Grandeur et décadence de la guerre


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


II. Décadence de la guerre

Chapitre XI. Conséquences de la suppression du risque de guerre au sein de la communauté civilisée. Conclusion


Autres progrès résultant de la suppression du risque de guerre entre les peuples civilisés. — Limitation du droit souverain des gouvernements sur la vie et la propriété de leurs sujets. — Réforme devenue possible du système des impôts. — Rattachement des contributions à leur objet. — Suppression du régime de la sujétion. — Raison d’être historique de ce régime. — Pourquoi il a continué de subsister. — Conséquences de la levée des servitudes politiques qu’il impose. — Progrès moral résultant de la disparition des nécessités sur lesquelles se fondaient la raison d’État et ses pratiques. — Obstacles à la solution du problème de la paix. — Opposition de l’intérêt particulier et immédiat des classes gouvernantes avec l’intérêt général et permanent dos nations. — Analogie de leur situation avec celle des ouvriers en présence de l’invention d’une machine nouvelle. — Comment leur opposition peut être et sera finalement vaincue. — Les deux périodes d’existence de la guerre. — Sa grandeur et sa décadence.


C’est une observation qui a été faite souvent, que tout progrès réalisé dans une branche quelconque de l’activité humaine en engendre d’autres, en fournissant soit à une science, soit à une industrie, des notions, des agents ou des matériaux indispensables à son développement ultérieur. Le jour où les nations civilisées substitueront au coûteux appareil de la garantie isolée de leur sécurité extérieure, un appareil économique de garantie collective, d’autres progrès, que l’on considère actuellement comme chimériques, pourront être réalisés dans leurs institutions politiques et dans leur régime fiscal.

Il deviendra possible, en premier lieu, de limiter le droit souverain que les gouvernements n’ont pas cessé de posséder sur la vie et la propriété de leurs sujets. Ce droit se fonde sur le risque dont la guerre menace l’existence des nations. Aussi longtemps que ce risque demeure flagrant et illimité, il est nécessaire que les gouvernements possèdent le droit illimité aussi d’imposer à leurs sujets toutes les charges et tous les sacrifices, y compris celui de la vie, qu’exige le salut commun. Mais du moment où le système de la garantie collective de la sécurité de la communauté civilisée viendra remplacer le système de la garantie isolée des États, où le risque de guerre ne consistera plus que dans l’éventualité des agressions des peuples demeurés en dehors du domaine de la civilisation, l’assurance de ce risque n’exigera plus qu’une prime non seulement réduite, mais à peu près fixe et réductible à mesure que s’étendra la domination des peuples civilisés. Dans ce nouvel état des choses, le droit illimité des gouvernements sur la vie et la propriété de leurs sujets cessera d’avoir sa raison d’être. La garantie de la sécurité extérieure qui peut exiger aujourd’hui des sacrifices pour ainsi dire sans limites dans le cas d’une guerre entre peuples civilisés, ne demandant plus qu’une somme limitée, l’exercice du droit de taxer pourra être abaissé à cette limite. Alors, au système d’impôts sans rapport avec les services rendus, et dont ceux qui les établissent comme ceux qui les paient ignorent l’incidence, véritable masse noire où les gouvernements puisent jusqu’à l’extinction des facultés des imposés, on pourra substituer un système de contributions rattachées à chaque service, à commencer par le service de la sécurité extérieure, désormais susceptible d’évaluation et ne comportant plus que des réductions au lieu d’augmentations de dépenses. Si l’on songe que ce service absorbe actuellement la plus grosse part des revenus publics de la plupart des nations civilisées pour l’entretien de leur appareil défensif et offensif, l’intérêt et l’amortissement des dettes causées par la guerre, on aura une idée de l’énorme économie qu’il leur sera possible de réaliser de ce chef. En outre, le rattachement des contributions à leur objet permettra aux contribuables de juger si la prime qu’ils paient pour la garantie de leur sécurité et pour les autres services collectifs que leur rend le gouvernement est proportionnée ou non à la valeur de ces services, comme il arrive pour les articles de leur consommation individuelle. Ce sera, selon toute apparence, la fin de l’étatisme et du protectionnisme.

En second lieu, un autre progrès, plus considérable encore, deviendra possible : nous voulons parler de la suppression du vieux régime de la sujétion, toujours subsistant même chez les peuples qui se croient le plus libres. Ce régime d’appropriation politique était en effet, et n’a pas cessé d’être, dans les républiques aussi bien que dans les monarchies, une nécessité inhérente à l’état de guerre. Il remonte, comme nous l’avons vu, à l’époque où les progrès qui ont donné naissance à l’agriculture et aux premiers métiers ont rendu l’exploitation régulière et permanente des populations incapables de se protéger elles-mêmes, plus avantageuse que le pillage. Les variétés les plus fortes de la race humaine s’assujettirent les plus faibles ; elles fondèrent des établissements ou des États, et vécurent du produit net du travail de la population appropriée, qu’ils percevaient sous forme de corvées et de redevances en nature ou en argent. Cette propriété que les plus forts avaient conquise et qui leur fournissait leurs moyens de subsistance, ils étaient intéressés au plus haut point à la défendre et à l’augmenter. Ils se trouvèrent ainsi en concurrence, et nous avons vu aussi que cette concurrence a déterminé, entre autres progrès, l’émancipation des classes assujetties. Celles-ci les ont dépossédées à leur tour, au moins dans les pays où leur puissance s’était particulièrement accrue, grâce au développement de leur industrie. Après avoir été la propriété d’une caste ou d’une maison, l’État est devenu la propriété de la nation, avec tous les droits de souveraineté qui y étaient afférents, y compris le droit de la guerre. Mais faute de pouvoir gouverner elle-même son État, la nation a constitué ou accepté un gouvernement, chargé de pourvoir à sa sécurité et de lui rendre divers autres services. Le droit de la guerre continuant de subsister sous ce nouveau régime et de demeurer illimité, les gouvernements ont dû s’assurer contre le risque de guerre demeuré illimité aussi. D’où la nécessité de conserver et d’accroître autant que possible leur puissance offensive et défensive, et par conséquent de concentrer leurs forces et d’empêcher toute séparation, toute scission d’une portion quelconque des populations qui les fournissent. C’était là une servitude imposée à chacune des parties constitutives de la nation dans l’intérêt de la généralité. Mais supposons que le droit de la guerre et avec lui le risque de guerre viennent à être limités, que la sécurité de la communauté civilisée soit garantie par une puissance collective, supérieure à n’importe quelle puissance isolée, aussitôt la situation change : la sécurité des nations les plus faibles se trouve assurée à l’égal de celle des nations les plus fortes ; en conséquence, aucun gouvernement ne peut plus invoquer la nécessité du salut commun pour interdire à l’une ou l’autre des parties de se séparer du tout en vue de constituer une nation autonome ou se réunir à quelque autre. On peut concevoir encore que sous ce régime de libre association politique, les nations adoptent un mode d’organisation de leurs services collectifs analogue à celui des industries qui pourvoient à la consommation individuelle de leurs membres, et que la concurrence agisse de même pour en améliorer la qualité et en abaisser le prix.

Enfin, si la sécurité des États civilisés, petits ou grands, était également garantie par une puissance collective, s’ils n’avaient plus à se prémunir entre eux contre le risque de guerre, ils pourraient renoncer aux pratiques véreuses, telles que la corruption et l’espionnage auxquelles ils ont recours, soit pour assurer leur défense, soit pour préparer une agression. De même, si la sécurité extérieure était assurée et si le régime de l’association libre venait à remplacer celui de l’association imposée et de la sujétion, la police politique perdrait sa raison d’être et la morale de l’État cesserait d’être en opposition flagrante avec celle dont il est chargé d’imposer l’observation.

Cependant, on ne peut s’attendre à. ce que la classe intéressée d’une manière immédiate, sinon permanente, à la conservation et à la perpétuité de l’état de guerre, consente à accepter de plein gré des progrès qui portent atteinte à ses moyens d’existence. A cet égard, sa situation et ses dispositions ne diffèrent pas de celles des ouvriers auxquels l’introduction d’une machine nouvelle cause un dommage actuel, bien qu’elle doive finalement contribuer à améliorer leur sort. Si les ouvriers fileurs ou tisserands avaient eu le pouvoir d’empêcher la mise en œuvre des métiers mécaniques, nous en serions encore au rouet et aux métiers à la main. Si les propriétaires de diligences et les aubergistes avaient été les maîtres d’opposer leur veto aux progrès de la locomotion, nous attendrions encore les chemins de fer. Or, la classe gouvernante des États possède le pouvoir qui faisait défaut aux ouvriers fileurs et tisserands, aux propriétaires de diligences et aux aubergistes. Elle peut, à son gré, enrayer des progrès qu’elle jugerait contraires à son intérêt et on ne doit pas se bercer de l’espoir qu’elle consente volontairement à faire prévaloir, sur cet intérêt particulier et immédiat, l’intérêt général et permanent de la nation, bien que le sien y soit compris. Si donc les multitudes qui supportent le poids écrasant de la vieille machinerie de l’état de guerre veulent en obtenir la réforme, il faut d’abord qu’elles aient conscience des maux et des charges qu’elle leur inflige et qu’elles sachent les rattacher à leur véritable cause, ensuite qu’elles acquièrent une puissance d’opinion capable de surmonter toutes les résistances. C’est pourquoi cette réforme sera peut-être attendue longtemps encore, mais elle n’en est pas moins inévitable, car la paix est la condition nécessaire d’existence des sociétés présentes et futures comme la guerre était celle des sociétés du passé.

Aussi longtemps que la guerre a été l’agent indispensable de la production de la sécurité et le véhicule du progrès, elle a été considérée, à bon droit, comme la manifestation la plus haute et la plus noble de l’activité humaine : les hommes de guerre ont été l’objet de l’admiration enthousiaste des peuples et, dans la lointaine antiquité, ils étaient rangés parmi les Dieux. La guerre était alors dans sa période de grandeur. Mais depuis que sa tâche de destruction des obstacles à l’établissement de la sécurité est achevée et qu’elle a été remplacée, comme véhicule du progrès, par une autre forme à la fois plus efficace et moins onéreuse de la concurrence ; depuis, en un mot, qu’elle a cessé d’être « utile », elle a perdu son prestige, et tous les efforts que l’on a pu faire pour le lui rendre ont échoué. Après avoir eu sa période de grandeur, elle est entrée dans sa période de décadence et elle est destinée à disparaître pour faire place à la paix qu’elle a rendue possible.


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