Grandeur et décadence de la guerre


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


II. Décadence de la guerre

Chapitre III. Les changements opérés dans la constitution des États-Unis depuis la fin du XVIIIe siècle


En quoi le nouveau régime diffère de l’ancien. — L’appropriation de l’État à la nation. — Droits qui en dérivent. — Déclarations et constitutions qui proclament ces droit ?. — Les deux objectifs visés par les constitutions. — Les droits et les garanties des gouvernes. — Que les constitutions ont effacé à cet égard la distinction entre les classes gouvernantes et les classes gouvernées. — Qu’elles ont établi un lien théorique entre les services de l’État et les charges qui servent à les rétribuer, et déclaré que les charges doivent être propor­tionnées aux services et réduites au stricte nécessaire, mais qu’elles ont laissé subsister l’ancien système d’impôts. — Pourquoi ce double objectif n’a pas été atteint. — Qu’une nation peut posséder son État, mais non le gouverner. — Que l’État est resté, sous le nouveau régime, ce qu’il était sous l’ancien : une entreprise, et qu’il doit être constitué et gouverné comme une entreprise. — Comment le gouvernement a été organisé dans les États modernes. — Les partis politiques qui ont surgi sous le nouveau régime, quoique les constitutions n’aient pas prévu leur existence. — Qu’ils ont pour objectif la conquête de l’État et les bénéfices qu’elle procure. — Qu’ils sont organisés comme des armées. — Conditions auxquelles ils peuvent obtenir la victoire. — Le corps électoral et les mobiles auxquels obéissent les catégories sociales qui le constituent. — Que chaque catégorie obéit à son intérêt particulier et immédiat, quand même cet intérêt est en opposition avec l’intérêt général et permanent de la nation. — Que chaque catégorie est représentée par un parti qu’elle oblige à servir son intérêt particulier. — Que les partis ont, en outre, un intérêt commun, qui consiste à augmenter les attributions de l’État et les excite à étendre sa domination.


En quoi le nouveau régime diffère-t-il de l’ancien et quelle influence les traits par lesquels il s’en différencie peuvent-ils exercer sur la solution de la question de la paix ou de la guerre ? Voilà ce qu’il s’agit maintenant d’examiner.

Le caractère essentiel de l’ancien régime, c’était, comme nous l’avons vu, l’appropriation de l’État à une société d’hommes forts, dont les pouvoirs avaient fini par se concentrer dans une maison ou une oligarchie, qui le gouvernait ou pour mieux dire qui avait la mission et le devoir de le gouverner dans l’intérêt général et permanent de cette société propriétaire de l’État. Le changement que les réformes ou les révolutions politiques ont accompli en Angleterre, dans les Pays-Bas, dans les colonies de l’Amérique du Nord, en France, et plus tard, dans la presque totalité des États civilisés, a consisté à attribuer à la nation dans les monarchies constitutionnelles un droit de co-propriété, à la vérité non défini, de l’État, dans les républiques, un droit de propriété complet, et, comme conséquence, le droit souverain de gouverner l’État conformément à l’intérêt général et permanent de la nation. Ce changement de régime a été consigné dans des bills ou des déclarations de droits et dans des constitutions accordées par l’ancien souverain ou rédigées et votées par les délégués de la nation devenue souveraine. Les constitutions, qu’elles se soient formées successivement sans avoir été codifiées dans un acte spécial, comme la constitution britannique, ou qu’elles aient été improvisées la suite d’une révolution comme la plupart de celles des autres États, comprennent deux parties bien distinctes, l’une concernant les droits et les garanties des gouvernés, l’autre l’organisation du gouvernement.

Dans le cours des siècles, à mesure que le péril de destruction qui menaçait les nations en voie de civilisation s’était affaibli et que la condition matérielle et morale des classes assujetties s’était améliorée, elles avaient obtenu des garanties de diverses sortes contre l’abus du pouvoir des maîtres de l’État. Des coutumes s’étaient établies qui limitaient notamment le taux des redevances et des charges auxquelles elles étaient soumises ; des droits concernant l’exercice de leur activité et la propriété de ses fruits leur avaient été concédés et garantis sous forme de privilèges. Ces droits et ces garanties, les constitutions les généralisèrent et les complétèrent, en effaçant les distinctions entre la classe des propriétaires de l’État et les classes assujetties. Cependant, l’ancien système des impôts fut partout conservé : en France par exemple, on le rétablit presque intégralement, en se bornant à en changer les dénominations après avoir vainement entrepris de l’abolir 1 ; mais tandis qu’il n’existait sous l’ancien régime aucun lien entre les charges que les propriétaires de l’État imposaient à leurs sujets et les services qu’ils leur rendaient, les constitutions établirent ce lien, sinon en fait du moins en théorie. L’impôt ne devait plus être désormais une dîme prélevée sur les sujets, en vertu du pouvoir discrétionnaire et souverain de leurs maîtres et n’ayant pour limite que leur capacité delà fournir ; il devait être la rétribution des services de l’État, et chacun devait y contribuer dans la mesure des biens qu’il possédait et que l’État avait pour mission de sauvegarder contre toute agression intérieure ou extérieure. Ce n’était plus un impôt, c’était une contribution. Enfin, la nation maintenant propriétaire de l’État était intéressée à rendre ses services aussi efficaces que possible et à en réduire les frais au taux le plus bas, en avisant aux moyens les plus propres d’obtenir ce double résultat.

Mais la nation ne pouvait gouverner elle-même son établissement politique. La nature des choses s’y opposait. Sous le nouveau régime comme sous l’ancien, l’État restait une entreprise, et la plus importante de toutes. L’État employait un personnel nombreux, civil et militaire, préposé aux fonctions que comportait sa nature et son objet, la sécurité intérieure et extérieure, sans parler des services accessoires qui pouvaient à tort ou à raison lui être confiés plutôt qu’à d’autres entreprises. Comme les actionnaires d’une société industrielle, la multitude des membres d’une nation devenue, entièrement ou partiellement, propriétaire de l’État, ne pouvait le gérer et le gouverner que par des délégués. On sait comment les constitutions ont pourvu à cette nécessité. Elles ont conféré à un corps électoral, composé d’une portion plus ou moins considérable de la nation, le droit d’élire les délégués au gouvernement de l’État. Ceux-ci ont, de concert avec le chef de l’ancienne maison gouvernante ou d’une nouvelle dont ils faisaient choix dans les monarchies, et, en vertu de la pleine souveraineté qui leur était déléguée dans les républiques, constitué le pouvoir dirigeant, mais en lui imposant, sous peine de déchéance, l’obligation de se conformer dans tous ses actes à la volonté de la majorité de leur délégation ; cette majorité représentant celle du corps électoral, et celle-ci, la majorité de la nation, les unes et les autres supposées les plus capables de gouverner l’État conformément à l’intérêt général et permanent de la nation. Tel est, dans ses traits essentiels, le mécanisme du gouvernement de la généralité des États modernes.

Ce mécanisme, les réformateurs ou les révolutionnaires qui ont institué le nouveau régime étaient convaincus qu’il atteindrait pleinement son but. L’expérience a malheureusement démontré qu’ils lui attribuaient une efficacité qu’il n’avait pas. Si la qualité des services des gouvernements s’est améliorée dans quelque mesure, — encore cette amélioration n’a-t-elle pas été générale — le prix dont les nations les paient s’est élevé dans une proportion bien supérieure à l’élévation de leur qualité, et, pour nous en tenir à l’objet spécial de cette étude, au lieu d’assurer la paix entre les peuples civilisés, à une époque où elle est devenue possible et nécessaire, les gouvernements ont prolongé et menacent même de perpétuer l’état de guerre.

Si nous examinons les causes de ce double échec, nous trouverons que la première réside dans l’importance de l’État, dans le pouvoir et les avantages qu’il est dans sa nature de procurer à ceux qui en ont la gestion. C’est par millions que se comptent ses fonctionnaires dans les grands États, c’est par milliards que se chiffre son budget. Cela étant, le gouvernement de cette entreprise colossale, du moment où il est devenu accessible à tous les membres de la nation, a été l’objet de l’ambition de tous ceux qui croyaient avoir des chances suffisantes d’y atteindre. Ils ont formé dans ce but des associations que l’on a désignées sous le nom de partis politiques et qui ne différent de celles des conquérants primitifs que par les procédés dont elles font usage pour arriver à leur but, savoir : la conquête, l’occupation et l’exploitation de l’État. Comment s’organisent-elles et procèdent-elles ?

Pas plus que le but qu’elles poursuivent, leur organisation ne diffère de celle des anciennes sociétés conquérantes. Ce sont de véritables armées qui sont commandées par un chef ou un comité de chefs avec un état-major et des soldats ; leur but c’est la conquête de l’État en vue des moyens d’existence et de la situation supérieure que peuvent leur procurer les fonctions publiques. Comme l’avouait cyniquement aux États-Unis, un chef de parti, le général Jackson, les fonctions publiques constituent le butin du vainqueur. Seulement, à la différence des anciennes sociétés conquérantes, ce but intéressé que poursuivent les partis politiques, ils le dissimulent avec soin : s’ils veulent s’emparer du pouvoir ou le conserver quand ils l’ont conquis, si, dans les luttes qu’ils soutiennent contre les partis concurrents, ils ont recours à la violence, à la ruse, à la corruption, c’est parce que la nation est intéressée à leur victoire, et que sa prospérité ou même son existence en dépend ; c’est parce que le triomphe de leurs concurrents aurait pour elle les conséquences les plus funestes. C’est pour la préserver de ce péril qu’ils luttent, et sacrifient, au besoin, sans hésiter leurs intérêts à ceux de la patrie. D’habitude, ils affichent un programme renfermant les promesses les plus séduisantes, et en particulier celle d’une amélioration radicale des services de l’État, en même temps qu’une diminution sensible des impôts qui servent à les rétribuer. Quelquefois ces promesses sont sincères, mais il ne dépend pas d’eux de les tenir. Quand la victoire est remportée, quand l’État est tombé entre les mains de l’armée conquérante, il faut bien en rétribuer les chefs et les soldats. Au lieu donc d’améliorer les services, on multiplie les emplois 2, au lieu de diminuer les charges publiques on les augmente. Cette hypocrisie qui caractérise la conduite des partis politiques des États modernes leur est commandée par les conditions même de la lutte. Les anciennes sociétés conquérantes n’avaient pas besoin d’y recourir parce qu’elles n’avaient point à compter avec l’opinion de la multitude assujettie. Il en est autrement dans les pays où les sujets d’autrefois sont devenus les propriétaires de l’État, où, en vertu de la constitution, ils exercent un droit souverain attaché à cette propriété comme à toute autre, celui de choisir les mandataires chargés de la gérer en leur nom et pour leur compte. C’est du vote du corps électoral que dépend l’issue de la lutte entre le parti en possession du gouvernement de l’État et les partis concurrents qui s’efforcent de le lui enlever. C’est la majorité du corps électoral qu’il s’agit de conquérir pour remporter la victoire. C’est donc aux intérêts et aux passions des éléments prépondérants du corps électoral qu’il faut s’adresser.

Si l’on veut se rendre compte des mobiles qui déterminent le choix des mandataires chargés de gouverner l’État dans un pays constitutionnel, il faut considérer d’abord l’état intellectuel et moral de la nation, ensuite la composition du corps électoral.

Comme les individus dont elles se composent, les nations sont essentiellement inégales en capacité intellectuelle et morale. Mais, même dans celles qui occupent les échelons supérieurs de l’intelligence et de la moralité, la capacité qui dépasse la connaissance de l’intérêt particulier de l’individu, de sa famille et de son industrie, pour s’étendre à celle de l’intérêt de la nation, et à plus forte raison de l’humanité, ne se rencontre que rarement et elle est, plus rarement encore, accompagnée d’un sentiment moral qui agisse pour subordonner l’intérêt particulier et actuel de l’individu à l’intérêt général et permanent de la communauté. Or, comme nous l’avons remarqué, toute société se compose de catégories ou de classes dont les intérêts sont immédiatement opposés bien qu’ils s’accordent dans le cours du temps. En Europe, la classe aristocratique et propriétaire issue de la conquête, qui est demeurée jusqu’à la fin du XVIIIe siècle en possession du monopole presque exclusif des fonctions gouvernantes, civiles et militaires, était immédiatement intéressée à des annexions territoriales qui agrandissaient son débouché. Elle recourait à la guerre pour satisfaire cet intérêt immédiat sans rechercher si les bénéfices qu’elle retirait d’un agrandissement de territoire compensaient ou non les charges et les dommages croissants que la guerre infligeait à la nation, et sans se demander si ces charges et ces dommages ne devaient point à la longue déterminer la décadence de l’État et par conséquent la sienne. Quoiqu’elle ait perdu aujourd’hui sa situation privilégiée, elle possède encore une part plus ou moins considérable des fonctions supérieures, civiles et surtout militaires, et son intérêt particulier et immédiat l’incline à la continuation d’un état de guerre devenu cependant de plus en plus contraire à l’intérêt général. De même, la classe des entrepreneurs d’industrie a des intérêts immédiatement opposés, d’une part, à ceux des consommateurs, d’une autre part, à ceux des ouvriers. Elle est intéressée à élever le prix des produits qu’elle vend aux uns et à abaisser le prix du travail qu’elle loue aux autres. Cependant, à considérer son intérêt dans le cours du temps, il s’accorde avec celui des consommateurs et des ouvriers, en ce que l’appauvrissement de ceux-là et l’affaiblissement des facultés productives de ceux-ci ne peut manquer d’entraîner sa propre ruine. Sous l’excitation de son intérêt immédiat, elle n’en a pas moins employé partout son influence à édifier un double système de protection contre les consommateurs et les ouvriers, qui n’est, comme nous le verrons plus loin, autre chose qu’une forme de l’état de guerre. De même enfin, la classe ouvrière qui tire ses moyens d’existence de la location de son travail est immédiatement intéressée à employer son influence à faire prévaloir quelque système qui augmente sa part dans les résultats de la production, au détriment de la classe des entrepreneurs et des capitalistes leurs commanditaires.

En résumé donc, chez le plus grand nombre, pour ne pas dire chez la presque généralité des individus qui constituent les différentes classes entre lesquelles se partage une nation, la considération de l’intérêt particulier et immédiat l’emportant sur celle de l’intérêt général et permanent de la communauté, chacune de ces classes ou de ces catégories d’individus est naturellement inclinée à accorder son appui au parti qui lui promet de mettre la puissance de l’organisme de l’État à son service pour faire prévaloir son intérêt sur ceux des autres classes de la communauté, avec lesquels il se trouve en opposition.

Cela étant, la composition du corps électoral a une importance facilement appréciable. S’il se recrute seulement dans la classe supérieure et moyenne, les partis qui se disputent la possession du gouvernement seront exclusivement les serviteurs des intérêts particuliers et immédiats de cette classe ; s’il descend dans la multitude, un parti se créera pour servir de même ses intérêts en échange de son vote.

Mais si divergents ou opposés que soient les intérêts dont ils sont les organes, les partis n’en ont pas moins un intérêt commun, c’est d’augmenter le volume et l’importance de cette entreprise dont ils se disputent la possession, et qui fournit à ceux qui la possèdent, à leurs tenants et aboutissants, des moyens d’existence faciles et une influence que ne confèrent pas les autres entreprises. Dans tous les États modernes, sauf dans le petit nombre de ceux où l’ancien régime a continué de subsister, il s’est formé une nouvelle classe gouvernante et qui tend même, comme celle qu’elle a remplacée, à devenir héréditaire : c’est la classe des politiciens. Or, qu’ils soient conservateurs, libéraux, radicaux ou socialistes, les politiciens tirent leurs moyens d’existence ou aspirent à les tirer du budget de l’État. Ils sont, suivant une expression pittoresque, des mangeurs de taxes. Quand même donc les nécessités de la lutte pour la conquête de l’État ne les obligeraient point à augmenter le butin destiné à rétribuer les services électoraux, ils seraient intéressés à développer l’entreprise qui leur sert de débouché, et cet intérêt devient plus pressant à mesure que leur population s’accroît, soit par la natalité, soit par l’afflux des recrues que l’instruction distribuée par l’État rend incapables d’exercer toute autre profession ou industrie. Mais le débouché de l’État ne peut s’augmenter que de deux manières : par l’extension de ses fonctions aux dépens des autres entreprises, ou par l’agrandissement de son domaine territorial, autrement dit, par la guerre. Selon les circonstances, la classe gouvernante a recours à l’un ou à l’autre de ces deux procédés, en obéissant en cela à son intérêt particulier et immédiat, sans rechercher plus que ne le font les autres catégories sociales s’il s’accorde ou non avec l’intérêt général et permanent de la nation.

Que conclure de là, sinon que le nouveau régime de gouvernement des États n’est pas plus favorable à l’établissement de la paix que ne l’était l’ancien. Au fond, ces deux régimes diffèrent moins, même dans les pays où ils semblent le plus distants, que ne le supposent les théoriciens politiques. Nous en aurons la preuve en passant en revue les gouvernements des principaux États civilisés, et nous pourrons, en analysant les intérêts qui y prédominent, nous expliquer pourquoi la guerre a subsisté et menacé de subsister longtemps encore après avoir perdu sa raison d’être.



Notes

1. Appendice. Note D. Le rétablissement et le démarquage des impôts de l’ancien régime en France.

2. Appendice. Note E. Le fonctionnarisme en France.


Précédent  |  Suite  |  Table des matières  |  Page Molinari  |  Page d’accueil