Grandeur et décadence de la guerre


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


III. Appendice

Note P.

P. 196. — La ligue des neutres.


Il y a plus de quarante ans que l’auteur de ce livre a lancé dans la circulation l’idée de la constitution d’une Ligue des neutres, ayant pour objet d’assurer la paix. Cette idée, il l’a formulée et successivement développée dans une série d’articles publiés par l’Économiste belge, et de lettres adressées au Times, au Pensiero, etc., reproduites et commentées par un grand nombre de journaux. Toutefois, il doit convenir qu’aucun mouvement d’opinion ne s’est prononcé encore dans ce sens, et que les « sociétés des amis de la paix » se sont bornées jusqu’à présent à réclamer l’intervention de la force morale de l’opinion et le recours à l’arbitrage pour empêcher la guerre. L’auteur, tout en rendant hommage à leur généreuse propagande, se sépare d’eux sur ce point. Il ne croit pas que la force morale suffise pour établir la paix entre les États, pas plus qu’elle ne suffit pour la faire régner entre les individus; il est d’avis, en un mot, que la justice, pour être obéie, a besoin d’être appuyée sur la force.

Voici quelques-unes de ses publications relatives à la « Ligue des neutres » :


I. Du rôle politique des États secondaires

(Économiste belge du 5 avril 1853.)

Il y a un fait qui frappe tous les yeux, c’est qu’à mesure que les relations internationales se développent, l’influence perturbatrice de la guerre s’étend davantage. Lorsque chaque nation vivait confinée dans l’isolement, lorsque le commerce extérieur n’avait qu’une faible importance, deux peuples pouvaient se quereller et se faire la guerre sans qu’il en résultât un dommage appréciable pour les autres nations spectatrices de la lutte. Sans doute, elles pouvaient craindre que l’assujettissement du plus faible portât atteinte plus tard à leur propre sécurité, et elles avaient, en conséquence, intérêt à se prémunir contre ce risque. Mais il ne s’agissait là que d’un risque ou d’un dommage purement éventuel. Au Moyen-Age par exemple, la guerre pouvait désoler pendant de longues années la France et l’Angleterre, sans que les autres nations de l’Europe s’en ressentissent beaucoup plus qu’elles ne se ressentent actuellement d’une querelle entre deux potentats nègres du Sénégal ou de la Guinée. Il n’en est, plus de même aujourd’hui. Quand une guerre vient à éclater entre deux membres appartenant à la grande communauté des peuples civilisés, cette guerre inflige aussitôt un dommage inévitable à la communauté tout entière. C’est ainsi que la guerre d’Orient a déprimé dans toute l’Europe le cours des fonds publics et des valeurs industrielles, ralenti la production agricole, industrielle et commerciale, porté une mortelle atteinte à l’esprit d’entreprise, diminué, pour tout dire, la masse des revenus particuliers tout en contribuant à augmenter les dépenses publiques. Ce dommage ne saurait être apprécié aisément, mais il n’en est pas moins réel, et si nous devions en mesurer l’étendue aux souffrances dont nous sommes témoins, nous n’hésiterions pas à l’élever à plusieurs milliards pour l’ensemble des nations qui se sont abstenues de participer à la lutte.

Que résulte-t-il de là ? C’est que non seulement toutes les nations sont de plus eu plus intéressées à empêcher la guerre, mais encore, et comme conséquence, que leur droit d’intervenir dans les querelles d’autrui acquiert chaque jour plus de force et d’étendue ; c’est que le droit d’intervention des nations spectatrices d’une querelle ou d’une lutte internationale, devient de moins en moins contestable ; c’est, enfin, pour nous servir d’une comparaison empruntée au monde industriel, que la guerre acquiert chaque jour davantage, pour la grande communauté des nations civilisées, les caractères d’une « industrie dangereuse ou insalubre. »

Ce droit d’intervenir pour empêcher ou terminer un conflit qui porte atteinte aux intérêts des neutres aussi bien qu’à ceux des puissances belligérantes, ce droit n’est, au reste, aucunement nié. Il y a plus : depuis 1815, les principales puissances de l’Europe, ou, pour nous servir de l’expression consacrée, les grandes puissances, la France, l’Angleterre, l’Autriche, la Prusse et la Russie, se sont attribué à cet égard une véritable dictature. Qu’un conflit survienne entre deux nations, aussitôt les grandes puissances interviennent, d’abord par leurs bons offices, ensuite à main armée, si les bons offices ne suffisent point, et elles rétablissent la paix d’autorité.

... Ce système qui attribue une véritable dictature politique aux grandes puissances dans l’intérêt commun des nations civilisées peut être assez efficace pour mettre fin aux querelles des États secondaires, mais il l’est beaucoup moins lorsqu’une des grandes puissances se trouve en cause. Supposons, maintenant, que les États secondaires qui ont abandonné jusqu’à présent aux grandes puissances la direction exclusive de la politique générale de l’Europe ; supposons que les États secondaires qui jouent dans la grande communauté d’intérêts des peuples civilisés le rôle des petits actionnaires que l’on exclut de toute participation au gouvernement de certaines compagnies industrielles, en arguant de l’insuffisance de leur apport, supposons, dis-je, que les États secondaires cessent d’être exclus de la direction supérieure de cette grande communauté, et voyons ce qui en résultera.

La population de l’Europe est d’environ 230 millions d’habitants. Sur ce total, 170 millions appartiennent aux cinq grandes puissances, qui se sont attribué la direction politique de l’Europe. Restent pour les autres États, 80 millions d’hommes, constituant une masse de forces égale à celle de deux ou trois grandes puissances et dont cependant il n’est tenu aucun compte. Eh ! bien, supposons que chaque fois que la paix de l’Europe est menacée ou troublée, les États entre lesquels cette masse de forces se trouve éparpillée ; supposons que ces États s’entendent, se confédèrent, pour agir conformément à l’intérêt commun, supposons que le nombre des puissances dirigeantes de la politique européenne, qui est aujourd’hui de cinq seulement, se trouve ainsi porté à sept ou huit, la sécurité générale ne s’en trouvera-t-elle pas sensiblement consolidée ? Si au lieu d’avoir affaire à quatre puissances, sur lesquelles deux lui paraissaient favorables, et deux autres étaient divisées, l’empereur de Russie avait pu craindre l’hostilité de deux puissances de plus, intéressées immédiatement à empêcher tout empiétement abusif d’une grande puissance sur le domaine d’un voisin plus faible, n’aurait-il pas compris que ses desseins sur la Turquie ne pouvaient aboutir ? N’aurait-il pas renoncé à ouvrir à son profit la succession de l’empire ottoman, et les maux de la guerre actuelle (la guerre d’Orient 1854-56) n’eussent-ils pas été épargnés au monde ?

Ce n’est donc pas en faisant prévaloir partout et toujours le principe de la non intervention, comme le veulent les amis peu éclairés de la paix, que l’on peut assurer davantage la paix du monde ; c’est, au contraire, en étendant, en généralisant l’usage du droit d’intervention ; c’est en affranchissant les États secondaires, ces petits actionnaires de la communauté politique de l’Europe, de la tutelle des grandes puissances, c’est en leur attribuant la part proportionnelle d’influence qui leur est due dans la direction supérieure des intérêts de la communauté. Sans doute, en fortifiant et en complétant ainsi l’appareil préservatif de la guerre, on ne réalisera point d’emblée le rêve de l’abbé de Saint-Pierre ; mais on rendra certainement la paix plus durable si on ne la rend point perpétuelle. Quelle guerre de conquête, par exemple, serait encore possible, si la puissance envahissante avait à compter avec une coalition de six grandes puissances, dont deux constituées par la confédération politique des États secondaires, auraient un intérêt immédiat à s’opposer à tout empiétement des forts sur le domaine des faibles ? Cela étant, la politique de conquête ne deviendrait-elle pas visiblement une politique mauvaise et surannée, une politique qui ne couvrirait plus ses frais ? Ne finirait-on pas par y renoncer, en économisant une partie de l’appareil militaire, qui est l’outillage nécessaire de cette politique ? Les grandes puissances désarmeraient donc ou, du moins, elles réduiraient sensiblement leurs armements, et les petites pourraient les imiter sans avoir rien à craindre pour leur sécurité.

Tel serait, croyons-nous, le résultat inévitable de l’intervention active des petits actionnaires de la communauté européenne dans les questions qui intéressent l’ensemble de cette vaste communauté politique.


II. Le droit de la paix

(Économiste belge du 12 novembre 1859.)

... Quoi qu’on fasse, de quelque respect que l’on entoure le territoire et la propriété des neutres, on ne peut plus, par suite des changements survenus dans les apports internationaux, par suite de l’établissement d’une communauté croissante d’intérêts, faire la guerre sans porter une atteinte sérieuse et profonde aux intérêts de la généralité des peuples civilisés. Quoi qu’on fasse pour réduire la guerre aux proportions d’un fait local, elle devient, en vertu des nouveaux rapports que la multiplication des capitaux et l’entrelacement des intérêts commerciaux ont établis, un fait général. Autrement dit, la guerre qui n’affectait sensiblement autrefois que les intérêts des parties belligérantes, est devenue, au siècle où nous sommes, une nuisance universelle.

Qu’en résulte-t-il ? C’est que le droit de la guerre qui était jadis absolu et illimité de nation à nation, se trouve aujourd’hui en présence d’un autre droit, d’un droit nouveau issu de la communauté croissante des intérêts internationaux et qu’on pourrait nommer le droit de la paix.

Servons-nous d’une simple comparaison pour montrer le changement survenu dans les rapports des nations et, par conséquent, dans l’existence du droit de la guerre. Supposons que deux hommes aient une querelle et que, faute du bon sens et de la moralité nécessaires pour la vider à l’amiable par devant arbitres, ils aient recours à la force. Ils s’en vont dans un pré, loin de toute habitation et ils dégainent. Nul n’a rien à y voir. Nul n’a le droit positif de s’interposer pour les empêcher de s’entretuer à leur aise, puisque tel est leur bon plaisir. Ils sont les maîtres de leur vie, — laquelle n’a pas d’ailleurs, selon toute apparence, une valeur bien haute, — ils peuvent la risquer et la perdre, sans que les autres hommes aient à s’en émouvoir beaucoup. Mais supposons qu’au lieu d’user de « leur droit de la guerre » dans un carrefour désert, où ils ne peuvent faire de mal qu’à eux-mêmes, nos deux écervelés ou nos deux sacripants, comme on voudra, s’avisent d’en user au beau milieu de la rue et qu’ils compliquent l’affaire en se servant d’armes à feu au lieu d’armes blanches, quelle sera la situation et qu’arrivera-t-il ? Leur « droit de la guerre » sera-t-il encore, comme dans le cas précédent, entier et incontestable ? Les passants dont ils compromettent la sécurité, les boutiquiers dont ils effraient la clientèle, les propriétaires dont ils feraient baisser les loyers s’il leur plaisait de continuer longtemps ce jeu dans un lieu habité, n’auront-ils pas le droit de leur courir sus et d’exiger au besoin des dommages-intérêts s’ils ont estropié quelque bourgeois ou brisé quelque vitrine ? En vain objecteront-ils le droit naturel et imprescriptible qu’ils possèdent, de s’entretuer à coups de revolver ou autrement, on leur répondra avec raison qu’ils ne peuvent exercer leur droit qu’à la condition de ne porter aucune atteinte au droit d’autrui, qu’ils peuvent s’entrecasser la tête et les membres, mais qu’ils n’ont aucun droit sur la tête et les membres, non plus que sur les vitrines des gens de la rue. Que s’ils persistent on mettra la police à leurs trousses, et s’il n’y a pas de police, bourgeois et passants, après s’être mis d’abord prudemment à l’écart, s’entendront à la longue pour en finir avec ces perturbateurs publics, qui rendent la rue dangereuse et arrêtent le commerce. D’où il résulte nécessairement que tout individu, particulier ou souverain qui, pour une cause quelconque, légitime ou non, rompt la paix publique, agit par là même en ennemi vis-à-vis de la communauté paisible dont il trouble le repos, dont il compromet l’existence et les intérêts. En vain fera-t-il valoir la bonté de sa cause, la pureté de ses intentions et la grandeur de son « idée », tout cela ne l’autorise pas à tirer des coups du pistolet dans la rue et à endommager les vitrines des bourgeois. A quoi nous ajouterons que ceux-là dont il compromet la sécurité, ont, à leur tour, le droit naturel et imprescriptible de se jeter sur ce perturbateur public, si vertueuses que soient ses intentions, si sacré que soit son « but », et de le mettre hors d’état de nuire, absolument comme s’il s’agissait du premier malfaiteur venu.

Le droit de la paix, issu de la communauté d’intérêts créée par la civilisation, a donc surgi en présence du droit de la guerre issu de l’isolement des temps barbares.


III. Projet d’association pour l’établissement d’une Ligue des neutres

(Publié par le Times, 28 juillet 1887.)

La situation actuelle de l’Europe est de nature à inspirer les craintes les plus sérieuses aux amis de la paix. Depuis la funeste guerre de 1870, cette situation s’est continuellement aggravée. Quoique la France ait manifesté, à diverses reprises, son attachement à la politique de la paix, l’Allemagne, devenue une nation essentiellement militaire, a été sur le point, en 1875 et au commencement de 1887, de déchaîner de nouveau la guerre, en vue d’assurer les résultats acquis par la campagne 1870-71 et sanctionnés par le traité de Francfort. En présence de cette éventualité redoutable et de la menace qu’elle contient pour la sécurité générale, toutes les nations ont augmenté leurs armements et les ont portés finalement à un point qui n’avait jamais été atteint, même aux époques des grandes invasions barbares. L’Europe continentale est devenue un vaste camp. Les effectifs militaires qu’elle maintient sur pied en pleine paix s’élèvent au chiffre énorme de 3 860 000 hommes. En temps de guerre, ils peuvent être portés à 12 155 000. L’entretien de ces effectifs, sans compter les frais de construction des forteresses et de la réfection périodique du matériel que nécessite le perfectionnement continu des instruments d’attaque et des appareils de défense, absorbe annuellement une somme de 4 600 millions de francs. Les revenus ordinaires des États n’y peuvent pas suffire, et depuis 1870, les dettes des nations européennes se sont élevées, sous l’influence de cette cause, de 75 milliards à 115. Mais l’accroissement du risque de guerre et la multiplication des armements qui en a été la conséquence n’ont pas seulement augmenté les charges militaires et fiscales qui accablent les populations ; ils ont causé un autre mal, à la fois moral et économique, non moins menaçant peut être pour l’avenir. Ils ont réveillé les haines nationales que la paix et le développement des relations commerciales avaient assoupies et provoqué une réaction protectionniste qui tend à exclure du marché de chaque pays, avec les produits du travail, les travailleurs eux-mêmes. A la fin d’un siècle marqué par tant d’inventions merveilleuses qui ont rapproché les peuples et rendu les régions les plus reculées du globe accessibles à la civilisation, l’étranger redevient ce qu’il était aux époques d’isolement et de barbarie : un ennemi. Les choses en sont arrivées à ce point qu’on s’est demandé si la guerre elle-même ne serait pas préférable au régime ruineux et démoralisateur de la paix armée. Il en serait ainsi peut-être si une conflagration européenne devait avoir pour conséquence la suppression ou tout au moins l’abaissement du risque de guerre et le désarmement. Malheureusement, l’expérience nous apprend que la guerre n’engendre pas la paix, mais la guerre. Toute lutte entre deux nations contient, quelle qu’en soit l’issue, le germe d’une guerre future. Ce germe grandit pendant la trêve que l’épuisement de leurs forces et de leurs ressources a imposée aux adversaires ; il se développe et porte tôt ou tard ses fruits empoisonnés. La guerre de 1870 a augmenté la somme des haines politiques qui existaient auparavant en Europe. Comment la guerre future, en mettant aux prises des peuples en proie à une animosité devenue plus violente, contribuerait-elle à les réconcilier ? Elle les conduira probablement à la banqueroute, elle ne les conduira pas au désarmement.

Ce n’est donc pas à la guerre qu’il faut demander l’établissement d’un régime de « paix désarmée ». Ce régime, serait-il possible de l’instituer, en se bornant, comme le veut l’International arbitration and peace association, à créer un tribunal pour vider les différends des États sans mettre à la disposition de ce tribunal la force nécessaire pour faire exécuter ses verdicts ? De bienveillants amis de la paix continuent à nourrir cette illusion philanthropique, mais sans réussir à la propager. Le bon sens public se refuse à croire que des puissances animées de passions hostiles et disposant d’armements formidables se résignent bénévolement à accepter les décisions d’un tribunal investi d’une autorité purement morale : soit qu’il s’agisse des nations ou des individus, il ne croit pas à l’efficacité d’une justice sans gendarmes. Aussi les Sociétés de la paix ne recrutent-elles aujourd’hui que de rares adhérents, en dépit de l’ardeur convaincue de leurs dignes promoteurs et quoique le besoin de la paix soit de plus en plus ressenti par la généralité des classes industrieuses, qui supportent le lourd fardeau des armements, en attendant les calamités de la guerre. C’est que le bon sens pratique du public lui enseigne qu’on n’arrête pas le cours d’un torrent avec une toile d’araignée, et que la force morale ne peut avoir raison de la force matérielle qu’à la condition de lui opposer une force matérielle supérieure.

Mais peut-on, dans l’état présent des choses en Europe, mettre au service de la paix une force matérielle suffisante pour empêcher la guerre ? La constitution d’une telle force serait elle conforme au droit des gens, et, d’une autre part, y a t-il en Europe des États assez intéressés au maintien de la paix pour constituer et mettre en œuvre, à leurs frais et risques, cet instrument de pacification ?

Le droit des gens reconnaît aux États le droit de faire la guerre ; mais comme tous les droits, le droit de la guerre est limité par le droit d’autrui. Un État n’a, pas plus qu’un simple individu, le droit d’infliger un dommage à autrui, même en poursuivant un but qu’il considère comme légitime. Or, à cet égard, les progrès de l’industrie et du commerce ont complètement changé la situation des États belligérants vis-à-vis des neutres. Jusqu’à une époque relativement récente, le commerce extérieur des États civilisés et le placement des capitaux à l’étranger n’ont eu qu’une faible importance : chaque pays produisait lui-même la presque totalité des articles de sa consommation et employait ses capitaux exclusivement dans ses propres entreprises. En 1613, par exemple, la valeur totale des importations et des exportations de l’Angleterre et du pays de Galles ne dépassait pas 4 628 000 liv. st., et un siècle plus tard, le commerce extérieur de toutes les nations européennes n’égalait pas en importance le commerce actuel de la petite Belgique. Le prêt international des capitaux était moins développé encore que le commerce des marchandises. On ne trouvait guère qu’en Hollande des capitalistes disposés à confier leurs fonds à des gouvernements étrangers et encore moins à les aventurer dans des affaires industrielles au delà des frontières de leur pays ou même de leur province.

Il résultait de là que lorsqu’une guerre venait à éclater entre deux États, elle ne faisait subir aux populations des États neutres qu’un dommage partiel et insignifiant. Une guerre entre la France et l’Espagne ou l’Allemagne n’affectait pas beaucoup plus les intérêts de l’Angleterre que n’aurait pu le faire une guerre entre la Chine et le Japon. La guerre avait alors un caractère purement local et les dommages qu’il est dans sa nature de causer ne dépassaient que par exception les limites des pays et même des localités qui en étaient le théâtre. Les progrès de la machinerie industrielle et, en particulier, des moyens de communication ont créé, sous ce rapport, un ordre de chose entièrement nouveau. Le commerce des marchandises et le prêt des capitaux se sont, depuis un demi-siècle surtout, progressivement accrus et internationalisés. Le commerce extérieur des peuples civilises, qui n’atteignait pas deux ou trois milliards il y a deux siècles, dépasse actuellement quatre-vingts milliards, et c’est également par dizaines de milliards que se chiffre le prêt des capitaux à l’étranger. Dans chaque pays, une portion de plus en plus nombreuse de la population dépend, pour ses moyens d’existence et sa subsistance, de ses relations avec l’étranger, soit qu’il s’agisse de l’exportation des produits de son industrie ou du prêt de ses capitaux, qui lui fournissent, sous forme de salaires, de profits ou d’intérêts, les revenus avec lesquels elle achète les objets de sa consommation, soit qu’il s’agisse de l’importation des denrées nécessaires à sa subsistance. En France, c’est environ le dixième de la population qui se trouve ainsi immédiatement dépendante de l’étranger ; en Belgique, la proportion s’élève au tiers et elle ne doit pas être en Angleterre bien éloignée de ce chiffre.

Aussi longtemps que la paix subsiste, on ne peut que s’applaudir de ce développement et de cet entrecroisement des relations internationales, car ils se traduisent par une augmentation progressive de bien-être et de civilisation : mais qu’une guerre vienne à éclater parmi les peuples civilisés, aussitôt ce qui était un bien pour tous devient un mal pour chacun. Sans parler des frais extraordinaires d’armement que le soin de leur sécurité inflige aux neutres, ils sont atteints, quoi qu’ils fassent, et par la crise que toute grande guerre déchaîne sur le marché des capitaux, et par l’interruption ou la diminution de leur commerce avec les belligérants. Qu’on se rappelle, pour ne citer qu’un seul exemple, les désastres et la misère effroyables que la guerre de la Sécession américaine a occasionnés dans tous les centres manufacturiers auxquels les États du Nord fournissaient la matière première de leur industrie ! C’est que la guerre n’est plus comme autrefois une nuisance locale, c’est qu’elle atteint les intérêts des neutres presqu’autant que ceux des belligérants ; en un mot, c’est qu’à une époque où, en dépit de toutes les barrières, le commerce a lié et solidarisé de plus en plus les intérêts des peuples, la guerre est devenue une nuisance générale.

Cela étant, les neutres n’ont-ils pas le droit d’empêcher cette nuisance de se produire ? En vain, un gouvernement belliqueux invoquerait-il, à rencontre de ce droit nouveau, issu des progrès de l’industrie et de la civilisation, l’antique droit de la guerre ; comme il n’est plus en son pouvoir d’exercer ce droit sans causer aux neutres un dommage qu’aucune indemnité ne suffirait à compenser, les neutres peuvent, en invoquant à leur tour l’intérêt légitime de leur conservation, lui en interdire l’exercice. Que deux duellistes s’en aillent vider leur querelle dans un endroit écarté, où leurs pistolets ne peuvent atteindre personne, il n’y aura pas grand inconvénient à leur permettre d’exercer librement leur « droit de la guerre » ; mais qu’ils s’avisent de se tirer des coups de revolver dans un carrefour populeux, les passants, à défaut de la police, ne seront-ils pas pleinement autorisés à empêcher ce mode d’exercice du droit de la guerre, en raison du danger auquel il les expose ? II en est ainsi de la guerre entre les États : les neutres n’avaient qu’un faible intérêt à l’empêcher lorsqu’elle ne leur causait qu’un dommage insignifiant ; on pouvait même leur en contester le droit ; mais ce droit n’est-il pas devenu manifeste depuis que la guerre ne peut plus se faire sans mettre en péril les intérêts et l’existence même d’une portion de plus en plus nombreuse de leurs populations ?

Il importe de remarquer encore qu’en exerçant leur droit d’interdire les guerres devenues, par le fait du progrès, nuisibles à la communauté civilisée tout entière, les neutres auraient pour eux non seulement l’opinion de leurs propres populations, mais encore celle de l’immense majorité des populations vivant de l’agriculture, de l’industrie et du commerce dans les pays entraînés à la guerre. Ce n’est pas, en effet, le peuple lui-même qui est appelé à décider de la justice et de la nécessité d’une guerre à laquelle tous les citoyens sont contraints aujourd’hui à participer de leur sang et de leur argent ; cette décision appartient à un petit nombre d’hommes politiques et de chefs militaires, dont les intérêts sont étrangers à ceux de l’industrie : souvent même elle appartient à un seul homme, et ce n’est rien exagérer de dire que la paix du monde est actuellement à la merci de trois ou quatre personnages, souverains ou ministres, qui possèdent le pouvoir de déchaîner, du jour au lendemain, le fléau de la guerre, et, en le déchaînant, de causer à la communauté civilisée, en y comprenant les neutres, sur lesquels ils n’ont cependant aucune juridiction, des maux et des dommages sans nombre. Ce pouvoir exorbitant, les despotes les plus absolus des époques de barbarie ne l’ont pas possédé ; les nations indépendantes et libres de notre époque de civilisation sont obligées de le subir, faute de s’accorder pour y mettre un frein.

Cet accord pour maintenir un état de paix commandé par l’intérêt général et conforme aux vœux de l’immense majorité des populations réputées les plus belliqueuses, cet accord que le développement croissant des relations internationales rend de plus en plus nécessaire, n’y a-t-il pas lieu de le réaliser avant qu’une guerre, qui s’annonce comme plus sanglante et destructive qu’aucune des guerres précédentes, vienne à éclater ? Les États qui en prendront l’initiative n’auront-ils pas rendu à l’humanité et à la civilisation le plus signalé des services ? Et cette initiative, n’est-ce pas aux nations auxquelles la guerre peut causer aujourd’hui la plus grande somme de dommages, soit en atteignant leurs intérêts économiques, soit en menaçant leur indépendance politique, qu’il convient de la demander ? Telle est, au premier de ces points de vue, l’Angleterre ; tels sont, au second, les petits États du continent, la Hollande, la Belgique, la Suisse et le Danemark.

En inaugurant dans le monde la politique du libre-échange, l’Angleterre a, sinon créé, du moins avancé et développé l’état nouveau de dépendance mutuelle des peuples pour la satisfaction économique de leurs besoins. Au début de cette politique, en 1826, son commerce extérieur ne s’élevait qu’à 79 426 000 livres sterling ; soixante ans après, en 1886, il montait à 361 744 000 livres sterling. Il avait septuplé. Dans le môme intervalle, les capitaux anglais s’étaient répandus dans le monde entier pour créer des chemins de fer, des lignes de navigation, des entreprises industrielles de tout genre à l’avantage réciproque des emprunteurs et des prêteurs ; mais si cette politique de free trade et d’internationalisation croissante des intérêts a contribué à augmenter, dans des proportions inattendues et extraordinaires, le bien-être des populations, elle a rendu l’Angleterre plus dépendante des autres nations. Une circonstance spéciale a accru encore cette dépendance : c’est que les articles d’importation de l’Angleterre consistent principalement en denrées alimentaires. L’abolition des corn laws a permis aux Anglais de se procurer, par l’échange de leurs produits industriels contre les produits agricoles de l’étranger, la plus grande partie de leur nourriture à meilleur marché qu’ils ne pourraient l’obtenir en la produisant eux-mêmes. Sur 35 millions d’habitants du Royaume-Uni, environ 20 millions sont nourris de viande, blé, légumes, fruits, etc., provenant de l’étranger, et plusieurs millions d’Anglais tirent leurs revenus des industries dont les produits servent à acheter économiquement cette subsistance de la majorité de la population. Aussi longtemps que la paix subsiste dans le monde civilisé, cet état de choses ne présente que des avantages ; il permet au peuple anglais de dépenser moins de travail que tout autre peuple pour se procurer les nécessités de la vie ; mais qu’une guerre éclate, qu’une partie des marchés de vente et d’approvisionnement de l’Angleterre viennent à se fermer ou simplement à se rétrécir, de quels revenus vivront les ouvriers de Manchester, de Glasgow, Birmingham, etc., qui produisent les articles avec lesquels s’achètent à l’étranger les denrées alimentaires ? De quoi se nourrira la multitude des consommateurs auxquels l’étranger cessera de pouvoir fournir son continuent habituel de subsistances ? C’est là, on le sait, l’argument capital que les fair traders opposent au free trade ; mais, au point actuel de développement de l’industrie britannique, ne serait-il pas impossible et chimérique de retourner en arrière, en réduisant la production des cotonnades, des lainages, des fers, des machines, etc., aux besoins du marché du Royaume-Uni et de ses colonies ? Le danger que signalent les fair traders n’en est moins réel. Plus un pays dépend de l’étranger pour ses revenus et sa subsistance, plus grands sont les dommages et les périls auxquels la guerre l’expose. La conclusion de ce fait, ce n’est pas qu’il faut revenir à la politique commerciale en vigueur avant l’avènement de la vapeur et du free trade, c’est qu’il faut compléter et assurer la politique du free trade en garantissant la paix. Et c’est, par là même, à l’Angleterre, qui a inauguré la politique du free trade, qu’il appartient de prendre l’initiative d’une politique destinée à empêcher la guerre.

Aux intérêts économiques que la guerre met en péril se joint, pour les petits États du confinent, la Hollande, la Belgique, la Suisse et le Danemark, un intérêt politique de premier ordre : l’intérêt de leur indépendance ou tout au moins de l’intégrité de leurs frontières. Les petits États n’ont rien à gagner à une guerre européenne, au contraire ; car l’expérience atteste que c’est presque toujours à leurs dépens que se concluent les arrangements territoriaux auxquels aboutissent les guerres entre les grands États.

Supposons maintenant que l’Angleterre, en s’appuyant d’une part sur le droit des gens, d’une autre part, sur des intérêts communs, particulièrement menacés par une nouvelle guerre européenne, s’associe avec les petits États continentaux que nous venons de nommer pour constituer une Ligue des neutres, et voyons de quelle force militaire pourra disposer cette Ligue. En temps de paix, l’effectif militaire des cinq États est de 453 432 hommes, dont 200 785 pour l’Angleterre et 252 647 pour la Hollande, la Belgique, la Suisse et le Danemark. En temps de guerre, il peut être porté à 1 095 223 hommes 1. A celle armée de plus d’un million de soldais se joindrait, par l’union des flottes de l’Angleterre, de la Hollande et du Danemark, la marine militaire la plus puissante qui existe ; enfin, pour mettre en œuvre ce colossal instrument de coercition, la Ligue aurait à son service les ressources financières d’une nation qui possède le premier crédit du monde. En admettant qu’un nouveau conflit vienne à se produire entre deux des grandes puissances continentales, l’Allemagne, la France, l’Autriche ou la Russie, n’est-il pas certain que la Ligue, en unissant ses forces à celles de l’État menacé d’une agression, comme l’a été la France en 1875 et au commencement de 1887, comme pourrait l’être toute autre puissance, lui assurerait la victoire ? Cette intervention d’un pouvoir pacificateur, disposant d’une force égale, sinon supérieure à celle de la plus grande puissance militaire du continent, et secondé moralement par l’opinion universelle, ne guérirait-elle pas les États les plus belliqueux de la tentation de troubler désormais la paix du monde ?

Mais s’il était bien avéré qu’aucun État, si puissant qu’il soit, ne peut plus troubler la paix sans s’exposer à avoir affaire à une force supérieure à la sienne, qu’arriverait-il ? Il se produirait alors dans l’Europe moderne le même phénomène qui s’est produit à la fin du moyen âge au sein des États où le souverain est devenu assez fort pour contraindre les seigneurs à observer la paix : les plus puissants et les plus ambitieux ont désarmé, après avoir éprouvé à leurs dépens qu’ils ne pouvaient désormais troubler la paix sans s’exposer à un rude et inévitable châtiment. Chacun se trouvant protégé par une puissance supérieure à celle des plus puissants, les propriétaires de châteaux forts ont comblé leurs fossés pour y semer du blé et les villes se sont débarrassées des enceintes fortifiées dans lesquelles elles étouffaient ou les ont transformées en promenades. De même, les puissances actuellement les plus agressives finiraient par désarmer si, chaque fois qu’elles emploieraient leurs armements à menacer la paix, elles rencontraient des armements plus forts employés à la défendre.

Garantir la paix entre les peuples civilisés et provoquer ainsi le désarmement en rendant les armements inutiles, tel serait le but de l’institution de la Ligue des neutres.

Cette Ligue, les gouvernements ne prendront pas d’eux-mêmes, est-il nécessaire de le dire ? l’initiative de l’établir. La pression de l’opinion seule pourra les y déterminer. C’est pourquoi nous nous adressons à l’opinion en fondant une « Association pour l’établissement d’une Ligue des neutres ». Cette Association aura pour objet spécial et limité de provoquer en Angleterre, en Hollande, en Belgique, en Suisse et en Danemark, par des publications et des meetings, une agitation qui exerce sur les gouvernements une pression assez énergique pour les décider à constituer entre eux la Ligue, tout en la laissant ouverte aux autres États. Ce but atteint, l’Association se dissoudra, comme s’est dissoute, après l’abolition des lois-céréales, son aînée, la Ligue du free trade, dont elle se propose de compléter l’œuvre de liberté et de paix.


IV. Comment on peut empêcher la guerre et désarmer. La paix en Europe

(Publié par le Il Pensiero Italiano, septembre 1891.)

Notre Europe civilisée offre aujourd’hui, aux regards du philosophe et de l’économiste, le spectacle étrange et douloureux de l’accroissement pour ainsi dire parallèle du besoin de la paix et de l’augmentation du risque de guerre entraînant le développement de l’appareil militaire destiné à assurer les populations contre ce risque. Que le besoin de la paix s’accroisse, c’est un phénomène dont on se rend aisément compte quand on examine les résultats des progrès accomplis surtout depuis un demi-siècle, à la fois dans les arts de la production et dans ceux de la destruction. Les progrès de l’industrie ont augmenté dans d’énormes proportions la puissance productive de l’homme, et suscité un développement de la richesse sans précédent dans l’histoire, mais en perfectionnant le mécanisme producteur et distributeur de cette richesse, ils l’ont rendu plus délicat et plus sensible aux perturbations de tous genres. Lorsque la masse de la population de chaque pays subsistait au moyen d’industries purement locales, lorsque la sphère de ses échanges ne s’étendait que par exception au delà des limites de la province ou même du canton, lorsque le commerce extérieur de l’ensemble des nations civilisées n’égalait pas en importance celui de la Belgique ou de la Suisse, — et tel était l’état de choses il y a moins de deux siècles, — les perturbations et les maux causés par la guerre se concentraient presque exclusivement sur le théâtre même de la lutte. Il n’en est plus ainsi aujourd’hui. La simple appréhension d’une guerre détermine une crise qui s’étend de proche en proche dans l’ensemble de la communauté civilisée désormais unie et solidarisée par les liens multiples et entrecroisés de l’échange, le monde des affaires s’inquiète, le crédit se resserre et il cesse de fournir à l’industrie et au commerce leurs aliments accoutumés, le travail menace de s’arrêter et de laisser sans moyens d’existence le peuple des ateliers. Lorsque la guerre éclate, elle exige aussitôt la mise en réquisition de toutes les forces et de toutes les ressources de la nation. Toute la population valide est appelée à y prendre part : les armées se chiffrent par millions et les sommes nécessaires pour les mettre en mouvement avec leur matériel colossal se comptent par milliards. Les impôts ordinaires et, extraordinaires ne suffisent plus à y pourvoir : il faut recourir aux emprunts et, à défaut des emprunts volontaires, à l’emprunt forcé et désastreux du papier-monnaie.

On s’explique assez, en examinant ces conditions nouvelles des luttes de nation à nation, en tenant compte de l’énorme accroissement des sacrifices qu’elles exigent et des dommages qu’elles causent, que la guerre soit aujourd’hui plus que jamais redoutée comme la pire des calamités et que le maintien de la paix soit l’objet de la demande universelle. Ce qu’on s’explique moins, c’est, en présence de cet accroissement manifeste du besoin de la paix, l’accroissement pour ainsi dire continu du risque de guerre, impliquant un développement correspondant des armements destinés à le couvrir.

Ce phénomène a cependant sa raison d’être, et on peut en trouver la cause principale sinon unique dans les progrès même qui ont rapproché les peuples et multiplié leurs relations. Quand deux hommes n’ont que des rapports d’affaires intermittents et rares, ils n’ont que bien peu d’occasions de conflits et de procès ; quand leurs rapports deviennent quotidiens et augmentent d’importance, les risques de conflits et de procès ne manquent pas de s’accroître. Il en est de même pour les nations, et comme il n’existe point de tribunaux investis du pouvoir de juger leurs différends et d’y mettre un, elles sont bien obligées de se mettre en mesure de défendre elles-mêmes leur droit ou ce qu’elles considèrent comme leur droit. De là, l’accroissement naturel du risque de guerre et la progression non moins naturelle des armements destinés à assurer les nations contre ce risque croissant. A cette cause générale et permanente, se joint actuellement en Europe une cause accidentelle : le différend entre la France et l’Allemagne, causé par la funeste guerre de 1870, mais, en admettant même que cette cause de l’aggravation du risque de guerre qui pèse sur la communauté civilisée, n’existât point ou vint à être éliminée, le risque ne disparaîtrait point. Si le niveau de ce risque venait à être abaissé momentanément, quelque autre querelle, quelque autre procès international ne tarderait pas, selon toute apparence, à le relever, et, après une courte période de diminution des armements, à déterminer le rétablissement du même pied de paix armée.

Ce déplorable état de choses a éveillé la sollicitude des amis de la paix et celle des hommes d’État, les uns à un point de vue purement philanthropique, les autres au point de vue plus pratique de la conservation du statu quo politique de l’Europe, et ils ont cherché en conséquence les moyens, ceux-là d’assurer la paix d’une manière permanente, tout en la désarmant, ceux-ci simplement d’éloigner, autant que possible, l’échéance, qu’ils considèrent d’ailleurs comme à peu près inévitable, du risque d’une guerre européenne.

Le moyen que s’accordent à préconiser les amis de la paix pour la garantir et aboutir au désarmement, vous le connaissez., c’est l’arbitrage et l’établissement d’un tribunal international, dont les décisions seraient sanctionnées par la force morale de l’opinion. Mais est-il bien nécessaire de démontrer l’inefficacité de ce procédé ? Il y a sans doute des différends ou des procès internationaux qui peuvent être vidés par la voie de l’arbitrage, et nous en avons fréquemment des exemples ; en revanche, il y en a — et ce sont les plus graves et les plus dangereux — qu’aucune nation ne consentirait à soumettre à un arbitre ; tel est le procès actuellement pendant entre la France et l’Allemagne, au sujet de la possession de l’Alsace-Lorraine. Quant à l’efficacité d’un tribunal international, dont les verdicts n’auraient pour sanction que la force morale de l’opinion, serait-elle plus grande que celle d’un tribunal ordinaire qui n’aurait point de gendarmes à son service ? La force morale est certainement très respectable, mais elle n’est respectée qu’à la condition de s’appuyer par une force matérielle suffisante. Le bon sens pratique des nations ne s’y trompe pas, et c’est pourquoi, tout en se plaignant du fardeau écrasant que leur impose la paix armée, elles ne fournissent que de rares adhérents et de faibles subsides aux sociétés et aux congrès des amis de la paix.

Les hommes d’État, conservateurs du slatu quo européen, n’ont pas des visées aussi radicales, mais ont-ils mieux réussi à assurer la paix en constituant l’alliance austro-allemande, à laquelle s’est ralliée l’Italie ? Certes, on ne peut mettre en doute leurs intentions pacifiques, et on doit pleinement ajouter foi aux paroles de l’Empereur d’Allemagne, affirmant à la réception de Guild Hall que « son but est, avant tout, le maintien de la paix ». Mais, en dépit de ces affirmations pacifiques, si fréquemment renouvelées depuis la constitution de la Triple-Alliance, ou de son autre nom : la « Ligue de la paix », avons-nous vu s’abaisser le risque de guerre et diminuer le fardeau des armements ? L’Europe n’a-t-elle pas continué à être un vaste camp, et si la guerre a pu être ajournée jusqu’à présent, qui peut répondre que quelque événement imprévu ne la fera pas éclater demain ? La Triple-Alliance réunit un faisceau de forces imposantes, soit ! mais si puissante qu’on la suppose, sa puissance dépasse-t-elle celle que pourraient déployer la France et la Russie alliées ? Entre ces deux groupements formidables, la lutte est possible et l’issue en est douteuse. Faut-il donc s’étonner si la constitution et le renouvellement de la Triple-Alliance n’ont pas suffi à rassurer l’Europe, si le risque de guerre qu’elle subit et la prime d’assurance qu’elle se résigne à payer, sous forme d’armements, ont atteint leur maximum ?

Cependant, cette situation périlleuse et onéreuse peut-elle se perpétuer ? L’Europe peut-elle continuer indéfiniment à supporter les charges qu’elle lui impose ? Ces charges sont telles, vous le savez, qu’elles dépassent celles que les peuples civilisés ont eu à supporter même aux époques où leur existence était menacée par les invasions barbares. Les effectifs militaires que l’Europe maintient sur pied en pleine paix s’élèvent au chiffre énorme de 3 800 000 hommes. En temps de guerre, ils peuvent être portés à 12 455 000. L’entretien de ces effectifs, sans compter les frais de construction des forteresses et de la réfection périodique du matériel que nécessite le perfectionnement continu des instruments d’attaque et des appareils de défense, absorbe annuellement une somme de 5 600 millions de francs. Les revenus ordinaires des États n’y peuvent pas suffire et, depuis 1870, les dettes des nations européennes se sont élevées, sous l’influence de cette cause, de 70 milliards à 120. Voilà le compte des frais de la paix armée.

Je n’ignore pas que le développement extraordinaire de la richesse, depuis l’avènement de la grande industrie, permet aujourd’hui à la communauté européenne de supporter des charges sous lesquelles elle aurait succombé à d’autres époques. Mais on peut se demander, en présence de la persistance de ses déficits budgétaires et de l’accroissement continu de ses dettes, si les dépenses des gouvernements n’augmentent pas dans une progression plus rapide encore que les ressources des populations. Ce qui semblerait l’attester, c’est le mécontentement grandissant de jour en jour des classes inférieures qui paient sans les voir, je le veux bien, mais non sans en sentir le poids, des impôts indirects alourdis et multipliés, c’est la clientèle de plus en plus nombreuse que ce mécontentement attire au collectivisme, à l’anarchisme et aux autres formes du socialisme. Ce péril intérieur, qui commence à alarmer sérieusement les esprits prévoyants, on ne peut le conjurer que par une amélioration substantielle de la condition de la multitude des travailleurs, et cette amélioration on la demandera en vain aux combinaisons factices et stériles du socialisme d’État, on ne l’obtiendra que par l’augmentation et la diffusion naturelles de la richesse. Or, on ne saurait se dissimuler que depuis quelques années le mouvement ascendant de la production et de la richesse s’est sinon arrêté, du moins ralenti, et ce ralentissement il n’est pas bien malaisé d’en découvrir la cause principale, savoir l’augmentation des charges publiques, déterminée elle-même par l’excès des dépenses militaires ; les gouvernements ont été obligés d’aggraver le poids des impôts qui grèvent la consommation et, par une inévitable répercussion, la production ; l’industrie a fait entendre des plaintes de plus en plus vives et a demandé à être protégée contre la concurrence étrangère, que l’accroissement de ses charges lui rendait plus difficile à supporter. On a déféré à ses vœux, on a relevé les tarifs et on continue à les relever tous les jours ; mais ai-je besoin de dire que la protection ne diminue pas les charges de l’industrie, au contraire ! qu’elle n’allège le fardeau des uns que pour alourdir, dans une mesure plus forte, le fardeau des autres ; bref, que l’Europe, redevenue protectionniste, sera moins capable de pourvoir aux dépenses de l’énorme appareil de la paix année qu’elle ne l’était sous le régime de demi-liberté commerciale, issu des traités de 1860. Ce n’est pas tout. Jusqu’à présent, son industrie a été presque exclusivement en possession de l’approvisionnement des articles manufacturés du reste du monde. Aujourd’hui, l’industrie américaine commence à entrer en concurrence avec elle. Sous le régime de la protection, aggravé par le bill Mac Kinley, cette concurrence peut n’être pas bien redoutable, mais si la réaction libre-échangiste vient, comme il y a apparence, à prendre le dessus aux États-Unis, si l’industrie américaine, déjà exempte des charges du militarisme, vient à être débarrassée des charges de la protection qui élèvent artificiellement ses prix, ne supplantera-t-elle pas l’industrie européenne sur les marchés dont celle-ci possède actuellement le monopole ?

Que conclure de là, sinon que l’Europe, sous peine de voir s’aggraver le péril intérieur de socialisme et le péril extérieur de la concurrence de l’industrie grandissante des États-Unis et de s’exposer ainsi à une inévitable décadence, doit aviser, sans retard, aux moyens d’alléger le fardeau accablant de ses charges publiques, tout en se préservant plus efficacement de la ruineuse calamité de la guerre.

Ce problème, nous venons de voir que la Triple Alliance est impuissante à le résoudre, qu’elle a élevé le risque de guerre plutôt qu’elle ne l’a abaissé, et qu’en portant ce risque au maximum elle a porté aussi au maximum les frais de l’appareil d’assurance destiné à le couvrir. Recherchons donc, s’il ne serait pas possible de recourir à quelque autre combinaison politique qui permette de réaliser ce desideratum universel : assurer économiquement la paix.

En dehors des puissances militaires, l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie, la France et la Russie, qui jouent actuellement un rôle actif dans la politique de l’Europe, et qui ont le pouvoir de déchaîner la guerre sans posséder celui de l’empêcher, il existe une puissance de premier ordre, l’Angleterre, qui, obéissant au principe de la non intervention, garde une attitude de neutralité dans les affaires continentales et une série de puissances secondaires, la Belgique, la Hollande, la Suisse, l’Espagne, la Turquie, etc., qui ont un rôle purement passif et n’exercent aucune influence appréciable sur les affaires générales de l’Europe. Ces puissances, les unes volontairement neutres, les autres passives, n’exercent qu’une bien faible influence sur la solution des questions qui intéressent la communauté, et dans le cas où un conflit viendrait à surgir entre les puissances engagées dans la Triple Alliance, d’une part, la France et la Russie, de l’autre, il ne dépendrait pas d’elles, dans leur état actuel d’isolement, d’empêcher une guerre, qui pourrait cependant compromettre l’existence de quelques-unes et qui imposerait à toutes des dépenses extraordinaires, tout en leur infligeant les perturbations et les dommages de la crise de guerre. Ces puissances, neutres ou passives, pourraient être comparées à ces électeurs qui refusent de s’enrôler dans un parti politique, soit qu’ils veulent s’abstenir de prendre part aux luttes électorales, soit qu’ils veulent conserver la liberté de voter à leur puise. Ils ont beau être nombreux, plus nombreux même que les électeurs enrôlés dans un parti, ils ne comptent pas. Les affaires de la nation se décident sans eux et cependant ces décisions auxquelles ils n’ont pas pris part, sur lesquelles ils n’ont exercé aucune influence, ils sont obligés de les subir, si contraires qu’elles puissent être à leur opinion, si nuisibles qu’elles soient à leurs intérêts.

Je veux bien qu’en refusant d’aller grossir les rangs des partis existants, ils cèdent à de justes répugnances, je veux bien qu’aucun de ces partis ne leur paraisse mériter leur concours, mais il n’en est pas moins vrai qu’en demeurant isolés et en suivant chacun sa fantaisie, ils sont comme s’ils n’existaient pas, tandis qu’en se réunissant, en s’associant, ils pourraient constituer une force avec laquelle les partis qui décident des affaires de la nation seraient obligés de compter.

Eh ! bien, supposons que les puissances qui jouent actuellement le rôle de ces électeurs neutres ou passifs, en considérant les charges que leur impose et les périls que leur fait courir le partage de l’Europe politique en deux camps, se décident à sortir de leur isolement ; supposons qu’elles s’associent en vue de maintenir la paix qui est devenue le premier besoin des peuples civilisés, et qu’elles constituent, par leur association, une force avec laquelle les puissances les plus belliqueuses seront obligées de compter ; supposons que cette « Ligue de la paix » ne se borne pas à dire, comme le faisait récemment sir James Fergusson, de l’Angleterre, que « ses sympathies seront avec la puissance qui voudra maintenir la paix contre celle qui voudra la rompre », mais que toute la force matérielle dont elle dispose appuiera ses sympathies, bref, qu’elle joindra ses armées et ses flottes à celles de la puissance attaquée contre celles de la puissance attaquante, ce poids qu’elle menacera de jeter dans la balance des forces ne rendra-t-il pas la lutte impossible, en en rendant d’avance l’issue certaine ? Si l’Italie se détachait de la Triple Alliance pour s’unir à l’Angleterre, à la Turquie, à l’Espagne et aux autres puissances actuellement neutres ou passives pour former une « Ligue de la paix » cette fois véritablement digne de ce nom, cette Ligue ne disposerait-elle pas d’une force telle qu’aucune puissance ou même aucune Ligue constituée en vue d’une guerre ne pourrait désormais, sans commettre un acte de folie, attenter au repos de l’Europe. Mais alors n’arriverait-il pas dans la communauté européenne ce qui est arrivé au sein de chaque nation lorsqu’un pouvoir armé d’une force suffisante s’est constitué pour mettre fin à l’anarchie féodale : c’est que les seigneurs les plus puissants et les plus querelleurs, ne pouvant plus vider leurs différends eux-mêmes sous peine de s’exposer à une répression certaine, ils ont renoncé à conserver à leur solde une troupe coûteuse d’hommes d’armes, ils ont laissé tomber en ruines les murs de leurs forteresses pour aller habiter des demeures ouvertes et confortables, et il a suffi d’un petit nombre de gendarmes et de sergents de ville pour assurer la paix intérieure. N’en serait-il pas de même pour la paix extérieure si elle était garantie par une force défensive, qui dépasserait n’importe quelle force agressive ? Le désarmement qui est impossible aujourd’hui, comme il l’était à l’époque anarchique du moyen âge, ne s’opérerait-il pas de lui-même lorsque l’armement serait devenu inutile, et le problème de l’assurance économique de la paix ne serait-il pas résolu ?

Je ne me dissimule pas les difficultés que présenterait, dans l’état présent des esprits, cette constitution d’une Ligue de la paix. Je comparais tout à l’heure les puissances qui pratiquent la politique de non intervention, à ces électeurs abstenants, soit par indifférence, soit parce qu’aucun des partis existants ne satisfait leur opinion. Chacun sait combien il est difficile de les réunir pour former un parti autonome, ayant son programme et résolu à agir pour le faire prévaloir. L’entreprise n’est cependant pas impossible, et nous avons vu récemment aux États-Unis se constituer en dehors des vieux cadres, une alliance des fermiers qui, en s’alliant au parti démocrate, a infligé une défaite signalée à la coalition républicaine et protectionniste. Serait-il davantage impossible d’associer dans un intérêt commun, les non interventionnistes et les autres abstenants de la communauté européenne ? Il faudrait vaincre sans doute, chez eux, des habitudes d’inertie sinon d’indifférence enracinée, pour les déterminer à abandonner leur attitude passive et à jouer un rôle actif dans le règlement des affaires générales de l’Europe. Mais quelle que soit leur inertie, peuvent-ils n’être point préoccupés du danger croissant de la situation actuelle ? Ne supportent-ils pas leur part des charges écrasantes que nécessite la paix armée ? Et si une guerre vient à éclater, ne souffriront-ils pas de la crise générale qui l’accompagnera, sans parler du péril qui pourra menacer la neutralité et même l’existence de quelques-uns des petits États, tels que la Hollande, la Belgique et la Suisse ? Enfin, si l’Europe, minée par le socialisme et atteinte, dans ses débouchés, par la concurrence américaine, ploie sous le poids de ses charges, ne seront-ils pas englobés dans sa décadence ?

Il s’agirait donc de rassembler ces membres isolés, et impuissants dans leur isolement, de la communauté européenne pour associer leurs forces et en faire un tout puissant instrument de paix. Je me demande pourquoi l’Italie, cette nouvelle venue parmi les nations, justement ambitieuse de s’y faire une place digne de son passé glorieux, ne prendrait pas cette initiative bienfaisante. Dans la Triple Alliance, où elle s’est hâtivement engagée, l’Italie ne jouera jamais qu’un rôle subordonné, elle sera obligée de suivre l’impulsion qui lui sera donnée par ses deux puissants alliés, et, en attendant, elle sera condamnée à supporter, sans terme, un fardeau disproportionné d’armements qui empêche le développement naturel de ses ressources. En se dégageant de la Triple Alliance pour prendre l’initiative de la constitution d’une Ligue destinée à assurer la paix, n’acquerrait-elle pas une autorité morale supérieure et une influence politique qui seraient la juste récompense du plus grand service qui puisse être rendu aujourd’hui au monde civilisé ?


V. Un syndicat de la paix. A propos de la visite des marins russes en France

(Times du 1er novembre 1893.)

Les manifestations enthousiastes auxquelles a donné lieu la visite des marins russes me fournissent une occasion opportune pour revenir sur un projet d’établissement d’une Ligue des Neutres que Le Times a publié il y a six ans (n° du 28 juillet 1887). Tous ceux qui ont observé de près ces manifestations peuvent attester qu’elles ont eu un caractère absolument pacifique. Sans doute, la France n’a pas pris son parti de la perte de l’Alsace et de la Lorraine, mais l’immense majorité de la population répugne autant à l’idée de courir la terrible aventure d’une guerre pour les reprendre qu’à celle de les abandonner. Ce n’est donc pas, quoi qu’on en ait pu dire à l’étranger le désir de la revanche qui était le véhicule caché des acclamations mille fois répétées dont la foule saluait à Toulon et à Paris l’amiral Avellan et ses compagnons. Non ! cette foule obéissait à un sentiment dont il est facile de se rendre compte pour peu qu’on connaisse le tempérament de la nation française et qu’on pourrait qualifier assez exactement de « sentiment d’une sécurité honorable ». Pendant les années qui ont suivi la funeste guerre de 1870, la France s’est sentie à la merci du vainqueur, et cette situation pouvait, à bon droit, paraître insupportable à un peuple fier de son passé et particulièrement soigneux de son honneur. A quoi il faut ajouter que l’attitude du vainqueur n’était point propre à calmer les appréhensions et les susceptibilités du vaincu. En 1875, par exemple, n’a-t-il pas été bien près de céder à la tentation d’abuser de sa supériorité ? N’est-ce pas grâce à l’intervention bénévole de l’Angleterre et de la Russie que la France, à peine convalescente, a pu échapper au péril d’une guerre inégale ? Et lorsqu’elle est parvenue, au prix de quels sacrifices ! à reconstituer son établissement militaire, la formation de la Triple Alliance a, de nouveau, fait pencher la balance des forces du côté de l’Allemagne. A la vérité, la Triple Alliance s’est annoncée au monde comme une « Ligue de la paix » et l’Allemagne, devenue plus calme en cessant d’être isolée, a renoncé à prendre l’initiative d une guerre préventive de la « revanche » ; elle a même fait preuve d’une louable modération dans ce dangereux incident de frontière connu sous le nom d’affaire Schnœbelé. Mais la modération d’un adversaire qu’on sent plus fort que soi n’est-elle pas presque aussi pénible à supporter que son insolence ? De là, un état de malaise et d’irritabilité nerveuse qui se reflétait journellement dans le langage de la presse. Cette mauvaise humeur, si contraire au tempérament français, l’alliance franco-russe, ébauchée à Cronstadt, cimentée à Toulon et à Paris, y a mis un terme. La France unie à la Russie se sent assez foret pour lutter avec l’Allemagne unie à l’Autriche et à l’Italie. Elle n’est plus à la merci de personne. Elle a recouvré son indépendance morale. Elle veut la paix sans être obligée de la vouloir.

Qu’elle la veuille sincèrement aujourd’hui, cela ne peut faire l’objet d’un doute. Je crois qu’on peut en dire autant de l’Allemagne, de l’Autriche et même de l’Italie, malgré l’esprit remuant et intrigant de certains hommes d’État italiens. En ce moment, les dispositions des gouvernements et des peuples du continent sont certainement aussi pacifiques que possible. Mais est-ce à dire que la paix européenne se trouve assurée même pour une courte période ?

Après la révolution de Février 1848, tous les Parisiens valides ont été enrôlés dans la Garde nationale, ce qui faisait dire à l’honnête et excellent Garnier Pages : — Quand tout le monde sera armé on ne se battra plus. Quelques jours plus tard, la dissolution des ateliers nationaux faisait éclater la terrible insurrection de Juin. Tout le monde est aujourd’hui armé en Europe. Déjà il y a six ans, lorsque je vous adressais ma première lettre, les effectifs militaires qu’elle maintenait sur pied s’élevaient à 3 860 000 hommes, et ils pouvaient être portés, en temps de guerre à 12 455 000. L’entretien de ces effectifs, sans compter les frais de construction des forteresses et de la réfection périodique du matériel, nécessités par le perfectionnement continu des instruments d’attaque et des appareils de défense, absorbaient annuellement une somme de 4 600 millions. Les revenus ordinaires des États n’y pouvant suffire, de 1870 à 1887 les dettes des nations européennes se sont élevées, sous l’influence de cette cause, de 75 milliards de francs à 115. Effectifs, dépenses et dettes se sont encore accrus depuis cette époque. Dans une telle situation, ne peut-on pas dire que l’Europe n’est pas seulement un camp, qu’elle est un magasin à poudre que le frottement d’une allumette peut faire sauter ? Je sais bien que la perspective d’un si effroyable désastre est de nature à engager les gardiens du magasin à surveiller leurs allumettes. Mais il y a des accidents qui déjouent toutes les précautions de la sagesse humaine. Quel que soit le désir de conserver la paix qui anime, d’un côté, la France et la Russie, d’un autre côté, la Triple Alliance, un incident imprévu peut survenir qui réveille les passions belliqueuses, maintenant assoupies et provoque une guerre que les énormes effectifs en présence et la puissance plus énorme encore des instruments de destruction perfectionnés rendront la plus cruelle et la plus désastreuse de toutes celles qui ont affligé l’humanité.

Voilà la catastrophe qu’il s’agirait de prévenir. Mais à quels moyens préventifs pourrait-on recourir ? Serait-ce au procédé de l’arbitrage que préconisent avec ardeur mes vaillants amis des sociétés de la paix ? Sans contester l’efficacité de ce procédé dans certains cas, il est permis de douter que des grandes puissances armées jusqu’aux dents et qui ont ou croient avoir de vieux comptes à régler, consentent, dans un moment d’excitation, à ajourner ces vieux comptes et à soumettre leur différend à un arbitre. Si les juges n’avaient point de policemen à leur service, réussiraient-ils facilement à faire exécuter leurs sentences et à maintenir la paix dans l’intérieur des États ? N’en déplaise aux amis de la paix, une justice sans policemen ne me paraît pas beaucoup plus efficace au dehors.

Mais où trouver des policemen capables de sauvegarder la paix de l’Europe ?

Sans parler de l’Angleterre, il y a, en dehors de la Double et de la Triple-Alliance, une série d’États, tels que la Hollande, la Belgique, la Suisse, le Danemark, la Suède, la Turquie, etc., qui sont intéressés — quelques-uns au plus haut point — au maintien de la paix, mais qui n’ont pas voix au chapitre et sont, dans leur isolement, impuissants à empêcher les grandes puissances de déchaîner la guerre. On pourrait les comparer aux petits actionnaires des compagnies financières ou industrielles auxquels on refuse toute participation aux affaires dans lesquelles leurs capitaux sont engagés, sous le prétexte qu’ils ne possèdent point le nombre d’actions exigé par les statuts. Quoique le nombre total de leurs actions égale ou même dépasse parfois celui des forts actionnaires, ils ne comptent point et sont obligés d’accepter passivement les décisions de ces « gros bonnets » et d’en subir les conséquences, bonnes ou mauvaises. Il en est ainsi pour les petits actionnaires de la société européenne. Ils n’ont aucune influence sur la direction de ses affaires et il n’est pas en leur pouvoir d’empêcher une guerre, bien qu’ils ne puissent échapper à la crise et aux autres dommages que toute guerre inflige aujourd’hui aux neutres aussi bien qu’aux belligérants.

N’en serait-il pas autrement si, au lieu de rester isolés, ils formaient un « Syndicat » ? Supposons que la Hollande, la Belgique, la Suisse, le Danemark, auxquels pourraient se joindre encore d’autres petits actionnaires continentaux, se réunissent pour former, sous la direction de l’Angleterre, un Syndicat de la paix, autrement dit une « Ligue des Neutres », cette ligue, en supposant qu’elle fut composée seulement de ces cinq États, pourrait mettre sur pied, en temps de guerre, un effectif de plus d’un million d’hommes, et elle disposerait de la marine militaire la plus puissante du monde. Si une querelle survenait entre la Double et la Triple-Alliance ne posséderait-elle pas toute l’influence et au besoin toute la puissance nécessaires pour empêcher celte querelle d’engendrer une guerre ? Ne lui suffirait-il pas de déclarer à la puissance qui prendrait l’initiative de rompre la paix, sa résolution formelle de joindre ses forces à celles de la partie adverse ? Cette résolution ne calmerait-elle pas, instantanément, les humeurs les plus belliqueuses, en rendant la lutte par trop inégale pour l’agresseur ?

Je n’ignore pas les obstacles que peut rencontrer cette constitution d’un Syndicat des Neutres, mais je ne les crois point insurmontables. Ce sont des obstacles plutôt moraux que matériels. Les États qui entreraient dans ce syndicat n’auraient pas besoin d’enrôler un soldat ni d’ajouter un shelling de plus à leur budget de la guerre. Il leur suffirait de s’associer pour acquérir la puissance médiatrice qu’ils ne peuvent avoir dans leur isolement. Les seuls obstacles à vaincre sont du ressort de l’opinion. Eu Angleterre, c’est la politique de non-intervention dans les affaires du continent ; en Belgique et en Suisse, c’est la politique de neutralité. Mais la politique de non-intervention, qui pouvait se justifier à l’époque où les événements du continent n’avaient qu’une faible répercussion en Angleterre, où ses relations commerciales et financières avec les nations continentales se chiffraient seulement par millions, n’est-elle pas devenue surannée depuis que ces relations se chiffrent par milliards ? Une guerre entre les grandes puissances continentales n’engendrerait-elle pas une crise commerciale et financière que n’arrêterait pas le canal de la Manche ? N’est-ce pas une erreur dont les statistiques du Board of Trade ont fait justice, que l’Angleterre tire profit des désastres qui atteignent les nations continentales, ses clientes ? Quant à la neutralité de la Belgique et de la Suisse, n’est-elle pas purement nominale ? L’appréhension constante d’une guerre, dont l’issue pourrait être funeste à leur indépendance ou à l’intégrité de leur territoire, n’obligerait-elle pas ces États soi-disant neutres à prendre les mêmes mesures de défense et à supporter les mêmes dépenses que les autres États ? S’ils faisaient partie d’un Syndicat de neutralité, n’auraient-ils pas du moins le pouvoir qu’ils ne possèdent pas aujourd’hui, de contribuer à empêcher une guerre dont ils sont exposés à être victimes ?

Enfin, et pour conclure cette trop longue lettre, la constitution d’une Ligue des Neutres n’aurait-elle pas, à la longue, pour conséquence d’exonérer l’Europe du fardeau des armements qui écrasent ses finances et qui finiront par la mettre sur le chemin de la banqueroute ? S’il était bien avéré qu’un État, si puissant qu’il soit, ne peut plus troubler la paix sans avoir affaire à une force supérieure à la sienne, qu’arriverait-il ? il se produirait alors dans l’Europe moderne le même phénomène qui s’est produit à la fin du moyen âge, au sein des États où le souverain était devenu assez fort pour contraindre les seigneurs à observer la paix ; les plus puissants et les plus ambitieux ont désarmé, après avoir éprouvé à leurs dépens qu’ils ne pourraient désormais troubler l’ordre sans s’attirer un rude et inévitable châtiment. Chacun se trouvant protégé par une puissance supérieure à celle des plus puissants, les propriétaires de châteaux-forts ont comblé leurs fossés et les villes ont transformé leurs enceintes fortifiées en promenades.

N’en sera-t-il pas ainsi le .jour où les neutres consentiront à s’unir pour constituer cette puissance pacificatrice ? Et n’est-ce pas à un moment où tant d’acclamations retentissent en l’honneur de la paix, que l’opinion serait le mieux disposée à accueillir la formation d’un Syndicat ayant pour objet de l’assurer ?


VI. L’assurance de la paix

(Times du 21 octobre 1896.)

Un journal de la Triple Alliance, le Wiener Tagblatt, disait, à l’occasion de la réception enthousiaste qui a été faite au Tsar, que l’amour des Français pour la Russie était une autre forme de la haine de l’Allemagne, et il y voyait une menace pour la paix du monde.

Cette appréciation et cette conclusion sont certainement erronées et l’explication de l’enthousiasme populaire est à la fois plus simple et plus rassurante. Depuis la funeste guerre de 1870, la France affaiblie et isolée s’est trouvée d’abord à la merci de l’Allemagne, et c’est grâce à l’intervention de l’Angleterre et de la Russie qu’elle a pu échapper au péril d’une seconde invasion. Plus tard, lorsqu’elle eut reconstitué sa puissance militaire, elle est demeurée dans un état d’infériorité manifeste en présence de la Triple Alliance. En rétablissant l’équilibre des forces, l’alliance russe, définitivement scellée par la visite du Tsar, a mis fin à une situation cruellement blessante pour l’amour-propre national, et dont toutes les classes de la population ressentaient vivement l’amertume. Voilà l’explication fort naturelle de la joyeuse satisfaction qu’éprouvait la foule et des acclamations reconnaissantes qui saluaient l’allié de la France.

Mais si ces manifestations exubérantes du sentiment public n’avaient rien de menaçant pour la paix, peut-on affirmer que l’alliance des deux grandes puissances militaires de l’Orient et de l’Occident de l’Europe ait pour résultat nécessaire de la consolider ? Si les puissances associées de la Triple Alliance ne peuvent plus être tentées d’abuser de la supériorité de leurs forces, le rétablissement de l’équilibre est-il bien de nature à écarter ou même à diminuer sensiblement le danger d’un conflit européen ? En d’autres termes, le risque de guerre qui pèse sur l’Europe et qui a déterminé, sinon justifié, dans tous les pays du continent, le développement extraordinaire de l’appareil d’assurance adapté à ce risque, s’est-il abaissé ? Peut-on espérer, en conséquence, que les gouvernements se décident à réduire leurs budgets de la guerre ? A cet égard, on ne peut se faire aucune illusion : il est évident que les propositions de désarmement n’ont pas plus de chances d’être prises en considération aujourd’hui qu’elles n’en avaient hier. Si les armements n’étaient point portés à peu près partout à leur maximum possible, il y a même apparence qu’on continuerait encore à les augmenter. C’est que la paix de l’Europe est, malgré tout, demeurée précaire. Sans doute, les souverains et les hommes d’État de la Double et de la Triple Alliance n’ignorent pas à quelle lourde responsabilité ils s’exposeraient en engageant une lutte qui mettrait aux prises des millions d’hommes et causerait une perturbation désastreuse dans l’ensemble de la communauté des peuples civilisés dont les intérêts sont, maintenant plus que jamais, solidarisés par les liens multiples de l’échange des produits et du prêt des capitaux ; mais qui peut répondre de la sagesse humaine ? Malgré le développement des institutions constitutionnelles et l’accroissement de l’influence de l’opinion publique jusque dans les pays les moins libres, le pouvoir exorbitant de déchaîner le fléau de la guerre n’a pas cessé d’être concentré en un très petit nombre de mains. Ceux qui détiennent ce pouvoir ont beau appartenir à l’élite raisonnable des nations, ils ont leurs passions comme le commun des hommes ; les plus puissants d’entre eux sont des chefs d’armée en même temps que des chefs de peuple, ils portent l’uniforme de préférence au costume civil et vivent dans un milieu ou l’esprit et les intérêts militaires conservent une large part d’influence.

L’équilibre des forces est une garantie de paix, soit ! mais cet équilibre existait ou semblait exister en 1870 entre la France et l’Allemagne. Il n’en a pas moins suffi de la pression d’une camarilla belliqueuse sur la volonté chancelante d’un souverain affaibli pour imposer la guerre à deux nations qui ne demandaient qu’à vivre en paix. Le danger est-il moindre aujourd’hui, et ce danger toujours subsistant, malgré les déclarations et les manifestations pacifiques les plus sincères, les amis de la paix ne doivent-ils pas chercher les moyens les plus propres à l’écarter ?

Dans une lettre que le Times a publiée il y aura bientôt dix ans (n° du 28 juillet 1887), j’appelais l’attention publique sur l’état d’impuissance politique où se trouvent réduits les États secondaires du continent, tels que le Danemark, la Hollande, la Belgique, la Suisse, etc., et l’impossibilité dans laquelle ils sont d’intervenir pour empêcher la guerre d’éclater entre les grandes puissances, quoiqu’ils soient exposés à subir leur part des désastres économiques et financiers qu’elle occasionnerait, quoique les États neutres eux-mêmes ne puissent, sans compromettre leur sécurité, s’exonérer du fardeau de la paix armée. Je constatais encore que l’Angleterre, malgré les ressources colossales dont elle dispose et l’ascendant moral qu’elle exerce, n’aurait peut-être point à elle seule le pouvoir de prévenir un cataclysme européen, et qu’elle serait d’ailleurs probablement peu disposée à sanctionner par l’emploi de la force une intervention qui lui attirerait plus de rancunes d’un côté qu’elle ne lui vaudrait de gratitude de l’autre.

Mais la situation ne serait-elle pas fort différente si les États continentaux, restés en dehors de la Double ou de la Triple-Alliance se joignaient à l’Angleterre pour constituer un troisième groupe de forces ?

Ces États qui sont dans leur isolement de simples non-valeurs politiques possèdent cependant, réunis, un contingent de forces au moins égal à celui de chacun des deux groupes actuels des grandes puissances continentales. D’après les statistiques officielles, les cinq États mentionnés plus haut pourraient mettre sur pied, en temps de guerre, un effectif de 1 095,000 hommes ; ils auraient à leur service une marine formidable et leur puissance financière ne serait pas inférieure à leur puissance militaire. Dans le cas d’un conflit, comme celui qui a menacé en 1875 la paix de l’Europe, leur intervention morale, appuyée sur ce contingent respectable de forces matérielles, ne rendrait-elle pas la guerre impossible ? Ne leur suffirait-il pas de manifester leur ferme volonté de mettre au besoin leur épée dans un des plateaux de la balance ? Toute velléité d’agression ne serait-elle pas découragée si l’agresseur se trouvait en présence d’une coalition de forces doubles des siennes ?

On a fait, je ne l’ignore pas, à la constitution de cette tierce alliance des objections de diverses sortes. On a dit que les États neutres, la Belgique et la Suisse, perdraient le bénéfice de leur neutralité, en entrant dans une association qui les exposerait, le cas échéant, à prendre une part active à une guerre européenne. Mais, dans la situation présente, la garantie de leur neutralité ne les oblige-t-elle pas à supporter les frais d’un armement aussi considérable que celui des autres États ? En fait, ce bénéfice n’est-il pas plus nominal que réel ? On a dit encore que des États géographiquement séparés ne pourraient en cas de guerre joindre utilement leurs forces ; mais la constitution d’une tierce puissance ayant pour objet le maintien de la paix ne réduirait-elle pas au minimum les risques d’une conflagration, en admettant qu’elle ne les supprimât point tout à fait, et d’ailleurs la distance qui sépare la France et la Russie affaiblit-elle l’efficacité de leur alliance ?

Enfin ne voit-on pas surgir tous les jours des questions qui intéressent l’ensemble de la communauté européenne, question d’expansion coloniale, question de la dissolution progressive et inévitable de l’empire ottoman, aggravée par des massacres abominables que les grandes puissances, divisées entre elles, ont été incapables d’empêcher ? Ces questions, n’est-ce pas l’Europe entière qui devrait être appelée à les examiner et à les résoudre ? Les « petits actionnaires » de la société européenne n’ont-ils pas, comme les grands, le droit de participer à leur examen et à leur solution ? Ce droit qui demeure à l’état de lettre morte, l’association de leurs forces ne leur permettrait-elle pas de le revendiquer, et leur adjonction aux puissances dirigeantes n’augmenterait-elle pas l’autorité des conseils de l’Europe et la force de ses injonctions ?

Je pourrais ajouter qu’en abaissant le risque de guerre, le groupement des États les plus intéressés au maintien de la paix rendra possible l’allégement du lourd appareil qui a pour objet sinon pour effet de préserver l’Europe de ce risque, mais je ne veux pas abuser de la patience de vos lecteurs et je me borne à soumettre à leur appréciation le court exposé des motifs qui peuvent être invoqués en faveur d’un complément du système actuel d’assurance de la paix.

G. de Molinari.


Reproduite en Suisse par le Journal de Genève, en Belgique par la Meuse, cette lettre a soulevé des objections de diverses sortes dans le Journal de Genève, l’lndépendance belge, le Patriote de Normandie, le Siècle, etc. A la « Ligue des Neutres », recourant, au besoin, à la force matérielle, notre collègue et ami, M. Frédéric Passy, a opposé les moyens purement moraux que préconisent les sociétés des amis de la paix. Nous reproduisons son éloquente lettre au Siècle, en laissant à nos lecteurs le soin de choisir entre ces deux systèmes d’assurance de la paix.


La Ligue des Neutres

Je viens de lire dans le Siècle les réflexions qu’a suggérées à M. Garreau la lettre de M. de Molinari au Times en faveur de la Ligue des Neutres. Quelque spécieuse que puisse paraître à beaucoup de personnes l’idée généreuse de M. de Molinari, quelque persistance qu’il mette depuis un grand nombre d’années déjà à reproduire cette idée, je crains bien, je l’avoue, que les objections présentées par notre distingué collaborateur ne soient sérieuses. Et cependant, comment ne pas être frappé de la puissance que représenteraient, en réalité, si elles savaient s’unir, ces petites nations, isolément impuissantes. Comment ne pas se dire qu’elles ont toutes, au plus haut degré, intérêt à la conservation de la paix, et qu’elles doivent avoir un moyen de contribuer à en assurer le maintien.

Ne l’ont-elles pas, en effet, et sans être obligées de recourir à une action militaire, ou de se liguer en vue d’une action militaire ?

La conférence interparlementaire, sur laquelle après les comptes rendus trop sommaires qu’en ont donnés les journaux, il y aurait beaucoup à dire, a paru le penser ; et elle a fait un pas déjà dans cette voie.

On sait qu’à Bruxelles, en 1895, elle avait élaboré un projet de Cour internationale d’arbitrage que son bureau avait été chargé de soumettre aux gouvernements. On sait aussi, qu’en exécution de cette décision, le président de la réunion de Bruxelles, M. le Chevalier Descamps, a rédigé, sous le titre de : Mémoire aux puissances, un document de la plus haute valeur, qui a été, en effet, comme il devait l’être, communiqué aux puissances. A Budapest, il a été rendu compte, aux représentants de quatorze Parlements qui s’y trouvaient rassemblés, de cette communication et de l’accueil qu’elle avait reçu. Ce n’est pas ici le lieu d’entrer à cet égard dans des détails qui nous entraîneraient trop loin. Mais une chose peut et doit être dite. C’est que, revenant à la charge avec insistance, la conférence a invité l’honorable sénateur belge et le comité permanent qui la représente dans l’intervalle de ses sessions à poursuivre activement les démarches commencées, et tout particulièrement de travailler à obtenir, des petites puissances, ou des deux ou trois d’entre elles qui y sont plus manifestement disposées, la constitution, par la nomination de délégués, d’un premier noyau de Cour d’arbitrage, que pourraient grossir ensuite d’autres adhésions.

Ne serait-ce pas là, par hasard, le commencement de la véritable ligue des Neutres ? Ligue toute morale ; et cependant assez efficace pour devenir, rapidement peut-être, irrésistible. Plus d’une fois déjà (j’en ai fait personnellement l’expérience) dans ces réunions annuelles de membres de Parlements, que nous appelons les conférences interparlementaires, les votes réunis des représentants des petites puissances se sont trouvés faire la majorité à rencontre des votes des représentants de telle ou telle grande puissance. Et ceux-ci — il faut le proclamer à leur honneur — une fois le vote acquis, se sont toujours inclinés sans arrière-pensée.

Le jour où, une Cour internationale étant constituée par un certain nombre de puissances, et pour leur usage, l’appel à cette Cour, obligatoire pour elles, serait facultatif pour les autres ; le jour où, grâce à leur initiative et à leur accord, il y aurait, en Europe, une autorité juridique internationale d’une impartialité reconnue, prête à accueillir et à examiner les griefs que pourraient avoir, les unes à l’égard des autres, les diverses nations civilisées ; ce jour-là, il deviendrait bien difficile, même aux plus récalcitrantes, s’il y en avait, de se refuser à porter, devant cette juridiction, leurs litiges avant d’en demander la solution au cruel et ruineux hasard des champs de batailles.

Ligue des Neutres donc, soit ; mais par le droit et non par la force. Ce n’est pas à la guerre qu’il faut demander les moyens d’empêcher la guerre. C’est par les armes de la paix que la paix doit être garantie.

Frédéric Passy.


Terminons ces citations par un extrait du discours de Lord Salisbury au dernier banquet du Lord maire (10 novembre 1897), qui semble attester que l’idée d’une association des puissances pour garantir « collectivement » la paix a cessé d’être considérée comme une utopie par les hommes d’États eux-mêmes :

« J’exprime, a-t-il dit, l’espoir que l’entente des puissances continue et que les difficultés qu’elles ont à résoudre soient suffisamment prises en main. Souvenez-vous que cette Fédération de l’Europe est un embryon, et la seule chose qui ait sauvé la civilisation des désastreux résultats d’une guerre pleine de destruction.

« Le seul espoir qu’il y a d’empêcher que cette rivalité dans les armements des nations européennes conduise à une destruction mutuelle qui serait fatale à la civilisation, c’est que les puissances soient amenées graduellement à agir ensemble avec un esprit amical dans toutes les questions qui peuvent être soulevées jusqu’à ce qu’enfin elles puissent être unies dans un même faisceau international, qui donnera définitivement au monde une longue ère de commerce prospère et de paix continue. »

FIN



Note

1.

Effectifs militaires

Temps de paix.Temps de guerre.
Angleterre200 785607 690(*)
Hollande51 709131 709(**)
Belgique47 290103 860
Danemark36 46950 469
Suisse117 179201 225
453 4321 095 223

(*) Non compris l’armée de l’Inde.

(**) Non compris l’armée des Indes hollandaises.


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