Théorie et Histoire

Une interprétation de l'évolution économique et sociale

Première édition :Yale University Press, 1957. Réédité (et mis en ligne) par le Ludwig von Mises Institute

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

Deuxième partie : Déterminisme et matérialisme

Chapitre 5 :Le déterminisme et ses critiques

 

1. Le déterminisme

Quelle que puisse être la véritable nature de l'univers et de la réalité, l'homme ne peut en étudier que ce qui lui est rendu compréhensible par la structure logique de son esprit. La raison, seul instrument de la science humaine et de la philosophie, ne fournit pas la connaissance absolue et la sagesse finale. Il est vain de spéculer à propos des choses ultimes. Ce qui apparaît à l'homme comme une donnée ultime, défiant toute analyse supplémentaire et ne pouvant être réduit à quelque chose de plus fondamental, pourrait ou non apparaître tel à une intelligence plus parfaite. Nous ne le savons pas.

L'homme ne peut pas saisir le concept de vide absolu, ni celui de la création de quelque chose à partir de rien. L'idée même de création dépasse sa compréhension. Le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, que Pascal oppose dans ses Mémoires aux "philosophes et savants," est une image vivante, qui possède une signification claire et précise pour tout fidèle. Cependant, les philosophes, dans leurs efforts pour construire un concept de Dieu, de ses attributs et de sa direction des affaires du monde, se sont retrouvés empêtrés dans d'inextricables contradictions et paradoxes. Un Dieu dont l'essence et les moyens d'action pourraient être soigneusement circonscrits par un simple mortel ne ressemblerait pas au Dieu des prophètes, des saints et des mystiques.

La structure logique de son esprit impose à l'homme le déterminisme et la causalité. Pour l'homme, tout ce qui se passe dans l'univers résulte de l'évolution nécessaire de forces, de puissances et de qualités qui étaient déjà présents au stade initial de l'inconnu dont proviennent toutes les choses. Toutes les choses de l'univers sont interconnectées et tous les changements sont les effets de puissances inhérentes aux choses. Aucun changement ne peut se produire qui ne serait la conséquence nécessaire d'un état précédent. Tous les faits dépendent de causes, et sont déterminés par ces dernières. Aucun écart par rapport au cours nécessaire des événements n'est possible. La loi éternelle régit tout.

Le déterminisme est en ce sens la base épistémologique de toute recherche humaine de la connaissance [1]. L'homme ne peut pas même concevoir l'image d'un univers indéterminé. Dans un tel monde, il ne pourrait exister de conscience des choses matérielles ni de leurs changements. Tout apparaîtrait comme un chaos sans aucun sens. On ne pourrait rien identifier, ni distinguer. On ne pourrait s'attendre à rien, ni rien prédire. Au sein d'un tel environnement, l'homme serait aussi impuissant que si on lui parlait dans une langue inconnue. Aucune action ne pourrait être préparée et encore moins entreprise. L'homme est ce qu'il est parce qu'il vit dans un monde de régularité et qu'il a le pouvoir mental de concevoir la relation de cause à effet.

Toute spéculation épistémologique doit conduire au déterminisme. Accepter ce dernier soulève toutefois quelques difficultés théoriques qui sembles insolubles. Alors qu'aucune philosophie n'a réfuté le déterminisme, il se trouve qu'il n'a pas pu être concilié avec certaines idées. Des attaques passionnées ont été dirigées contre lui parce que les gens croient qu'il doit nécessairement aboutir à une absurdité.

2. La négation des facteurs idéologiques.

De nombreux auteurs ont présumé que le déterminisme, impliquant totalement un matérialisme logique, nie absolument que les actes mentaux puissent jouer un rôle quelconque dans le déroulement des événements. Dans le contexte d'une telle interprétation de cette doctrine, causalité signifie causalité mécanique. Tout changement provient d'entités, de processus et d'événement matériels. Les idées sont simplement des étapes intermédiaires du processus au cours duquel un facteur matériel produit un effet matériel donné. Elles n'ont pas d'existence autonome et ne sont que le reflet de l'état des entités matérielles qui les suscitent. Il n'existe pas d'histoire des idées et des actions qu'elles gouvernent : il n'existe qu'une histoire de l'évolution des facteurs réels qui engendrent les idées.

Du point de vue de ce matérialisme intégral, seule doctrine matérialiste cohérente, les méthodes habituelles des historiens et des biographes doivent être rejetées comme un non sens idéaliste. Il est vain de chercher la source du développement de certaines idées dans d'autres idées préalables. Par exemple, il n'est "pas scientifique" de montrer comment les idées philosophiques du dix-septième et dix-huitième siècles ont évolué à partir de celles du seizième. L'histoire "scientifique" devrait montrer que les principes philosophiques proviennent nécessairement des conditions réelles — physiques et biologiques — de l'époque. Il n'est "pas scientifique" de décrire comme un processus mental l'évolution des idées de Saint Augustin, qui l'ont conduit de Cicéron à Mani et du Manichéisme au Catholicisme. Le biographe "scientifique" devrait révéler les processus physiologiques qui ont nécessairement conduit aux doctrines philosophiques correspondantes.

L'examen du matérialisme est une tâche laissée aux chapitres suivants. A ce point de l'exposé, il est suffisant d'établir le fait que le déterminisme n'implique en lui-même aucune concession au point de vue matérialiste. Il ne nie pas la vérité évidente qui dit que les idées ont une existence propre, contribuent à l'émergence d'autres idées et s'influencent les unes les autres. Il ne nie pas la causalité mentale et ne rejette pas l'Histoire comme illusion métaphysique et idéaliste.

3. La controverse du libre arbitre

L'homme choisit entre divers modes d'action incompatibles entre eux. De telles décisions, explique la doctrine du libre arbitre, sont fondamentalement non déterminées et sans cause ; elles ne sont pas le résultat inévitable de conditions antérieures. Elles sont plutôt la manifestation de la disposition la plus profonde de l'homme, de sa liberté morale indélébile. Cette liberté morale est la caractéristique essentielle de l'homme, le plaçant dans une position unique dans l'univers.

Les déterministes rejettent cette doctrine comme illusoire. L'homme, disent-ils, se trompe lui-même en croyant qu'il choisit. Quelque chose que l'individu ne connaît pas dirige sa volonté. Il pense soupeser dans son cerveau le pour et le contre d'une alternative laissée à son choix, et prendre ensuite une décision. Il ne comprend pas que l'état antérieur des choses l'oblige à une ligne de conduite précise et qu'il n'a aucun moyen d'échapper à cette pression. L'homme n'agit pas : il est l'objet d'une action.

Les déterministes ont raison d'affirmer que tout ce qui se passe est la suite nécessaire de l'état antérieur. Ce qu'un homme pense à un instant de sa vie dépend entièrement de son passé, c'est-à-dire de son héritage physiologique et de tout ce qu'il a vécu auparavant. Pourtant, l'importance de cette thèse est considérablement affaiblie par le fait qu'on ne sait rien sur la façon dont les idées surgissent. Le déterminisme est intenable s'il se fonde sur le dogme matérialiste ou s'il lui est relié [2]. S'il est soutenu sans l'appui du matérialisme, il dit en fait peu de choses et ne soutient certainement pas le rejet de la méthode historique par les déterministes.

La doctrine du libre arbitre a raison de souligner la différence fondamentale entre l'action humaine et le comportement animal. Alors que l'animal ne peut s'empêcher de céder aux impulsions physiologiques du moment, l'homme choisit entre différents modes de conduite. L'homme a même le pouvoir de choisir entre céder à l'instinct le plus impérieux, celui de la préservation de soi, et viser d'autres buts. Tous les sarcasmes et toutes les railleries des positivistes ne peuvent pas abolir le fait que les idées ont une existence réelle et sont d'authentiques facteurs changeant le cours des événements.

On ne peut pas faire remonter à leurs causes les conséquences des efforts mentaux de l'homme, les idées et les jugements de valeur qui orientent l'action des individus. En ce sens il s'agit de données ultimes. En les utilisant, nous nous référons au concept d'individualité. Toutefois, en ayant recours à cette notion, nous ne disons en aucun cas que les idées et les jugements de valeur surgissent du néant, par une sorte de génération spontanée, sans être reliés le moins du monde à ce qui était déjà dans l'univers avant leur apparition. Nous établissons simplement le fait que nous ne savons rien des processus mentaux qui, dans un être humain, produisent les idées résultant de l'état de son environnement physique et idéologique.

Cette connaissance est le grain de vérité de la doctrine du libre arbitre. Cependant, les tentatives passionnées pour réfuter le déterminisme et pour sauver la notion de libre arbitre ne s'intéressaient pas au problème de l'individualité. Elles étaient provoquées par les conséquences pratiques auxquelles, croyait-on, devait inévitablement conduire le déterminisme : un quiétisme fataliste et une absolution de toute responsabilité morale.

4. Prédestination et fatalisme

Comme l'enseignent les théologiens, Dieu, omniscient, sait à l'avance tout ce qui va se passer dans l'univers pour tous les temps à venir. Sa prévoyance est illimitée et n'est pas uniquement le résultat de sa connaissance des lois déterminant tous les événements. Même dans un univers où existe le libre arbitre, quel qu'il puisse être, sa préconnaissance est parfaite. Il anticipe totalement et correctement toutes les décisions de n'importe quel individu.

Laplace avait fièrement déclaré que son système n'avait pas besoin d'avoir recours à l'hypothèse de l'existence de Dieu. Il avait cependant construit sa propre image d'un quasi Dieu et l'avait appelée intelligence suprahumaine. Cet esprit hypothétique connaissait toutes les choses et tous les événements avant qu'ils ne se produisent, mais uniquement parce qu'il connaissait toutes les lois immuables et éternelles s'appliquant à tout événement, mental comme physique.

L'idée de l'omniscience de Dieu a été communément dépeinte sous l'image d'un livre dans lequel figurent toutes les choses futures. Aucun écart par rapport aux lignes de ce livre n'est possible. Toutes les choses se dérouleront comme il est écrit. Ce qui doit arriver arrivera, quoi que puisse faire un homme pour changer le résultat. Par conséquent, un fatalisme cohérent a conclu qu'il était inutile pour l'homme d'agir. Pourquoi se donner de la peine, si tout doit finalement conduire à une fin prédestinée ?

Le fatalisme est tellement contraire à la nature humaine que peu de gens étaient prêts à tirer toutes les conclusions auxquelles il amenait et à adapter leur conduite en conséquence. C'est une fable que de raconter que les victoires des conquérants arabes des premiers siècles de l'Islam étaient dues aux enseignements fatalistes de Mahomet. Les chefs des armées musulmanes qui ont conquis en très peu de temps une grande partie de la zone méditerranéenne n'avaient pas une confiance fataliste en Allah. Ils croyaient plutôt que leur Dieu était du côté des bataillons puissants, bien équipés et adroitement menés. Des raisons autres qu'une croyance aveugle en le destin expliquent le courage des guerriers sarrasins ; et les Chrétiens des forces de Charles Martel et de Léon l'Isaurien, qui ont stoppé leur avancée, n'étaient pas moins courageux que les Musulmans, bien que le fatalisme n'eût pas de prise dans leurs esprits. La léthargie qui s'est répandue plus tard au sein des peuples islamistes n'a pas non plus été causée par le fatalisme de leur religion. C'est le despotisme qui a paralysé l'initiative de ses sujets. Les cruels tyrans qui ont opprimé les masses n'étaient certainement pas léthargiques et apathiques. Ils étaient infatigables dans leur recherche de pouvoir, de richesses et de plaisirs.

Des prophètes ont affirmé avoir une connaissance fiable d'au moins certaines pages du grand livre où figurent tous les événements à venir. Mais aucun de ces prophètes n'était assez cohérent pour rejeter l'activisme et pour conseiller à ses disciples d'attendre patiemment le jour de leur réalisation.

La meilleure illustration en est fournie par le marxisme. Il enseigne une prédestination parfaite et cherche pourtant à insuffler l'esprit révolutionnaire au peuple. A quoi sert une action révolutionnaire si les événements doivent inévitablement se produire d'après un plan prédestiné, quoi que fassent les hommes ? Pourquoi les marxistes sont-ils tellement occupés à organiser des partis socialistes et à saboter l'économie de marché si le socialisme doit surgir de toute façon en raison du "caractère inexorable des lois de la nature" ? C'est une piètre excuse en réalité d'énoncer que le but d'un parti socialiste n'est pas de parvenir au socialisme mais simplement d'aider son accouchement à sa naissance. Les obstétriciens changent eux aussi le cours des événements par rapport à ce qu'ils auraient été sans leur intervention. Sinon, les futures mères ne demanderaient pas leur aide. Pourtant, l'enseignement essentiel du matérialisme dialectique marxiste écarte l'hypothèse qu'un fait politique ou idéologique puisse influer sur le déroulement des événements historiques, car ce dernier est déterminé par l'évolution des forces productives matérielles. Ce qui fait éclore le socialisme est "l'opération des lois immanentes de la production capitaliste elle-même." [3] Les idées, les partis politiques et les actions révolutionnaires ne sont que des superstructures ; ils ne peuvent ni retarder ni accélérer la marche de l'Histoire. Le socialisme surviendra quand les conditions matérielles de son éclosion seront parvenues à maturité au sein de la société capitaliste. Ni plus tôt, ni plus tard. [4] Si Marx avait été cohérent, il n'aurait entrepris aucune activité politique. [5] Il aurait patiemment attendu le jour où "sonnera le glas de la propriété privée capitaliste." [6]

En étudiant le fatalisme, nous pouvons ignorer les affirmations des prophètes. Le déterminisme n'a rien a voir du tout avec l'art des diseurs de bonne aventure, de ceux qui lisent dans les boules de cristal et des astrologues, ni avec les prétentieux épanchements des auteurs de "philosophies de l'Histoire." Il ne prédit pas les événements futurs. Il affirme qu'il existe une régularité dans l'univers dans l'enchaînement de tous les phénomènes.

Les théologiens qui pensaient, pour réfuter le fatalisme, devoir adopter la doctrine du libre arbitre, se sont lourdement trompés. Ils avaient une très mauvaise image de l'omniscience divine. Leur Dieu ne connaîtrait que ce qui figure dans le grand livre des sciences de la nature ; il ne pourrait pas savoir ce qui se passe dans les esprits humains. Il ne pourrait pas prévoir que certaines personnes pourraient choisir la doctrine du fatalisme et pourraient, assises les mains jointes, attendre nonchalamment les événements que Dieu, croyant à tort qu'elles ne resteraient pas inactives, leur inflige.

5. Déterminisme et pénologie

Il est un facteur qui a souvent joué un rôle dans les controverses concernant le déterminisme : la mauvaise compréhension de ses conséquences pratiques.

Les systèmes d'éthique non utilitaristes cherchent tous une loi morale hors du champ des moyens et des fins. Le code moral n'a aucune référence avec le bien-être et le bonheur humains, avec la recherche de l'intérêt personnel ou avec la poursuite terrestre de fins. Il est hétéronome, c'est-à-dire qu'il est imposé à l'homme par un agent qui ne dépend pas des idées humaines et ne se soucie pas des préoccupations humaines. Certains croient que cet agent est Dieu, d'autres qu'il s'agit de la sagesse de nos ancêtres, d'autres encore que c'est une voix intérieure mystique qui existe au fond de toute conscience humaine honnête. Celui qui viole les préceptes de ce code commet un péché, et sa culpabilité le rend passible d'une punition. Celle-ci ne sert pas des fins humaines. En punissant les délinquants, les autorités laïques ou théocratiques s'acquittent d'un devoir dont elles sont redevables vis-à-vis du code moral et de son auteur. Elles sont obligées de punir le péché et la culpabilité, quelles que puissent être les conséquences de leur action.

Or, ces notions métaphysiques de culpabilité, de péché et de châtiment seraient incompatibles avec la doctrine du déterminisme. Si toutes les actions humaines étaient l'effet inévitable de leurs causes, si l'individu ne pouvait pas s'empêcher d'agir de la façon que lui imposent les conditions antérieures, il ne pourrait plus être question de culpabilité. Quelle arrogante présomption que de punir un homme qui a simplement fait ce que les lois éternelles de l'univers ont déterminé !

Les philosophes et les juristes qui ont attaqué le déterminisme pour ces raisons n'ont pas vu que la doctrine d'un Dieu tout-puissant et omniscient conduisait à des conclusions identiques à celles qui les conduisaient à rejeter le déterminisme philosophique. Si Dieu est tout-puissant, rien ne peut se passer qu'il n'ait souhaité. S'il est omniscient, il sait à l'avance toutes les choses qui vont se passer. Dans les deux cas, l'homme ne peut pas être considéré comme responsable. [7] Le jeune Benjamin Franklin argumentait "à partir des attributs supposés de Dieu" de la manière suivante : "En créant et en dirigeant le monde, comme il était infiniment sage, il savait ce qui serait le mieux ; infiniment bon, il devait être enclin à le faire ; et infiniment puissant, il devait être capable de le faire. Par conséquent tout est bien." [8] En fait, toutes les tentatives pour justifier, sur des bases métaphysiques et théologiques, le droit de la société à punir ceux dont les actions mettent en danger la coopération sociale paisible sont sujettes à la même critique que celle qui est portée à l'encontre du déterminisme philosophique.

L'éthique utilitariste envisage le problème de la punition sous un angle différent. Le délinquant n'est pas puni parce qu'il est mauvais et mérite une correction mais pour que ni lui ni d'autres ne répètent le délit. La punition n'est pas infligée comme châtiment ou par représailles mais comme un moyen d'empêcher de futurs crimes. Les législateurs et les juges ne sont pas les mandataires d'une justice métaphysique vengeresse. Ils doivent protéger les opérations tranquilles de la société contre les empiètements d'individus antisociaux. Il est ainsi possible de traiter du problème du déterminisme sans s'embarrasser de stupides considérations sur les conséquences pratiques qui concernent le code pénal.

6. Déterminisme et statistiques

Au dix-neuvième siècle, certains penseurs ont affirmé que les statistiques avaient irrémédiablement démoli la doctrine du libre arbitre. On a prétendu que les statistiques montraient la régularité de certains actes humains, par exemple les crimes et les suicides ; et cette prétendue régularité fut interprétée par Adolphe Quételet et Thomas Henry Buckle comme une démonstration empirique de la justesse du déterminisme rigide.

Cependant, ce que montrent réellement les statistiques, ce n'est pas la régularité mais l'irrégularité. Le nombre de crimes, de suicides et d'actes d'étourderie — qui jouent un rôle si notable dans les déductions de Buckle — change d'année en année. Ces changements annuels sont en règle générale faibles et, sur une période de plusieurs années, montrent souvent — mais pas toujours — une tendance nette à la croissance ou à la décroissance. Ces statistiques indiquent des changements historiques, et non une régularité au sens habituellement attaché à ce terme dans les sciences de la nature.

La compréhension intuitive spécifique de l'Histoire peut essayer d'interpréter les pourquoi de tels changements dans le passé et peut essayer d'anticiper les changements probables du futur. En faisant ça, elle traite des jugements de valeur qui déterminent le choix des fins ultimes, des raisonnements et de la connaissance qui déterminent le choix des moyens, et des traits thymologiques des individus. [9] Elle doit, tôt ou tard, mais inévitablement, atteindre un point où elle ne peut se référer qu'à l'individualité. Du début à la fin, le traitement des problèmes concernés doit mener un examen minutieux des affaires humaines ; il doit être téléologique et en tant que tel radicalement différent des méthodes des sciences de la nature.

Or Buckle, aveuglé par le fanatisme positiviste de son milieu, fut prompt à formuler sa loi : "Dans un état donné de la société, un certain nombre de personnes doivent mettre fin à leur vie. Voilà la loi générale. La question spécifique de savoir qui doit commettre le crime dépend bien sûr de lois spéciales ; qui, prises ensemble, doivent cependant obéir à la grande loi sociale à laquelle elles sont toutes subordonnées. Et le pouvoir de cette grande loi est tellement irrésistible que ni l'amour de la vie ni la peur d'un autre monde ne peuvent rien faire, même pour enrayer son oeuvre." [10] La formulation de la loi de Buckle semble être très précise et non ambiguë. Mais elle se ruine totalement elle-même en incluant l'expression "dans un état donné de la société," que même un admirateur enthousiaste de Buckle a appelé "méchamment vague." [11] Comme Buckle ne nous donne aucun critère pour déterminer les changements de l'état de la société, sa formulation ne peut ni être vérifiée ni être réfutée par l'expérience et il lui manque le trait caractéristique des lois des sciences de la nature.

Plusieurs années après Buckle, des physiciens éminents ont commencé à faire l'hypothèse que certaines ou même toutes les lois de la mécanique n'étaient "que" de nature statistique. Cette doctrine fut considérée comme incompatible avec le déterminisme et la causalité. Lorsque la mécanique quantique eut plus tard considérablement élargi le champ de la physique "uniquement" statistique, de nombreux auteurs ont rejeté tous les principes épistémologiques qui avaient guidé les sciences de la nature pendant des siècles. A une échelle macroscopique, disent-ils, nous observons certaines régularités que les générations précédentes ont interprétées de manière erronée comme la manifestation d'une loi naturelle. En réalité, ces régularités sont le résultat de compensations statistiques d'événements contingents. La disposition causale apparente à grande échelle doit être expliquée par la loi des grands nombres. [12]

Or, la loi des grands nombres et les compensations statistiques ne fonctionnent que dans les domaines où prévalent à grande échelle une régularité et une homogénéité d'un caractère tel qu'elles contrebalancent toute irrégularité et toute hétérogénéité qui semblent exister à petite échelle. Si l'on suppose que des événements apparemment contingents se compensent toujours entre eux de telle sorte qu'une régularité apparaît lors de l'observation répétée d'un grand nombre de tels événements, on suggère que ces derniers suivent un modèle précis et ne peuvent donc plus être considérés comme contingents. Ce que nous voulons dire en parlant de loi naturelle est qu'il existe une régularité dans la suite et la séquence des phénomènes. Si un ensemble d'événements à l'échelle microscopique produit toujours un événement donné à grande échelle, c'est qu'il existe une telle régularité. S'il n'y avait pas de régularité à l'échelle microscopique, aucune régularité ne pourrait émerger non plus à l'échelle macroscopique.

La mécanique quantique traite du fait que nous ne savons pas comment un atome se comporte dans un cas individuel. Nous savons toutefois quels sont les modèles de comportement qui peuvent se produire et connaissons les probabilités associées. Alors que la forme parfaite de la loi de causalité est : A "produit" B, il en existe aussi une forme moins parfaite : A "produit" C dans n% des cas, D dans m% des cas, etc. Peut-être sera-t-il possible un jour de dissoudre cet A d'une forme moins parfaite en plusieurs éléments séparés, chacun étant associé à un "effet" sous une forme parfaite. Mais que cela se produise ou non n'a pas d'importance pour la question du déterminisme. La loi imparfaite est également une loi causale, bien qu'elle montre des défauts de notre connaissance. Comme il s'agit d'une manifestation d'un type particulier de connaissance et d'ignorance, elle ouvre le champ à l'emploi du calcul des probabilités. Nous savons, en ce qui concerne un problème donné, tout du comportement d'une classe complète d'événements, nous savons que la classe A conduira à des effets donnés avec une probabilité donnée. Mais tout ce que nous savons d'un A individuel est qu'il fait partie de la classe A. La formulation mathématique de ce mélange de savoir et d'ignorance est la suivante : nous connaissons la probabilité des divers effets que peut "produire" un A individuel.

Ce que l'école néo-indéterministe de la physique n'arrive pas à voir, c'est que la proposition : "A produit B dans n% des cas et C dans le reste des cas", n'est épistémologiquement pas différente de la proposition : "A produit toujours B." La première proposition ne diffère de la seconde que parce qu'elle combine dans sa notion de A deux éléments, X et Y, que la forme parfaite de loi causale devrait distinguer. Aucune question de contingence n'est toutefois soulevée. La mécanique quantique ne dit pas : "Les atomes individuels se comportent comme des consommateurs choisissant des plats dans un restaurant ou des électeurs déposant leurs bulletins." Elle dit : "Les atomes suivent invariablement un modèle donné." Ceci se manifeste aussi dans le fait que ce qu'elle dit sur les atomes ne contient aucune référence soit à une période donnée du temps, soit à une partie donnée de l'espace dans l'univers. On ne peut pas traiter du comportement des atomes en général, c'est-à-dire sans référence à l'espace et au temps, si l'atome individuel n'était pas inévitablement et pleinement régi par une loi naturelle. Nous sommes libres d'utiliser le terme d'atome "individuel," mais nous ne devons jamais associer à un atome "individuel" une individualité au sens dans lequel le terme s'applique aux hommes et aux événements historiques.

Dans le domaine de l'action humaine, les philosophes déterministes se réfèrent aux statistiques afin de réfuter la doctrine du libre arbitre et de prouver le déterminisme dans les actes humains. Dans le domaine de la physique, les philosophes néo-indéterministes se réfèrent aux statistiques afin de réfuter la doctrine du déterminisme et de prouver l'indéterminisme de la nature. Des deux côtés, l'erreur provient d'une confusion quant à la signification des statistiques.

Dans le domaine de l'action humaine, les statistiques constituent une méthode de recherche historique. Il s'agit d'une description en termes numériques des événements historiques qui se sont passés au cours d'une période donnée, dans une aire géographique donnée, pour des groupes donnés de personnes. Leur signification consiste précisément dans le fait qu'elles décrivent des changements, et non quelque chose d'inchangé.

Dans le domaine de la nature, les statistiques constituent une méthode de recherche inductive. Leur justification épistémologique et leur signification réside dans la croyance ferme qu'il existe une régularité et un déterminisme parfait dans la nature. Les lois de la nature sont considérées comme étant éternelles. Elles fonctionnent pleinement à chaque occasion. Ce qui se passe dans un cas doit aussi se produire dans tous les autres cas. Par conséquent, l'information transmise par le matériel statistique possède une validité générale en ce qui concerne les classes de phénomènes auxquelles elle se réfère. Elle ne se limite pas à des périodes données de l'Histoire ou à des zones géographiques limitées.

Les deux catégories de statistiques, totalement différentes, ont malheureusement été confondues. Et ce sujet a été encore plus embrouillé en y mêlant la notion de probabilité.

Pour démêler cet imbroglio d'erreurs de compréhension et de contradictions, soulignons quelques truismes.

Comme signalé plus haut, il est impossible à l'esprit humain de penser à un événement sans cause. Les concepts de chance et de contingence, si on les analyse correctement, ne se réfèrent pas, en fin de compte, au déroulement des événements de l'univers. Ils se réfèrent à la connaissance, à la prévision et à l'action humaines. Ils ont une connotation praxéologique, et non ontologique.

Dire d'un événement qu'il est contingent n'est pas nier qu'il représente le résultat nécessaire d'un état antérieur. Cela signifie que nous, hommes mortels, ne savons pas s'il se produira ou non.

Notre notion de la nature se réfère à une régularité vérifiable et permanente de l'enchaînement des phénomènes. Tout ce qui se passe dans la nature et qui peut être appréhendé par les sciences de la nature est le résultat de l'application, répétée encore et toujours, des mêmes lois. Science de la nature veut dire connaissance de ces lois. Les sciences historiques de l'action humaine, d'un autre côté, traitent des événements que nos facultés mentales ne peuvent pas interpréter comme la manifestation d'une loi générale. Elles traitent des hommes individuels et des événements individuels, même en traitant des affaires de masses, de peuples, de races ou de toute l'humanité. Elles traitent de l'individualité et du flux irréversible des événements. Si les sciences de la nature examinent soigneusement un événement qui ne se produit qu'une fois, comme un changement géologique ou l'évolution biologique d'une espèce, elles le considèrent comme un exemple de l'application de lois générales. L'Histoire n'est, elle, pas dans la position d'établir des événements par l'application de lois éternelles. Par conséquent, en traitant d'un événement, elle s'intéresse principalement à ses caractéristiques individuelles et non aux caractéristiques qu'il a en commun avec d'autres. En traitant de l'assassinat de César, l'Histoire n'étudie pas le meurtre mais le meurtre de l'homme César.

La notion même d'une loi naturelle dont la validité se réduit à une période donnée est auto-contradictoire. L'expérience, qu'elle soit l'observation banale de la vie de tous les jours ou celle d'expérimentations délibérément préparées, se réfère à des cas individuels historiques. Mais les sciences de la naturelle, guidées par leur indispensable déterminisme aprioriste, font l'hypothèse que la loi doit se manifester dans tout cas individuel puis généralisent par ce qu'on appelle l'inférence inductive.

La situation épistémologique actuelle de la mécanique quantique pourrait être correctement décrite par l'énoncé suivant : "Nous connaissons les différents modèles selon lesquels se comportent les atomes et connaissons les probabilités associées à chaque modèle." Ceci décrirait l'état de notre connaissance comme exemple de probabilité de classe : Nous savons tout du comportement d'une classe entière ; sur le comportement des membres individuels d'une classe, nous savons uniquement qu'ils appartiennent à celle-ci. [13] Il est inopportun et trompeur d'appliquer aux problèmes concernés les termes utilisés pour traiter de l'action humaine. Bertrand Russell a recours à un tel discours métaphorique : l'atome "fera" quelque chose, il existe "un ensemble donné de possibilités qui lui sont offertes et il choisit parfois l'une, parfois une autre." [14] La raison pour laquelle Lord Russell choisit des termes aussi peu appropriés est évidente lorsque l'on prend en compte la tendance de son livre et de tous ses autres écrits. Il veut supprimer la différence entre, d'une part, l'homme agissant et l'action humaine et, d'autre part, les événements non humains. A ses yeux "la différence entre nous et une pierre n'est qu'une différence de degré" ; car "nous réagissons à des stimuli, comme les pierres, bien que les stimuli auxquels répondent ces dernières soient moins nombreux." [15] Lord Russel omet de mentionner la différence fondamentale quant à la façon dont les pierres et les hommes "réagissent." Les pierres réagissent selon des modèles éternels, qui peuvent être appelés lois de la nature. Les hommes ne réagissent pas de manière uniforme ; ils se comportent d'une façon individuelle, comme le disent à la fois les historiens et les praxéologues. Personne n'a jamais réussi à attribuer aux divers hommes des classes dont chaque membre se comporterait pareillement.

7. L'autonomie des sciences de l'action humaine

La phraséologie employée dans le vieil antagonisme entre déterminisme et indéterminisme est inappropriée. Elle ne décrit pas correctement la substance de la controverse.

La recherche de la connaissance s'occupe toujours de l'enchaînement des événements et de la connaissance des facteurs produisant le changement. En ce sens, les sciences de la nature et les sciences de l'action humaine sont toutes deux engagées à utiliser la catégorie de la causalité et le déterminisme. Aucune action ne pourra jamais réussir si elle n'est guidée par une compréhension vraie — au sens du pragmatisme — de ce qu'on appelle habituellement la relation de cause à effet. La catégorie fondamentale de l'action, les moyens et les fins, présuppose la catégorie de la cause et de l'effet.

Ce que les sciences de l'action humaine doivent rejeter n'est pas le déterminisme mais la distorsion positiviste et panphysicaliste du déterminisme. Elle soulignent le fait que les idées déterminent l'action humaine et qu'il est impossible, au moins dans l'état actuel de la science humaine, de réduire l'émergence et la transformation des idées à des facteurs physiques, chimiques ou biologiques. C'est cette impossibilité qui constitue l'autonomie des sciences de l'action humaine. Les sciences de la nature seront peut-être un jour en position de décrire les événements physiques, chimiques et biologiques qui ont nécessairement et inévitablement produit dans le corps de Newton la théorie de la gravitation. Entre-temps, nous devons nous contenter de l'étude de l'histoire des idées comme faisant partie des sciences de l'action humaine.

Les sciences de l'action humaines ne rejettent en aucune façon le déterminisme. L'objectif de l'Histoire est de mettre en relief les facteurs qui conduisent à un événement donné. L'Histoire est entièrement guidée par la catégorie de la cause et de l'effet. En somme, il n'y a pas de question de contingence. Cette dernière notion, utilisée dans le domaine de l'action humaine, se réfère toujours à l'incertitude de l'homme quant à l'avenir et aux limites de la compréhension historique particulière des événements futurs. Elle se réfère aux limites de la recherche humaine de la connaissance, et non à la condition de l'univers ou de certaines de ses parties.

 

Notes

[1] "La science est déterministe ; elle l'est a priori, ; elle postule le déterminisme, parce que sans lui elle ne pourrait être." Henri Poincaré, Dernières pensées (Paris, Flammarion, 1913), p. 244.

[2] Voir plus bas, pp. 94-99 [Les deux premiers points du chapitre 6].

[3] Marx, Das Kapital (7ème édition, Hambourg, 1914), 1, 728.

[4] Cf. plus bas, pp. 107 et 128.

[5] Il n'aurait pas non plus écrit le onzième aphorisme, souvent cité, sur Feuerbach : "Les philosophes n'ont fait que fournir des interprétations différentes du monde, or ce qui compte, c'est de le changer." D'après les enseignements du matérialisme dialectique, seule l'évolution des forces matérielles productives peut changer le monde. Les philosophes ne le peuvent pas.

[6] Marx, Das Kapital, comme cité plus haut.

[7] Voir Fritz Mauthner, Wörterbuch der Philospohie (2ème édition, Leipzig, 1923), 1, 462-7.

[8] Benjamin Franklin, Autobiography (New York, A.L. Burt, n.d.), pp. 73-4. Franklin a très tôt abandonné ce raisonnement. Il déclara : "La grande incertitude que j'ai trouvé dans les raisonnements métaphysiques m'a dégoûté, et j'ai arrêté ce type de lecture pour étudier d'autres sujets plus satisfaisants." On a trouvé dans les papiers posthumes de Franz Brentano une réfutation plutôt convaincante de l'argument de Franklin. Il fut publié par Oskar Kraus dans son édition du Vom Ursprung sittlicher Erkenntnis de Brentano (Leipzig, 1921), pp. 91-5.

[9] Sur la thymologie, voir plus loin, pp. 264 et suivantes.

[10] Buckle, Introduction to the History of Civilization in England, J.M. Robertson, ed. (Londres, G. Routledge ; New York, E.P. Dutton, n.d.), ch. 1 in 1, 15-16.

[11] J.M. Robertson, Buckle and His Critics (Londres 1895), p. 288.

[12] John von Neumann, Mathematice Grundlagen der Quantenmechanik (New York, 1943), pp. 172 ff.

[13] Sur la distinction entre probabilité de classe et probabilité de cas, voir Mises, Human Action, pp. 107-13.

[14] Bertrand Russel, Religion and Science, Home University Library (Londres, Oxford University Press, 1936), pp. 152-158.

[15] Ibid., p. 131.


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