Les Bourses du travail


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


Chapitre XXI — Résultats matériels et moraux de l’extension et de l’unification des marchés du travail.

Résultats bienfaisants de l’extension des marchés des produits et des capitaux. — La suppression des famines, — de l’usure. — Solidarité qu’elle a créée entre les peuples. — Résultats non moins bienfaisants de l’extension des marchés du travail. — Qu’elle déterminera la suppression de l’usure dans la location du travail. — Qu’elle remédiera mieux qu’aucune réglementation à l’inégalité de la situation de l’entrepreneur et de l’ouvrier dans le débat du salaire. — Qu’elle établira un prix régulateur que les lois de l’échange tendront continuellement à confondre avec le prix nécessaire ou le juste prix du travail. — Qu’elle déterminera un progrès général de la production et de la richesse. — Enfin qu’elle apportera un argument décisif en faveur de la complète liberté des échanges.


Quoique des obstacles de tous genres entravent l’agrandissement des marchés des produits et des capitaux et y causent d’incessantes perturbations, les résultats bienfaisants de ce progrès sont devenus trop évidents pour qu’il soit possible de les contester. L’extension successive des marchés des produits, qui a vingtuplé en moins de deux siècles le commerce extérieur des nations civilisées, a eu pour premier effet d’établir entre elles une communauté et une solidarité croissantes d’intérêts. Aussi longtemps qu’elles sont demeurées isolées, et que l’état de guerre apparaissait comme un phénomène normal et inévitable, elles étaient intéressées à l’affaiblissement et, par conséquent, à l’appauvrissement de leurs rivales. Il en a été autrement depuis que leurs rapports commerciaux se sont multipliés : dans chaque pays une catégorie de plus en plus nombreuse de producteurs, entrepreneurs, capitalistes, ouvriers — trouve ses moyens d’existence dans l’exportation de ses produits, tandis que l’importation fournit, en échange, à la généralité des consommateurs, une partie des articles nécessaires à leur alimentation et à la satisfaction de leurs autres besoins matériels et moraux. Les uns ont intérêt à l’accroissement de la richesse de leur clientèle étrangère, car, à mesure qu’elle devient plus riche, elle augmente ses achats et leur procure ainsi, sous forme de profits, d’intérêts, de rentes ou de salaires, une somme de revenus plus élevée ; les autres ne sont pas moins intéressés à la prospérité et au développement de l’industrie étrangère, car ses progrès tournent à leur profit en améliorant la qualité et en abaissant le prix des articles qu’elle leur fournit. L’agrandissement des marchés a encore cet effet utile de mettre en concurrence les agriculteurs, les industriels et les intermédiaires des différents pays, de les obliger à perfectionner leur outillage et leurs procédés, sous peine d’être supplantés par leurs rivaux et de perdre les revenus qui les font vivre. Enfin l’extension des marchés de certains articles de première nécessité, dont l’homme n’est pas le maître de régler la production conformément à ses besoins, tels que les denrées alimentaires, a remédié aux maux provenant tantôt de l’insuffisance, tantôt de la surabondance des récoltes, maux qui infligeaient aux populations des souffrances presque égales : l’insuffisance engendrait la disette et parfois la famine, la surabondance ne laissait à la classe nombreuse des exploitants du sol qu’un revenu insuffisant pour s’acquitter des impôts et des autres charges dont elle était accablée. L’agrandissement et la mise en communication des marchés des denrées alimentaires, en dépit des obstacles des barrières douanières, a apporté un remède efficace à ces maux qui semblaient naguère encore incurables, en permettant de combler les déficits des uns avec les excédents des autres. Les prix ont cessé de subir des hausses ou des baisses excessives : l’unification des marchés a créé une double assurance contre les risques de la surabondance et de la disette.

L’extension des marchés des capitaux n’a pas eu des effets moins bienfaisants. Dans les marchés limités de l’ancien régime économique, l’intérêt des capitaux était bien moins déterminé par leur degré d’abondance que par l’intensité comparative des besoins d’emprunter et de prêter. Le besoin du prêteur étant moins urgent que celui de l’emprunteur, le taux courant de l’intérêt dépassait communément le taux nécessaire. L’usure était la règle, et la prohibition ou la limitation légale de l’intérêt, en écartant du marché les capitalistes scrupuleux, le livrait au monopole des usuriers. A mesure que le marché s’est étendu, que les intermédiaires se sont multipliés, ce monopole a été entamé et il ne continue de subsister que dans les localités dépourvues des institutions de crédit qui récoltent les capitaux dans les endroits où ils sont abondants pour les porter dans ceux où ils sont rares. Avant que ces institutions se fussent propagées, les capitaux qui n’étaient pas employés à l’usure demeuraient le plus souvent improductifs dans les pays où l’épargne les multipliait mais où l’insuffisance des matériaux et des débouchés de la production en rendait l’emploi peu profitable, tandis que dans d’autres pays, placés dans des conditions plus favorables, leur rareté enrayait l’essor des entreprises et le développement et la richesse. L’extension des marchés à complètement changé cet état de choses. Les capitaux se sont de plus en plus mobilisés et internationalisés. L’Angleterre, la France, la Hollande, la Belgique, la Suisse, ont exporté des capitaux par milliards en Russie, en Amérique, en Australie, dans l’Inde, où ils ont servi à construire des chemins de fer, à alimenter et à perfectionner les industries agricoles, à créer l’industrie manufacturière. Ils sont employés aussi malheureusement à combler les déficits creusés par les armements, les guerres et autres dépenses stériles ou nuisibles des États politiques ; mais, si dommageable que soit l’usage qu’en font les gouvernements, il ne balance point les bienfaits de l’extension des marchés. Après avoir été la règle, l’usure est devenue l’exception, le taux de l’intérêt à tendu à se niveler et à se fixer partout au niveau de la rétribution nécessaire pour déterminer l’engagement des capitaux au service de la production.

A quoi l’on peut ajouter que la diffusion des capitaux et du crédit a agi comme un instrument de moralisation. Elle a contribué à moraliser les prêteurs en faisant disparaître le monopole générateur de l’usure, et les emprunteurs eux-mêmes, en punissant ceux qui manquent à leurs engagements par la suppression du crédit, ou tout au moins par l’exhaussement de la prime du risque qui est une portion intégrante et non la moindre de l’intérêt.

Enfin, comme l’internationalisation des produits, celle des capitaux crée entre les peuples des liens de dépendance et de solidarité mutuelles. Un capitaliste français, anglais, suisse, dont les fonds sont engagés dans des entreprises de chemins de fer, de mines, etc., en Russie, en Espagne, en Amérique, est intéressé à la prospérité de ces pays étrangers comme à celle de son propre pays.

Sans doute, les liens qu’a créés l’extension des marchés des produits et des capitaux ne sont pas encore assez forts et assez nombreux pour enrayer toujours les intérêts et les passions qui poussent les peuples civilisés à s’entre-nuire et à s’entre-détruire, mais le réseau des intérêts solidaires va se développant d’une manière continue, et le jour n’est pas éloigné où l’on s’apercevra qu’ils ont acquis, dans leur progression silencieuse, la puissance nécessaire pour imposer la paix.

Il est permis d’affirmer que l’extension et l’unification des marchés du travail n’auront pas des résultats moins bienfaisants.

Elles mettront fin à la guerre civile du capital et du travail, en égalisant la situation des deux parties dans l’échange du travail contre le salaire et en leur enlevant, en même temps, tout pouvoir d’influer sur le taux et les conditions de cet échange. Dans l’état actuel des marchés du travail l’intensité inégale des besoins de l’entrepreneur et de l’ouvrier n’a pas cessé d’agir comme un facteur déterminant de la fixation du salaire. De même que l’agriculteur, l’industriel ou le commerçant besogneux, obligé de pourvoir à quelque échéance menaçante, se trouvait jadis à la merci du petit nombre de prêteurs ou même du prêteur unique de sa localité — moins pressés de prêter qu’il ne l’était d’emprunter, — et contraint par la nécessité d’accepter le taux et les conditions usuraires que le monopole dont ils jouissaient leur permettaient d’imposer, l’ouvrier dépourvu des ressources indispensables pour attendre ou se déplacer, est obligé, par une nécessité non moins impérieuse, de subir la loi des entrepreneurs locaux. Si l’usure a généralement cessé de vicier le prêt du capital, elle a continué de vicier la location du travail, et elle provoque chez les ouvriers qui en sont victimes les mêmes sentiments de haine contre les entrepreneurs qu’éprouvaient les emprunteurs contre les usuriers. Et de même qu’on établissait autrefois un maximum du taux de l’intérêt pour protéger les emprunteurs contre le pouvoir inégal des prêteurs, on réclame aujourd’hui l’établissement d’un maximum de la durée du travail, en attendant un minimum de salaire, pour protéger les ouvriers contre le pouvoir non moins inégal des entrepreneurs. Mais de même que l’agrandissement et la mise en communication, des marchés des capitaux ont agi beaucoup plus efficacement que la coutume ou la loi pour supprimer l’usure, l’extension et l’unification des marchés du travail agiront plus sûrement qu’aucune réglementation nationale ou même internationale de la durée du travail et du taux des salaires, pour remédier aux effets nuisibles de l’intensité inégale des besoins des entrepreneurs et des ouvriers, dans des marchés limités et isolés. Lorsque les deux échangistes disposeront à un degré égal de l’espace et du temps, lorsque des groupes d’entrepreneurs ou d’ouvriers coalisés ne pourront plus provoquer une baisse ou une hausse artificielle des salaires, sans qu’aussitôt un mouvement d’exportation ou d’importation de travail ne vienne corriger et neutraliser l’effet de cette manœuvre de monopole, le taux des salaires sera uniquement déterminé comme l’est déjà celui des céréales, des laines, etc., par le rapport des quantités offertes et demandées sur le marché général. Le prix régulateur qui sera l’expression de ce rapport fera loi dans toutes les transactions particulières : il n’y aura plus de débat, plus de marchandage, partant plus de conflit entre les parties. Enfin le rapport des quantités offertes et demandées tendant naturellement sous l’impulsion des lois de l’échange, à s’établir de manière à mettre le prix courant au niveau du prix nécessaire, c’est-à-dire du juste prix de toutes choses, la lutte intestine du capital, et du travail n’aura plus de raison d’être ; la paix — une paix que la justice seule peut fonder et rendre durable — succédera à la guerre.

Parmi les autres conséquences bienfaisantes de l’agrandissement et de la mise en communication des marchés du travail, on peut signaler encore, en premier lieu, un progrès général de la production et de la richesse, déterminé, d’un côté, par l’apport assuré et rapide du travail dans les régions où il est en déficit par rapport aux autres agents productifs, d’un autre côté, par le retrait devenu possible de ses excédents, dans les endroits où ils diminuent le taux des salaires, tout en nécessitant l’intervention de la charité privée et publique pour l’entretien des « sans-travail » ; en second lieu, une excitation au progrès des institutions politiques et économiques, par l’accroissement des facilités du passage d’un pays dans un autre pour la classe qui supporte principalement le poids des vices et des charges d’un mauvais gouvernement ; enfin, la condamnation et la ruine du système de prétendue protection du « travail national ». Le sophisme capital des fauteurs de ce système d’exploitation c’est que la protection augmente la quantité de travail disponible, et par conséquent la somme des moyens d’existence de la classe ouvrière, de manière à compenser et au delà l’impôt qu’elle permet aux propriétaires et aux industriels protégés de prélever sur la généralité des consommateurs. La connaissance exacte du marché du travail et des effets comparés des relèvements et des abaissements des tarifs sur le taux des salaires, fournira une preuve mathématique de la fausseté de ce sophisme. En même temps, les maux que causent les changements du régime douanier, en élargissant les débouchés de certaines industries et en rétrécissant ceux des autres, en provoquant ainsi le déplacement des sources du travail et en les tarissant en partie, deviendront visibles à tous les yeux et créeront un mouvement irrésistible d’opinion en faveur de la suppression des barrières que la fiscalité et la protection opposent à la liberté des échanges.


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