par M. Gustave de Molinari.
Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes
État actuel de l’Europe. — Les grandes puissances et les États secondaires. — Les États neutres. — Le Concert Européen. — Que le pouvoir de décider de la paix ou de la guerre est concentré entre les mains des grandes puissances. — Leur partage actuel en deux groupes. — Les chances de paix sous ce régime. — Chances provenant du risque de dépossession du gouvernement à la suite d’une guerre malheureuse, — de la situation financière des États, — de l’accroissement des frais de la guerre et des charges qu’il nécessite. — Insuffisance de ces freins pour arrêter la poussée des intérêts belliqueux. — Facilités que le développement du crédit apporte à l’action de ces intérêts. — Les banques transformées en trésors de guerre. — Le papier-monnaie. — Le service militaire obligatoire. — Appréciation du pouvoir de résistance des intérêts pacifiques. — Que ces intérêts ne se sont pas accrus dans une proportion supérieure à celle des intérêts belliqueux. — En revanche, que les dommages causés par la guerre aux classes industrieuses se sont accrus en raison des progrès de l’industrie.
Si l’on veut se rendre compte des chances de paix et des risques de guerre au moment où nous sommes, il faut examiner la situation politique des États qui ont le pouvoir de déchaîner la guerre et évaluer l’influence qu’y possèdent sur la direction des affaires publiques les intérêts pacifiques et les intérêts belliqueux.
En Europe, les médiatisations, les annexions et les unifications ont successivement réduit, comme dans les autres branches de l’activité humaine, le nombre des petits établissements politiques au profit des grands. On en comptait plusieurs centaines au siècle dernier, il en reste aujourd’hui à peine une vingtaine. Ce sont, en premier lieu, les grandes puissances, la France, l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, l’Italie, la Russie et l’Angleterre, en second lieu, les États moyens ou petits : la Scandinavie (Suède et Norvège, politiquement unies pour leurs relations extérieures), le Danemark, la Hollande, la Belgique, la Suisse, l’Espagne, le Portugal, les États Balkaniques, la Turquie et la Grèce ; parmi ces puissances secondaires la Belgique et la Suisse forment une catégorie particulière d’États neutres auxquels il est interdit de faire la guerre, sauf dans le cas où leur neutralité viendrait à être violée. En fait le maintien de la paix de l’Europe dépend exclusivement des grandes puissances. Elles constituent ce que l’on a nommé le concert Européen, et chaque fois qu’un différend surgit entre deux États secondaires, elles s’efforcent de se mettre d’accord pour le résoudre et au besoin pour imposer la solution qu’elles jugent équitable et utile. Parfois, elles laissent s’engager la lutte, comme il est arrivé récemment dans le cas de guerre gréco-turque, sauf à intervenir pour empêcher le vainqueur d’abuser de sa victoire et pour régler les conditions de la paix. Ce droit d’intervention qu’elles se sont attribué dans l’intérêt de la communauté européenne, — car il ne peut avoir un autre fondement, — elles l’ont même exercé à l’égard de l’une d’elles, à l’issue de la guerre turco-russe en revisant et en modifiant les conditions du traité de San-Stefano. Elles auraient pu reviser de même le traité de Francfort, et il est permis de regretter qu’elles ne s’en soient point avisées.
Ces grandes puissances qui décident souverainement de la paix ou de la guerre en Europe sont actuellement partagées en deux groupes : l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie, formant la triple alliance, la France et la Russie constituant la double alliance, l’Angleterre demeurant isolée. Ces deux alliances ont été conclues uniquement dans l’intérêt de la défense commune des États qui y sont compris, s’il faut ajouter foi aux déclarations formelles de leurs auteurs, et l’isolement de l’Angleterre attesterait au besoin, le caractère essentiellement pacifique de sa politique extérieure. Ajoutons qu’en toute occasion les souverains et les hommes d’État qui dirigent les affaires des grandes puissances ont affirmé solennellement leur ferme volonté de conserver la paix. Personne n’ayant l’intention de la rompre, il semblerait qu’elle fût assurée à jamais, et l’on pourrait se demander pourquoi ces mêmes chefs d’État s’appliquent constamment à renforcer des appareils de guerre dont aucun d’entre eux n’a l’intention de se servir, pourquoi ils font plier leurs peuples sous le fardeau des dépenses militaires en invoquant la nécessité de se défendre puisque personne ne veut attaquer.
Mais les déclarations pacifiques, si solennelles et même si sincères qu’elles soient, n’offrent que de faibles garanties de paix. N’est-ce pas après que ces paroles rassurantes : l’Empire, c’est la paix, eurent été prononcées, que s’est ouverte la série des guerres du second Empire ? C’est l’examen de la puissance comparée des intérêts belliqueux et des intérêts pacifiques qui peut seul permettre d’apprécier, d’une manière approximative, les chances de paix et les risques de guerre.
Les chances de paix résident d’abord dans l’intérêt que les gouvernements eux-mêmes peuvent avoir à la maintenir. Le premier de ces intérêts est celui de leur propre conservation. Si une guerre heureuse a pour effet d’augmenter la puissance et le prestige d’un gouvernement, en revanche une guerre malheureuse peut, comme il est arrivé en France, provoquer une révolution qui l’emporte. Ce risque de dépossession est toutefois fort inégal. En Russie, en Allemagne, en Autriche-Hongrie, en Angleterre, où les maisons souveraines ont une existence séculaire et où des intérêts considérables sont attachés à leur conservation, elles semblent n’avoir rien à redouter, actuellement du moins, de l’issue malheureuse d’une guerre. Il en est autrement en Italie, où la monarchie unitaire de fraîche date n’est pas solidement enracinée, et en France où la république l’est encore moins.
Une garantie plus générale de paix semblerait devoir résider dans la situation financière des États, dans le poids de leurs dettes et l’énormité des dépenses qu’implique l’augmentation du prix de revient de la guerre, à une époque où les armées se composent non plus de milliers mais de millions d’hommes et où elles mettent en œuvre un matériel dont le coût s’est augmenté avec la puissance. Mais l’expérience démontre que les charges éventuelles qu’une guerre peut ajouter à celles que la nation supporte déjà n’exercent qu’une faible influence sur les décisions de son gouvernement. Ce supplément de charges n’atteint pas, d’une manière immédiate et sensible, les gouvernants eux-mêmes ; il n’a pas pour effet de diminuer la liste civile des souverains et les appointements des fonctionnaires civils et militaires. S’il a pour résultat inévitable d’affaiblir et d’appauvrir la nation qui leur fournit leurs moyens d’existence, et de compromettre ainsi l’avenir de leur propre descendance, ce résultat ne se produit qu’à la longue ; et quand même ils en auraient la vague prévision, suffirait-elle pour arrêter la poussée des intérêts et des passions qui les entraînent à la guerre ? L’insuffisance des ressources dont les gouvernements peuvent disposer actuellement pour la guerre serait, sans aucun doute, plus efficace. Mais la guerre trouve aujourd’hui, dans le développement des institutions de crédit et dans le régime monétaire des peuples civilisés, des ressources extraordinaires et toujours prêtes qui lui faisaient défaut autrefois. Avant de s’engager dans l’aventure d’une guerre, les souverains du passé étaient obligés d’accumuler non sans peine un « trésor » et de demander à leurs sujets un supplément de subsides ; ils ne pouvaient que rarement et à des conditions onéreuses recourir à l’emprunt. Il n’en est plus ainsi à présent. Les gouvernements n’ont plus besoin d’accumuler des trésors de guerre. Seul, le gouvernement allemand a eu recours à cette pratique surannée, en mettant en réserve dans la forteresse de Spandau une somme de 120 millions de marks, prise sur l’indemnité de 5 milliards payée par la France. Les banques d’État ou les banques privilégiées mettent au service de la guerre des sommes bien autrement considérables. Au lieu de conserver seulement en métal la somme reconnue nécessaire, soit le tiers au plus du montant de leur circulation fiduciaire, ces banques, que l’État dirige ou privilégie et qu’il pourvoit d’un gouverneur à sa dévotion, entassent, sous la pression avouée ou non du gouvernement, une encaisse métallique presque égale au montant de leurs billets, en renchérissant ainsi, sans nécessité, les frais et le prix de leurs services de prêt ou d’escompte 1. En cas de guerre, les gouvernements ne se font aucun scrupule de mettre la main sur ces trésors qu’ils n’ont pas pris la peine d’accumuler eux-mêmes, en autorisant les banques à suspendre leurs paiements en espèces. Ils peuvent encore, après avoir épuisé ces stocks métalliques, recourir au papier-monnaie, soit en l’émettant directement, soit en obligeant les banques à multiplier leurs émissions. Sans doute, ces émissions surabondantes ont pour effet de déprécier la circulation, mais cette dépréciation ne devient sensible qu’après que le papier a expulsé entièrement la monnaie métallique, et, en attendant, elles peuvent fournir d’abord une somme égale au montant de la monnaie expulsée, ensuite une autre somme égale à la différence du pouvoir d’acquisition du papier déprécié et de la monnaie métallique qu’il remplace. Enfin, les gouvernements dont le crédit est le plus solide peuvent encore continuer, pendant la guerre, à contracter des emprunts, sauf à les payer plus cher que d’habitude. Grâce à ces divers expédients, ils peuvent se dispenser de recourir à des augmentations d’impôts qui ne manqueraient pas de soulever la résistance énergique de l’opinion et ne fourniraient d’ailleurs qu’un supplément de recettes d’une insuffisance presque ridicule. Les grandes puissances européennes trouveraient ainsi, en cas de guerre, des ressources immédiates qu’il est permis d’évaluer sans exagération, à une cinquantaine de milliards. D’un autre côté, le service obligatoire universalisé leur fournirait sur l’heure dix ou douze millions de soldats. Ce n’est donc pas l’insuffisance des ressources en argent et en hommes qui pourrait empêcher les intérêts belliqueux de transformer l’Europe en un vaste champ de bataille.
Cela étant, il s’agit de savoir quelle résistance ils pourraient rencontrer dans les intérêts pacifiques. Les éléments dont il faut tenir compte pour calculer la puissance possible de cette résistance sont d’abord le volume des intérêts pacifiques, ensuite le montant des dommages que la guerre peut leur causer, et par conséquent l’intensité et l’étendue du mouvement d’opinion que l’appréhension de ce dommage peut provoquer.
Le développement extraordinaire de la production depuis un siècle a déterminé un accroissement correspondant de la population qui vit du produit de ses capitaux et de son travail. Mais si cette population, qui est appelée à supporter, de génération en génération, le fardeau de la guerre, s’est considérablement accrue, on peut en dire autant de celle des fonctionnaires militaires et civils, à laquelle la guerre n’inflige aucun dommage et procure au contraire un supplément de profits, de pouvoir et d’influence. On ne saurait affirmer que la proportion qui existait sous l’ancien régime entre ces deux catégories sociales se soit sensiblement modifiée. Si elle a subi un changement, c’est plutôt à l’avantage de la population qui vit du budget que de celle qui l’alimente.
Mais si l’on ne peut pas dire que les intérêts pacifiques se soient accrus dans une proportion plus forte que les intérêts belliqueux, nous allons voir que la guerre leur est infiniment plus dommageable qu’elle ne l’était avant l’extension moderne des débouchés de la production industrielle et agricole et la transformation progressive de son matériel, en un mot qu’elle est devenue de plus en plus incompatible avec les conditions actuelles d’existence des classes industrieuses.