Grandeur et décadence de la guerre


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


II. Décadence de la guerre

Chapitre X. Position du problème de la paix — Comment ce problème peut être résolu


Progrès qui ont rendu possible la solution du problème de la paix. — Comment la constitution d’un organisme collectif de garantie de la sécurité des nations supprimerait la plus grande partie du risque de guerre. — Que le droit de la guerre d’où ce risque procède a d’abord été absolu. — Servitudes et obligations qu’il imposait aux neutres. — Qu’il a été successivement limité sous l’influence de l’intérêt des neutres et des belligérants eux-mêmes. — Qu’il n’en a pas moins eu des effets de plus en plus nuisibles aux neutres. — Que la guerre ayant cessé d’être utile,ceux-ci ont acquis le droit d’intervenir pour l’empêcher. — Aperçu historique du droit d’intervention. — Qu’il s’est exercé d’abord pour maintenir l’équilibre des puissances. — La Sainte-Alliance. — Le Concert européen. — Deux modes d’application du droit d’intervention. — La Ligue des neutres. — L’association générale des États civilisés. — Conséquence de ce progrès : diminution énorme des frais de garantie de la sécurité extérieure des nations. — Pourquoi on ne peut s’attendre à sa réalisation prochaine.


Si, comme nous avons essayé de le démontrer, la guerre a été l’agent nécessaire de la production de la sécurité, — sans laquelle l’espèce humaine n’eût pu s’élever à la civilisation, — si les progrès qu’elle a suscités à la fois dans l’art de la destruction et dans celui de la production ont assuré, d’une manière définitive, les peuples civilisés contre le risque d’une destruction ou d’un recul causé par des invasions de barbares, si elle a été remplacée dans son office de propulseur du progrès par une autre forme, plus efficace et moins onéreuse, de la concurrence, si elle est désormais incompatible avec les nouvelles conditions d’existence que le développement de l’industrie et l’internationalisation des échanges ont faites aux sociétés civilisées, si, après leur avoir été utile, elle leur est devenue nuisible, enfin s’il est en leur pouvoir, sinon de supprimer complètement cette nuisance dans l’état actuel du monde, du moins de la réduire au minimum en cessant de se faire la guerre entre elles, la solution du problème de la paix n’apparaît plus comme une pure utopie, elle devient la plus désirable des réalités.

Posé dans ces limites, le problème de la paix implique seulement la suppression de la portion du risque de guerre afférente aux rapports des États civilisés. Mais cette portion est, de beaucoup, la principale et celle qui nécessite les neuf dixièmes au moins de l’énorme appareil d’assurance qui absorbe une part croissante des revenus des peuples civilisés et alourdit continuellement le fardeau de leurs dettes.

Supposons, en effet, que les États grands et petits qui appartiennent à notre civilisation en Europe et dans le reste du monde n’aient plus à redouter d’autres attaques que celles des peuples qui échappent encore à leur domination, mais qui sont notoirement incapables de leur opposer une résistance sérieuse, supposons que la paix s’établisse sous la garantie d’une puissance collective, supérieure à toutes les puissances isolées, dans l’enceinte de cette immense communauté qui occupe déjà la plus grande partie du globe, il est évident que le risque extérieur contre lequel elle aura à se prémunir n’aura plus qu’une faible importance et qu’il suffira pour couvrir ce risque d’un appareil d’assurance réduit au minimum.

Il s’agit donc de savoir d’abord s’il est possible d’instituer un organisme collectif qui garantisse d’une manière sûre et permanente la paix entre les nations civilisées, ensuite en quoi devrait consister cet organe d’assurance de la paix.

Nous allons voir que cette solution du problème de la paix, si éloignée qu’elle nous paraisse encore, a été préparée de longue main par les progrès qui ont successivement limité le droit de la guerre.

Fondé sur l’intérêt des sociétés guerrières, lequel s’est accordé avec l’intérêt général de l’espèce aussi longtemps que la guerre a été l’agent nécessaire de l’établissement de la sécurité, le droit de la guerre a commencé par être absolu et illimité. A l’origine et pendant une longue durée de siècles, les coutumes, dont l’ensemble constitue le droit des gens, ont mis les vaincus complètement à la merci des vainqueurs, et jusqu’à nos jours elles ont imposé aux neutres à l’égard des belligérants des obligations qui dépassent beaucoup en nombre et en importance les obligations des belligérants à l’égard des neutres. Cela tenait à ce que la guerre était l’industrie des sociétés les plus fortes et leur fournissait leurs moyens d’existence, soit par la destruction et le pillage ou l’asservissement et l’exploitation des plus faibles. Toute restriction au droit que la guerre conférait sur la vie et la propriété des vaincus, tout empêchement au plein exercice de ce droit de la part des tiers, toute intervention de ceux-ci en faveur de l’un ou l’autre des belligérants était reprouvée comme pourraient l’être aujourd’hui les atteintes à la liberté de l’industrie et à l’exercice loyal de la concurrence. Car les sociétés qui vivaient de la guerre étaient intéressées, d’une part, à recueillir tous les profits qu’il était dans sa nature de procurer, d’une autre part, à empêcher que la balance des forces et les chances de l’emporter dans la lutte ne fussent pas troublées par l’intervention ou les secours d’un tiers, — ce qui aurait dérangé toutes les prévisions et faussé tous les calculs qui les déterminaient à s’engager dans une entreprise de pillage ou de conquête. Or il ne faut pas oublier que les tiers, spectateurs d’une guerre, se transformaient fréquemment en acteurs. On découvre ainsi la raison d’être des sacrifices humains offerts aux Divinités des premiers âges, des servitudes et des obligations imposées aux neutres et acceptées par eux sans résistance : interdiction de fournir aux belligérants du personnel et du matériel de guerre, en comprenant même dans le matériel les approvisionnements de subsistances, servitudes restrictives du commerce des neutres, telles que le blocus des ports et des côtes, défense de faire transporter leurs marchandises par un navire ennemi ou de laisser transporter sur leurs navires les marchandises ennemies, etc., etc., le tout sous peine de confiscation ou d’indemnités proportionnées au dommage causé. Ces servitudes et ces obligations étaient, au surplus, fort peu onéreuses à l’époque où le commerce ne franchissait que rarement les frontières de chaque pays, et où les intérêts qui les commandaient dépassaient singulièrement en importance et en influence ceux qui les subissaient et auxquels elles portaient dommage.

C’est l’intérêt des belligérants eux-mêmes et plus tard celui des neutres, qui ont déterminé la limitation successive du droit de la guerre, en attendant que l’intérêt de la communauté civilisée en commande la suppression.

Au lieu de massacrer leurs prisonniers et de les offrir en holocauste à leurs divinités, les belligérants ont fini par trouver plus d’avantage à les restituer moyennant rançon ou à les échanger, en tenant compte de la différence de valeur, signalée par le rang ou le grade des captifs. C’est, de même, leur intérêt qui les a portés à respecter la vie et la propriété des populations inoffensives et à épargner les villes ouvertes, l’expérience leur ayant appris que leurs approvisionnements étaient mieux assurés et leurs opérations moins entravées, lorsqu’ils s’abstenaient d’user dans toute sa brutalité du droit de la guerre à l’égard des habitants désarmés d’un pays envahi. Cependant, il faut remarquer que chaque fois que les belligérants trouvent plus d’avantage à massacrer leurs prisonniers, à détruire les propriétés privées ou à les livrer au pillage, ils ne s’en font point faute. Telle est, même de nos jours, la manière d’agir accoutumée des peuples qui se qualifient de civilisés dans leurs luttes avec ceux auxquels ils prétendent apporter les bienfaits de la civilisation.

Les servitudes et les obligations imposées aux neutres en vertu du droit de la guerre ont été de même allégées à mesure que le développement du commerce international les leur a rendues plus dommageables. Les nations qui s’en trouvaient particulièrement atteintes se sont liguées à diverses reprises pour en exiger la réforme, et elles l’ont obtenue sur plusieurs points : les belligérants ont renoncé au droit de saisir les marchandises neutres à bord d’un navire ennemi et les marchandises ennemies à bord d’un navire neutre ; le blocus des ports et des côtes n’a été reconnu qu’à la condition d’être effectif, et l’on a limité, dans quelque mesure, le nombre des articles déclarés contrebande de guerre 1. Au surplus, l’internationalisation du crédit, qui a suivi celle du commerce, a rendu, en grande partie, caduques ou illusoires les défenses faites aux neutres de fournir des secours aux belligérants ; si l’on peut leur défendre de vendre aux États en guerre des fusils, des canons et des explosifs, il est devenu pratiquement impossible de leur interdire toute participation aux emprunts qui fournissent les capitaux avec lesquels se produisent ou s’achètent les fusils, les canons et les explosifs 2.

Malgré ces réformes limitatives du droit de la guerre, l’exercice de ce droit est devenu de plus en plus nuisible pour les neutres. Nous avons signalé déjà les dommages que la guerre de la sécession américaine a infligés aux populations auxquelles l’industrie cotonnière fournit leurs moyens d’existence et la crise générale qu’a fait éclater la guerre franco-allemande. Qu’une guerre mette aux prises les puissances qui font partie de la Double et de la Triple-Alliance, les neutres en subiront dans le monde entier le contre-coup et les dommages. C’est par milliards que se compteront les pertes causées par l’interruption de leur commerce et la baisse de leurs valeurs, et par millions les entrepreneurs, les employés et les ouvriers que la crise de guerre privera de leurs moyens d’existence.

Or si la guerre a cessé d’être utile à la communauté civilisée depuis que les progrès combinés des arts de la destruction et de la production l’ont mise à l’abri des invasions des barbares, si les dommages croissants qu’elle cause aux neutres ne peuvent plus être justifiés par aucune raison d’utilité générale ou de force majeure, — car toute guerre entre peuples civilisés dépend de leur volonté intelligente et peut, en conséquence, être évitée, — les neutres ont le droit soit de réclamer une indemnité pour ces dommages, soit d’intervenir et de se liguer pour empêcher la guerre qui en est la source.

Ce droit d’intervention et de coalition n’a pas été exercé seulement par les neutres pour obtenir la réforme des servitudes imposées à leur commerce, il l’a été et n’a pas cessé de l’être par les puissances assez fortes pour s’en prévaloir, qui ont jugé que la guerre et ses résultats étaient en opposition avec leurs intérêts. Il a été invoqué, à l’origine, pour empêcher un État d’acquérir une supériorité de forces, menaçante pour la sécurité et l’indépendance des autres ; il a été mis en œuvre contre la domination envahissante de la Maison d’Autriche et plus tard contre celle de l’empire Napoléonien ; il a servi de base à la Sainte-Alliance et à la constitution, d’ailleurs intermittente et précaire, du Concert européen. Les puissances qui ont usé et qui continuent d’user du droit d’intervention ne se préoccupaient point, à la vérité, de savoir si l’intérêt particulier auquel elles obéissaient était ou non conforme à l’intérêt général de la communauté civilisée. Les interventions et les coalitions, destinées à défendre l’équilibre européen contre un agrandissement excessif qui menaçait de le rompre, étaient provoquées uniquement par l’intérêt des coalisés. La Sainte-Alliance, inspirée d’abord par un sentiment religieux et humanitaire, n’a pas tardé à se transformer en une assurance mutuelle contre le risque des révolutions. Le Concert européen, qui comprend actuellement les grandes puissances à l’exclusion des petites, intervient moins pour empêcher la guerre que pour reviser celles des conditions de la paix qui lui paraissent de nature à accroître d’une manière dangereuse pour les autres États la puissance du vainqueur, comme dans le cas de la revision du traité de San-Stefano ou du règlement des conditions de la paix entre la Turquie et la Grèce. Mais, quels que soient les mobiles auxquels obéissent ceux qui l’exercent, le droit d’intervention se fonde, en dernière analyse, sur l’intérêt commun des nations, et l’on conçoit qu’il puisse s’étendre et finir par se superposer entièrement au droit de la guerre, lorsqu’il sera devenu évident que la guerre entre les peuples civilisés est désormais contraire à l’intérêt général et permanent de la civilisation.

Ce progrès peut s’accomplir de deux manières, soit par l’association et l’intervention des nations les plus intéressées à la conservation de la paix, et la constitution, en Europe d’abord, d’une ligue des neutres qui joindrait ses forces à celles de la Double ou de la Triple-Alliance dans le cas où l’une ou l’autre de ces puissances associées prendrait l’initiative d’une rupture de la paix, et qui rendrait, par là même, la guerre impossible 3 ; soit par un accord et une association de toutes les puissances, qui prendraient l’engagement de remettre la solution de leurs différends à un tribunal, dont les verdicts seraient sanctionnés par une force collective supérieure à celle de l’État ou des États contre lesquels le verdict aurait été prononcé, et les contraindrait au besoin à s’y soumettre. Mais dans l’un et l’autre cas, — et selon toute apparence la constitution d’une association permanente de la paix serait déterminée par l’intervention d’une Ligue des neutres, — dans l’un et l’autre cas, disons-nous, les énormes armements que nécessite le risque d’une guerre entre les États civilisés pourraient être réduits aux proportions de l’appareil de défense destiné à garantir la sécurité extérieure de la communauté civilisée, ce qui impliquerait une diminution des neuf dixièmes et davantage de l’ensemble des budgets de la guerre 4.

Tel est le progrès qu’imposera l’incompatibilité de plus en plus manifeste qui existe entre l’état de guerre et les nouvelles conditions d’existence des sociétés civilisées. Mais est-ce à dire que ce progrès doive s’accomplir aussi prochainement que le souhaitent les amis de la paix ? Si l’on examine et si l’on compare la puissance de la classe immédiatement intéressée au maintien de l’état de guerre et au coûteux appareil qu’il nécessite, à celle des classes bien autrement nombreuses mais politiquement moins influentes qui sont intéressées à la conservation de la paix et au désarmement, on demeure malheureusement convaincu que ce sera seulement à la suite des effroyables désastres d’une nouvelle et grande guerre que les intérêts pacifiques pourront prendre le dessus et exiger des gouvernements la création d’un organisme de la paix.



Notes

1. Appendice. Note O. Les lois de la guerre. Une lettre de M. de Moltke et la réponse de M. Bluntschli.

2. Voir : Les progrès réalisés dans les coutumes de la guerre. Journal des Économistes, août et septembre 1854. Reproduit dans les Questions d’économie politique et de droit public, t. 11, p. 277.

3. Appendice. Note P. La ligue des neutres.

4. Si l’on examine la valeur des services que les gouvernements rendent aux nations et si on la compare au prix dont elles les paient, sous forme d’impôts directs et indirects fournis tant au gouvernement lui-même qu’aux catégories privilégiées dont il protège les intérêts aux dépens des autres, on sera frappé de l’écart énorme qui existe entre cette valeur et ce prix. L’article principal qu’une nation demande à son gouvernement, c’est la sécurité. Or cet article, assurément de première nécessité, — car, lorsqu’il fait défaut, chacun n’étant plus assuré de jouir des fruits de son travail et de sa peine, cesse de travailler ou ne travaille plus que le moins possible, — cet article, disons-nous, pourrait être produit, dans l’ensemble des pays civilisés, à un prix singulièrement réduit, tandis qu’il va, au contraire, renchérissant tons les jours.

La sécurité des États civilisés est exposée à deux risques, dont l’un peut être supprimé, c’est celui qui résulte du maintien de l’état de guerre entre eux, tandis que l’autre, celui qui résulte du danger des agressions des peuples demeurés en dehors du domaine de la civilisation subsistera aussi longtemps que ce danger. Mais il faut remarquer que l’un et l’autre se sont successivement affaiblis. La guerre entre les peuples civilisés n’entraîne plus aujourd’hui le massacre, le pillage et l’asservissement des vaincus, mais seulement une occupation temporaire, pendant laquelle la vie et la propriété de la population civile sont généralement respectées, ou bien encore, au pis aller, une annexion, qui n’implique qu’un simple changement — lequel n’est même pas toujours une aggravation — du régime politique et fiscal, sous lequel elle vit. A la vérité, les gouvernements modernes, à la différence de leurs prédécesseurs, s’ingénient à rendre ce changement de moins en moins supportable, en imposant leur législation et même leur langue aux pays annexés, mais les conséquences de la conquête ne s’en sont pas moins adoucies avec les progrès de la civilisation. Quant au risque des agressions ou des invasions des peuples barbares, il s’est progressivement abaissé et il est devenu presque une quantité négligeable depuis que les progrès de l’art de la destruction et des industries productives qui lui fournissent les ressources nécessaires, ont assuré la prépondérance des peuples civilisés. Si donc le risque de guerre venait à être supprimé dans leur domaine, — et c’est là un progrès qu’il dépend d’eux de réaliser, — la garantie de la sécurité de la civilisation n’exigerait certainement pas une dépense annuelle de plus d’une centaine de millions.


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