Théorie et Histoire

Une interprétation de l'évolution économique et sociale

Première édition :Yale University Press, 1957. Réédité (et mis en ligne) par le Ludwig von Mises Institute

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

Deuxième partie : Déterminisme et matérialisme

Chapitre 6. Le matérialisme

 

1. Les deux variétés de matérialisme

Le terme de "matérialisme" tel qu'on l'utilise dans le discours contemporain possède deux connotations totalement différentes.

La première se réfère aux valeurs. Elle dénote la mentalité de personnes ne cherchant que la richesse matérielle, les satisfactions corporelles et les plaisirs sensuels.

La seconde est ontologique. C'est la doctrine selon laquelle les pensées, idées, jugements de valeur et volontés des hommes sont tous le produit de processus physiques, chimiques et psychologiques se déroulant dans le corps humain. Le matérialisme dans cette acception nie par conséquent la pertinence de la thymologie et des sciences de l'action humaine, de la praxéologie comme de l'Histoire : seules les sciences de la nature sont pour lui scientifiques. Nous ne traiterons dans ce chapitre que de cette seconde connotation.

La thèse matérialiste n'a encore jamais été démontrée ou précisée. Les matérialistes n'ont pas apporté plus que des analogies et des métaphores. Ils ont comparé le fonctionnement de l'esprit humain à celui d'une machine ou à des processus physiologiques. Ces deux analogies sont sans intérêt et n'expliquent rien.

Une machine est un mécanisme créé par l'homme. Elle est le résultat d'un projet et se comporte précisément selon les plans de son auteur. Ce qui crée le produit quand elle est en marche n'est pas quelque chose qui se trouve en elle, mais le but que l'ingénieur a voulu atteindre au moyen de sa construction. Ce sont le constructeur et l'opérateur qui créent le produit, non la machine. Assigner une activité quelconque à une machine revient à faire de l'anthropomorphisme et de l'animisme. La machine n'exerce pas de contrôle sur son fonctionnement. Elle ne bouge pas : elle est mise et laissée en mouvement par les hommes. C'est un outil sans vie employé par les hommes, qui retourne au repos dès que cessent les effets de l'impulsion donnée par l'opérateur. Ce que le matérialiste qui a recours à la métaphore de la machine devrait en premier lieu expliquer est : Qui a construit cette machine humaine et qui en est l'opérateur ? A qui sont les mains entre lesquelles elle sert d'outil ? Il est difficile de voir comment on pourrait donner d'autre réponse à cette question que : C'est le Créateur.

On a l'habitude [en anglais] d'appeler "auto-agissant" [*] un dispositif automatique. Cette expression est une métaphore. Ce n'est pas la machine à calculer qui calcule, mais l'opérateur, au moyen d'un outil astucieusement imaginé par un inventeur. La machine n'a pas d'intelligence : elle ne pense pas, ne choisit pas de fins et n'a recours à aucun autre moyen pour parvenir aux fins recherchées. Ce sont toujours les hommes qui le font.

L'analogie physiologique est plus censée que l'analogie mécaniste. Penser est lié de manière inséparable à un processus physiologique. Tant que la thèse physiologique se contente de souligner ce fait elle n'est pas métaphorique ; mais elle dit très peu de choses. Car le problème est précisément que nous ne connaissons rien des phénomènes physiologiques constituant le processus qui produit des poèmes, des théories et des plans. La pathologie donne d'abondantes informations sur la détérioration ou la disparition totale des facultés mentales consécutives à des lésions du cerveau. L'anatomie donne également beaucoup d'informations sur le structure chimique des cellules du cerveau et sur leur comportement physiologique. Mais malgré les avancées de la connaissance physiologique, nous n'en savons pas plus sur le problème du corps et de l'esprit que les anciens philosophes qui commencèrent les premiers à l'étudier. Aucune des doctrines qu'ils ont avancées n'a jamais été démontrée ou réfutée par la nouvelle connaissance physiologique accumulée.

Les pensées et les idées ne sont pas des fantômes. Ce sont des choses réelles. Bien qu'intangibles et immatérielles, ce sont des facteurs conduisant à des changements dans la sphère des choses tangibles et matérielles. Elles sont engendrées par un processus inconnu se déroulant dans le corps d'un être humain et ne pouvant être perçu que par le même type de processus se déroulant dans le corps de leur auteur ou dans d'autres corps humains. On peut les qualifier de sources créatrices et originelles dans la mesure où l'élan qu'elles donnent et les changements auxquelles elles conduisent dépendent de leur émergence. Nous pouvons vérifier ce que nous voulons sur la vie d'une idée et sur les effets de son existence. Mais nous ne savons de sa naissance que le fait qu'elle a été créée par un individu. Nous ne pouvons pas remonter plus en amont dans sa genèse. L'émergence d'une idée est une nouveauté, un fait inédit ajouté au monde. Elle est pour l'esprit humain, en raison de l'insuffisance de notre connaissance, l'origine de quelque chose de neuf qui n'existait pas auparavant.

Ce qu'une doctrine matérialiste satisfaisante devrait décrire est l'enchaînement des événements se produisant dans la matière pour produire une idée donnée. Elle devrait expliquer pourquoi les gens sont en accord ou en désaccord sur des problèmes donnés. Elle devrait expliquer pourquoi un homme a réussi à résoudre un problème sur lequel d'autres ont échoué. Mais aucune doctrine matérialiste n'a jusqu'à présent essayé de le faire.

Les partisans du matérialisme sont résolus à souligner que toutes les autres doctrines avancées pour résoudre le problème entre corps et esprit sont intenables. Ils sont particulièrement pressés de combattre l'interprétation théologique. Mais la réfutation d'une doctrine ne démontre pas la justesse d'une autre doctrine avec laquelle elle est en désaccord.

Il est peut-être trop audacieux pour l'esprit humain de s'aventurer à spéculer sur sa propre nature et sur sa propre origine. Il se peut, comme l'affirme l'agnosticisme, que la connaissance de ces sujets est à tout jamais interdite aux simples mortels. Mais même s'il en est ainsi, cela ne justifie pas de condamner comme dénuées de sens les questions sous-jacentes ainsi que le font les adeptes du positivisme logique. Une question ne perd pas tout son sens pour la simple raison que l'esprit humain ne peut pas y répondre de manière satisfaisante.

2. L'analogie de la sécrétion

Une formulation bien connue de la thèse matérialiste explique que les pensées entretiennent la même relation avec le cerveau que la bile avec le foie ou l'urine avec les reins [1]. Les auteurs matérialistes sont en règle générale plus prudents dans leurs déclarations. Mais ce qu'ils disent est fondamentalement équivalent à cette proposition provocatrice.

La physiologie distingue entre l'urine de composition chimique normale et les autres types d'urine. Un écart par rapport à la composition normale est mis sur le compte de certaines anomalies dans la constitution du corps ou dans le fonctionnement des organes par rapport à ce qui est considéré comme normal et sain. Ces écarts suivent eux aussi un modèle régulier. Un état pathologique ou anormal donné du corps se retrouve dans une modification correspondante de la composition chimique de l'urine. L'assimilation de certains aliments, de certaines boissons et de certains médicaments aboutit à des phénomènes associés dans la composition de l'urine. Chez les gens en pleine santé, ceux que l'on qualifie habituellement de normaux, l'urine a, dans des marges étroites, la même nature chimique.

Il en va différemment des pensées et des idées. Avec elles, pas question de normalité et d'écart par rapport à la normale selon un modèle donné. Certaines lésions corporelles et l'assimilation de certaines drogues ou boissons empêchent ou troublent la faculté de l'esprit à penser. Mais même ces dérangements ne sont pas uniformes dans la population. Des personnes différentes ont des idées différentes et aucun matérialiste n'a jamais réussi à faire remonter ces différences à des facteurs pouvant être décrits en termes physiques, chimiques ou physiologiques. Toute référence aux sciences de la nature et aux facteurs matériels qu'elles étudient est vaine si nous cherchons à savoir pourquoi certains votent pour une liste républicaine et d'autres pour une liste démocrate.

Au moins jusqu'à présent, les sciences de la nature n'ont pas réussi à découvrir la moindre caractéristique corporelle ou matérielle dont la présence ou l'absence puisse être reliée au contenu des idées et des pensées. En réalité, le problème de la diversité du contenu des idées et des pensées ne survient même pas dans les sciences de la nature. Ces dernières ne peuvent traiter que d'objets qui affectent ou modifient la perception par les sens. Or les idées et les pensées n'affectent pas directement les sensations. Ce qui les caractérise est leur signification — et pour appréhender la signification, les méthodes des sciences de la nature sont inadéquates.

Les idées s'influencent entre elles, elles stimulent l'émergence de nouvelles idées, elles en remplacent ou en transforment d'autres. Tout ce que le matérialisme pourrait offrir dans le traitement de ces phénomènes est une référence métaphorique à la notion de contagion. La comparaison est superficielle et n'explique rien. Les maladies passent de corps en corps par le biais des migrations de microbes et de virus. Personne ne connaît quoi que ce soit sur la migration d'un facteur qui transmettrait les pensées d'un homme à un autre.

3. Les implications politiques du matérialisme

Le matérialisme est né d'une réaction contre une interprétation primitive dualiste de l'être humain et de sa nature profonde. A la lumière de ces croyances, l'homme vivant serait composé de deux parties inséparables : un corps mortel et une âme immortelle. La mort séparerait ces deux parties. L'âme s'éloignerait du monde des vivants et continuerait une existence fantomatique hors de la portée des pouvoirs terrestres, dans le domaine des morts. Dans des cas exceptionnels, une âme pourrait réapparaître pendant un moment dans le monde sensible des vivants et un homme encore vivant pourrait faire une courte visite au royaume des morts.

Ces représentations plutôt grossières ont été sublimées par les doctrines religieuses et par la philosophie idéaliste. Alors que les descriptions primitives de royaume des âmes et des activités de ses habitants ne résistaient pas à l'examen critique et pouvaient facilement être tournées en ridicule, il est impossible à la fois au raisonnement a priori et aux sciences de la nature de réfuter de façon convaincante les principes affinés des fois religieuses. L'Histoire peut réfuter beaucoup de récits historiques de la littérature théologique. Mais une critique supérieure ne peut pas toucher le coeur de la foi. La raison ne peut ni prouver ni réfuter les doctrines religieuses fondamentales.

Mais le matérialisme tel qu'il s'est développé dans la France du dix-huitième siècle n'était pas seulement une doctrine scientifique. Il faisait aussi partie du vocabulaire des réformateurs qui combattaient les abus de l'ancien régime. Les prélats de l'Église du royaume de France étaient à quelques exceptions près membres de l'aristocratie. La plupart d'entre eux s'intéressaient plus aux intrigues de cour qu'à accomplir leurs devoirs ecclésiastiques. Leur impopularité bien méritée rendit populaires les tendances antireligieuses.

Les débats sur le matérialisme se seraient tassés au milieu du dix-neuvième siècle si aucune question politique n'était impliquée. Les gens auraient compris que la science contemporaine n'avait pas contribué en quoi que ce soit à élucider ou à analyser les processus physiologiques produisant des idées données et ils auraient compris qu'on pouvait douter que des scientifiques futurs puissent mieux réussir dans cette tâche. Le dogme matérialiste aurait été considéré comme une conjecture sur un problème dont une solution satisfaisante semblait, au moins à l'heure actuelle, hors de portée de la quête de connaissance des hommes. Ses partisans n'auraient plus été en position de la considérer comme une vérité scientifique irréfutable et on ne leur aurait pas permis d'accuser ses critiques d'obscurantisme, d'ignorance et de superstition. L'agnosticisme aurait remplacé le matérialisme.

Mais dans la plupart des pays d'Europe et de l'Amérique latine, les Églises chrétiennes coopérèrent, dans une certaine mesure, avec les forces qui s'opposaient au gouvernement représentatif et à toutes les institutions conduisant à la liberté. On pouvait difficilement éviter dans ces pays d'attaquer la religion si l'on cherchait à faire appliquer un programme correspondant généralement parlant aux idéaux de Jefferson et de Lincoln. Les implications politiques de la controverse sur le matérialisme ont empêché qu'il disparaisse. Poussée non par des considérations épistémologiques, philosophiques ou scientifiques, mais par des raisons purement politiques, une tentative désespérée fut faite pour sauver le slogan politiquement très commode qu'est le "matérialisme". Alors que le type de matérialisme qui prospérait jusqu'au milieu du dix-neuvième siècle était rejeté à l'arrière-plan, ouvrant la voie à l'agnosticisme et ne pouvant plus être revigoré par des écrits plutôt grossiers et naïfs comme ceux de Haeckel, Karl Marx en développa un nouveau type portant le nom de matérialisme dialectique.

 

Notes

[*] Mises utilise le terme "self-acting", littéralement auto-agissant, et que l'on traduirait normalement par automatique. NdT

[1] C. Vogt. Köhlerglaube und Wissenschaft (2ème éd. Giessen, 1855), p. 32.


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