par M. Gustave de Molinari.
Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes
Le passif de l’état de guerre. — Difficulté de faire le compte des frais et dommages causés par la guerre. — Les pertes et les dépenses directes. — Les dommages indirects. — Accroissement progressif des dettes et des budgets des États civilisés depuis le commencement du siècle. — L’augmentation des effectifs militaires. — L’impôt du sang et la charge qu’il impose. — L’actif de l’état de guerre. — Débouché qu’il procure au personnel de la hiérarchie militaire et civile. — Que la multitude gouvernée n’en tire aucun profit appréciable. — Élévation progressive du risque de guerre et augmentation correspondante de l’appareil d’assurance de la paix armée. — Causes qui contribuent à aggraver ce risque. — La politique coloniale. — La politique protectionniste. — L’absorption des petits États par les grands. — Que le risque de guerre et les armements qu’il suscite sont portés actuellement ù leur maximum.
Des statisticiens ont entrepris de faire le compte de ce qu’ont coûté, en hommes et en capitaux, les guerres qui ont désolé le monde civilisé depuis la fin du XVIIIe siècle. Ces estimations sont toutefois inévitablement incomplètes, car elles ne peuvent s’appliquer qu’aux pertes d’hommes et aux dépenses extraordinaires occasionnées directement par la guerre. Il est impossible d’évaluer les dommages indirects que cause la crise industrielle, commerciale et financière qu’elle engendre, et qui va s’étendant et s’aggravant à mesure que se multiplient les relations internationales. On ne peut pas davantage faire le compte de ce que coûtent aux nations les fluctuations et la dépréciation finale du papier-monnaie, auquel les gouvernements recourent d’habitude dans les moments où ils ne pourraient se procurer, par la voie ordinaire des emprunts, les ressources nécessaires pour continuer la guerre. Mais si toutes les évaluations sont, en cette matière, forcément inexactes et incomplètes, on peut cependant, en examinant la situation des budgets et des dettes publiques des États civilisés, se faire une idée du fardeau dont les guerres modernes ont chargé les nations. Dans l’ensemble des budgets des États de l’Europe, les dépenses militaires et navales et le service de la dette absorbent plus des deux tiers des recettes, et le total des dettes accumulées depuis un siècle et contractées presque exclusivement pour subvenir à des dépenses de guerre dépasse 130 milliards 1. Pour subvenir à cet énorme accroissement de charges, les gouvernements ont été obligés de multiplier les impôts, et ils ont eu principalement recours aux impôts indirects, plus faciles à faire accepter parce qu’on ne les voit pas. Pour ne parler que de la France, cette catégorie d’impôts qui ne fournissait qu’environ un tiers du total des recettes sous l’ancien régime en fournit aujourd’hui les deux tiers. Sans doute, les progrès extraordinaires de l’industrie ont augmenté dans des proportions considérables la richesse des nations ; elles peuvent supporter aujourd’hui des charges qui les auraient écrasées, il y a un siècle ; mais il n’est pas moins vrai qu’au lieu de s’abaisser, le tantième que les gouvernements prélèvent sur les revenus des nations va s’élevant tous les jours, et qu’il tend de plus en plus à absorber, comme sous le régime de l’esclavage, le produit net de leur industrie. La charge de l’impôt du sang ou du service obligatoire s’est élevée dans une proportion plus forte encore. Ceci à une époque où le péril des invasions de barbares qui pouvait seul justifier les sacrifices imposés aux peuples pour assurer leur sécurité a complètement cessé d’exister.
Encore faut-il ajouter que le montant de ces impôts, destinés à assurer une sécurité qui n’est plus menacée, ne constitue qu’une partie de la charge et des dommages qu’ils infligent. La perception des droits de douane et des autres taxes indirectes nécessite des restrictions et des gênes qui entravent le développement de la production. Quant à l’impôt du sang, outre la perte et les dommages qu’il cause directement en prélevant sur le travail une dîme stérile, il atteint la vitalité même des nations en enlevant à la reproduction ses agents les plus vigoureux, dans l’âge où ils y sont particulièrement aptes, pour les livrer aux périls et à la corruption de la prostitution la plus basse.
En présence de cet énorme passif d’impôts, de dettes et de dommages de tous genres,— dans lequel nous n’avons pas compris les souffrances physiques et morales qu’il est dans la nature de la guerre de causer, qu’avons-nous a placer à l’actif de la continuation de l’état de guerre ? Quels bénéfices les nations civilisées en ont-elles retirés depuis un siècle ?
Ici, apparaît l’opposition immédiate d’intérêts qui existe entre les gouvernants et les gouvernés. Si l’on considère l’intérêt particulier et actuel des classes gouvernantes des États civilisés, on devra reconnaître que ces classes ont bénéficié de la continuation de l’état de guerre, — quoique l’établissement d’un régime de paix leur eût été, selon toute apparence, encore plus avantageuse. Il a fourni un débouché assuré sinon lucratif, — au moins dans les emplois inférieurs de la hiérarchie, — aux familles dans lesquelles se recrute, de génération en génération, la plus grande partie, on pourrait dire même la presque totalité des fonctionnaires militaires et civils. Il a augmenté le prestige des souverains et des politiciens qui ont conservé le pouvoir illimité de disposer des ressources des contribuables et même d’hypothéquer leurs ressources futures pour entreprendre des guerres en opposition manifeste avec l’intérêt général et permanent de la nation. Nous venons de donner un court aperçu de ce qu’elles ont coûté à la communauté civilisée. Quels progrès matériels et moraux ont-elles suscités ? Le compte en serait facile à faire, et ce compte se solderait presque invariablement par un déficit supplémentaire. Dans toute l’Europe, les guerres de la Révolution et de l’Empire ont retardé la réforme de l’ancien régime, en investissant les chefs d’état du pouvoir dictatorial que la guerre nécessite et en leur permettant d’ajourner les réformes demandées par leurs peuples. C’est seulement après un long intervalle de paix que l’opinion est devenue assez forte pour les obliger à compter avec elle. Si ces guerres et celles qui les ont suivies ont favorisé un certain nombre d’intérêts, plus ou moins recommandables, elles ont retardé le développement général de la richesse et de la civilisation.
Enfin, en sus des frais qu’elles ont coûtés et des dommages qu’elles ont causés pendant leur durée, ces guerres ont rendu la paix de plus en plus précaire ; en d’autres termes, elles ont élevé le taux du risque de guerre.
« Le risque de guerre, remarquions-nous dans un de nos précédents ouvrages 2, surélevé par la Révolution et l’Empire, redescendit et tomba même à son point le plus bas de 1815 à 1830. La révolution de 1830 le fit remonter de plusieurs points, sous l’influence de la crainte que les passions et les intérêts belliqueux ne vinssent à reprendre le dessus en France, mais la politique résolument pacifique du roi Louis-Philippe le fit ensuite redescendre de nouveau. On pourrait, au surplus, dresser un tableau très approximativement exact de ses fluctuations en notant les fluctuations en sens contraire de la Bourse, à chacun de ses mouvements. Il s’est relevé brusquement en 1848, mais c’est du rétablissement de l’Empire que date son mouvement presque constamment ascensionnel. Depuis la guerre de 1870, ce mouvement de hausse s’est encore accentué, quoiqu’on puisse signaler de nombreuses fluctuations dans son développement.
« A mesure que le risque de guerre s’est élevé, l’appareil nécessaire pour y pourvoir a reçu un accroissement correspondant : la servitude militaire, d’abord limitée, en fait, à la classe inférieure de la population, a été étendue à toutes les classes, chaque pays s’est entouré d’une ceinture de fortifications, comme au moyen âge chaque seigneurie, et les budgets de la paix armée se sont élevés à un taux que n’atteignaient pas auparavant les budgets mêmes de la guerre ».
Cette élévation progressive du risque de guerre n’est pas toutefois causée uniquement par la guerre elle-même.
Parmi les causes qui l’ont suscitée, il faut signaler, en premier lieu, la multiplication des occasions de conflits depuis que le développement extraordinaire des moyens de communication et des relations commerciales a rapproché les peuples et internationalisé les intérêts, depuis encore que les gouvernements des États civilisés ont entrepris de soumettre à leur domination les régions du globe occupées par les peuples inférieurs ou moins avancés. Ces conflits sont fomentés tantôt par la jalousie qu’inspire aux nations les moins capables de tirer parti de leurs acquisitions territoriales, le succès de celles qui se montrent plus aptes à mener à bien leurs entreprises de colonisation, tantôt par l’esprit de monopole qui suscite les relèvements et les guerres de tarifs, en vouant à la ruine les populations de plus en plus nombreuses auxquelles les débouchés extérieurs fournissent leurs moyens d’existence. Ces confiscations de clientèle que votent tous les jours des politiciens aux gages d’intérêts influents, entretiennent entre les peuples les passions haineuses que les guerres du passé avaient créées, en envenimant les difficultés qui naissent de leur rapprochement et de la multiplicité croissante de leurs rapports, et elles fournissent ainsi aux chefs d’États ou aux partis politiques qui croient tirer profit d’une guerre, l’occasion de la provoquer en invoquant l’intérêt ou l’honneur national. En second lieu, l’absorption, opérée à la suite des guerres de la Révolution et de l’Empire, d’une foule de petits États qui servaient, en quelque sorte, de tampons entre les grandes puissances, a eu pour effet, sinon de rendre les guerres plus fréquentes, au moins d’en aggraver les risques et les conséquences. L’Europe est actuellement partagée entre six grandes puissances, dont aucune n’est séparée d’une rivale, et chez la plupart desquelles les intérêts attachés à la conservation de l’état de guerre l’emportent en influence sinon en volume sur les intérêts pacifiques. Comment le contact immédiat d’intérêts belliqueux n’aurait-il pas élevé le risque de guerre et déterminé l’accroissement de l’appareil d’assurance nécessaire pour le couvrir ? Chaque fois qu’une de ces grandes puissances a développé ou perfectionné ses armements, les autres se sont crues obligées de suivre son exemple. Chaque fois encore qu’une guerre a éclaté, en aggravant le risque de nouvelles ruptures de la paix par les passions haineuses et les désirs de revendication ou de revanche qu’il est dans la nature de la guerre de susciter, l’appareil d’assurance de ce risque a été renforcé. Les choses en sont venues au point, depuis que la guerre franco-allemande en a élevé le taux au maximum, que les armements ont fini par être portés aussi an maximum que comportent les ressources de chaque puissance, en personnel et en matériel, et les possibilités de l’impôt. Les petits États, même ceux que leur neutralité semblait devoir protéger, ont cru, non sans raison peut-être, qu’ils ne pouvaient se dispenser d’imiter les grands. C’est ainsi que l’Europe est devenue une vaste place de guerre, hérissée de fortifications formidables, et qu’elle tient sur pied, en temps de paix, des armées dix fois plus nombreuses que celles qui suffisaient jadis à la préserver des invasions des Barbares.
Sous ce régime de paix armée à outrance, il serait, comme on va le voir, téméraire d’affirmer que les chances de paix doivent l’emporter sur les risques de guerre.
1. Appendice. Note K. L’augmentation progressive des dépenses de guerre et des dettes publiques en Europe.
2. Comment se résoudra la question sociale, p. 192.