Grandeur et décadence de la guerre


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


II. Décadence de la guerre

Chapitre IX. Les autres formes de l’état de guerre. Le protectionnisme, l’étatisme et le socialisme


Modes divers de la conquête de la richesse. — Le protectionnisme. — Les dommages qu’il inflige aux consommateurs nationaux et aux producteurs étrangers. — Qu’il procède par voie de confiscation et que ses effets sont analogues a ceux de la guerre ordinaire. — Qu’il procure un bénéfice partiel et immédiat aux intérêts protégés aux dépens de l’intérêt général et permanent de la communauté civilisée. — L’Étatisme et le Socialisme. — Maux qu’ils causent et dangers dont ils menacent les sociétés. — Ce que coûtent aux classes industrieuses ces différentes formes de l’état de guerre.


La guerre consiste dans l’emploi de la force à l’acquisition des matériaux de la vie et du bien-être, soit qu’elle ait pour objet, comme dans les temps primitifs, l’anthropophagie et le pillage, ou, comme dans un état plus avancé, la conquête d’un territoire et l’assujettissement de sa population en vue des moyens de subsistance, autrement dit de la richesse, que cette conquête et cet assujettissement procurent sous forme de corvées et d’impôts en nature ou en argent. Aussi longtemps que la guerre a été l’agent nécessaire de la production de la sécurité, ce mode d’emploi de la force à l’acquisition de la richesse se trouvait, comme nous l’avons vu, pleinement justifié. Il a cessé de l’être depuis que les nations civilisées ont acquis une puissance productive et destructive qui les met à l’abri des atteintes des peuples pillards. Dans ce nouvel état de choses, la guerre impose aux classes qui emploient à la production leurs capitaux et leur travail, des charges que ne compense plus aucun service. Nous allons voir qu’il en est de même des modes d’acquisition de la richesse par la mise en œuvre de la force organisée de l’État. Partout, la classe qui dispose de cette force s’en est servie pour protéger ses intérêts particuliers au détriment de l’intérêt général de la nation et de la communauté civilisée. Cette protection se traduit par la levée d’un tribut annuel sur la généralité des matériaux de la vie, comme dans le cas du protectionnisme, par l’appropriation ou la confiscation des instruments qui servent à les produire comme dans le cas de l’étatisme et du socialisme. Mais, dans les deux cas, ceux qui abusent ainsi ou se proposent d’abuser de la puissance de l’État pour « conquérir » la richesse ne manquent pas de justifier leurs pratiques en invoquant l’intérêt même de la nation qu’ils dépouillent et au besoin de l’humanité qu’ils replongeraient dans la barbarie. Une courte analyse du protectionnisme, de l’étatisme et du socialisme nous montrera ce que vaut cette justification des succédanés du militarisme.


I. Le protectionnisme — Tous les gouvernements entourent d’une ceinture de douanes les territoires soumis à leur domination ; ils entretiennent une armée de douaniers chargés de percevoir les droits d’un tarif, ayant deux objets contradictoires : le premier de leur procurer le revenu le plus élevé possible, — ce sont les droits fiscaux, le second d’empêcher ou de restreindre l’importation d’un nombre plus ou moins considérable de produits, — ce sont les droits protecteurs ; parfois encore à ceux-ci se joignent des prohibitions destinées à interdire totalement l’accès du territoire aux produits qu’elles frappent. Les droits de douane ont un caractère purement fiscal quand ils s’appliquent à des articles qui ne sont pas produits dans le pays, et un caractère à la fois fiscal et protecteur, — c’est le cas pour le plus grand nombre, — quand ils ont pour objet de préserver de la concurrence étrangère les produits des différentes branches de l’industrie nationale.

Laissons de côté le but fiscal des droits de douane ; bornons-nous à remarquer que le tarif anglais, en grevant seulement une douzaine d’articles qui n’ont pas de similaires indigènes est aussi productif que la plupart des tarifs protecteurs, quoique ceux-ci s’appliquent à des milliers d’articles. Voyons aux dépens et au profit de quels intérêts fonctionne le régime protectionniste.

Il frappe immédiatement deux catégories d’intérêts, ceux des consommateurs nationaux et ceux des producteurs étrangers.

L’impôt ou la charge dont il grève les consommateurs nationaux consiste dans la différence du prix qu’ils sont obligés de payer pour les produits indigènes protégés et pour les produits étrangers frappés du droit protecteur, et du prix qu’ils payeraient sous un régime de libre-échange. Sur les articles de première nécessité et de consommation générale, la surcharge de prix, déterminée par la protection du blé seulement, dépasse en France 500 millions : sur l’ensemble des articles protégés, elle s’élève certainement à plusieurs milliards. Encore ne s’agit-il que de la surcharge actuelle. Car le régime protectionniste ayant pour effet de restreindre les débouchés de toutes les industries fait obstacle à leurs progrès, et, par là même, à l’abaissement du prix de leurs produits.

Avec les consommateurs nationaux, le protectionnisme atteint les industries étrangères qui produisent les articles demandés par eux. Deux cas peuvent se présenter lorsqu’un tarif protecteur vient à être établi ou exhaussé. Ou l’industrie étrangère ne contribuait pas encore à alimenter la consommation nationale, et alors elle n’est atteinte que dans son développement à venir, ou, ce qui est le cas général et qui motive d’habitude l’établissement ou l’exhaussement d’un tarif protecteur, elle contribue dans une proportion quelconque à l’approvisionnement de la consommation nationale. Dans ce cas, le tarif protecteur lui inflige un dommage positif : celui qui résulte de la confiscation partielle ou totale de sa clientèle au profit de l’industrie indigène. Supposons que sa part dans l’approvisionnement de la nation s’élève à 100 millions, que ses produits viennent à être frappés d’un droit ou d’un supplément de droits de 23 % ad valorem, et que le prix s’en trouve ainsi exhaussé d’un quart, son débouché sera inévitablement réduit, tant par le fait de la diminution de la consommation sous l’influence de l’exhaussement du prix, que par l’accroissement de la part que l’industrie nationale protégée aura pu prendre dans l’approvisionnement, aux dépens de la sienne. La perte qu’elle subira de ces deux chefs sera plus ou moins grande selon que l’article frappé par le tarif aura un caractère plus ou moins prononcé de nécessité et que l’industrie indigène sera plus ou moins capable de le produire. Sur une importation de 100 millions, elle sera de 10 ou de 20 millions, et elle s’accroîtra à mesure que l’industrie nationale, stimulée par la prime de la protection, ira se développant ; mais cette expropriation sans indemnité d’une portion de leur clientèle étrangère se traduira, quel qu’en soit le montant, par une diminution de profits pour les industriels qui en seront victimes. Elle ruinera un certain nombre d’entre eux et privera de travail et de salaires leurs ouvriers jusqu’à ce qu’ils aient réussi à trouver de l’emploi dans les autres branches de la production. Si l’on admet, — et cette estimation est au moins très approchante de la réalité, — que la création d’un million de produits fournit des revenus à un millier d’individus, entrepreneurs et ouvriers, une diminution de 20 millions dans l’exportation supprime les moyens d’existence de 20 mille familles, en appauvrissant d’autant la nation dont elles font partie.

En revanche, et c’est là ce qui explique la faveur dont jouit le régime de la protection et l’ardeur avec laquelle, dans les pays où la consommation est alimentée pour une part, plus ou moins considérable par la production étrangère, les agriculteurs et les industriels qui produisent les mêmes articles réclament des droits protecteurs. C’est que la protection leur procure immédiatement un surcroît de bénéfices, et leur permet même de réaliser dans les premiers temps de grosses fortunes 1. Si donc l’industrie étrangère a perdu, l’industrie nationale a gagné, si la première fournit moins de profits et de salaires à ses coopérateurs, entrepreneurs et ouvriers, la seconde en fournit davantage aux siens, et les industriels protégés ne manquent pas de se glorifier d’avoir enrichi la nation en s’enrichissant eux-mêmes.

A la vérité, les consommateurs, obligés de payer plus cher les articles protégés ne peuvent plus acheter la même quantité des autres, et il en résulte une diminution de la production des industries qui les fournissent, par conséquent moins de profits et de salaires. Mais à cela les protectionnistes répondent que l’exhaussement du prix n’est que temporaire, que les droits protecteurs, en attirant l’esprit d’entreprise et les capitaux dans l’industrie protégée y déterminent des progrès qui abaissent ses prix de revient, et que la concurrence intérieure ne tarde pas à faire descendre le prix du marché dans la proportion de rabaissement du prix de revient, que s’il subsiste une différence permanente de prix entre les produits de l’industrie protégée et ceux que les consommateurs pourraient se procurera l’étranger sous un régime de libre-échange, la privation qu’elle inflige aux consommateurs et le dommage que la diminution de leur pouvoir d’achat cause aux autres branches de la production sont amplement compensés, au point de vue de l’intérêt général de la nation, par l’acquisition ou le développement d’une branche d’industrie qui procure à la population un supplément d’emplois pour ses capitaux et son travail, et augmente d’autant la somme de ses moyens d’existence. En confisquant ainsi à l’industrie étrangère le débouché qu’elle s’était créé dans le pays pour le transférer à l’industrie indigène, on accroît visiblement la richesse et la puissance de la nation, tout en appauvrissant et en affaiblissant les nations étrangères, et c’est un double bénéfice.

Mais, quand on veut se rendre compte de la valeur d’un système économique ou autre, il ne faut pas se borner à en examiner les résultats partiels et immédiats, il faut en étudier les conséquences générales et futures. Si l’on se contente par exemple d’envisager les effets immédiats de la conduite d’un prodigue qui dissipe son capital en faisant la fête, on trouvera, sans aucun doute, qu’il augmente ses jouissances actuelles et fait aller le commerce de ceux et de celles qui les lui procurent, mais si l’on étend cet examen à l’avenir on reconnaîtra, d’une part, que si le prodigue a accru la somme de ses jouissances actuelles c’est aux dépens de son bien-être futur, et que la misère à laquelle il s’expose dans sa vieillesse fera pencher à son détriment la balance des plaisirs et des peines ; d’une autre part, que si le gaspillage de son capital a favorisé quelques branches d’industrie et de commerce, il a raréfié et renchéri les avances nécessaires à la production, au dommage de toutes.

On peut en dire autant du système protecteur. S’il procure un bénéfice partiel et immédiat, il cause un dommage général et permanent à tous les membres de la communauté civilisée, en leur double qualité de consommateurs et de coopérateurs de la production. Il suffit pour s’en convaincre, de jeter un simple coup d’œil sur les conséquences ultérieures de son application.

Les industries des nations qui ont successivement adopté le système protecteur se partagent en deux catégories bien distinctes : celles qui sont capables de défendre leur marché intérieur contre la concurrence étrangère et qui le prouvent en se créant une clientèle au dehors, dans les pays où aucun tarif ne les protège, et celles qui ne pourraient subsister sans la sauvegarde de la douane. Or qu’est-il arrivé à mesure que le système protecteur s’est généralisé ? C’est qu’il a encouragé partout les industries les plus faibles et découragé les plus fortes, celles qui répondent le mieux aux conditions naturelles du sol et du climat et aux aptitudes de la population, en les empêchant de se développer autant qu’elles auraient pu le faire sous un régime de libre-échange. En supposant qu’il réussit à atteindre pleinement son but, c’est-à-dire à fermer chaque pays aux industries concurrentes des industries indigènes, quel serait le résultat final ? Ce serait de réduire toutes les branches de la production à l’exploitation du marché national, et de restreindre ainsi le débouché des plus fortes pour étendre celui des plus faibles. D’où un double dommage pour le consommateur d’abord, consistant : 1° dans la différence du prix qu’il serait obligé de payer pour les produits des industries nationales les plus faibles, en comparaison de celui qu’il payerait pour ceux des industries les plus fortes de l’étranger ; 2° dans une autre différence, moins appréciable, mais certaine, du prix qu’il payerait aux industries nationales les plus fortes, et de celui qu’il leur fournirait, si le rétrécissement artificiel de leur débouché ne les empêchait point de recourir à une division plus économique du travail et à l’emploi d’un matériel plus puissant. D’où ensuite, pour les coopérateurs de la production, entrepreneurs et ouvriers, dans l’ensemble de la communauté civilisée, un autre dommage causé par l’abaissement général du pouvoir d’achat des consommateurs, conséquence naturelle de l’exhaussement artificiel des prix. L’abaissement du pouvoir d’acheter impliquant celui du pouvoir de produire, le résultat final du système protecteur généralisé serait un moindre développement de la production aussi bien que de la consommation.

A ces dommages inhérents au protectionnisme s’ajoutent encore ceux qui proviennent de l’instabilité des tarifs protecteurs. Chaque fois qu’une nation modifie son tarif soit par un relèvement ou par un abaissement des droits, — et ces modifications sont continuelles, — il en résulte une perturbation dans les débouchés, les uns se rétrécissant, les autres s’étendant, et une série de crises causées par le transfert d’une partie de ces débouchés d’un pays à un autre. De là un risque, toujours imminent, risque de ruine pour les entrepreneurs, de chômage pour les ouvriers, et la nécessité d’une assurance contre ce risque, sous la forme d’un exhaussement de la rétribution nécessaire du capital et du travail, qui augmente d’autant le prix des choses et diminue le pouvoir de les acheter.

Nous ne mentionnerons enfin que pour mémoire, malgré son influence délétère sur la moralité d’une nation, la coopération intéressée des politiciens à l’édification d’un système de protection. Les protectionnistes ont besoin du concours des politiciens pour obtenir le vote d’un tarif qui a pour objet et pour effet instantané d’augmenter leurs bénéfices. Les politiciens ont besoin du concours des protectionnistes pour acquérir ou renouveler leur mandat de fondés de pouvoirs de la nation, et jouir de tous les avantages matériels et moraux que ce mandat procure. De là un troc en nature auquel se joint dans les pays neufs tels que les États-Unis où les politiciens et les industriels ne se laissent point arrêter par les traditions surannées de la morale du vieux monde, une soulte en argent destinée à pourvoir aux frais d’élection des candidats acquis à la protection. Ce trafic des votes et des lois n’a pas, comme nous venons de le voir, la vertu de contribuer à l’accroissement de la richesse des nations et il est permis de douter qu’il élève le niveau de leur moralité.


II. L’Étatisme. — Si le protectionnisme se propose pour objet d’augmenter les bénéfices d’une catégorie plus ou moins nombreuse de producteurs par la confiscation de la clientèle de leurs concurrents étrangers, l’étatisme a de même pour objet d’augmenter les ressources de l’État et l’influence de ceux qui le gouvernent, par la main mise sur les branches de travail appartenant au domaine de l’industrie privée. Tantôt, l’État s’en empare dans un but purement fiscal pour élever à son profit le prix de leurs produits, — c’est, en France, le cas du monopole du tabac et des allumettes ; tantôt, au contraire, comme dans le cas de l’enseignement, il se propose d’abaisser le prix des services dont il s’empare dans le but de s’assujettir les intelligences et, dans ce cas, il travaille à perte. Sous l’influence des causes que nous avons analysées ailleurs 2, la capacité productive de l’État étant naturellement inférieure à celle de l’industrie privée, l’extension de l’étatisme détermine un renchérissement artificiel des produits ou des services, soit que les frais de production des industries d’État soient couverts directement par la surélévation du prix ou indirectement par l’impôt. C’est un renchérissement analogue à celui que cause le protectionnisme et qui engendre les mômes conséquences, abaissement du pouvoir d’acheter et de produire et appauvrissement général de la nation.


III. Le Socialisme. — De même que le protectionnisme se sert de la loi pour confisquer la clientèle de l’industrie étrangère au profit de l’industrie nationale et l’étatisme pour faire main basse sur les branches de l’industrie privée qui sont à la convenance de l’État, le socialisme qui n’est, à bien le considérer, qu’une extension de l’étatisme, se propose d’employer le même procédé pour saisir l’État de la totalité des moyens de production et en faire ainsi le producteur et le distributeur universel de la richesse. Mais tandis que le protectionnisme et l’étatisme sont en plein exercice, le socialisme n’en est encore qu’à sa période d’incubation et de propagande. Comme il ne peut atteindre son but qu’à la condition de s’emparer préalablement du pouvoir de faire la loi et, par conséquent, de déposséder les gouvernements établis, ceux-ci sont obligés de s’assurer contre ce risque, Dans certaines circonstances, lorsque l’invasion du socialisme semble particulièrement imminente, le taux de cette assurance s’élève soudainement à une hauteur extraordinaire. C’est le « spectre rouge », autrement dit la crainte plus ou moins fondée d’une révolution socialiste qui a suscité en France le coup d’État du 2 Décembre et la restauration de la dictature impériale. En tous temps, elle exige le maintien d’un coûteux appareil de défense contre l’invasion de la Barbarie intérieure, plus menaçante aujourd’hui que la Barbarie extérieure.

Le père de la principale secte du socialisme, Karl Marx, s’est évertué à démontrer que le travail crée une plus-value de moitié, qui lui est enlevée d’une manière subreptice par le capital. On pourrait démontrer, avec plus de vérité, que le travail subit une moins-value de moitié, du fait des charges que lui imposent le militarisme, le protectionnisme, l’étatisme et le socialisme.



Notes

1. Appendice. Note N. La genèse des milliards aux États-Unis.

2. Voir notre Cours d’économie politique, t. II, 12e leçon.


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