par M. Gustave de Molinari.
Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes
Que les dommages causés par la guerre, après avoir été simplement locaux, sont devenus généraux. — Perturbations que cause la guerre dans le marché internationalisé des produits, du capital et du travail. — Qu’elle est devenue une nuisance universelle, mais que cette nuisance est inégale, ainsi que la force de résistance des intérêts pacifiques. — Que la paix trouve son appui le plus solide dans la classe capitaliste et, en particulier, chez les détenteurs des valeurs mobilières. — Que le partage des grandes puissances en deux groupes n’est qu’une garantie incertaine de la paix de l’Europe. — Que la paix n’est pas mieux assurée en Amérique et dans le reste du monde. — Que les classes intéressées à la permanence de la paix n’ont pas encore acquis la puissance nécessaire pour mettre fin à l’état de guerre.
Depuis l’avènement de la grande industrie et surtout depuis la transformation progressive qui s’est opérée dans les moyens de transport maritimes et terrestres, les pertes et dommages causés par la guerre se sont étendus, de proche en proche, dans toutes les régions du monde civilisé, mises en communication et solidarisées par les liens multiples de l’échange. De locaux, ils sont devenus généraux.
Quel était le caractère de l’industrie jusqu’à l’époque récente où la transformation de son outillage a augmenté dans des proportions extraordinaires sa puissance productive ? C’était, sauf de rares exceptions, la localisation la plus étroite. L’insuffisance et la cherté des moyens de communication, jointes au défaut de sécurité, limitaient les débouchés. Les denrées alimentaires, qui constituaient et n’ont pas cessé de constituer la grande masse des articles nécessaires à la satisfaction des besoins de l’homme, étaient généralement consommés dans la localité même où ils étaient produits. Le commerce extérieur des nations les plus industrieuses ne comprenait guère que des articles de seconde nécessité ou de luxe, à la portée seulement des classes aisées. Il y a deux siècles à peine, le commerce de l’ensemble des peuples de l’Europe n’atteignait pas en valeur celui d’un des plus petits États d’aujourd’hui : la Belgique, la Hollande ou la Suisse. Que résultait-il de cette localisation de la production et de la consommation, lorsqu’une guerre venait à éclater ? C’est que les nations qui n’y étaient point engagées, n’ayant avec les belligérants que des rapports d’intérêts de peu d’importance, ne s’en ressentaient que faiblement. Même dans les pays en état de guerre, les localités seules qui étaient le théâtre de la lutte souffraient sensiblement de l’interruption de leurs relations commerciales et de leurs moyens d’approvisionnement. Quand les armées de Louis XIV ravageaient le Palatinat, le reste de l’Allemagne ne subissait point un dommage appréciable. Il n’en est plus ainsi depuis que toutes les nations sont rattachées les unes aux autres par un réseau de plus en plus serré d’échanges et de prêts. C’est pendant le cours de ce siècle et, en particulier, depuis que l’application de la vapeur et de l’électricité aux moyens de communication a si prodigieusement élargi les débouchés de l’industrie, et malgré les obstacles artificiels que le protectionnisme a substitués à l’obstacle naturel des distances, que s’est opérée cette internationalisation des intérêts. Au moment où nous sommes, le commerce extérieur de l’ensemble des nations civilisées dépasse 80 milliards et le montant des prêts effectués par les nations productrices de capitaux, l’Angleterre, la France, la Belgique, la Hollande, la Suisse, etc., à celles chez lesquelles cette production demeure insuffisante, la Russie, l’Espagne, l’Italie, l’Amérique du Nord et du Sud, l’Asie, l’Afrique, l’Australie, n’est probablement pas moindre ; enfin, une circulation de travail a commencé de même à s’établir tant entre les différents pays de l’Europe qu’entre l’Europe et les autres parties du globe. En temps de paix, cette internationalisation des produits, des capitaux et du travail suit son cours régulier et toutes les nations en recueillent les bénéfices. Quelle énorme économie de travail et de peine l’Angleterre, par exemple, ne réalise-t-elle pas dans l’acquisition des matériaux de la vie, en achetant plus de la moitié de la quantité de ses subsistances aux nations qui les produisent au meilleur marché ! Et ces nations auxquelles elle fournit en échange des articles qui leur coûteraient plus de travail si elles les produisaient elles-mêmes, ne trouvent-elles pas dans cet échange un profit analogue ? De même, les pays où la production des capitaux est abondante, où ils se louent à bon marché, ne bénéficient-ils pas de la différence des deux taux en les portant dans ceux où ils sont rares et chers, tandis que les nations emprunteuses peuvent fonder et alimenter à moins de frais des entreprises productives et en augmenter le nombre. La même observation s’applique aux importations et aux exportations du travail. Pour les importateurs de produits, de capitaux et de travail, aussi bien que pour les exportateurs, il y a augmentation des facilités d’acquisition des matériaux de la vie, accroissement de la richesse et du bien-être.
Mais qu’une guerre vienne à éclater sur un point quelconque de ce marché internationalisé, aussitôt une perturbation inévitable se produit et se propage dans toute son étendue. Les relations des pays en état de guerre avec les autres se ralentissent ou même subissent une interruption totale, au détriment des consommateurs aussi bien que des producteurs. Pendant toute la guerre de la Sécession, le coton des États-Unis a cessé d’arriver en Europe. Faute de cette matière première indispensable, un grand nombre de manufactures de cotonnades ont été réduites à chômer : des milliers d’ouvriers ont été privés de leurs moyens d’existence en Angleterre et dans les autres parties de l’Europe. Et cette crise de l’industrie cotonnière s’est aussitôt répercutée à des degrés divers sur la généralité des branches de la production. Car le revenu, partant le pouvoir d’achat des entrepreneurs, des capitalistes et des ouvriers qui y étaient engagés, ayant baissé, ils ont dû réduire leur demande de tous les articles qu’ils avaient l’habitude de consommer, et il en est résulté de proche en proche une diminution successive du pouvoir d’achat de l’ensemble des producteurs. Dans le marché des capitaux, la guerre engendre une perturbation analogue à celle qui bouleverse le marché des produits. Toutes les industries dont le débouché se resserre, en demandent moins ou deviennent moins capables de les rétribuer. A la vérité, la guerre en fait une consommation extraordinaire, et cet accroissement de la demande a pour effet d’en élever le prix de location. Mais ces capitaux que la guerre absorbe, à la différence des autres industries, elle ne les reproduit point, elle les détruit. S’ils avaient continué à être employés dans les industries productives, ils auraient contribué à l’accroissement général de la richesse. Employés à la guerre, ils disparaissent ; mais ce qui ne disparaît point, c’est la nécessité d’en payer l’intérêt avec l’amortissement, et par conséquent de prélever sur la génération actuelle et les générations futures, jusqu’à ce qu’ils soient remboursés, des impôts qui non seulement dévorent une partie des revenus des contribuables, mais ralentissent le développement des entreprises productives dans lesquelles ils les puisent. Enfin, la guerre occasionne les mêmes perturbations et les mêmes déperditions dans le marché du travail. Elle enlève aux champs et aux ateliers des multitudes qui sont employées à détruire au lieu de produire ; d’où une double perte : celle de la richesse qu’ils détruisent et celle de la richesse qu’ils manquent à produire.
La guerre inflige ainsi aux nations, maintenant solidarisées par l’échange, des dommages d’autant plus considérables que les liens qui les rattachent sont plus nombreux et plus étroits. Si l’on songe que les nations les plus avancées en industrie, l’Angleterre, l’Allemagne, la Belgique, la France, la Suisse, dépendent de l’étranger pour les moyens de subsistance d’une portion tous les jours croissante de leur population (en Angleterre et en Belgique, c’est déjà près d’un tiers), on s’expliquera qu’une guerre, en jetant la perturbation sur le marché universalisé de la production, mette en péril l’existence de plusieurs millions de familles. Bref, dans l’ancien état de l’industrie, la guerre n’était qu’une nuisance locale, dans l’état nouveau, elle est devenue une nuisance universelle.
Cependant, ce serait une illusion de croire que cette nuisance qu’il est dans la nature de la guerre de causer puisse opposer un frein suffisamment efficace aux passions et aux intérêts belliqueux. Il faut remarquer d’abord que cette nuisance est essentiellement inégale d’un pays à un autre, qu’elle est beaucoup moins grave et moins sensible dans les pays où le commerce est encore, en grande partie, localisé que dans ceux où il s’est internationalisé davantage. Il faut remarquer ensuite que la puissance de réaction des intérêts pacifiques et l’influence de l’opinion suscitée par ces intérêts ne sont pas moins inégales ; enfin que les classes les plus intéressées au maintien de la paix n’ont qu’une notion vague et obscure des maux que la guerre peut leur causer et qu’elles sont, de plus, particulièrement sujettes à céder à l’entraînement des excitations belliqueuses.
Enfin, le service militaire universalisé, en soumettant les classes aisées et influentes à la plus lourde et à la plus cruelle des servitudes, est certainement devenu un facteur important et actif de la politique de paix. Mais l’intérêt de la multitude qui fournit l’impôt du sang n’est-il pas balancé et au delà, dans les pays tels que l’Allemagne et la Russie, par celui de la classe bien autrement influente à laquelle la hiérarchie militaire fournit son principal débouché ?
Si donc les intérêts pacifiques et l’opinion qu’ils déterminent l’emportent en Angleterre par exemple sur les intérêts belliqueux, on ne pourrait affirmer qu’il en soit de même sur le continent. On se plaît à considérer le partage des grandes puissances continentales en deux groupes à peu près égaux en forces , comme une garantie de paix. Est-ce une garantie bien sûre ? En tout cas, ce partage implique le maintien du lourd régime de la paix armée. Même en admettant que la question de l’Alsace-Lorraine vint à être résolue, ce serait une illusion de croire que cette solution, si désirable qu’elle fût, eût pour conséquence le désarmement. D’autres causes de conflits existent et il en surgit tous les jours de nouvelles : questions d’Orient et d’extrême Orient, questions coloniales, etc., etc. L’affaiblissement ou la rupture de l’une des deux alliances concurrentes ne peut-elle même avoir pour résultat d’exciter l’autre à user de ses forces pour déchaîner la guerre ?
En Amérique, la paix est-elle mieux assurée ? Dans les États de l’Amérique du Sud, le gouvernement est entre les mains d’une oligarchie issue des conquistadores qui en accapare les fonctions civiles et militaires, qui est, par conséquent, intéressée à les multiplier et à laquelle une guerre heureuse procure un accroissement de débouché. Les populations qu’elle gouverne, composées d’Indiens, de nègres, de sangs mêlés et d’émigrants ne possèdent point une influence qui puisse balancer la sienne. Cette situation pourra, sans doute, se modifier à la longue par le développement de l’immigration et des industries productives. Mais, en attendant, la balance des influences penche visiblement du côté du maintien de l’état de guerre.
Aux États-Unis, les intérêts pacifiques sembleraient, en revanche, devoir posséder une influence tout à fait prépondérante. Cependant, dans l’affaire de la sécession, les intérêts protectionnistes du Nord ont apporté à la guerre un concours décisif, en faisant cause commune avec ceux des politiciens menacés comme eux d’un amoindrissement de leur débouché par la séparation des États du Sud. S’ils n’ont pas réussi encore à augmenter les effectifs de l’armée de terre et de mer, ils ont néanmoins porté les dépenses de guerre à un taux presque aussi élevé que celui des États les plus militarisés de l’Europe, en faisant allouer aux vétérans plus ou moins authentiques de la guerre de la Sécession des pensions dont le montant, au lieu de s’abaisser, s’élève à mesure que la mort éclaircit les rangs de la génération qui a pris part à cette guerre 1. C’est que ces pensions sont devenues une simple monnaie électorale. Vis-à-vis des puissances de l’Europe et en particulier de l’Angleterre, les politiciens américains se montrent, en toute occasion, rogues et agressifs : il n’a pas dépendu d’eux que les différends suscités par le Venezuela et les pêcheries de Behring n’aboutissent à une rupture.
En ce moment même, ils s’efforcent de créer un mouvement d’opinion en faveur de l’établissement d’un système de fortifications des côtes et d’une augmentation de la marine militaire. Quoique la classe des politiciens ne forme qu’une infime minorité, la puissante organisation des partis entre lesquels elle se partage et qui ont, malgré leur lutte pour la conquête du pouvoir, un intérêt commun, celui de grossir le budget dont ils vivent, cette classe, disons-nous, supplée à son petit nombre par son activité dénuée de scrupules, et elle trouve dans les intérêts protectionnistes des auxiliaires zélés chaque fois que naît un différend entre l’Union et un État dont les produits font concurrence à ceux des industries indigènes. Pas plus que la situation politique de l’Europe, celle de l’Amérique ne présente donc de solides garanties de paix.
Nous ne mentionnerons que pour mémoire la situation et les tendances actuelles des États de l’Asie et de l’Afrique. La Russie, au nord de l’Asie, l’Angleterre et la France au midi possèdent une puissance absolument prépondérante, qui va sans cesse s’étendant aux dépens des États indigènes et dont l’Allemagne s’apprête maintenant à prendre sa part. La conquête tartare au XVIIIe siècle et récemment les guerres qui ont ouvert les ports chinois et la guerre sino-japonaise ont attesté le peu de résistance que la Chine pourrait opposer à une domination européenne. Le Japon lui-même n’est pas de taille à faire obstacle à l’extension inévitable de cette domination sur le continent asiatique. En Afrique, les races indigènes sont moins encore qu’en Asie capables de résister à l’invasion de la race blanche, mais, de même qu’en Asie, le partage de leurs immenses territoires demeure une cause permanente de conflits entre les puissances européennes.
Quelle conclusion faut-il tirer de cet aperçu de la situation politique des États civilisés au point de vue de la question de la paix ou de la guerre ? C’est que, dans tous ces États, quelle que soit la forme de leur gouvernement, monarchie absolue, constitutionnelle ou république, la direction des affaires publiques demeure entre les mains d’une classe intéressée à la persistance de l’état de guerre et de l’énorme et coûteux appareil de destruction qu’il nécessite ; c’est que la multitude intéressée à l’avènement d’un régime d’assurance permanente de la paix ne possède pas encore l’influence nécessaire pour déterminer les gouvernements à l’instituer.
Cependant l’état de guerre affecte d’autres formes encore que celle du militarisme. Il apparaît, avec le même mobile intéressé sinon avec les mêmes procédés, dans le protectionnisme, l’étatisme et le socialisme. Une courte analyse de ces méthodes d’invasion du bien d’autrui nous en fournira la preuve.