Théorie et Histoire

Une interprétation de l'évolution économique et sociale

Première édition :Yale University Press, 1957. Réédité (et mis en ligne) par le Ludwig von Mises Institute

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

Deuxième partie : Déterminisme et matérialisme

Chapitre 7. Le matérialisme dialectique

 

1. Dialectique et marxisme

Le matérialisme dialectique tel que l'enseignent Karl Marx et Friedrich Engels est la doctrine métaphysique la plus populaire de notre époque. C'est aujourd'hui la philosophie officielle de l'empire soviétique et de toutes les Écoles marxistes hors de cet empire. Il domine la pensée de nombreuses personnes qui ne se considèrent pas elles-mêmes comme marxistes et même de nombreux auteurs et partis se croyant anti-marxistes et anticommunistes. C'est la doctrine que la plupart de nos contemporains ont à l'esprit quand ils se réfèrent au matérialisme et au déterminisme.

Quand Marx était jeune homme, deux doctrines métaphysiques, dont les enseignements étaient incompatibles, dominaient la pensée allemande. L'une était le spiritualisme hégélien, doctrine officielle de l'État prussien et des universités prussiennes. L'autre était le matérialisme, doctrine de l'opposition cherchant un renversement révolutionnaire du système politique de Metternich et de l'orthodoxie chrétienne ainsi que de la propriété privée. Marx essaya de fusionner les deux afin de prouver que le socialisme devait survenir "avec le caractère inexorable d'une loi de la nature".

Dans la philosophie d'Hegel, logique, métaphysique et ontologie sont fondamentalement identiques. Le processus permettant de devenir réel est un aspect du processus logique de la pensée. En comprenant les lois de la logique par la pensée a priori, l'esprit acquiert une connaissance exacte de la réalité. Il n'y a pas de route menant à la vérité en dehors de celle fournie par l'étude de la logique.

Le principe spécifique de la logique d'Hegel est la méthode dialectique. L'acte de penser suit une voie triadique. Elle avance de la thèse vers l'antithèse, c'est-à-dire vers la négation de la thèse, puis de l'antithèse vers la synthèse, c'est-à-dire vers la négation de la négation. Le même principe ternaire de thèse, antithèse et synthèse se manifeste quand quelque chose devient réel. Car la seule chose réelle de l'univers est le Geist (l'esprit). La matière n'a pas de substance en soi. Une chose de la nature n'existe pas en soi (für sich selber). Mais le Geist existe en soi. Ce qui — en dehors de la raison et de l'action divine — est appelé réalité est, à la lumière de la philosophie, quelque chose de corrompu ou d'inerte (ein Faules), qui peut sembler mais n'est pas réel en soi [1].

Il n'existe aucun compromis possible entre cet idéalisme hégélien et un type quelconque de matérialisme. Cependant, fascinés par le prestige dont jouissait l'hégélianisme dans Allemagne des années 1840, Marx et Engels craignaient de s'écarter de manière trop radicale du seul système philosophique avec lequel eux et leurs contemporains étaient familiers. Ils n'étaient pas assez audacieux pour rejeter entièrement l'hégélianisme comme on le fit quelques années plus tard, même en Prusse. Ils préféraient apparaître comme des continuateurs et des réformateurs d'Hegel et non comme des dissidents iconoclastes. Ils se vantaient d'avoir transformé et amélioré la dialectique hégélienne, de l'avoir renversée ou plutôt de l'avoir remise sur ses pieds [2]. Ils ne comprenaient pas que cela n'avait aucun sens de déraciner la dialectique de son sol idéaliste pour la greffer sur un système qu'on appelait matérialiste et empirique. Hegel était cohérent lorsqu'il faisait l'hypothèse que le processus logique se reflète fidèlement dans le processus se déroulant au sein de ce qu'on appelle habituellement la réalité. Il ne se contredisait pas en appliquant l'apriorisme logique à l'interprétation de l'univers. Mais cela est différent pour une doctrine qui se laisse aller à un réalisme, un matérialisme et un empirisme naïfs. Une telle doctrine ne doit pas faire de place à un schéma interprétatif ne découlant pas de l'expérience mais du raisonnement aprioriste. Engels a déclaré que la dialectique est la science des lois générales du mouvement, pour le monde extérieur comme pour la pensée humaine : deux ensembles de lois identiques dans leur substance mais différentes dans leur manifestation, dans la mesure où l'esprit humain peut les appliquer consciemment alors que dans la nature, et jusqu'à présent aussi en grande partie dans l'histoire humaine, elles s'affirment de manière inconsciente comme une nécessité extérieure au milieu d'une série infinie d'événements apparemment contingents [3]. Engels nous dit que lui-même n'a jamais eu le moindre doute à ce sujet. Son intense préoccupation concernant les mathématiques et les sciences de la nature, auxquelles il confesse avoir consacré la plus grande partie de huit années, avait été évidemment suscitée, déclare-t-il, par le désir de tester en détail la validité des lois de la dialectique dans des cas particuliers [4]. Ces études conduisirent Engels à de surprenantes découvertes. Il trouva ainsi que "toute la géologie est une série de négations niées." Les papillons "naissent de l'oeuf par la négation de l'oeuf [...] ils sont niés à leur tour, du fait qu'ils meurent," etc. La vie normale de l'orge est la suivante : "Le grain [...] est nié, remplacé par la plante qui naît de lui, négation du grain. [...] La plante croît [...] se féconde et produit en fin de compte de nouveaux grains d'orge et aussitôt que ceux-ci sont mûrs, la tige dépérit, elle est niée pour sa part. Comme résultat de cette négation de la négation, nous avons derechef le grain d'orge du début, non pas simple, mais en nombre dix, vingt ou trente fois plus grand." [5]

Il n'est pas venu à l'idée d'Engels qu'il ne faisait que jouer avec les mots. C'est un passe-temps gratuit que d'appliquer la terminologie de la logique aux phénomènes de la réalité. Les propositions portant sur des phénomènes, des événements et des faits peuvent être affirmées ou niées, mais pas les phénomènes, les événements et les faits eux-mêmes. Mais s'il l'on se met à utiliser un tel langage métaphorique inadéquat et pervers sur le plan logique, il n'y a pas moins de raisons de dire que le papillon est l'affirmation de l'oeuf que de dire qu'il en est la négation. La naissance du papillon n'est-elle pas l'auto-affirmation de l'oeuf, la maturation de son but intrinsèque, l'accomplissement de toutes ses potentialités ? La méthode d'Engels consistait à remplacer le terme de "changement" par celui de "négation". Il n'est cependant pas nécessaire de s'appesantir plus longtemps sur l'erreur consistant à intégrer la dialectique hégélienne dans une philosophie refusant le principe fondamental de Hegel, l'identité entre la logique et l'ontologie, et ne rejetant pas radicalement l'idée que tout peut être appris de l'expérience. Car en réalité la dialectique ne joue qu'un rôle décoratif dans les constructions de Marx et d'Engels, sans exercer d'influence profonde sur le cours du raisonnement [6].

2. Les forces productives matérielles

Le concept essentiel du matérialisme marxiste est celui des "forces productives matérielles." Elles sont la force motrice à l'origine de tous les faits et changements historiques. "Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent dans des rapports déterminés nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement de leurs forces productives matérielles . L'ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s'élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociale déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et spirituel [intellectuel] en général [dans chacune de ses manifestations]. Ce n'est pas la conscience [les idées et les pensées] des hommes qui déterminent leur être [leur existence] ; c'est inversement leur être social qui détermine leur conscience. A un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété [le système social des lois de propriété] au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des forces productives qu'ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse [7] plus ou moins ou rapidement toute l'énorme superstructure. Lorsqu'on considère de tels bouleversements [7], il faut toujours distinguer entre le bouleversement [7] matériel — qu'on peut constater de manière scientifiquement rigoureuse — des conditions de production économique, et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques [8] ou philosophiques, bref les formes idéologiques, sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu'au bout. Pas plus qu'on ne juge un individu sue l'idée qu'il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de bouleversement sur sa conscience de soi ; il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les rapports de production. Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s'y substituent avant que les conditions d'existence matérielles de ces rapports ne soient écloses dans le sein même de la vieille société. C'est pourquoi l'humanité ne se pose jamais que des problèmes qu'elle peut résoudre, car, à y regarder de plus près, il se trouvera toujours que le problème lui-même ne surgit que là où les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà ou du moins sont en voie de devenir" [9]

Le point le plus remarquable de cette doctrine est qu'elle ne donne pas de définition de son concept fondamental : les forces productives matérielles. Marx ne nous a jamais dit ce qu'il avait en tête lorsqu'il parlait des forces productives matérielles. Nous devons le déduire des quelques illustrations historiques de sa doctrine. Le plus clair de ces exemples accessoires se trouve dans son livre Misère de la philosophie, publié en 1847 en français. On y lit : "Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain ; le moulin à vapeur la société avec le capitalisme industriel." [10] Cela signifie que l'état de la connaissance technique pratique, ou de la qualité technique des outils et des machines utilisés dans la production, doit être considéré comme le trait caractéristique des forces productives matérielles, qui détermine de manière univoque les rapports de production et par là toute la "superstructure". La technique de production est la chose réelle, l'être matériel qui détermine en définitive les manifestations sociales, politiques et intellectuelles de la vie humaine. Cette interprétation est pleinement confirmée par tous les autres exemples fournis par Marx et Engels ainsi que par la réponse que suscitait tout nouveau progrès technique dans leur tête. Ils le saluaient avec enthousiasme parce qu'ils étaient convaincus que chaque nouvelle invention les rapprochait un peu plus de la réalisation de leurs espoirs, l'avènement du socialisme [11].

Avant Marx et Engels, beaucoup d'historiens et de philosophes avaient souligné le rôle éminent joué par l'amélioration des méthodes techniques de production dans l'histoire de la civilisation. Un coup d'oeil aux manuels d'histoire courants publiés au cours des cent cinquante dernières années montre que leurs auteurs soulignaient l'importance des inventions nouvelles et des changements qu'ils entraînaient. Ils n'ont jamais nié le truisme nous disant que le bien-être matériel est une condition indispensable aux réalisations morales, intellectuelles et artistiques d'une nation.

Mais ce que dit Marx est totalement différent. Dans sa doctrine, les outils et les machines sont la chose ultime, une chose matérielle : les forces productives matérielles. Toutes les autres choses font partie de la superstructure nécessaire de cette base concrète. Cette thèse fondamentale peut faire l'objet de trois objections irréfutables.

Premièrement, une invention technique n'est pas quelque chose de matériel. Elle est le produit d'un processus intellectuel, du raisonnement et de l'élaboration de nouvelles idées. Les outils et les machines peuvent être qualifiés de matériels mais l'opération de l'esprit les ayant créés est certainement spirituelle. Le matérialisme marxiste ne fait pas remonter les phénomènes "superstructurels" et "idéologiques" à des racines "matérielles". Il explique ces phénomènes comme étant causés par un processus essentiellement mental, à savoir l'invention. Il attribue à ce processus mental, qu'il décrit faussement comme un fait originel, déterminé par la nature et matériel, le pouvoir exclusif de donner naissance à tous les autres phénomènes sociaux et intellectuels. Mais il n'essaie pas d'expliquer comment ces inventions surviennent.

Deuxièmement, une simple invention et des projets d'équipements techniquement nouveaux ne sont pas suffisants pour les produire. Ce qu'il faut, en plus de la connaissance technique et des projets, c'est le capital préalablement accumulé par l'épargne. Les nations que l'on désigne aujourd'hui comme sous-développées savent ce qu'il faut faire pour améliorer leur appareil de production dépassé. Les plans de construction de toutes les machines qu'ils veulent acquérir existent déjà ou pourraient être achevés en très peu de temps. Seul le manque de capital les retient. Car épargne et accumulation du capital présupposent une structure sociale dans laquelle il est possible d'épargner et d'investir. Les rapports de production ne sont ainsi pas le résultat issu des forces productives matérielles mais sont, au contraire, la condition indispensable de leur avènement.

Marx, bien entendu, ne pouvait éviter d'admettre que l'accumulation du capital est "[u]ne condition des plus indispensables pour la formation de l'industrie manufacturière" [12]. Une partie de son volumineux traité, Le Capital, raconte l'histoire — totalement déformée — de l'accumulation du capital. Mais dès qu'il arrive à sa doctrine du matérialisme, Marx oublie tout ce qu'il a dit à ce propos. Machines et outils sont alors créés par génération spontanée pour ainsi dire.

Il faut en outre se rappeler que l'utilisation de machines suppose une coopération sociale dans le cadre de la division du travail. Aucune machine ne peut être construite et utilisée dans une situation sans aucune division du travail ou à un stade très rudimentaire de celle-ci. La division de travail signifie une coopération sociale, c'est-à-dire un lien social entre les hommes, une société. Comment est-il donc possible d'expliquer l'existence de la société en la faisant remonter aux forces productives matérielles qui ne peuvent elles-mêmes apparaître que dans le cadre d'un lien social préalablement existant ? Marx n'arrivait pas à saisir ce problème. Il accusait Proudhon, qui avait décrit l'utilisation des machines comme une conséquence de la division du travail, d'ignorer l'Histoire. C'est un travestissement de la réalité, vociférait Marx, que de partir de la division du travail et de ne traiter des machines que plus tard. Car les machines sont "une force productrice" et non un "rapport social de production" ou une "catégorie économique" [13]. Nous avons affaire ici à un dogmatisme entêté qui ne reculait devant aucune absurdité.

Nous pouvons résumer la doctrine marxiste de la façon suivante : Au début il y a les "force productives matérielles", c'est-à-dire l'équipement technique des efforts productifs des hommes, les machines et les outils. Aucune question sur leur origine n'est autorisée : elles sont, un point c'est tout. Nous devons supposer qu'elles sont tombées du ciel. Ces forces productives matérielles obligent les hommes à entrer dans des rapports de production déterminés, indépendants de leur volonté. Les rapports de production déterminent par la suite la superstructure juridique et politique ainsi que les idées religieuses, artistiques et philosophiques.

3. la lutte des classes

Comme nous le montrerons plus bas, toute philosophie de l'Histoire doit expliquer le mécanisme par lequel l'agence suprême gouvernant le cours de tous les événements humains pousse les individus à prendre précisément les chemins devant conduire l'humanité vers le but poursuivi. Dans le système de Marx, la doctrine de la lutte des classes est censée répondre à cette question.

La faiblesse inhérente de cette doctrine est qu'elle traite des classes et non des individus. Ce qu'il faut montrer est comment les individus sont poussés à agir de façon à ce que l'humanité atteigne finalement le point auquel les forces productives veulent la faire parvenir. Marx répond que la conscience de leurs intérêts de classe détermine le comportement des individus. Il reste encore à expliquer pourquoi les individus donnent préférence à leurs intérêts de classe sur leurs propres intérêts. Nous pouvons pour le moment nous abstenir de demander comment l'individu apprend ce que sont ses authentiques intérêts de classe. Mais même Marx ne peut s'empêcher d'admettre qu'il existe un conflit entre les intérêts d'un individu et ceux de la classe à laquelle il appartient [14]. Il distingue entre les prolétaires qui ont une conscience de classe, c'est-à-dire ceux qui placent les intérêts de classe avant les intérêts individuels, et ceux qui n'en ont pas. Il considère que l'un des objectifs d'un parti socialiste est de faire prendre conscience de leur classe les prolétaires qui ne le font pas spontanément.

Marx embrouille le problème en confondant les notions de caste et de classe. Quand il existe des différences de statut et de caste, tous les membres d'une même caste, à l'exception de la plus privilégiée, ont un intérêt commun, à savoir éliminer les handicaps légaux de leur propre caste. Tous les esclaves, par exemple, sont unis parce qu'ils ont intérêt à abolir l'esclavage. Mais de tels conflits n'existent pas dans une société où tous les citoyens sont égaux devant la loi. Aucune objection logique ne peut être portée à l'encontre d'une classification en diverses classes des membres de la société. Toute classification est acceptable sur le plan logique, aussi arbitraire que puisse être le critère retenu. Mais il n'y a pas de sens à classer les membres d'une société capitaliste selon leur situation dans le cadre d'une division sociale du travail pour ensuite identifier les classes ainsi obtenues avec les castes d'une société de statut.

Dans une société de statut, l'individu hérite de ses parents de la caste à laquelle il appartient et y reste toute sa vie. Ses enfant naissent membres de cette caste. Ce n'est que dans des cas exceptionnels qu'une bonne étoile peut faire passer quelqu'un dans une caste supérieure. Pour l'immense majorité la naissance détermine de manière inaltérable leur place dans la vie. Les classes que Marx distingue dans une société capitaliste sont différentes. Leur composition est fluctuante. L'appartenance à une classe n'est pas héréditaire. Elle est pour ainsi dire attribuée à chacun à la suite d'un plébiscite répété chaque jour : le public, en dépensant et en achetant, détermine qui doit posséder et diriger les entreprises, qui doit jouer dans les représentations théâtrales, qui doit travailler dans les usines et dans les mines. Des gens riches deviennent pauvres et de pauvres gens deviennent riches. Les héritiers, tout autant que ceux qui ont construit eux-mêmes leur richesse, doivent essayer de conserver leur situation en défendant leurs avantages face à la concurrence de firmes déjà établies et de nouveaux venus ambitieux. Dans une économie de marché non entravée, il n'y a pas de privilèges, pas de protection de "droits acquis", pas de barrières empêchant quiconque d'essayer d'obtenir un prix donné. L'accès à n'importe quelle classe au sens marxiste du terme est libre pour tous. Les membres de chaque classe sont en concurrence entre eux : ils ne sont pas unis par un intérêt commun de classe ni opposés aux membres des autres classes dans une alliance destinée soit à défendre un privilège commun que ceux auquel il fait du tort cherchent à abolir, soit à essayer d'éliminer un handicap institutionnel que ceux qui en profitent veulent préserver.

Les libéraux adeptes du laissez-faire affirmaient ceci : Si les anciennes lois établissant des privilèges et des handicaps statutaires sont abolies et qu'aucune autre pratique du même genre — tels que les tarifs douaniers, les subventions, la taxation discriminatoire, la complaisance manifestée à des agences non gouvernementales comme les Églises, les syndicats, etc. quand elles utilisent la contrainte et l'intimidation — n'est introduite, alors il y a égalité devant la loi. Personne ne voit ses aspirations et ses ambitions pénalisées par des obstacles légaux. Tout le monde est libre de postuler à toute situation ou fonction sociale pour laquelle ses compétences personnelles le qualifie.

Les communistes nient que la société capitaliste, organisée selon le système libéral de l'égalité devant la loi, fonctionne de cette façon. A leurs yeux la propriété privée des moyens de production donne aux propriétaires — les bourgeois et les capitalistes dans la terminologie de Marx — un privilège en réalité semblable à celui autrefois accordé aux seigneurs féodaux. La "révolution bourgeoise" n'aurait pas aboli les privilèges et la discrimination envers les masses : elle a, dit le marxiste, simplement remplacé l'ancienne classe dirigeante et exploiteuse de la noblesse par une nouvelle classe dirigeante et exploiteuse, la bourgeoisie. La classe exploitée, celle des prolétaires, n'a pas profitée de cette réforme. Elle a changé de maîtres mais est restée opprimée et exploitée. Ce qu'il faut, c'est une nouvelle et dernière révolution qui, en abolissant la propriété privée des propriétés de production, créera une société sans classes.

Cette doctrine socialiste et communiste ne tient absolument pas compte de la différence essentielle entre les conditions régnant dans une société de statut ou de castes et celles dans une société capitaliste. La propriété féodale naissait de la conquête ou d'un don fait par le conquérant. Elle prenait fin par la révocation du don ou avec la conquête par un conquérant plus puissant. Il s'agissait d'une propriété "par la grâce de Dieu", parce qu'elle découlait en définitive de la victoire militaire que l'humilité ou la présomption des princes attribuait à une intervention spéciale du Seigneur. Les propriétaires d'un domaine féodal ne dépendaient pas du marché, ils n'étaient pas au service des consommateurs : dans les limites de leurs droits de propriété, ils étaient les véritables seigneurs. Il en va cependant très différemment des capitalistes et des entrepreneurs d'une économie de marché. Ceux-ci ont acquis et agrandi leur propriété par les services qu'ils ont rendus aux consommateurs et il ne peuvent la conserver qu'en les servant à nouveau du mieux possible chaque jour. Cette différence ne disparaît pas si l'on appelle de manière métaphorique un fabricant de spaghetti à succès "le roi des spaghetti".

Marx ne s'est jamais attaqué à la tâche sans espoir de réfuter la description faite par les économistes du fonctionnement de l'économie de marché. A la place de cela, il s'empressait de montrer que le capitalisme devait conduire dans le futur à une situation très peu satisfaisante. Il entreprit de démontrer que le fonctionnement du capitalisme devait inévitablement conduire à une concentration des richesses possédées par un nombre sans cesse en diminution de capitalistes d'une part, et à l'appauvrissement progressif de l'immense majorité d'autre part. Pour l'accomplir cette tâche il partit de la fausse loi d'airain des salaires, d'après laquelle le salaire moyen est la quantité de moyens de subsistance absolument nécessaires pour permettre tout juste au travailleur de survivre et d'élever sa progéniture [15]. Cette prétendue loi a été depuis longtemps totalement discréditée, et même les marxistes les plus sectaires l'ont abandonné. Mais même si l'on acceptait pour les besoins du raisonnement de considérer cette loi comme correcte, il est évident qu'elle ne pourrait en aucun cas servir de base pour démontrer que l'évolution du capitalisme conduirait à un appauvrissement progressif des salariés. Si les taux de salaire d'une économie capitaliste étaient toujours si faibles qu'ils ne pourraient, pour des raisons physiologiques, continuer à baisser sans anéantir toute la classe des salariés, il serait alors impossible de maintenir la thèse du Manifeste communiste disant que le travailleur "descend toujours plus bas" avec les progrès de l'industrie. Comme avec tous les autres arguments de Marx, cette démonstration est contradictoire et se détruit elle-même. Marx se vantait d'avoir découvert les lois immanentes de l'évolution capitaliste. Il considérait que la plus importante de toutes était la loi de l'appauvrissement progressif des masses salariées. C'est l'action de cette loi qui devait conduire à l'effondrement final du capitalisme et à l'émergence du socialisme [16]. Quand on comprend que cette loi est fausse, on retire le socle du système économique de Marx et de sa théorie de l'évolution capitaliste.

Nous devons au passage reconnaître que le niveau de vie des salariés des pays capitalistes s'est accru d'une manière sans précédent et inespérée depuis la publication du Manifeste communiste et du premier volume du Capital. Marx s'est trompé sur tous les points quant au fonctionnement du système capitaliste.

Le corollaire du prétendu appauvrissement progressif des salariés est la concentration de toutes les richesses entre les mains d'une classe d'exploiteurs capitalistes dont le nombre diminuerait sans cesse. En traitant de ce sujet Marx n'a pas réussi à tenir compte du fait que l'évolution des grandes entreprises n'implique pas nécessairement une concentration de la richesse entre quelques mains. Les grandes entreprises sont toutes, presque sans exception, des sociétés, précisément parce qu'elles sont trop grosses pour que des individus isolés les possèdent entièrement à eux seuls. La croissance des entreprises a dépassé de loin la croissance des fortunes individuelles. Les actifs d'une société ne sont pas identiques à la richesse de ses actionnaires. Une part considérable de ces actifs, regroupant la valeur des actions privilégiées, des obligations émises et des prêts obtenus, appartient en réalité, même elle n'est pas propriété au sens légal du terme, à d'autres gens, à savoir aux propriétaires des obligations ou des actions privilégiées et aux créanciers. Quand ces valeurs sont détenues par des caisses d'épargne et des compagnies d'assurance et que ces prêts ont été accordés par ce type de banques et de compagnies, les véritables propriétaires sont les gens qui détiennent les titres de ces dernières. Les actions normales d'une société ne sont en général pas concentrées dans les mains d'un seul homme. En règle générale, plus la société est grande, plus ses actions sont largement distribuées.

Le capitalisme est essentiellement une production de masse destinée à répondre aux besoins des masses. Mais Marx a toujours travaillé avec l'idée trompeuse que les ouvriers travaillaient au seul bénéfice d'une classe aristocratique de parasites oisifs. Il ne voyait pas que les ouvriers eux-mêmes consomment la part de loin plus grande de l'ensemble des biens de consommation produits. Les millionnaires ne consomment qu'une part négligeable de ce qu'on appelle le produit national. Toutes les branches de la grande industrie s'occupent directement ou indirectement des besoins de l'homme ordinaire. Les industries du luxe ne se sont jamais développées au-delà de petites ou moyennes entreprises. L'évolution de la grande industrie est en elle-même une preuve que ce sont les masses et non les nababs qui représentent les principaux consommateurs. Ceux qui traitent du phénomène de la grande industrie sous la rubrique "concentration du pouvoir économique" ne comprennent pas que le pouvoir économique est entre les mains du public qui achète et dont la clientèle assure ou non la prospérité des usines. En sa qualité d'acheteur, le salarié est le client qui a "toujours raison". Mais Marx déclare que la bourgeoisie "est incapable d'assurer l'existence de son esclave dans le cadre de son esclavage".

Marx déduisait la supériorité du socialisme du fait que la force motrice de l'évolution historique, les forces productives matérielles, devait conduire au socialisme. Comme il était imprégné d'un optimisme de type hégélien, il ne lui semblait pas nécessaire de démontrer davantage les mérites du socialisme. Il était évident pour lui que le socialisme, étant un stade de l'Histoire postérieur au capitalisme, était aussi un stade préférable [17]. Douter de ses mérites était un pur blasphème.

Ce qu'il restait à montrer était le mécanisme par lequel la nature effectue la transition du capitalisme au socialisme. L'instrument de la nature est la lutte des classes. Comme les travailleurs descendent toujours plus bas avec les progrès du capitalisme, comme leur misère, leur oppression, leur esclavage et leur déchéance s'accroissent, ils sont poussés à se révolter et leur rébellion instaure le socialisme.

Toute cette chaîne de raisonnement est démolie une fois reconnu le fait que les progrès du capitalisme n'ont pas amplifié l'appauvrissement des salariés mais ont au contraire amélioré leur niveau de vie. Pourquoi les masses seraient-elles inévitablement amenées à se révolter si elles obtiennent une nourriture plus abondante et de meilleure qualité, un logement et des vêtements, des automobiles et des réfrigérateurs, une radio et une télévision, des produits en nylon ou d'autres produits synthétiques ? Même si, pour les besoins du raisonnements, nous devions admettre que les ouvriers étaient poussés à la révolte, pourquoi leur soulèvement révolutionnaire chercherait-il seulement à instaurer le socialisme ? Le seul motif qui puisse les pousser à réclamer le socialisme serait la conviction que leur situation serait meilleure avec lui qu'avec le capitalisme. Or les marxistes, voulant éviter de traiter des problèmes économiques d'une communauté socialiste, n'ont rien fait pour démontrer la supériorité du socialisme sur le capitalisme en dehors du raisonnement circulaire suivant : Le socialisme doit survenir en tant que prochain stade du développement historique. Étant dans l'Histoire un stade postérieur au capitalisme, il est nécessairement plus développé et meilleur que lui. Pourquoi doit-il survenir ? Parce que les ouvriers, condamnés par l'appauvrissement progressif dû au capitalisme, se révolteront et instaureront le socialisme. Mais quel autre motif peut-il les pousser à chercher à établir le socialisme que la conviction que ce dernier serait meilleur que le capitalisme ? Et cette prééminence du socialisme est alors déduite par Marx du fait que l'avènement du socialisme est inévitable. Le cercle est refermé.

Dans le cadre de la doctrine marxiste, la supériorité du socialisme est prouvée par le fait que les prolétaires souhaitent le socialisme. Ce que pensent les philosophes et les utopistes n'a pas d'importance. Ce qui compte, ce sont les idées des prolétaires, la classe à laquelle l'Histoire a confié le rôle de façonner l'avenir.

La vérité est que l'idée du socialisme n'est pas née de "l'esprit prolétarien". Aucun prolétaire ou fils de prolétaire n'a contribué à la moindre idée importante de l'idéologie socialiste. Les pères intellectuels du socialisme étaient des membres de l'intelligentsia, des descendants de la "bourgeoisie". Marx lui-même était le fils d'un avocat aisé. Il avait étudié dans un Gymnasium [lycée] allemand, l'institution scolaire que tous les marxistes dénoncent comme la branche principale du système bourgeois d'éducation, et sa famille l'avait aidé pendant toutes ses années d'études : il ne travailla pas pour payer ses études à l'université. Il épousa la fille d'un représentant de la noblesse allemande : son beau-frère fut ministre de l'intérieur de la Prusse et en tant que tel chef de la police prussienne. Dans son foyer il y avait une domestique, Helene Demuth, qui ne se maria jamais et qui suivit le ménage Marx dans tous ses déménagements, parfaite illustration de la boniche exploitée dont la frustration et la vie sexuelle presque inexistante avaient été à maintes reprises décrites dans le roman "social" allemand. Friedrich Engels était quant à lui fils d'un riche manufacturier et manufacturier lui-même ; il refusa d'épouser sa maîtresse Mary parce qu'elle était sans éducation et de "basse" extraction [18] ; il goûtait les plaisirs de la petite noblesse britannique comme la chasse à cour.

Les ouvriers n'ont jamais été enthousiastes à propos du socialisme. Ils soutenaient le mouvement syndical dont les efforts pour obtenir des salaires plus élevés étaient méprisés par Marx car inutiles [19]. Ils réclamaient toutes ces mesures d'intervention gouvernementale dans les affaires que Marx avait qualifiées de non sens petit-bourgeois. Ils s'opposaient aux améliorations techniques, dans un premier temps en détruisant les nouvelles machines, ensuite par la pression syndicale et la contrainte en faveur de la limitation du rendement. Le syndicalisme — appropriation des entreprises par les ouvriers qui y travaillent — est un programme que les ouvriers ont développé spontanément. Mais le socialisme fut apporté aux masses par des intellectuels issus d'un milieu bourgeois. Alors qu'ils faisaient ensemble des dîners bien arrosés dans les luxueuses demeures londoniennes et dans les châteaux de l'ancienne "haute société" victorienne, des messieurs et des dames en tenue de soirée à la mode concoctaient des projets pour convertir les prolétaires britanniques au credo socialiste.

4. L'imprégnation idéologique de la pensée

A partir du supposé conflit irréconciliable d'intérêts de classe, Marx en déduit sa doctrine de l'imprégnation idéologique de la pensée. Dans une société de classes l'homme serait par nature incapable de concevoir des théories qui soient une description fondamentalement exacte de la réalité. Comme son appartenance de classe, son être sociale, détermine ses pensées, les résultats de ses efforts intellectuels sont idéologiquement viciés et déformés. Ils ne constituent pas la vérité mais des idéologies. Un idéologie au sens marxiste du terme est une fausse doctrine qui sert toutefois, et précisément en raison de sa fausseté, les intérêts de la classe dont son auteur est issu.

Nous pouvons passer sous silence ici les nombreux aspects de cette doctrine de l'idéologie. Nous n'avons pas besoin de réfuter à nouveau la doctrine du polylogisme, d'après laquelle la structure logique de l'esprit diffèrerait chez les membres de classes différentes [20]. Nous pouvons de plus admettre que la principale préoccupation d'un penseur est exclusivement de promouvoir ses intérêts de classe même s'ils sont en contradiction avec ses intérêts individuels. Nous pouvons enfin nous abstenir de mettre en doute le dogme disant qu'une quête désintéressée de la vérité et de la connaissance n'existe pas et que toute recherche humaine est exclusivement guidée par l'objectif pratique de fournir des outils intellectuels afin de permettre le succès de l'action. La doctrine de l'idéologie resterait malgré tout encore intenable, même si l'on pouvait rejeter toutes les objections irréfutables soulevées du point de vue de ces trois aspects.

Quoi que l'on puisse penser de l'admissibilité de la définition pragmatiste de la vérité, il est évident qu'au moins l'un des traits caractéristiques d'une théorie correcte est qu'une action basée sur elle doit permettre d'atteindre le résultat escompté. En ce sens la vérité marche alors que l'erreur ne marche pas. Si nous supposons précisément, en parfait accord ave les marxistes, que l'objectif de la théorisation est toujours le succès dans l'action, il faut poser la question : pourquoi et comment une théorie idéologique (c'est-à-dire, dans le sens marxiste, fausse) peut-elle être plus utile à une classe qu'une théorie correcte ? Il n'y a pas de doute que l'étude de la mécanique fut motivée, au moins dans une certaine mesure, par des considérations pratiques. Les gens voulaient utiliser les théorèmes de la mécanique pour résoudre divers problèmes d'ingénierie. C'est précisément la poursuite de ces résultats appliqués qui les poussa à chercher une science de la mécanique correcte et pas seulement une science de la mécanique idéologique (fausse). Quelle que soit la façon dont on aborde le problème, il n'y a aucune possibilité qu'une théorie fausse puisse mieux servir un homme, une classe ou toute l'humanité qu'une théorie correcte. Comment Marx en est-il venu à enseigner une telle doctrine ?

Pour répondre à cette question nous devons nous rappeler le motif qui poussait Marx à s'engager dans toutes ses aventures littéraires. Il était poussé par une passion — lutter pour faire adopter le socialisme. Or il était parfaitement conscient de son incapacité à opposer la moindre objection acceptable aux critiques dévastatrices des économistes envers les plans socialistes. Il était convaincu que le système de la doctrine économique développé par les économistes classiques était inattaquable et ignorait les sérieux doutes que des théorèmes essentiels de ce système avaient déjà soulevés dans certains esprits. Comme son contemporain John Stuart Mill, il croyait qu' "il n'y a rien dans les lois de la nature qui reste à éclaircir pour un auteur actuel ou futur ; la théorie sur le sujet est achevée" [21]. Quand en 1871 les écrits de Carl Menger et William Stanley Jevons [*] inaugurèrent une nouvelle ère de recherches économiques, la carrière de Marx comme auteur traitant de problèmes économiques avait en réalité déjà prix fin. Le premier tome du Capital avait été publié en 1867 et le manuscrit des tomes suivants était bien avancé. Il n'existe aucun signe que Marx ait jamais saisi la signification de la nouvelle théorie. Les enseignements économiques de Marx sont fondamentalement une resucée confuse des théories d'Adam Smith et, avant tout, de Ricardo. Smith et Ricardo n'avaient pas eu l'occasion de réfuter les doctrines socialistes, car celles-ci ne furent avancées qu'après leur mort. Marx les laissa donc tranquilles. Mais il exprima sa totale indignation envers leurs successeurs, qui avaient essayé d'analyser les projets socialistes de manière critique. Il les tournait en ridicule, les traitant d' "économistes vulgaires" et de "sycophantes de la bourgeoisie". Et comme il était obligé de les diffamer, il inventa son schéma de l'idéologie.

Ces "économistes vulgaires" sont, en raison de leur origine bourgeoise, incapables par nature de découvrir la vérité. Le produit de leur raisonnement ne peut être qu'idéologique, c'est-à-dire, dans le sens où Marx emploie le terme d' "idéologie", une distorsion de la vérité au service des intérêts de classe de la bourgeoisie. Il est donc inutile de réfuter leurs chaînes d'arguments par le raisonnement discursif et l'analyse critique. Il suffit de démasquer leur origine bourgeoise et donc le caractère nécessairement "idéologique" de leurs doctrines. Ils ont tort parce qu'ils sont bourgeois. Un prolétaire ne doit attacher aucune importance à leurs spéculations.

Pour cacher le fait que ce schéma était expressément inventé pour discréditer les économistes, il était nécessaire de l'élever à la dignité d'une loi épistémologique générale, valable pour toutes les époques et pour toutes les branches de la connaissance. La doctrine de l'idéologie devint ainsi le noyau de l'épistémologie marxiste. Marx et tous ses disciples ont concentré leurs efforts sur la justification et l'illustration de cet expédient. Ils ne reculaient devant aucune absurdité. Ils interprétaient ainsi tous les systèmes philosophiques, toutes les théories physiques et biologiques, toute la littérature, la musique et l'art selon le point de vue "idéologique". Mais, bien entendu, ils n'étaient pas assez cohérents pour attribuer à leurs propres doctrines un caractère purement idéologique. Les principes marxistes, laissaient-ils entendre, ne sont pas des idéologies. Ils sont un avant-goût de la connaissance de la société future sans classes qui, libérée des chaînes des conflits de classe, sera en position de concevoir une connaissance pure, non souillée par des taches idéologiques.

Nous pouvons ainsi comprendre les motifs thymologiques ayant conduit Marx à sa doctrine de l'idéologie. Mais cela ne répond pas pour autant à la question : pourquoi une déformation idéologique de la vérité devrait-elle être plus avantageuse pour les intérêts d'une classe qu'une doctrine correcte. Marx n'a jamais essayé de l'expliquer, probablement parce qu'il était conscient que toute tentative l'empêtrerait dans un enchevêtrement inextricable de contradictions et d'absurdités.

Il n'est pas nécessaire de souligner le ridicule qu'il y a à prétendre qu'une doctrine idéologique physique, chimique ou thérapeutique puisse être plus avantageuse qu'une théorie correcte pour une quelconque classe ou pour un quelconque individu. On peut passer sous silence les déclarations des marxistes concernant le caractère idéologique des théories développées par les bourgeois Mendel, Hertz, Planck, Heisenberg et Einstein. Il suffit d'examiner attentivement le caractère prétendument idéologique de l'économie bourgeoise.

Selon Marx, leur origine bourgeoise poussait les économistes classiques à développer un système dont il devait nécessairement sortir une justification des revendications injustes des exploiteurs capitalistes (Ce en quoi il se contredisait lui-même car il tirait des conclusions opposées, lui, de ce même système classique). Les théorèmes des économistes classiques dont on pouvait déduire une justification apparente du capitalisme, étaient ceux que Marx attaquait avec le plus de fureur : que la rareté des facteurs de production matériels dont dépend le bien-être des hommes soit une donnée inévitable, issue de la nature, de l'existence humaine ; qu'aucun système d'organisation économique de la société ne puisse créer un état d'abondance dans lequel tout le monde pourrait recevoir selon ses besoins ; que la réapparition de périodes de dépression économique ne soit pas inhérente au fonctionnement même d'une économie de marché libre mais soit, au contraire, le résultat d'une interférence du gouvernement dans les affaires avec le but fallacieux de diminuer le taux d'intérêt et d'engendrer un boom par l'inflation et l'expansion du crédit. Mais, nous devons le demander d'un point de vue marxiste, à quoi cela servait-il de justifier le capitalisme aux yeux des capitalistes ? Ces derniers n'avaient nul besoin d'une justification d'un système qui — selon Marx — s'il nuit aux travailleurs, leur est bénéfique. Ils n'avaient pas à apaiser leur propre conscience car, toujours selon Marx, aucune classe n'a de remords lorsqu'elle poursuit ses propres intérêts de classe.

Il n'est pas non plus permis, du point de vue de la doctrine marxiste, de supposer que le service que la théorie idéologique, qui trouve son origine dans une "fausse conscience" et qui déforme donc la véritable situation, rendait à la classe exploiteuse était de tromper la classe exploitée et de la rendre docile et servile afin de préserver ou du moins de prolonger un système d'exploitation injuste. Car, d'après Marx, la durée d'un système de rapports de production donné ne dépend d'aucun facteur spirituel. Elle est exclusivement déterminée par l'état des forces productives matérielles. Si ces dernières évoluent, les rapports de production (c'est-à-dire les rapports de propriété) et toute la superstructure idéologique doivent également changer. Aucun effort humain ne peut accélérer cette transformation. Car comme l'a dit Marx : "Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s'y substituent avant que les conditions d'existence matérielles de ces rapports ne soient écloses dans le sein même de la vieille société." [22]

Ce n'est en aucun cas une observation anecdotique de Marx. C'est l'un des points essentiels de sa doctrine. C'est le théorème sur lequel il fonde sa prétention à qualifier sa propre doctrine de socialisme scientifique pour la distinguer du simple socialisme utopique de ses prédécesseurs. Le trait caractéristique des socialistes utopiques était selon lui qu'ils croyaient que la mise en pratique du socialisme dépendait de facteurs spirituels et intellectuels. Il faudrait convaincre les gens que le socialisme serait meilleur que le capitalisme pour qu'ils remplacent alors le capitalisme par le socialisme. Ce credo utopiste était absurde aux yeux de Marx. L'avènement du socialisme ne dépendait pas pour lui de ce que pensent et veulent les gens : c'était une conséquence du développement des forces productives matérielles. Quand le temps sera venu et que le capitalisme aura atteint sa maturité, le socialisme s'instaurera. Il ne peut apparaître ni plus tôt ni plus tard. Les bourgeois peuvent imaginer les idéologies les plus astucieusement élaborées — en vain : ils ne peuvent pas retarder le jour de l'effondrement du capitalisme.

Peut-être que certaines personnes, désirant sauver le concept marxiste de "l'idéologie", argumenteraient de la façon suivante : Les capitalistes ont honte du rôle qu'ils jouent dans la société. Ils se sentent coupables d'être des "requins de l'industrie, des usuriers et des exploiteurs" empochant des profits. Ils ont besoin d'une idéologie de classe pour retrouver leur confiance en eux. Mais pourquoi devraient-ils rougir ? Il n'y a, du point de vue de la doctrine marxiste, rien de honteux dans leur comportement. Le capitalisme, dans l'optique marxiste, est une étape indispensable dans l'évolution historique de l'humanité. C'est un lien nécessaire dans l'enchaînement des événements menant finalement au bonheur socialiste absolu. Les capitalistes, en tant que capitalistes, ne sont que de simples outils de l'Histoire. Ils exécutent ce qu'il convient de faire d'après le plan préétabli de l'évolution de l'humanité. Ils se conforment aux lois éternelles, qui sont indépendantes de la volonté humaine. Ils ne peuvent éviter d'agir comme ils le font. Ils n'ont pas besoin de la moindre idéologie, de la moindre "fausse conscience", pour leur dire qu'ils ont raison. Ils ont raison à la lumière de la doctrine marxiste. Si Marx avait été cohérent, il aurait exhorté ainsi les travailleurs : N'accusez pas les capitalistes, en vous "exploitant" ils font ce qui est le mieux pour vous ; ils ouvrent la voie au socialisme.

Quelle que soit la manière dont on retourne la question, on ne peut découvrir aucune raison expliquant pourquoi une distorsion idéologique de la vérité serait plus utile à la bourgeoisie qu'une théorie correcte.

5. Le conflit des idéologies

La conscience de classe, dit Marx, produit les idéologies de classe. L'idéologie de classe fournit à la classe une interprétation de la réalité et enseigne en même temps à ses membres comment agir en vue d'avantager leur classe. Le contenu de l'idéologie de classe est uniquement déterminé par le stade historique du développement des forces productives matérielles et par le rôle que la classe concernée joue dans cette phase de l'Histoire. L'idéologie n'est pas un idée personnelle arbitraire. C'est le reflet dans la tête du penseur de sa condition de classe matérielle. Ce n'est donc pas un phénomène individuel dépendant des caprices du penseur. Elle est imposée à l'esprit par la réalité, c'est-à-dire par la situation de classe de l'homme qui pense. Elle est par conséquent identique chez tout les membres d'une classe. Bien évidemment, tous les camarades de classe ne sont pas des auteurs publiant ce qu'ils pensent. Mais tous les auteurs appartenant à une classe conçoivent les mêmes idées et tous les autres membres de la classe les approuvent. Il n'y a pas de place dans le marxisme pour l'hypothèse selon laquelle les divers membres d'une même classe pourraient être sérieusement en désaccord sur l'idéologie. Il n'existe pour tous les membres d'une classe qu'un seule idéologie.

Si quelqu'un exprime des opinions divergeant de l'idéologie d'une classe déterminée, c'est parce qu'il n'appartient pas à la classe en question. Il n'est pas nécessaire de réfuter ses idées par un raisonnement discursif. Il suffit de démasquer son origine et son appartenance de classe. L'affaire est alors réglée.

Mais si quelqu'un dont l'origine prolétarienne et l'appartenance à la classe ouvrière ne peuvent être contestées s'écarte du credo marxiste correct, c'est qu'il est un traître. Il est impossible de supposer qu'il puisse être sincère dans son rejet du marxisme. Il doit nécessairement en tant que prolétaire penser comme un prolétaire. Une voix intérieure lui dit d'une manière qu'il ne peut pas ne pas reconnaître ce qu'est la bonne idéologie prolétarienne. Il est malhonnête en passant outre cette voix et en professant publiquement des opinions hétérodoxes. C'est un voyou, un Judas, une vipère. Tous les moyens sont permis pour combattre un tel traître.

Marx et Engels, deux hommes issus d'un milieu incontestablement bourgeois, ont fait éclore l'idéologie de classe de la classe prolétarienne. Ils ne se sont jamais aventurés à discuter en tant que scientifiques de leur doctrine avec des dissidents, par exemple à discuter du pour et du contre des doctrines de Lamarck, Darwin, Mendel et Weismann. D'après eux leurs adversaires ne pouvaient être que des bourgeois idiots [23] ou des traîtres prolétariens. Dès qu'un socialiste s'écartait d'un pouce de l'orthodoxie, Marx et Engels l'attaquaient avec acharnement, le tournaient en ridicule et l'insultaient, le représentant comme un vaurien, comme un monstre méchant et corrompu. Après la mort d'Engels le poste de juge suprême de ce qui était et n'était pas le vrai marxisme incomba à Karl Kautsky. En 1917 il passa entre les mains de Lénine et devint une fonction du chef du gouvernement soviétique. Alors que Marx, Engels et Kautsky devaient se contenter d'assassiner la réputation de leurs adversaires, Lénine et Staline purent les assassiner physiquement. Ils jetèrent petit à petit l'anathème sur des individus qui étaient auparavant considérés par tous les marxistes, y compris eux-mêmes, comme les grands champions de la cause prolétarienne : Kautsky, Max Adler, Otto Bauer, Plekhanov, Boukharine, Trotsky, Riasanov, Radek, Zinoviev et de nombreux autres. Ceux sur lesquels ils purent mettre la main furent jetés en prison, torturés et finalement assassinés. Seuls ceux qui avaient la chance d'habiter des pays dominés par des "réactionnaires ploutocratiques" survécurent et purent mourir dans leur lit.

On peut trouver de bons arguments, du point de vue marxiste, en faveur de la décision majoritaire. S'il survient un doute concernant le contenu correct de l'idéologie prolétarienne, les idées de la majorité des prolétaires doivent être considérées comme le reflet fidèle de la véritable idéologie prolétarienne. Comme le marxisme suppose que l'immense majorité du peuple est constituée de prolétaires, cela reviendrait à attribuer aux parlements élus par les suffrages adultes la compétence pour trancher en dernier recours les conflits d'opinion. Mais bien que le refus de le faire démolisse toute la doctrine de l'idéologie, ni Marx ni ses successeurs n'étaient même préparés à soumettre leurs idées au vote majoritaire. Durant toute sa carrière Marx se méfia du peuple et il nourrissait la plus grande suspicion vis-à-vis des procédures parlementaires et des décisions issues des urnes. Il s'enthousiasma pour la révolution de juin 1848 à Paris, où une faible minorité de Parisiens se révoltèrent contre le gouvernement soutenu par un parlement élu au suffrage universel masculin. La Commune de Paris du printemps 1871, où les socialistes parisiens se battirent à nouveau contre le régime dûment établi par une écrasante majorité des représentants du peuple français, était encore plus à son goût. Il y trouva l'application de son idéal de la dictature du prolétariat, dictature d'un groupe de chefs autoproclamés. Il essaya de persuader les partis marxistes de tous les pays de l'Europe occidentale et centrale de placer leurs espoirs non dans les campagnes électorales mais dans les méthodes révolutionnaires. A cet égard les communistes russes furent ses fidèles disciples. Le parlement russe élu en 1917 par tous les citoyens adultes et sous les auspices du gouvernement de Lénine ne comprenait, malgré la violence exercée sur les électeurs par le parti au pouvoir, que moins de 25 pour cent de membres communistes. Les trois quarts de la population avaient voté contre les communistes. Mais Lénine décida de dissoudre le parlement par la force des armes et d'instaurer avec fermeté le règne dictatorial d'une minorité. Le chef de la puissance soviétique devint le pontife suprême de la secte marxiste. Son droit à détenir ce poste découlait du fait qu'il l'avait emporté sur ses rivaux au cours d'une sanglante guerre civile.

Comme les marxistes n'admettent pas que les différences d'opinion puissent être réglées par la discussion et la persuasion, ou décidées par un vote à la majorité, il ne leur reste pas d'autre solution que la guerre civile. Ce qui caractérise la bonne idéologie, c'est-à-dire l'idéologie convenant aux véritables intérêts de classe des prolétaires, c'est en fait que ses partisans ont réussi à l'emporter et à liquider leurs adversaires.

6. Idées et intérêts

Marx suppose tacitement que les conditions sociales d'une classe déterminent de manière unique ses intérêts et qu'il ne peut y avoir de doute sur le type de politique servant au mieux ces intérêts. La classe n'a pas à choisir entre diverses politiques. La situation historique lui impose une politique déterminée. Il n'y a pas d'alternative. Il s'ensuit que la classe n'agit pas, car l'action suppose un choix entre plusieurs possibilités. Ce sont les forces productives matérielles qui agissent par l'intermédiaire des membres de la classe.

Mais Marx, Engels et tous les autres marxistes ignoraient ce dogme fondamental de leur credo dès qu'ils sortaient des limites de l'épistémologie et se mettaient à commenter les questions historiques et politiques. Et alors non seulement ils accusaient les classes non prolétariennes d'hostilité envers les prolétaires, mais ils critiquaient aussi leurs politiques comme ne contribuant pas à promouvoir les véritables intérêts de leurs propres classes.

Le pamphlet politique le plus important de Marx est La Guerre civile en France (1871). Il y attaque violemment le gouvernement français qui, soutenu par l'immense majorité de la nation, était décidé à réprimer la rébellion de la Commune de Paris. Il y calomnie imprudemment toutes les grandes figures du gouvernement, les traitant d'escrocs et de faussaires. Jules Favre, accuse-t-il, "vivait en concubinage avec la femme d'un ivrogne" et le général de Galliffet aurait profité de la prétendue prostitution de sa propre femme. Bref, ce pamphlet établit le modèle de la tactique diffamatoire utilisée par la presse socialiste, modèle que les marxistes dénoncèrent avec indignation comme l'une des pires créations du capitalisme quand la presse tabloïde l'adopta. Pourtant, tous ces mensonges scandaleux, aussi répréhensibles fussent-ils, peuvent être interprétés comme des stratagèmes partisans dans la guerre implacable contre la civilisation bourgeoise. Ils ne sont au moins pas incompatibles avec les principes épistémologiques marxistes. Mais c'est une autre chose que de mettre en doute l'opportunité de la politique bourgeoise du point de vue des intérêts de classe de la bourgeoisie. La Guerre civile en France affirme que la politique de la bourgeoisie française avait dévoilé les enseignements essentiels de sa propre idéologie, dont le seul but était "de retarder la lutte des classes" : il n'était désormais plus question de paix ou de trêve entre les ouvriers et leurs exploiteurs. La lutte devait reprendre sans cesse et il ne pouvait y avoir de doute quant à la victoire finale des travailleurs [24].

Il convient de noter que ces observations furent faites à propos d'une situation dans laquelle la majorité du peuple français n'avait que le choix entre se rendre sans condition à une faible minorité de révolutionnaires et les combattre. Ni Marx ni personne d'autre n'a jamais attendu que la majorité d'un pays cède sans résister à l'agression armée d'une minorité.

Encore plus important est le fait que Marx, dans ses observations, attribue aux politiques adoptées par la bourgeoisie française une influence décisive sur le cours des événements. Il contredit en cela tous ses autres écrits. Il avait annoncé dans le Manifeste communiste l'implacable et impitoyable lutte des classes sans s'occuper du tout des tactiques défensives auxquelles les bourgeois pouvaient avoir recours. Il avait déduit le caractère inévitable de cette lutte à partir de la situation de classe des exploiteurs et de celle des exploités. Il n'y a pas de place dans le système marxiste pour l'hypothèse que les politiques adoptées par la bourgeoisie puissent d'une manière quelconque influencer l'émergence de la lutte des classes et son résultat.

S'il est vrai qu'une classe, la bourgeoisie française de 1871, était en position de choisir entre plusieurs politiques et d'influencer par sa décision le cours des événements, il doit en être de même pour d'autres classes dans d'autres situations historiques. Et alors tous les dogmes du matérialisme marxiste s'effondrent. Il n'est dès lors plus vrai que la situation de classe enseigne à une classe ce que sont ses véritables intérêts et quel type de politique les sert au mieux. Il n'est pas vrai que seules les idées contribuant aux véritables intérêts d'une classe rencontrent l'approbation de ceux qui mènent les politiques de cette classe. Il se peut que des idées différentes guident ces politiques et exercent ainsi une influence sur le cours des événements. Mais il n'est alors plus vrai que la seule chose qui compte dans l'Histoire soient les intérêts, les idées n'étant qu'une simple superstructure idéologique, uniquement déterminées par ces intérêts. Il devient impératif d'examiner de près les idées afin de dégager celles qui sont réellement bénéfiques aux intérêts de la classe concernée de celles qui ne le sont pas. Il devient nécessaire de discuter des idées conflictuelles avec les méthodes du raisonnement logique. L'expédient par lequel Marx voulait bannir la comparaison objective du pour et du contre d'une idée déterminée s'écroule. La voie vers l'examen des mérites et des démérites du socialisme, voie que Marx voulait interdire, est réouverte.

Une autre écrit important de Marx est son article de 1865, Salaire, prix et profit. Dans ce document, Marx critique la politique traditionnelle des syndicats. Pour lui, ils doivent abandonner leur "mot d'ordre conservateur: Un salaire équitable pour une journée de travail équitable, ils doivent inscrire sur leur drapeau le mot d'ordre révolutionnaire: Abolition du salariat." [25] Il s'agit évidemment d'une controverse sur le type de politique servant au mieux les intérêts de classe des ouvriers. Marx s'écarte dans cet exemple de sa procédure habituelle qui est de traiter tous ces adversaires prolétariens de traîtres. Il admet implicitement qu'il peut exister un désaccord même chez les champions honnêtes et sincères des intérêts de classe des travailleurs et que de telles différences doivent être réglées en débattant de la question. Il découvrit peut-être lui-même, réflexion faite, que la manière dont il avait traité du problème en question était incompatible avec tous ses dogmes, car il ne publia pas ce discours qu'il avait lu le 26 juin 1865 devant le Conseil général de l'Association Internationale des Travailleurs. Il fut publié pour la première fois en 1898, par l'une de ses filles.

Mais la question que nous étudions en détail n'est pas que Marx ait échoué à appliquer de façon cohérente sa propre doctrine, ni qu'il se laisse aller à des manières de penser incompatibles avec elle. Nous devons examiner si la doctrine marxiste est défendable et devons par conséquent nous intéresser à la connotation particulière que revêt le terme d' "intérêts" dans le contexte de cette doctrine.

Chaque individu, et sur ce point tout groupe d'individus, cherche à agir en vue de substituer une situation qui lui convient mieux à une situation qu'il estime moins satisfaisante. Si nous ne tenons aucun compte du jugement que l'on pourrait porter d'un autre point de vue, nous pouvons dire en ce sens qu'il poursuit ses propres intérêts. Mais la question de ce qui est plus ou moins désirable est du ressort de l'individu qui agit. C'est le résultat de son choix entre diverses possibilités offertes. C'est un jugement de valeur. Il est déterminé par les idées que l'individu se fait des effets que les diverses situations pourraient avoir sur son propre bien-être, mais dépend en définitive de la valeur qu'il attache à ces effets attendus.

Si nous gardons ceci à l'esprit, il n'y a pas de sens à déclarer que les idées sont le produit des intérêts. Les idées indiquent à quelqu'un quels sont ses intérêts. Plus tard, en étudiant ses actions passées, l'individu peut juger qu'il s'était trompé et qu'un autre mode d'action aurait mieux servi ses propres intérêts. Mais cela ne veut pas dire qu'à l'instant critique où il avait agi, il ne l'avait pas fait conformément à ses intérêts. Il avait agi d'après ce qu'il considérait à l'époque comme servant au mieux ses intérêts.

Si un observateur désintéressé étudie l'action de quelqu'un d'autre, il peut penser : Ce type se trompe ; ce qu'il fait ne sert pas ce qu'il considère comme étant son intérêt ; un autre mode d'action serait plus adapté en vue de parvenir aux fins qu'ils cherchent. Un historien peut en ce sens dire aujourd'hui, ou un contemporain perspicace de l'époque pouvait dire en 1939 : "En envahissant la Pologne Hitler et les nazis ont fait une erreur ; l'invasion nuit à ce qu'ils considéraient comme étant leurs intérêts". Une telle critique n'a de sens que dans la mesure où elle ne traite que des moyens et non des fins ultimes de l'action. Le choix des fins ultimes relève d'un jugement de valeur ne dépendant que du jugement individuel. Tout ce qu'un autre homme peut dire à ce sujet, c'est : "J'aurais fait un autre choix". Si un Romain avait dit à un chrétien condamné à être déchiqueté par des bêtes sauvages dans le cirque : "Vous serviriez mieux vos intérêts en vous inclinant et en vénérant la statue de notre Empereur divin", le chrétien aurait répondu : "Mon intérêt premier est de respecter les principes de ma foi".

Mais le marxisme, en tant que philosophie de l'Histoire prétendant connaître les fins que les hommes sont obligés de poursuivre, emploie le terme d' "intérêts" avec une connotation différente. Les intérêts auxquels il se réfère ne seraient pas choisis par les hommes sur la base de jugements de valeur. Ils sont les fins auxquelles aspirent les forces productives matérielles. Ces forces visent à établir le socialisme. Elles utilisent les prolétaires comme moyen pour réalisation cette fin. Les forces productives matérielles suprahumaines poursuivent leurs propres intérêts, indépendamment de la volonté des mortels. La classe prolétarienne n'est qu'un outil dans leurs mains. Les actions de la classe ne sont pas ses propres actions mais celles que les forces productives matérielles accomplissent en utilisant la classe comme instrument sans volonté propre. Les intérêts de classe auquel se réfère Marx sont en réalité les intérêts des forces productives matérielles qui veulent se libérer "des entraves à leur développement".

Des intérêts de ce type ne dépendent pas, bien entendu, des idées des hommes ordinaires. Ils sont exclusivement déterminés par les idées de l'individu Marx, qui donna naissance au fantôme des forces productives matérielles et à l'image anthropomorphique de leurs intérêts.

Dans le monde de la réalité, de la vie et de l'action humaine, il n'existe pas d'intérêts indépendant des idées, les précédant temporellement et logiquement. Ce qu'un homme considère comme son intérêt est le résultat de ses idées.

S'il peut y avoir un sens dans la proposition selon laquelle le socialisme servirait mieux les intérêts des prolétaires c'est le suivant : le socialisme permet de mieux parvenir aux fins auxquelles aspirent les prolétaires individuels. Une telle proposition nécessite une preuve. Il est vain de substituer à cette preuve un recours à un système arbitrairement inventé de philosophie de l'Histoire.

Tout ceci ne traversa jamais l'esprit de Marx car il était imprégné de l'idée que les intérêts humains seraient entièrement et uniquement déterminés par la nature biologique du corps humain. L'homme, selon lui, cherche exclusivement à se procurer la plus grande quantité de biens tangibles. Il n'y a pas de problème qualitatif, uniquement un problème quantitatif, dans l'offre de biens et de services. Les désirs ne dépendent pas des idées mais seulement des conditions physiologiques. Aveuglé par ce préjugé, Marx ignorait le fait que l'un des problèmes de la production est de décider quel type de biens il faut produire.

Chez les animaux et les hommes primitifs au bord de la famine, il est certainement exact que rien d'autre ne compte que la quantité de biens comestibles qu'ils peuvent se procurer. Il n'est pas nécessaire de souligner que la situation est entièrement différente pour les hommes, même pour ceux qui n'en sont qu'aux premiers stades de la civilisation. L'homme civilisé fait face au problème du choix entre les divers besoins à satisfaire et entre les diverses façons de satisfaire un même besoin. Ses intérêts sont variés et déterminés par les idées qui influencent son choix. On ne sert pas les intérêts d'un homme qui veut un nouveau manteau en lui donnant une paire de chaussures, ni ceux de celui qui veut entendre une symphonie de Beethoven en lui donnant un ticket pour un match de boxe. Ce sont les idées qui sont responsables du fait que les intérêts des gens sont disparates.

On peut mentionner au passage que cette mauvaise interprétation des besoins et des intérêts humains a empêché Marx et d'autres socialistes de saisir la distinction entre liberté et esclavage, entre la situation d'un homme qui décide lui-même comment dépenser son revenu et celle d'un homme auquel une autorité paternelle fournit les choses dont, selon l'autorité, il a besoin. Dans une économie de marché les consommateurs choisissent et déterminent ainsi la quantité et la qualité des biens produits. Dans une économie socialiste l'autorité prend soin de ces affaires. Aux yeux de Marx et des marxistes il n'y a pas de différence substantielle entre ces deux méthodes de satisfaction des besoins : peu importe qui choisit, le "misérable" individu pour lui-même ou l'autorité pour tous ses sujets. Ils n'arrivent pas à comprendre que l'autorité ne donne pas à ses pupilles ce qu'ils veulent avoir mais ce qu'ils devraient avoir d'après son avis à elle. Si quelqu'un qui veut avoir la Bible obtient le Coran à la place, il n'est plus libre.

Mais même si, pour les besoins du raisonnement, nous admettions qu'il n'y ait pas de certitude sur le type de biens que demande le peuple ni sur les méthodes techniques de production les plus efficaces, il resterait un conflit d'intérêts entre le court et le long terme. La décision dépend à nouveau des idées. Ce sont des jugements de valeur qui déterminent le degré de préférence temporelle que l'on attache à la valeur des biens présents par rapport à celle des biens futurs. Doit-on consommer ou accumuler du capital ? Et jusqu'à quel point doit on consommer ou accumuler le capital ?

Au lieu de traiter de tous ces problèmes, Marx s'est contenté du dogme affirmant que le socialisme sera le paradis sur terre où tout le monde verra tous ses désirs satisfaits. Bien sûr, si l'on part de ce dogme, on peut déclarer tranquillement que les intérêts de tout le monde, quels qu'ils puissent être, recevront une meilleure réponse avec le socialisme. Dans un pays de Cocagne les gens n'auront plus besoin d'idées, ils n'auront plus recours au moindre jugement de valeur, ils ne penseront et n'agiront plus. Ils se contenteront d'ouvrir la bouche et laisseront les pigeons rôtis s'y précipiter.

Dans le monde réel, le seul à être l'objet de la recherche scientifique de la vérité, les idées déterminent ce que les gens considèrent être leurs intérêts. Il n'existe pas d'intérêts qui puissent être indépendants des idées. Ce sont les idées qui déterminent ce que les gens considèrent être leurs intérêts. Les hommes libres n'agissent pas en conformité avec leurs intérêts. Ils agissent conformément à ce qu'ils croient avancer leurs intérêts.

7. Les intérêts de classe de la bourgeoisie

L'un des points de départ de la pensée de Karl Marx était le dogme selon lequel le capitalisme, s'il est totalement préjudiciable à la classe laborieuse, serait favorable aux intérêts de classe de la bourgeoisie, tandis que le socialisme, s'il s'oppose aux revendications injustes de la bourgeoisie, serait fortement avantageux pour toute l'humanité. Il s'agissait des idées développées par les communistes et socialistes français et présentées au public allemand en 1842 par Lorentz von Stein dans son volumineux ouvrage intitulé Socialisme et communisme dans la France d'aujourd'hui. Marx adopta sans se poser de question cette doctrine et tout ce qu'elle impliquait. Il ne lui est jamais venu à l'esprit que son dogme fondamental puisse nécessiter une démonstration et les concepts qu'il employait une définition. Il n'a jamais défini les concepts de classe sociale, d'intérêts de classe et de conflits de classe. Il n'a jamais expliqué pourquoi le socialisme servirait mieux que tout autre système les intérêts de classe des prolétaires et les véritables intérêts de toute l'humanité. Cette attitude fut jusqu'à nos jours le trait caractéristique de tous les socialistes. Ils considèrent comme allant de soi que la vie sous le socialisme sera merveilleuse. Quiconque ose en demander les raisons se démasque par sa question même, se révélant comme un apologiste corrompu des intérêts de classe égoïstes des exploiteurs.

La philosophie marxiste de l'Histoire enseigne que c'est l'opération des lois immanentes de la production capitaliste elle-même qui conduit à l'avènement du socialisme. Avec le caractère inexorable d'une loi de la nature, la production capitaliste engendre sa propre négation [26]. Comme aucune formation sociale ne disparaît avant que soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir [27], le capitalisme doit aller jusqu'à son terme avant l'émergence du socialisme. La libre évolution du capitalisme, non perturbée par la moindre interférence politique, est donc du point de vue marxiste très bénéfique pour les intérêts de classe — nous devrions dire "bien compris" ou à long terme — des prolétaires. Avec le progrès du capitalisme, qui se dirige vers sa maturité et par conséquent vers son effondrement, l'ouvrier "descend toujours plus bas", dit le Manifeste communiste, il "devient un pauvre". Mais considéré sub specie aeternitatis, du point de vue de la destinée de l'humanité et des intérêts à long terme du prolétariat, cette "masse de misère, d'oppression, d'esclavage, de déchéance et d'exploitation" doit en réalité être considéré comme un pas en avant sur la route vers le bonheur éternel. Il apparaît donc qu'il est non seulement vain mais encore manifestement contraire aux intérêts — bien compris —de la classe laborieuse d'essayer — de manière nécessairement futile — d'améliorer la condition des salariés par des réformes dans le cadre du capitalisme. Marx rejetait ainsi les tentatives syndicales de faire monter les salaires et de diminuer le temps de travail. Le plus orthodoxe de tous les partis marxiste, celui des sociaux-démocrates allemands, vota au Reichstag, dans les années 1880, contre toutes les mesures de la fameuse Sozialpolitik de Bismarck, y compris contre sa mesure la plus spectaculaire, la sécurité sociale. De la même façon, l'avis des communistes sur le New Deal américain était qu'il s'agissait d'un plan voué à l'échec et destiné à sauver le capitalisme moribond en retardant son effondrement et donc l'apparition du millénium socialiste.

Si les employeurs s'opposent à ce qui est habituellement appelé la législation en faveur du travail, ils ne sont par conséquent pas coupables de lutter contre ce que Marx considérait être les véritables intérêts de la classe prolétarienne. Au contraire. En libérant véritablement l'évolution économique des entraves par lesquelles les petits-bourgeois ignorants, les bureaucrates et des pseudo-socialistes utopistes et humanitaires comme les Fabiens, essayaient de la ralentir, ces employeurs servent la cause du travail et du socialisme. L'égoïsme même des exploiteurs se transforme en aubaine pour les exploités et pour toute l'humanité. Marx, s'il avait été capable de poursuivre ses idées jusqu'à leurs conséquences logiques ultimes, n'aurait-il pas été tenté de dire avec Mandeville que "les vices privés font le bien public" ou avec Adam Smith que les riches "sont guidés par une main invisible" de telle sorte que "sans le vouloir, sans le savoir, [ils] font progresser l'intérêt de la société ?" [28]

Toutefois, Marx était toujours très pressé de terminer son raisonnement avant le moment où ses contradictions internes seraient devenues évidentes. Ses successeurs ont à cet égard repris l'attitude de leur maître.

Les bourgeois, qu'ils soient capitalistes ou entrepreneurs, disent ces disciples inconséquents de Marx, ne s'intéressent qu'à la préservation du système de laissez-faire. Ils s'opposent à toutes les tentatives faites pour soulager le sort de la classe la plus nombreuse, la plus utile et la plus exploitée ; ils veulent arrêter le progrès ; ce sont des réactionnaires cherchant — de manière évidemment désespérée — à remonter le cours du temps. Quoi que l'on puisse penser de ces épanchements passionnés, répétés chaque jour par les journaux, les politiciens et les gouvernements, on ne peut nier qu'ils soient incompatibles avec les principes essentiels du marxisme. D'un point de vue marxiste cohérent, les champions de ce qu'on appelle la législation en faveur du travail sont des réactionnaires petits-bourgeois alors que ceux que les marxistes appellent des persécuteurs du travail sont les annonciateurs progressistes du bonheur suprême à venir.

Dans leur ignorance de tous les problèmes du monde des affaires, les marxistes n'ont pas réussi à voir que les bourgeois d'aujourd'hui, ceux qui sont déjà de riches capitalistes et entrepreneurs, ne sont pas en leur qualité de bourgeois intéressés de manière égoïste à préserver le laissez-faire. Dans une économie de laissez-faire leur très bonne situation est quotidiennement et sans arrêt menacée par les ambitions de nouveaux venus nécessiteux. Les lois qui mettent des obstacles sur le chemin des parvenus talentueux nuisent aux intérêts des consommateurs mais protègent ceux qui sont déjà installés contre la concurrence d'intrus. En rendant plus difficile à l'homme d'affaires de faire des profits et en taxant la plus grande partie des profits obtenus, ils empêchent les nouveaux venus d'accumuler du capital et éliminent ainsi l'incitation qui pousse les vieilles entreprises à faire le plus grand effort pour servir les clients. Les mesures protégeant le moins efficace contre la concurrence du plus efficace et les lois visant à réduire ou à confisquer les profits sont, du point de vue marxiste, conservatrices voire réactionnaires. Elles tendent à empêcher le progrès technique et économique et à maintenir l'inefficacité et le retard. Si le New deal avait commencé en 1900 et non en 1933, le consommateur américain aurait été privé de nombreuses choses que lui fournissent aujourd'hui les industries s'étant développées dans les premières décennies du vingtième siècle, parties de débuts insignifiants pour aboutir à une importance nationale et à une production de masse.

Le point culminant de cette mauvaise interprétation des problèmes industriels se voit dans l'animosité déployée contre la grande industrie et contre les efforts des petites affaires cherchant à grandir. L'opinion publique, sous l'emprise du marxisme, considère la grande taille comme le pire vice de l'entreprise et approuve tout plan destiné à contenir ou à briser la grande industrie par une action gouvernementale. Elle ne comprend pas que c'est uniquement la grande taille des entreprises qui permet d'approvisionner les masses avec tous ces produits dont l'homme ordinaire américain d'aujourd'hui ne veut pas se passer. Les biens de luxe pour le petit nombre peuvent être produits dans de petits magasins. Les biens de luxe pour le grand nombre nécessitent une grande entreprise. Les politiciens, professeurs et chefs syndicaux qui maudissent la grande industrie luttent pour diminuer le niveau de vie. Ils ne font certainement pas progresser les intérêts des prolétaires. Et ils sont en définitive, précisément du point de vue de la doctrine marxiste, des ennemis du progrès et de l'amélioration de la condition ouvrière.

8. Les critiques du marxisme

Le matérialisme de Marx et Engels diffère radicalement des idées du matérialisme classique. Il dépeint les pensées, les choix et les actions des hommes comme déterminés par les forces productives matérielles — les machines et les outils. Marx et Engels n'ont pas vu que ces outils et ces machines sont eux-mêmes des produits de l'esprit humain. Même si leurs tentatives sophistiquées pour décrire tous les phénomènes spirituels et intellectuels, qu'ils appellent superstructurels, comme produits par les forces productives matérielles avaient connu le succès, ils auraient uniquement fait remonter ces phénomènes à quelque chose qui serait en lui-même un phénomène spirituel et intellectuel. Leur raisonnement est circulaire. Leur prétendu matérialisme n'est en fait pas un matérialisme du tout. Il ne donne qu'une solution verbale aux problèmes en question.

Même Marx et Engels étaient à l'occasion conscients de l'insuffisance fondamentale de leur doctrine. Quand Engels résuma sur la tombe de Marx ce qu'il considérait comme la quintessence des travaux de son ami, il ne mentionna pas du tout les forces productives matérielles. Engels déclara : "Darwin a découvert la loi de l'évolution de la nature organique, Marx, lui, a découvert la loi de l'évolution de l'histoire humaine, à savoir le simple fait, jusqu'alors caché derrière les développements idéologiques, que les hommes doivent avant toute autre chose manger, boire et disposer d'un abri et de vêtements avant de s'engager dans la politique, la science, l'art, la religion, etc., et que par conséquent la production des aliments immédiatement nécessaires et avec elle le stade de l'évolution économique atteint par un peuple ou une époque constituent le fondement d'où sont sorties les institutions gouvernementales, les idées sur ce qui est juste et injuste, l'art et même les idées religieuses des hommes, fondement par lequel il convient également de les expliquer — cette explication se faisant dans ce sens et non comme auparavant dans le sens contraire." [29] Personne n'était assurément plus compétent qu'Engels pour offrir une interprétation du matérialisme dialectique faisant autorité. Mais si Engels avait raison dans son discours nécrologique, alors tout le matérialisme marxiste s'évanouit. Il se réduit à un truisme connu de tout le monde depuis la nuit des temps et que personne n'a jamais contesté. Il ne dit pas plus que l'aphorisme usé jusqu'à la corde : Primum vivere, deinde philosophari [Vivre d'abord, ensuite philosopher].

En tant que ruse éristique l'interprétation d'Engels a très bien marché. Dès que quelqu'un commence à mettre à jour les absurdités et les contradictions du matérialisme dialectique, les marxistes rétorquent : Est-ce que vous niez que les hommes doivent avant tout manger ? Est-ce que vous nierez que les hommes cherchent à améliorer les conditions matérielles de leur existence ? Comme personne ne souhaite contester ces truismes, ils en concluent que tous les enseignements du matérialisme marxiste sont inattaquables. Et des nuées de pseudo-philosophes ne parviennent pas à comprendre qu'il s'agit là d'un non sequitur.

La cible principale des attaques pleines de rancoeur de Marx était l'État prussien de la dynastie des Hohenzollern. Il détestait ce régime non parce que ce dernier était opposé au socialisme mais précisément parce qu'il était enclin à l'accepter. Alors que son rival Lassalle caressait l'idée d'instaurer le socialisme en coopérant avec le gouvernement prussien dirigé par Bismarck, l'Association Internationale des Travailleurs de Marx cherchait à renverser les Hohenzollern. Comme l'Église protestante était soumise en Prusse au gouvernement et administrée par des fonctionnaires gouvernementaux, Marx ne se lassait jamais de diffamer également la religion chrétienne. L'antichristianisme devint d'autant plus un dogme marxiste que les premiers pays où les intellectuels se convertirent au marxiste furent la Russie et l'Italie. L'Église était en Russie encore plus dépendante du gouvernement qu'en Prusse. Aux yeux des Italiens du dix-neuvième siècle, le penchant anti-catholique était la marque de tous ceux qui s'opposaient à la restauration de l'autorité séculière du Pape et à la désintégration de l'unité nationale nouvellement obtenue.

Les Églises et sectes chrétiennes ne combattaient pas le socialisme. Petit à petit, elles acceptaient ses idées politiques et sociales fondamentales. Aujourd'hui, à quelques exceptions près, elles rejettent franchement le capitalisme et préconisent le socialisme ou des politiques interventionnistes qui doivent inévitablement conduire à instaurer le socialisme. Mais, bien sûr, aucune Église chrétienne ne pourra jamais acquiescer à un type de socialisme hostile au christianisme et visant à sa suppression. Les Églises s'opposent de manière implacable aux aspects antichrétiens du marxisme. Elles essaient de distinguer entre leur propre programme de réformes sociales et le programme marxiste. La perversité intrinsèque du marxisme se trouve pour elles dans son matérialisme et dans son athéisme.

Toutefois, en luttant contre le matérialisme marxiste, les apologistes de la religion n'a pas vu l'essentiel. Beaucoup d'entre eux considèrent le matérialisme comme une doctrine éthique enseignant que les hommes devraient uniquement rechercher la satisfaction des besoins de leurs corps et une vie de plaisirs et de festivités, et qu'ils ne devraient pas se soucier d'autre chose. Ce qu'ils avancent contre ce matérialisme éthique ne concerne en rien la doctrine marxiste et n'a aucun rapport avec la question posée.

Ne sont pas plus sensées les objections soulevées contre le matérialisme marxiste par ceux qui retiennent des événements historiques particuliers — comme le développement de la foi chrétienne, les croisades, les guerres de religion — et affirment triomphalement qu'aucune interprétation matérialiste ne peut en être faite. Tout changement de situation affecte la structure de l'offre et de la demande des divers biens matériels et par conséquent les intérêts à court terme de certains groupes. Il est par conséquent possible de montrer qu'il se trouve certains groupes qui y ont gagné à court terme et d'autres qui y ont perdu à court terme. Les défenseurs du marxisme sont donc toujours en mesure de montrer que des intérêts de classe étaient en jeu et de répondre ainsi aux objections soulevées. Bien entendu, cette méthode pour démontrer la validité de l'interprétation matérialiste de l'Histoire est totalement fausse. La question n'est pas de savoir si des intérêts de groupe étaient affectés : ils le sont nécessairement toujours au moins sur le court terme. La question est de savoir si la poursuite du lucre par les groupes concernés était la cause de l'événement en question. Par exemple, les intérêts à court terme de l'industrie des munitions contribuèrent-ils au bellicisme et aux guerres de notre époque ? En traitant de tels problèmes, les marxistes ne signalent jamais que là où il y a des arguments pour, il y a aussi nécessairement des arguments contre. Ils devraient expliquer pourquoi les seconds ne l'emportent pas sur les premiers. Mais les critiques "idéalistes" du marxisme étaient trop bornés pour mettre à jour le moindre sophisme du matérialisme dialectique. Ils n'avaient même pas remarqué que les marxistes n'avaient recours à leur interprétation par les intérêts de classes que lorsqu'ils traitaient de phénomènes généralement considérés comme mauvais, mais jamais pour des phénomènes que tout le monde approuvait. Si l'on attribue le fait de partir en guerre aux machinations du capital de l'industrie de munitions et l'alcoolisme aux machinations du commerce des spiritueux, il serait cohérent d'attribuer la propreté aux desseins des fabricants de savon et l'épanouissement de la littérature et de l'éducation aux manoeuvres des industries de l'édition et de l'imprimerie. mais ni les marxistes ni leurs critiques n'y ont jamais songé.

Dans tout ceci, le point le plus remarquable est que la doctrine marxiste du changement historique n'a jamais fait l'objet d'un critique pertinente. Elle put triompher parce que ses adversaires ne mirent jamais à jour ses sophismes et ses contradictions internes.

On mesure jusqu'à quel point les gens se sont totalement mépris sur le matérialisme marxiste en observant la pratique habituelle consistant à mettre dans le même sac le marxisme et la psychanalyse freudienne. On ne peut en réalité pas imaginer de différence plus nette qu'entre ces deux doctrines. Le matérialisme veut réduire les phénomènes mentaux à des causes matérielles. La psychanalyse, au contraire, traite des phénomènes mentaux comme d'un champ autonome. Alors que la psychiatrie traditionnelle et la neurologie essaient d'expliquer toutes les conditions pathologiques dont elles s'occupent comme causées par des conditions pathologiques déterminées de certains organes du corps, la psychanalyse a réussi à démontrer que certains état anormaux du corps sont parfois produits par des facteurs mentaux. Cette découverte fut celle de Charcot et de Joseph Breuer et ce fut le haut fait de Sigmund Freud que d'avoir construit sur cette base une discipline systématique complète. La psychanalyse est à l'opposé de toutes les variantes du matérialisme. Si nous ne la considérons pas comme une branche de la connaissance pure mais comme une méthode pour soigner les malades, nous devons la qualifier de branche thymologique (geisteswissenschaftlicher Zweig) de la médecine.

Freud était un homme modeste. Il n'avait pas de prétentions extravagantes concernant l'importance de ses contributions. Il était très prudent en abordant les problèmes de la philosophie et les branches de la connaissance qu'il n'avait pas lui-même contribué à développer. Il ne s'aventurait pas à attaquer la moindre proposition métaphysique du matérialisme. Il alla même jusqu'à admettre qu'un jour la science pourrait réussir à donner une explication purement physiologique des phénomènes étudiés par la psychanalyse. Mais tant que cela ne se serait produit pas, la psychanalyse lui apparaissait saine sur le plan scientifique et indispensable sur le plan pratique. Il était tout aussi prudent quant à la critique du matérialisme marxiste. Il confessait librement son incompétence dans ce domaine [30]. Mais tout ceci ne change rien au fait que l'approche psychanalytique est fondamentalement et très largement incompatible avec l'épistémologie du matérialisme.

La psychanalyse souligne le rôle que la libido, la pulsion sexuelle, joue dans la vie humaine. Ce rôle avait été négligé auparavant par la psychologie ainsi que par toutes les autres branches de la connaissance. La psychanalyse explique aussi les raisons de cette négligence. Mais elle n'affirme en aucun cas que le sexe serait le seul désir humain cherchant la satisfaction ni que tous les autres phénomènes psychiques en découlent. Son intérêt pour les pulsions sexuelles vient du fait qu'elle a commencé comme méthode thérapeutique et que la plupart des situations pathologiques qu'elle avait à traiter étaient causées par la refoulement de désirs sexuels.

La raison pour laquelle certains auteurs ont associé la psychanalyse et le marxisme était que l'on considérait les deux comme opposés aux idées théologiques. Toutefois, avec le temps, des écoles et groupes théologiques de diverses confessions ont adopté une attitude différente vis-à-vis les enseignements de Freud. Ils n'ont pas seulement abandonné leur opposition radicale comme ils l'avaient déjà fait auparavant à propos des résultats de l'astronomie et de la géologie modernes et des théories du changement phylogénétique dans la structure des organismes. Ils ont aussi essayé d'intégrer la psychanalyse dans le système et la pratique de la théologie pastorale. Ils considèrent aujourd'hui l'étude de la psychanalyse comme une part importante de la formation de leur ministère [31].

Les conditions étant ce qu'elles sont aujourd'hui, de nombreux défenseurs de l'autorité de l'Église n'ont plus de guide et sont désorientés face aux problèmes philosophiques et scientifiques. Ils condamnent ce à quoi ils pourraient ou même devraient souscrire. En combattant de fausses doctrines, ils ont recours à des objections intenables qui, dans l'esprit de ceux qui peuvent percevoir le caractère fallacieux de ces objections, renforcent plutôt la tendance à croire que les doctrines attaquées sont saines. Étant incapables de découvrir le véritable défaut des doctrines erronées, ces apologistes de la religion peuvent finir par les approuver. Ceci explique le fait curieux qu'il existe de nos jours dans les écrits chrétiens des tendances à adopter le matérialisme dialectique marxiste. Un théologien presbytérien, le professeur Alexander Miller, croit ainsi que le christianisme "peut compter sur la vérité du matérialisme historique et sur le fait de la lutte des classes." Il ne se contente pas de suggérer, comme beaucoup d'éminents dirigeants de divers cultes chrétiens l'ont fait avant lui, que l'Église devrait adopter les principes fondamentaux de la politique marxiste. Il pense que l'Église devrait "accepter le marxisme" comme étant "l'essence de la sociologie scientifique" [32]. Comme il est étrange de réconcilier les principes de Nicée avec une doctrine enseignant que les idées religieuses constituent la superstructure des forces productives matérielles !

9. Le matérialisme marxiste et le socialisme

Comme beaucoup d'intellectuels frustrés et comme presque tous les nobles, fonctionnaires, enseignants et écrivains de la Prusse contemporaine, Marx était poussé par une haine fanatique contre le monde des affaires et les hommes d'affaires. Il s'était tourné vers le socialisme parce qu'il le considérait comme la pire punition qu'il pouvait infliger à l'odieuse bourgeoisie. Il comprit au même moment que le seul espoir du socialisme était d'empêcher toute discussion supplémentaire de ses avantages et de ses inconvénients. Il fallait persuader les gens de l'accepter pour des raisons émotionnelles sans qu'ils se posent de questions sur ses effets.

Afin d'y parvenir, Marx adapta la philosophie de l'Histoire de Hegel, credo officiel des écoles qu'il avait fréquentées. Hegel s'était attribué la faculté de révéler au public les plans cachés du Seigneur. Il n'y avait aucune raison pour que le docteur Marx reste à l'écart et ne communique pas les bonnes nouvelles qu'une voix intérieure lui avait communiquées. Le socialisme, disait cette voix, surviendra forcément parce que tel est le cours que suit le destin. Il est inutile de discuter des bienfaits ou des maux à attendre d'un mode socialiste ou communiste de production. De tels débats n'auraient de sens que si les hommes étaient libres de choisir entre le socialisme et autre chose. De plus, comme le socialisme vient plus tard dans la succession des stades de l'évolution historique, il constitue aussi nécessairement un stade supérieur et meilleur et tous les doutes concernant les bénéfices qui en découleront sont futiles [33].

Le schéma de la philosophie de l'Histoire qui décrit l'histoire humaine comme culminant avec et se terminant par le socialisme représente l'essence du marxisme, c'est la principale contribution de Karl Marx à l'idéologie pro-socialiste. Comme tous les schémas similaires, y compris celui d'Hegel, il était le produit de l'intuition. Marx le qualifia de science, Wissenschaft, parce qu'à son époque aucun autre qualificatif ne donnait plus de prestige. Il n'était pas courant dans les temps pré-marxistes de qualifier de scientifiques les philosophies de l'Histoire. Personne n'avait jamais appliqué le terme de "science" aux prophéties de Daniel, à la révélation de Saint Jean ou aux écrits de Joachim de Flore.

Pour les mêmes raison, Marx qualifia sa doctrine de matérialiste. Dans le milieu de l'hégélianisme de gauche dans lequel Marx vivait avant de s'établir à Londres, le matérialisme était la philosophie acceptée. On considérait comme acquis que la philosophie et la science n'admettaient aucune autre analyse du problème du corps et de l'esprit que celle enseignée par le matérialisme. Les auteurs qui ne voulaient pas être anathématisés par leur groupe devaient éviter d'être soupçonnés de toute concession à "l'idéalisme". Marx était ainsi très désireux de dire que sa philosophie était matérialiste. En réalité, comme il a été souligné plus haut, sa doctrine ne traite pas du tout du problème du corps et de l'esprit. Il ne soulève pas la question de la naissance des "forces productives matérielles" et ne se demande ni comment et pourquoi elles évoluent. La doctrine de Marx n'est pas une interprétation matérialiste mais une interprétation technologique de l'Histoire. Cependant, d'un point de vue politique, Marx eut bien raison de qualifier sa doctrine de scientifique et de matérialiste. Ces affirmations lui donnèrent une réputation qu'elle n'aurait jamais acquise sans elles.

Il convient de noter au passage que Marx et Engels ne firent aucun effort pour établir la validité de leur interprétation technologique de l'Histoire. Au début de leur carrière d'auteurs, ils énoncèrent leurs dogmes par des formules claires et provocatrices comme la remarque citée plus haut sur le moulin à bras et le moulin à vapeur [34]. Dans les années suivantes, ils devinrent plus réservés et plus prudents ; après la mort de Marx, Engels fit même à l'occasion quelques concessions remarquables au point de vue "bourgeois" et "idéaliste". Mais jamais Marx ou Engels, ni aucun de leurs nombreux successeurs, n'essayèrent de préciser quoi que ce soit sur le fonctionnement d'un mécanisme qui, à partir d'un état déterminé des forces productives matérielles, produirait une superstructure juridique, politique et spirituelle déterminée. Leur célèbre philosophie ne dépassa jamais le stade de l'énonciation rapide d'un piquant résumé.

Les astuces éristiques du marxisme ont très bien réussi et ont enrôlé une foule de pseudo-intellectuels dans les rangs du socialisme révolutionnaire. Mais elles n'ont pas discrédité ce que les économistes avait affirmé sur les conséquences désastreuses d'un mode de production socialiste. Marx avait rendu taboue l'analyse du fonctionnement d'un système socialiste en l'appelant utopique, c'est-à-dire, dans sa terminologie, non scientifique. Il avait également, ainsi que ses successeurs, calomnié tous les auteurs s'opposant à ce tabou. Cette tactique ne changea cependant rien au fait que la seule contribution de Marx au débat sur le socialisme fut de divulguer ce qu'une voix intérieure lui avait dit, à savoir que la fin et le but de l'évolution historique de l'humanité seraient l'expropriation des capitalistes.

Du point de vue épistémologique il faut souligner que le matérialisme marxiste n'accomplit pas ce qu'une philosophie matérialiste prétend faire. Il n'explique pas comment des pensées et des jugements de valeur donnés naissent dans l'esprit humain.

Montrer qu'une doctrine est intenable n'équivaut pas à la confirmer ce qui s'y oppose. Il est nécessaire de redire ce fait évident parce que nombreux sont ceux qui l'ont oublié. La réfutation du matérialisme dialectique entraîne, bien entendu, le rejet des justifications marxistes du socialisme. Mais elle ne démontre pas la véracité des affirmations selon lesquelles le socialisme est irréalisable, qu'il détruirait la civilisation et mènerait à la misère pour tous, et que son avènement n'est pas inévitable. Ces propositions ne peuvent être établies que par l'analyse économique.

Marx et tous les sympathisants de ses doctrines étaient conscients qu'une analyse économique du socialisme montrerait les erreurs des arguments pro-socialistes. Les marxistes s'accrochent au matérialisme historique et refusent avec obstination d'écouter les critiques qu'on lui fait parce qu'ils désirent le socialisme pour des raisons émotionnelles.

 

Notes

[*] On leur associe généralement aussi le Français, enseignant à Lausanne, Léon Walras (les trois ayant fait leur découverte de manière indépendante). C'est d'ailleurs ce qu'avait fait Mises dans son article "Karl Menger und die österreichische Schule der Nationalökonomie" ["Carl Menger et l'École économique autrichienne", Karl étant une graphie utilisée à plusieurs reprises à cette époque], Neue Freie Press, 29-30 janvier 1929. Il est à noter à ce sujet que Mises dans son autobiographie intellectuelle de l'époque d'avant-guerre (Notes and Recollections, Libertarian Press, 1978, p. 36) classe Wieser, le successeur de Menger à l'Université de Vienne, comme walrasien et non comme autrichien, bien qu'il l'associe comme on a l'habitude de le faire à l'École autrichienne dans d'autres textes. NdT.

[1] Voir Hegel, Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte, éd. Lasson (Leipzig, 1917), pp. 31-34, 55.

[2] Engels, Ludwig Feuerbach und der Ausgang der klassischen deutschen Philosophie [Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande] (5ème éd. Stuttgart, 1910), pp. 36-39.

[3] Ibid. p. 38.

[4] Préface, Engels, Herrn Eugen Dührings Umwälzung der Wissenschaft [L'Anti-Dühring] (7ème éd. Stuttgart, 1910), pp. xiv et xv.

[5] Ibid., pp. 138-139.

[6] E. Hammacher, Das philosophisch-ökonomische System des Marxismus (Leipzig, 1909), pp. 506-511.

[7] Les termes utilisés par Marx, umwälzen, Umwälzung, sont les équivalents allemands de "révolution".

[8] Le terme allemand Kunst comprend toutes les branches de la poésie, de la fiction et du théâtre.

[9] K. Marx, Zur Kritik der politischen Ökonomie [Contribution à la critique de l'économie politique, traduction française de Maurice Husson], éd. Kautsky (Stuttgart, 1897), préface, pp. x-xii. [Les guillemets de l'édition américaine du texte de Mises ne correspondent pas exactement aux citations de l'ouvrage de Marx (certaines phrases non situées entre guillemets sont bien tirées du texte de Marx). Les guillemets ont été replacées afin d'englober la totalité du texte de Marx. Les commentaires entre crochets (entre parenthèses dans l'édition américaine) ont été ajoutés par Mises. NdT]

[10] Marx, Misère de la philosophie (Paris et Bruxelles, 1847), p. 100 [Partie II — La métaphysique de l'économie politique, Chapitre 1 — La méthode, deuxième observation].

[11] Marx et certains de ses disciples ont aussi parfois inclus les ressources naturelles dans le concept de forces productives matérielles. Mais ces remarques n'ont été faites qu'en passant et n'ont jamais été développées, à l'évidence parce que cela les aurait conduits vers une doctrine expliquant l'Histoire comme déterminée par la structure de l'environnement géographique de la population.

[12] Marx, Misère de la philosophie [Partie II, Chapitre 2 — La division du travail et les machines].

[13] Ibid.

[14] Nous lisons ainsi dans le Manifeste communiste : "Cette organisation du prolétariat en classe, et donc en parti politique, est sans cesse détruite de nouveau par la concurrence que se font les ouvriers entre eux."

[15] Bien entendu, Marx n'aimait pas l'expression allemande "das eherne Lohngesetz" parce qu'elle avait été imaginée par son rival Ferdinand Lassalle.

[16] Marx, Das Kapital, 1, 728.

[17] Sur le sophisme contenu dans ce raisonnement, voir pp. 175 et suivantes.

[18] Après la mort de Mary, Engels prit sa soeur Lizzy comme maîtresse. Il l'épousa sur son [de Lizzy] lit de mort "afin de lui donner un dernier plaisir". Gustav Mayer, Frederick Engels (La Haye, Martinus Nijhoff, 1934), 2, p. 329.

[19] Marx, Value, Price and Profit [Salaire, prix et profit pour le titre français] éd. E. Marx Aveling (Chicago, Charles H. Kerr & Co. Cooperative), pp. 125-126. Voir ci-dessous, p. 137.

[20] Mises, Human Action, pp. 72-91.

[21] Mill, Principles of Political Economy [Principe d'économie politique], Livre III, ch. 1, $. 1.

[22] Marx, Zur Kritik der politischen Ökonomie [Contribution à la critique de l'économie politique, traduction française de Maurice Husson], pp. xii. Voir aussi pp. 107 et suivantes.

[23] Par exemple la "stupidité bourgeoise" (à propos de Bentham, Das Kapital, tome 1, p. 574) et le "crétinisme bourgeois" (à propos de Destutt de Tracy, ibid. tome 2, p. 465), etc.

[24] Marx, Der Bürgerkrieg in Frankreich [La Guerre civile en France], éd. Pfemfert (Berlin, 1919), p. 7.

[25] Marx, Value, Price and profit [Salaire, prix et profit, "La lutte entre le Capital et le Travail et ses résultats"], pp. 126-127.

[26] Marx, Das Kapital, tome 1, p. 728

[27] Voir plus haut, pp. 107 et 128.

[28] Adam Smith, Theory of Moral sentiments [Théorie des sentiments moraux], Pt. IV, ch. 1 (Édimbourg, 1813), 1. pp. 419 et suivantes.

[29] Engels, Karl Marx, Rede an seinem Grab, nombreuses éditions. Republié dans Franz Mehring, Karl Marx (2ème éd. Leipzig, 1919, Leipziger Buchdruckerei Aktiengesellschaft), p. 535.

[30] Freud, Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse (Vienne, 1933), pp. 246-253.

[31] Bien entendu, peu de théologiens seraient prêts à accepter l'interprétation d'un éminent historien catholique de la médecine, le professeur Petro L. Entralgo, selon lequel Freud a "donné son plein développement à certaines possibilités offertes par le christianisme". P.L. Entralgo, Mind and Body, traduction de A.M. Espinosa, Jr. (New York, p.J. Kennedy ans Sons, 1956), p. 131.

[32] Alexander Miller, The Christian Significance of Karl Marx (New York, Macmillan, 1947), pp. 80-81.

[33] Voir plus loin, pp. 175 et suivantes.

[34] Voir plus haut, p. 108.


Chapitre précédent  |  Chapitre suivant  |  Table des matières  |  Page d'accueil