Les Bourses du travail


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


Chapitre XX — Le marchandage. Comment on peut le perfectionner.

De la transformation du marchandage. — Combinaisons possibles. — Rôle d’une société de marchandage. — Avantages qu’elle procurerait aux entrepreneurs, aux ouvriers et finalement aux consommateurs.


Supposons que le marchandage subisse une transformation progressive analogue à celle qui a substitué les manufactures aux petits ateliers, les grands magasins aux boutiques, qu’il soit pratiqué par des sociétés puissantes disposant d’un capital qui se chiffre non plus par milliers de francs mais par millions, quelles seront les conséquences de ce progrès ?

Prenons encore pour exemple l’industrie cotonnière. Dans l’état actuel des choses, c’est l’entrepreneur individuel ou collectif qui, après avoir réuni le capital nécessaire, construit ou loué les bâtiments de la manufacture, acheté les outils, les machines, les outils et les matières premières, enrôlé impersonnel d’employés et d’ouvriers, se charge de l’exécution de l’ensemble des travaux qu’exige la transformation du coton en étoffes. Il engage et paie individuellement les ouvriers, dirige et surveille leur travail avec le concours de son état-major de sous-directeurs et de contremaîtres, il supporte les risques et les dommages causés par les grèves, les maladies, les accidents, la négligence et les malfaçons. Il est obligé de se procurer en monnaie chaque semaine ou, au plus tard, chaque quinzaine, la somme nécessaire au paiement des salaires et n’en est remboursé qu’au bout de trois mois, six mois et même plus tard. C’est une avance de capital dont il paie l’intérêt. En totalisant ce que lui coûte l’ensemble des charges, des frais et des risques qu’implique ce mode d’exécution des travaux de sa manufacture, on arrive à une somme considérable.

Si la somme annuellement payée en salaires aux simples ouvriers s’élevait par exemple 500 000 fr., les frais d’état-major, de surveillance, de comptabilité des salaires individuels, les risques de chômages, d’accidents, de malfaçons, etc., y ajouteraient, d’après l’estimation la plus modérée, au moins 100 000 francs, soit en totalité 600,000 francs.

Eh bien, supposons qu’une société de marchandage intervienne et propose au manufacturier de se charger de tous les travaux de la fabrication pour une somme inférieure à 600 000 francs, soit pour 550 000 francs payables successivement à des termes de trois mois, il pourra réaliser de ce chef une économie de 50 000 francs augmentée d’une économie d’intérêts sur la somme qu’il emploie au paiement des salaires. Une autre combinaison serait encore possible : au lieu de recevoir une somme fixe sur le produit de l’entreprise, la société de marchandage pourrait simplement entrer en partage de ce produit. Elle supporterait dans ce cas sa part des risques de la réalisation, et le taux de partage devrait être calcule et fixé de manière à ajouter à la somme du forfait la prime nécessaire pour compenser cette portion des risques de l’entreprise. Ce serait, sous une forme progressive, l’association du capital et du travail.

Dans l’une ou l’autre hypothèse, la société de marchandage aurait à pourvoir à tous les frais et risques de fabrication qui sont à la charge de l’entrepreneur dans le mode actuel d’organisation des entreprises ; elle enrôlerait et paierait les ouvriers, dirigerait et surveillerait leur travail, etc., etc. Comment pourrait-elle abaisser ces frais et risques de manière à réaliser un profit rémunérateur, tout en faisant participer les ouvriers au bénéfice de cette nouvelle application du principe de la division du travail ?

Cette économie sur les frais et risques qu’elle prendrait à sa charge, une société amplement pourvue de capitaux pourrait l’opérer de la manière suivante :

1° En entreprenant les travaux de fabrication de plusieurs manufactures, elle réaliserait une économie notable sur leurs frais de direction et d’administration ; 2° ayant pour fonction spéciale de recruter des ouvriers, de diriger et de surveiller leur travail, elle pourrait choisir mieux son personnel de travailleurs ; elle irait chercher le travail dans les endroits où il se trouve en meilleure qualité, tandis que les entrepreneurs sont le plus souvent obligés, sous le régime actuel, de se contenter de celui que leur fournit le marché local ; 3° l’organisation spécialisée de la direction et de la surveillance ne manquerait pas de se perfectionner en raison de cette spécialisation ; d’où un abaissement des frais, dommages et risques de la détérioration du matériel, des malfaçons, du gaspillage et du vol des matières premières ; 4° en raison de la supériorité de ses ressources et de son crédit, en comparaison de ceux d’un simple entrepreneur, la société se procurerait à meilleur marché le capital nécessaire au paiement des salaires.

Ces économies réunies lui permettraient de débarrasser les entrepreneurs du soin des travaux de fabrication, en diminuant leurs frais, et de réaliser elle-même un profit.

L’intervention d’une société de marchandage ne serait pas moins avantageuse aux ouvriers.

1° Dans l’état actuel des choses, les ouvriers sont communément payés toutes les semaines ou toutes les quinzaines, mais il arrive que des entrepreneurs dans la gêne soient obligés de retarder leur paiement, pis encore, qu’ils paient leurs ouvriers en nature, ou les contraignent à se pourvoir à leurs magasins des choses nécessaires à la vie. Une compagnie qui pratiquerait le marchandage sur le pied d’une grande industrie pourrait assurer à ses ouvriers un paiement régulier et à leur convenance, sans recourir aux expédients du truck system.

2° Elle pourrait améliorer la condition des ouvriers en leur rendant des services que de simples entrepreneurs chargés du soin de l’exécution des travaux de la production, et préoccupés des soucis du placement des produits n’ont pas le loisir de leur rendre, quand même ils en auraient la volonté. Elle pourrait par exemple, se charger de recueillir et de placer leurs épargnes, de les faire assurer aux conditions les plus avantageuses contre les maladies, les accidents et la vieillesse, d’instituer des bureaux de consultation et de renseignements pour leurs affaires privées, de leur rendre, en un mot, toute sorte de services d’aide et de tutelle.

3° En supposant que les marchés du travail s’agrandissent et s’unifient sous l’influence du progrès de l’industrie du placement, de l’institution des mutualités de crédit et du développement de la publicité ouvrière, qu’un marché général se substitue aux marchés locaux, et que le prix du travail devenu impersonnel soit déterminé seulement par le rapport des quantités offertes et demandées, comme l’est déjà celui des capitaux et des produits de grande consommation, les sociétés de marchandage ne seraient pas plus que les entreprises qui continueraient d’être organisées suivant le mode actuel, maîtresses de fixer le taux du salaire ; elles paieraient le travail au cours du marché, mais en raison des avantages particuliers qu’elles pourraient procurer aux ouvriers, elles en recruteraient l’élite, et rendraient ainsi nécessaire, sous peine de ruine pour les retardataires, la transformation économique des entreprises. Cette transformation s’accomplirait au double avantage du capital et du travail, et, par répercussion, des consommateurs qui bénéficient finalement de tous les progrès réalisés dans le mécanisme et les opérations de la production.

Nous avons remarqué plus haut que des sociétés de marchandage pourraient se charger des travaux des entreprises de production en échange d’une somme fixe ou d’une part éventuelle dans les produits. En supposant que cette dernière combinaison fut adoptée de préférence, les sociétés de marchandage pourraient encore, suivant les convenances des ouvriers les rétribuer, comme aujourd’hui, au moyen d’un salaire, ou bien, en les laissant dans ce cas participer aux risques de l’entreprise, au moyen d’une part éventuelle ; mais, selon toute apparence un salaire, c’est-à-dire une part fixe et assurée dans les résultats de la production, continuerait de répondre mieux aux convenances de la généralité des travailleurs, de même qu’un intérêt convient mieux qu’une part de profit ou un dividende à la généralité des capitalistes. Qu’il s’agisse de travail ou de capital, le nombre des obligataires l’emportera probablement toujours sur celui des actionnaires 1.



Note

1. Appendice. Note A-B.


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