent la vie des plus faibles par la fondation des États politiques exerçaient une industrie naturellement dangereuse et aléatoire. La conquête et la conservation d’un territoire et de sa population impliquaient des risques qui menaçaient continuellement l’existence de la société conquérante et gouvernante. Comme dans toute autre industrie, les profits devaient être proportionnés aux risques. A la vérité, les membres de la société propriétaire de l’État étaient naturellement portés à abuser du pouvoir discrétionnaire qu’ils possédaient sur la population assujettie. Mais, d’abord, leurs intérêts de propriétaires agissaient pour les empêcher d’appesantir le fardeau des corvées, des redevances, des impôts et monopoles, de manière à épuiser les forces de leurs sujets et, par conséquent, de tarir la source même de leurs revenus ; ensuite, le pouvoir dirigeant de la société, le « Gouvernement », était intéressé à empêcher des abus d’exploitation qui avaient pour résultat d’affaiblir la puissance de l’État en diminuant ses ressources, et l’action modératrice de cet intérêt supérieur se faisait surtout sentir lorsque la concurrence, sous sa forme destructive de guerre, était continue et pressante. Si l’on songe encore que la productivité de la généralité des industries demeura très faible aussi longtemps que le peu d’étendue des marchés fit obstacle aux progrès de la division du travail et à l’emploi d’une machinerie perfectionnée, on reconnaîtra que les frais de nourriture, d’entretien et de gouvernement de la population assujettie, si réduits qu’ils pussent être, ne laissaient à la classe des propriétaires de l’État qu’un minimum de produit net, en sorte qu’en fait, sauf de rares exceptions, elle n’obtenait guère que la rétribution nécessaire de ses services. La situation changea lorsque l’extension de la sécurité eût déterminé celle des marchés, et provoqué les progrès qui augmentèrent successivement la productivité du plus grand nombre des branches d’industrie. Alors le produit net s’accrut, et la société propriétaire de l’État, son gouvernement aussi bien que ses membres, purent élever le taux de leurs prélèvements sur le produit brut. Mais alors aussi, l’augmentation de la productivité de l’industrie fit surgir de la multitude assujettie une classe intermédiaire dont la richesse, et l’influence attachée à la richesse, allèrent croissant. Dans les pays où cette classe ne réussit point à se débarrasser du joug de la servitude, où encore elle ne parvint point à associer ses forces, elle demeura, et avec elle la multitude dont elle était issue, à la merci des exigences des propriétaires de l’État. Dans les pays, au contraire, où cette élite industrieuse et économe avait racheté sa liberté et groupé ses forces dans des corporations ou des communautés, elle put opposer un frein à ces exigences. Elle revendiqua d’abord le droit de consentir l’impôt et d’en débattre le montant, comme était consenti, après marchandage, le prix de ses propres produits ou services. Enfin, son ambition s’élevant à mesure que l’accroissement de la productivité de son industrie la rendait plus riche et plus influente, elle voulut être admise à participer à la gestion même de l’établissement politique. De là, une série de réformes qui ont abouti à la transformation de la constitution des États et à l’institution du régime représentatif et parlementaire.

De tous temps, les abus du pouvoir de la Société propriétaire de l’État et de ses membres, l’excès des charges et la dureté du régime auquel ils soumettaient la multitude assujettie pour la maintenir dans l’obéissance l’avaient excitée à secouer un joug trop lourd. Rome avait eu ses révoltes d’esclaves et les États du moyen âge leurs insurrections de paysans, serfs de la glèbe ; mais ni les uns ni les autres ne possédaient les ressources et la capacité nécessaires pour l’emporter dans leur lutte contre la société propriétaire de l’État et constituer un gouvernement qui remplaçât le sien. Leurs séditions avaient été réprimées sans qu’ils eussent obtenu aucune garantie contre l’oppression et les exactions dont ils étaient victimes. Dans un certain nombre de foyers de production où des branches importantes d’industrie avaient groupé une population entreprenante, énergique et économe, et où la richesse s’était amplement développée, l’issue du conflit entre les maîtres et les sujets avait été différent ; les sujets avaient obtenu, de gré ou de force, des chartes qui limitaient le pouvoir de leurs maîtres, notamment en matière de redevances et de taxes, et leur conféraient le droit de pourvoir eux-mêmes à des services dont les propriétaires de l’État se réservaient auparavant le monopole. Il convient de dire toutefois que dans les cités où ils réussirent à s’affranchir d’une domination devenue trop oppressive et trop lourde, la leur ne le fut pas moins pour les couches inférieures de la population, et quand elle descendit davantage, elle aboutit, comme à Florence, à une anarchie qui fit regretter et restaurer le gouvernement des anciens maîtres, maisons ou oligarchies souveraines. Ce fut seulement lorsqu’une série d’inventions et de découvertes eurent agrandi les marchés de l’industrie et la sphère d’opération du commerce que la lutte entre les sujets et les maîtres de l’État recommença avec une nouvelle énergie, et que s’ouvrit l’ère des révolutions et des guerres d’émancipation. Dans les Pays-Bas, où le commerce et l’épargne avaient fait surgir une bourgeoisie puissante par sa capacité et sa richesse, la lutte s’engagea entre cet état-major de la multitude assujettie et la « maison » souveraine de l’Espagne ; elle se termina par la victoire de la révolution et la constitution d’un État, appartenant non plus à une maison mais, nominalement du moins, à la nation. En Angleterre où la concentration dictatoriale des pouvoirs du gouvernement ne s’était pas imposée, grâce à l’abri que la situation insulaire du pays conquis assurait aux conquérants contre le risque d’une dépossession, où, comme dans les Pays-Bas, le développement rapide de l’industrie et du commerce avait suscité, à partir du règne d’Élisabeth, une classe moyenne consciente de sa force, les tentatives imprudentes du chef de la maison souveraine à importer en Angleterre les pratiques de l’absolutisme continental provoquèrent une révolution, et après une dictature, suivie d’une restauration, l’établissement d’une monarchie dite constitutionnelle et parlementaire. Le trait caractéristique de ce régime qui a été successivement adopté par la plupart des États de l’Europe, réside, comme on sait, dans l’obligation imposée au souverain de confier la gestion de l’État à un ministère investi de la confiance de la majorité d’un parlement qui représente ou est censé représenter la nation. Enfin, en Amérique, où les gouvernements des peuples colonisateurs avaient établi un système de sujétion et d’exploitation qui conférait à la classe gouvernante de la métropole le monopole des emplois civils et militaires, et réservait de même le marché des articles d’importation et d’exportation, soit à la totalité, soit à une fraction privilégiée de la classe des industriels et des commerçants, où encore le gouvernement s’attribuait le droit qu’il avait conservé en Europe, — l’Angleterre exceptée, — de taxer ses sujets sans leur consentement, en Amérique, disons-nous, les sujets des colonies anglaises revendiquèrent ce droit dont leurs compatriotes jouissaient dans la métropole. N’ayant pu l’obtenir de gré, ils eurent recours à la force, et, avec le secours de la France, ils s’affranchirent de la domination de l’Angleterre.

Telle était la situation politique des États civilisés à la veille de la révolution française. L’État appartenait à une maison ou à une oligarchie qui le gouvernait souverainement, comme le propriétaire d’une maison de commerce ou le conseil d’administration d’une société gouverne son établissement, en s’appliquant à augmenter sa clientèle et à en tirer le profit le plus élevé possible. En Angleterre seulement les sujets avaient obtenu des garanties contre l’abus du pouvoir de leurs maîtres, et la bourgeoisie industrielle et commerçante était représentée dans le parlement. En fait toutefois, le gouvernement de l’État était demeuré entre les mains de l’aristocratie dont la richesse et l’influence étaient encore, à cette époque, absolument prépondérantes.

Mais dans toute l’Europe et particulièrement en France, ce régime adapté à l’état de guerre était en pleine décadence. Depuis la levée du siège de Vienne (1683), la supériorité militaire des peuples civilisés étant devenue manifeste, le danger des invasions avait disparu, et les guerres intestines de la civilisation, rendues plus coûteuses par les progrès combinés des outillages de la destruction et de la production, et plus dommageables par ceux de l’extension des marchés, ne profitaient plus, visiblement, qu’à la classe gouvernante, tout en appesantissant le fardeau des impôts et des dettes sur la multitude. En même temps, la bourgeoisie laborieuse et économe s’enrichissait tandis que l’aristocratie s’appauvrissait par ses habitudes d’oisiveté et de dissipation. Le Tiers-État prenait conscience de sa force ; il n’était rien, il aspirait à être tout. Les écrivains issus de son sein, et demeurés dans une condition subalterne malgré l’énorme accroissement d’influence qu’ils devaient à la découverte de l’imprimerie, partageaient et secondaient son ambition ; ils soulevaient les passions populaires en dénonçant les vices et les abus d’un régime qui avait cessé d’être adapté aux nouvelles conditions d’existence qu’une efflorescence extraordinaire de progrès commençait à faire aux sociétés. Grâce à la faiblesse et à l’impéritie du chef de la maison souveraine, au défaut d’entente et de cohésion d’une noblesse dont la monarchie avait détruit elle-même en se l’asservissant la force de résistance, ce travail de démolition, poursuivi avec une furie croissante, aboutit à la subversion prématurée de l’ancien régime. Prématurée, disons-nous, car les promoteurs et les auteurs de la révolution n’avaient et même ne pouvaient encore avoir aucune idée des institutions adaptées au régime de liberté et de paix qu’ils voulaient fonder. Au lieu d’instituer la liberté, ils ressuscitèrent le despotisme, sous sa forme la plus brutale ; au lieu d’établir la paix, ils provoquèrent une recrudescence de la guerre.


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