Grandeur et décadence de la guerre


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


I. Grandeur de la guerre

Chapitre VIII. Les progrès de l’industrie de la destruction et leurs résultats


Rôle croissant de l’intelligence dans l’art de la guerre. — Causes qui donnaient la victoire aux hordes de chasseurs et de guerriers dans leurs luttes avec les peuples envoie de civilisation. — Pourquoi ces hordes conquérantes perdaient ensuite leurs qualités guerrières. — Les guerres des Grecs et des Perses. — Causes déterminantes de l’agrandissement, de la décadence et de la chute de l’État romain. — L’origine de l’invention de la poudre. — Pourquoi cette invention a assuré la prépondérance des peuples civilisés dans l’art de la guerre. — Que cette prépondérance est devenue décisive depuis les nouveaux progrès réalisés dans l’armement. — Transformation que ces progrès ont opérée dans les éléments constitutifs de la valeur militaire. — Que ces progrès ont assuré les peuples civilisés contre le risque des invasions barbares et leur ont permis d’envahir à leur tour le domaine des peuples barbares ou arriérés. — Que la sécurité de la civilisation se trouvant ainsi assurée, la guerre a perdu sa raison d’être.


Dans les temps primitifs, lorsque l’art de la guerre est encore dans l’enfance, c’est la vigueur et le courage physique des combattants qui apparaissent comme les facteurs déterminants de la victoire ; mais bientôt l’intelligence acquiert une influence prépondérante en organisant et en disciplinant les forces, en combinant et en ordonnant leurs mouvements sous une direction unique et souveraine. Alors une troupe disciplinée, hiérarchisée et commandée, l’emporte sur une foule confuse et anarchique, — celle-ci fut-elle supérieure en nombre, en vigueur et en courage.

La supériorité de l’armement, due, de même, à l’intervention de l’intelligence, exerce aussi sa part d’influence sur le résultat de la lutte ; mais c’est seulement à dater de l’invention des armes à feu que cette influence s’accroît et acquiert, tous les autres facteurs étant supposés égaux, une importance décisive. Quant aux avances de capital nécessaires à la formation du personnel apte à la guerre, à la création du matériel, à l’entretien et à la mise en œuvre de l’armée, elles sont, à l’origine, relativement peu considérables. On s’explique donc que des hordes de chasseurs ou de pasteurs aient pu vaincre les armées bien plus nombreuses des empires qui s’étaient constitués dans les bassins fertiles des grands fleuves de l’Inde, de la Mésopotamie et de l’Égypte. Ces barbares l’emportaient sur leurs adversaires par la supériorité de la vigueur physique et des facultés de combat et ne leur étaient pas sensiblement inférieurs sous le rapport de la discipline et de l’armement ; enfin l’abondance des ressources alimentaires dans les contrées qu’ils envahissaient, suppléait à l’insuffisance de leurs avances de subsistance. On s’explique encore qu’après avoir conquis un État florissant et se l’être partagé, ces barbares se soient montrés, plus tard, impuissants à résister aux invasions d’autres Barbares accoutumés comme ils l’étaient eux-mêmes auparavant, à mener une vie dure. L’abondance des biens dont ils jouissaient et abusaient, en exploitant une contrée fertile et une population laborieuse, leur faisait perdre peu à peu les facultés les plus nécessaires à la lutte. Les guerres entre les Grecs et les Perses nous fournissent à cet égard un exemple caractéristique. Grâce à la supériorité de leur vigueur physique et de leurs aptitudes de combat, accrues par le dressage et entretenues par leurs luttes intestines, les Grecs repoussèrent les armées des Perses, dix fois plus nombreuses. Encouragés par ce succès, les Grecs de la Macédoine envahirent à leur tour les États du grand roi et en firent la conquête avec une facilité extraordinaire, malgré l’énorme inégalité du nombre.

Si nous examinons de même les causes de l’agrandissement successif du petit État fondé par une troupe de brigands du Latium, jusqu’aux proportions du plus vaste empire de l’antiquité, si nous recherchons ensuite comment cet empire, malgré les nombreuses armées qu’il pouvait mettre sur pied et les immenses ressources dont il disposait, a pu être envahi et dépecé par des troupes de barbares inférieurs en nombre et en ressources de tous genres, nous en trouverons encore la cause dans la comparaison des éléments de puissance qui déterminent la victoire. Les Romains possédaient à un haut degré les qualités qui constituent la valeur militaire, la vigueur, la combativité, auxquelles se joignaient, chez les soldats l’endurance et le sentiment de l’obéissance, chez les chefs, l’aptitude a commander et fréquemment le génie de l’art de la guerre. La constitution politique de Rome, en concentrant le pouvoir dirigeant entre les mains d’un patriciat particulièrement apte au gouvernement, contribuait encore à lui donner la victoire dans ses luttes avec des États moins solidement constitués et moins habilement dirigés. Enfin, jusqu’au siècle d’Auguste, Rome fut continuellement en guerre et, pendant cette longue période, les aptitudes natives de combat de ses citoyens se conservèrent et se développèrent par un constant exercice. Il en alla autrement lorsque le temple de Janus eut été fermé. Alors et pendant plus de trois siècles, la paix romaine ne fut plus troublée que par des guerres partielles. Les qualités guerrières que des luttes séculaires et presque ininterrompues avaient développées chez les armées romaines s’affaiblirent, sous l’influence énervante de l’oisiveté à laquelle les condamnait la paix, tandis que les Barbares qu’elles avaient vaincus s’instruisaient à leur école. Si Marius avait pu détruire les hordes indisciplinées des Teutons et des Cimbres et César les armées encore imparfaitement organisées des Gaulois, les Franks et les autres Barbares qui fournirent plus tard des recrues aux armées impériales, apprirent à les vaincre en leur empruntant leur organisation et leur tactique. A ces causes d’affaiblissement de l’instrument de guerre s’ajoutait la situation précaire du pouvoir dirigeant d’un empire, dont les limites s’étaient d’ailleurs étendues à l’excès, et la diminution des ressources, causée par l’excès de la fiscalité et la concentration excessive des propriétés entre les mains d’une aristocratie oisive et dégénérée. Sous l’influence de ces causes d’affaiblissement, l’empire romain succomba sous l’effort des Barbares comme avaient succombé avant lui les anciens empires. Mais il était trop étendu et attaqué par une trop grande diversité de peuples pour continuer à former un seul État. Les Barbares s’y taillèrent des États nombreux, qui entrèrent en concurrence, et c’est de leurs luttes qu’ont surgi les progrès militaires, politiques et économiques, qui ont changé les conditions d’existence des sociétés et préparé l’avènement d’une ère nouvelle dans la vie de l’humanité.

Les peuples de races germanique et slave qui s’étaient partagé la plus grande partie des domaines de l’empire romain eurent dans les premiers siècles de la fondation de leurs États à les défendre contre d’autres envahisseurs, les Huns puis les Sarrasins. Après avoir repoussé ces invasions, ils s’uniront à leur tour, sous la double impulsion d’une passion religieuse et de l’appât d’un profit, pour conquérir les régions occupées par les ennemis de leur foi et dont on leur vantait la richesse. C’est à ces tentatives de conquête renouvelées pendant deux siècles qu’on doit faire remonter l’origine des progrès qui ont transformé l’art de la destruction, et assuré aux peuples civilisés la prééminence dans cet art comme dans les autres branches de l’activité humaine. Selon toute apparence, l’invention de la poudre procède de celle du feu Grégeois, mais, quelle qu’en soit l’origine, elle a profondément modifié les conditions de la lutte. Avant cette invention, les peuples les moins avancés en industrie pouvaient fabriquer des armes dont l’efficacité n’était guère inférieure à celle des engins de destruction des peuples civilisés, lances, arcs, flèches, javelots, etc. La fabrication des armes à feu exigea des connaissances spéciales et un outillage industriel que ne possédaient point les peuples barbares ou arriérés. En même temps, la constitution de ce matériel perfectionné impliquait une avance de capital considérable. Non seulement les fusils et les canons coûtaient plus cher que les lances, les arcs, les flèches, les javelots, mais la poudre et les projectiles augmentaient d’autant les frais de leur emploi. D’un autre côté, si les armes à feu rendaient inutiles les cuirasses et les boucliers, elles nécessitaient des fortifications plus coûteuses ; il fallait remplacer les simples murailles par des remparts assez épais pour résister à l’artillerie.

De nos jours, un progrès plus décisif encore a été réalisé par l’invention des explosifs et des armes à longue portée. Non seulement le nouveau matériel, dont la puissance destructive va s’augmentant tous les jours, exige un surcroît de science et de capital, mais il a opéré, à l’avantage des peuples civilisés, un changement radical dans la proportion des éléments constitutifs de la valeur militaire. La vigueur et le courage physique, qui sont communs à l’homme et aux animaux carnassiers et qui décident de la victoire dans les luttes corps à corps ou à des distances qu’un court élan peut franchir, ne jouent plus qu’un rôle secondaire depuis que la zone dangereuse qu’il faut parcourir pour faire reculer l’ennemi et demeurer maître du champ de bataille a triplé ou quadruplé d’étendue. C’est la force morale puisée dans le sentiment du devoir, qui peut seule maîtriser l’instinct physique de la conservation dans cette épreuve prolongée 1. Or la science, le capital et la force morale sont les fruits d’une civilisation supérieure.

Les résultats de ces progrès successifs de l’outillage de l’industrie de la destruction se sont développés et accentués depuis quelques siècles. Après avoir été confinés dans les domaines étroits où ils étaient établis en Europe, les peuples appartenant à notre civilisation ont envahi les vastes domaines occupés par les peuples inférieurs ou arriérés ; ils ont soumis à leur domination l’Amérique, l’Océanie, la plus grande partie de l’Asie et ils s’emparent aujourd’hui de l’Afrique. Le temps n’est pas éloigné où ils seront les maîtres incontestés du globe. La facilité avec laquelle ils étendent leurs conquêtes et viennent à bout des résistances des peuples les plus belliqueux, atteste que le péril des invasions a complètement disparu, en un mot que la civilisation est désormais pleinement assurée contre la barbarie. La guerre a achevé cette œuvre d’assurance de la sécurité qu’elle pouvait seule accomplir, ou du moins il ne lui reste plus que peu d’efforts à faire pour la compléter, et en cessant d’être « utile » elle a perdu sa raison d’être.

Elle subsiste cependant et elle semble même menacer plus que jamais la prospérité des peuples civilisés. Mais nous allons voir qu’après avoir transformé l’industrie de la destruction, elle a déterminé, dans les industries productives, des progrès qui agissent pour la rendre impossible.



Note

1. Appendice. Note A. Les zones dangereuses d’un champ de bataille.


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