Grandeur et décadence de la guerre


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


II. Décadence de la guerre

Chapitre II. Caractères économiques de l’ancien régime


Aperçu rétrospectif du mobile auquel obéissaient les propriétaires des États politiques. — En quoi l’intérêt des classes assujetties s’accordait avec celui de la classe propriétaire de l’État, — en quoi il en différait. — Le taux fiscal et la barrière qu’il opposait à l’avidité des propriétaires des États. — Que si l’intérêt immédiat des producteurs de sécurité était en opposition immédiate avec celui des consommateurs, ces deux intérêts s’accordaient dans le temps. — Différence caractéristique de l’ancien régime de la production de la sécurité et de celui des autres branches d’industrie. — Qu’il n’existait aucune relation entre les charges imposées aux sujets et la rétribution des services qui leur étaient fournis. — Que ces services étaient de deux sortes. — Pourquoi les propriétaires d’États s’occupaient de préférence de ceux qui concernaient la conservation et l’extension de leur domination. — Causes qui agissaient pour nécessiter la réforme de ce régime. — Comment se posait le problème à résoudre. — Ignorance des données de ce problème à l’époque de la Révolution. — Les deux formes générales de gouvernement du nouveau régime des États politiques.


Si l’on veut se rendre compte des difficultés que présentait la transformation de l’ancien régime, il faut avoir présent à la pensée le mobile auquel obéissait la société d’hommes forts qui avait fondé l’État et qui le gouvernait. Ce mobile était le même que celui qui détermine la création de toutes les entreprises et la conduite de ceux qui les possèdent et les dirigent : c’est l’intérêt. L’entreprise de la fondation d’un État consistait dans la conquête d’un territoire, l’assujettissement et l’exploitation de sa population, en vue du profit que cette sorte d’entreprise pouvait procurer. L’État fondé, il s’agissait avant tout de s’en assurer la conservation, ensuite d’en tirer le plus grand profit possible. On ne pouvait le conserver qu’à la condition d’entretenir, d’une manière permanente, un organisme de combat assez puissant pour maintenir dans l’obéissance la population assujettie et pour repousser les agressions des autres sociétés d’hommes forts qui vivaient de pillage ou qui entreprenaient d’agrandir leurs États aux dépens de ceux d’autrui. On pouvait augmenter les profits de l’entreprise par deux procédés : par l’agrandissement du territoire, et l’accroissement du nombre des sujets exploitables qui en était la conséquence, ou par l’augmentation du rendement qu’on tirait d’eux sous forme de corvées, de redevances ou d’impôts.

L’intérêt des propriétaires de l’État s’accordait-il ou non avec celui de leurs sujets ? Telle est la première question qui se présente dans l’étude des caractères économiques de ce régime.

L’infériorité physique des sujets fournit la réponse à cette question. La conquête de leur territoire et leur assujettissement attestaient qu’ils n’étaient pas assez forts pour sauvegarder eux-mêmes leur vie et leurs moyens de subsistance. Ce service de sécurité qu’ils étaient impuissants à produire, ils étaient donc intéressés à le recevoir d’une société d’hommes plus forts et plus capables de les protéger. Ils l’étaient encore à ce que cette société tutélaire conservât et augmentât même sa puissance, de manière à les préserver plus sûrement du risque des invasions, du massacre et du pillage ou de l’assujettissement à des conquérants moins civilisés, plus grossiers et plus avides que ceux auxquels ils étaient assujettis. Sur ce point essentiel leur intérêt s’accordait avec celui de leurs maîtres. En revanche, ce service de sécurité qui leur était rendu, ils étaient intéressés, — et sur ce point il y avait une opposition immédiate entre les deux intérêts en présence, — à le payer comme tout autre service, au prix le plus bas possible.

Mais comme et parce qu’ils étaient les moins forts, ils devaient subir les conditions et supporter les charges qu’il plaisait à leurs maîtres de leur imposer. C’était le maître qui fixait le prix de la protection qu’il accordait à ses sujets, et il était naturellement porté, comme tout autre producteur de produits ou de services, à le fixer au taux le plus élevé possible, c’est-à-dire à la totalité du produit net de la population assujettie, en ne laissant à celle-ci que le minimum indispensable à son entretien et à sa reproduction.

Seulement, l’intérêt permanent de l’association des maîtres de l’État tempérait cet intérêt immédiat du producteur de services vis-à-vis du consommateur. Si cette association propriétaire à perpétuité de l’État était intéressée à tirer le plus grand profit possible de l’exploitation de ses sujets, elle ne l’était pas moins à ne pas épuiser leurs forces productives ; elle l’était, au contraire, à les accroître, et par conséquent à ne pas élever les impôts, corvées et redevances qui lui fournissaient son revenu, à un taux excessif. Elle était intéressée à ne pas dépasser ce qu’on a appelé plus tard le taux fiscal, c’est-à-dire un taux qui porte le rendement à son plus haut point sans en provoquer la diminution par l’affaiblissement des facultés productives qui en sont la source. Le taux fiscal n’était pas la mesure du prix réel du service, il pouvait s’élever et il s’éleva même d’ordinaire plus haut lorsque la productivité de l’industrie des sujets vint à s’accroître grâce à la sécurité dont ils jouissaient, mais, du moins, il opposait un frein à l’avidité inconsciente des maîtres et à leur pouvoir discrétionnaire.

En résumé donc, si l’intérêt immédiat des propriétaires de l’État était en opposition avec celui de leurs sujets, l’intérêt permanent des uns et des autres s’accordait, les sujets étant intéressés à la conservation et à l’accroissement de la puissance de leurs maîtres, car elle les préservait des invasions et des maux qu’elles entraînaient ; les maîtres étant intéressés à la conservation et à l’accroissement des forces productives de leurs sujets, car elles leur fournissaient, avec les ressources nécessaires à la défense et à l’agrandissement de l’État, leurs moyens de subsistance. Mais voici un trait qui caractérisait cet ancien régime de production de la sécurité et qui différenciait les entreprises politiques des entreprises industrielles et commerciales, c’est qu’il n’existait aucune relation entre les corvées, impôts et redevances, que les propriétaires d’un État exigeaient de leurs sujets, et les services qu’ils leur rendaient. Ces corvées, impôts et redevances, ils les commandaient en leur qualité de propriétaires comme ils commandaient le travail de leurs bêtes de somme, sans se croire obligés de fournir aucun service en échange. Ils protégeaient leurs sujets et veillaient à leur conservation comme à celle de leur bétail ; mais, comme on va le voir, uniquement en vue de leur propre intérêt et dans la mesure de cet intérêt.

La protection de la population assujettie comportait deux sortes de services : services de tutelle et de sécurité intérieure, services de sécurité extérieure. Or, quoique les premiers ne lui fussent pas moins nécessaires que les seconds, les maîtres de l’État ne leur attribuaient qu’une importance tout à fait secondaire ; ils se préoccupaient beaucoup moins de préserver la vie et les biens de leurs sujets contre toute atteinte à l’intérieur de l’État que de protéger leur territoire contre une invasion du dehors. C’est que l’invasion et la perte d’une portion quelconque de leur domaine territorial leur causait une diminution sensible de revenus et de puissance, tandis que les sévices dont leurs sujets étaient individuellement victimes, le meurtre, le vol, etc., ne leur causaient en comparaison qu’un dommage insignifiant 1. Tandis qu’ils s’appliquaient incessamment à augmenter leur puissance défensive et offensive en perfectionnant leurs institutions militaires, et ne marchandaient point la dépense de ce côté, ils n’apportaient que peu d’attention et n’accordaient que de faibles allocations aux services de la justice et de la police. Encore s’en occupaient-ils principalement sinon exclusivement au point de vue de leur propre sécurité. Les atteintes les plus graves à la vie et à la propriété des sujets n’étaient que légèrement punies, tandis que les moindres offenses aux maîtres de l’État, étaient réprimées avec une inexorable rigueur, et la police était surtout employée à rechercher les auteurs des infractions aux lois qui avaient pour objet spécial d’assurer la soumission de la population assujettie. Des bandes de voleurs et de brigands pouvaient exercer en paix leur industrie, parfois même avec la connivence d’une police insuffisamment rétribuée, dans des États en possession d’une armée formidable. C’est que les maîtres de l’État n’envisageaient dans l’établissement et la mise en œuvre de leurs services que leur propre intérêt sans s’inquiéter de celui de leurs sujets. Ceux-là seulement qui comprenaient que la sécurité des sujets était un élément nécessaire de la prospérité de l’État ou qui avaient quelque idée confuse de l’obligation morale qu’ils avaient contractée envers eux, ceux-là seulement s’occupaient des services de la justice et de la police autrement que dans l’intérêt de leur domination.

Mais dans l’esprit de la généralité des propriétaires de l’État, il n’existait pas plus de liaison entre les charges qu’ils imposaient à leurs sujets et les services qu’ils leur rendaient, qu’entre le travail auquel ils soumettaient leurs bêtes de somme, la nourriture et l’entretien qu’ils leur fournissaient. C’était dans son intérêt et non dans le leur que le propriétaire d’un troupeau de bœufs ou de moutons faisait les frais de leur nourriture et de leur entretien. C’était de même dans son intérêt que la société propriétaire du l’État pourvoyait à la protection et à la sécurité de ses sujets. Et le tribut qu’elle exigeait d’eux, sous des formes variées, ne se mesurait point aux services qu’elle leur rendait, mais à leur capacité de le fournir.

Malgré sa grossière imperfection, ce régime de production de la sécurité, fondé sur l’appropriation des faibles par les plus forts, avait été le seul possible. Intéressés d’abord à dépouiller les faibles et en faire leur proie, les forts en se les appropriant avaient été intéressés à les protéger. Cet intérêt était même porté au plus haut point, puisque les sociétés d’hommes forts qui avaient fondé des États en s’emparant d’un territoire et en asservissant sa population, en tiraient leurs moyens d’existence. Aussi longtemps que subsistèrent les risques de subversion du monde civilisé par des invasions de Barbares et que, d’une autre part, la productivité des industries auxquelles étaient vouées les populations assujetties demeura faible, on ne saurait dire que la part que s’attribuait l’association des propriétaires de l’État dans le produit du travail de ses sujets dépassât les frais de production du service de la sécurité, avec adjonction du profit nécessaire. Mais ces risques allèrent s’affaiblissant sous l’influence des progrès du matériel et de l’art de destruction, tandis que la productivité du travail allait s’accroissant sous l’influence des progrès des arts de la production. Alors, un moment devait arriver où les impôts et redevances que la société maîtresse de l’État prélevait sur ses sujets, en usant de son pouvoir de propriétaire, dépasseraient la valeur du service qu’elle leur rendait, et où l’écart entre le prix et la valeur de ce service irait grandissant. Il devenait donc nécessaire de réformer ce régime, et cette nécessité était chaque jour plus vivement sentie.

Le problème à résoudre consistait d’une part à établir une relation directe, qui n’existait point, entre le service et sa rétribution ; d’une autre part à obliger les sociétés productrices de ce service a en réduire le prix au niveau des moindres frais de production et du profit nécessaire, tout en les intéressant à en améliorer la qualité.

Ce problème, nous savons comment il a été résolu pour la généralité des autres produits et services, et nous entrevoyons comment il pourra l’être pour ceux qui sont du ressort de l’État ; mais on n’en avait aucune idée à l’époque où éclata la Révolution française. Les uns voulaient faire consister la réforme dans la limitation du pouvoir du souverain et dans la modification plus ou moins profonde des institutions civiles, militaires et fiscales, les autres dans la dépossession de la classe gouvernante et dans l’institution d’un gouvernement républicain fondé sur la souveraineté de la nation.

Ce sont ces deux formes de gouvernement — la monarchie constitutionnelle et parlementaire et la république qui prévalent aujourd’hui chez les nations civilisées. Voyons quelles sont les différences qui séparent ce nouveau régime de l’ancien et quelle influence ces différences exercent sur la question de la paix ou de la guerre.



Note

1. Appendice. Note C. L’insuffisance de la sécurité intérieure.


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