Théorie et Histoire

Une interprétation de l'évolution économique et sociale

Première édition :Yale University Press, 1957. Réédité (et mis en ligne) par le Ludwig von Mises Institute

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

Deuxième partie : Déterminisme et matérialisme

Chapitre 8. La philosophie de l'Histoire

 

1. Le thème de l'Histoire

L'Histoire traite de l'action humaine, c'est-à-dire des actions accomplies par des individus et des groupes d'individus. Elle décrit les conditions dans lesquelles vivaient les gens et la manière dont ils ont réagi à ces conditions. Elle s'occupe des jugements de valeur humains, des fins auxquelles aspirent les hommes guidés par ces jugements de valeur, des moyens auxquels ils ont recours pour parvenir aux fins recherchées, et du résultat de leurs actions. L'Histoire traite de la réaction consciente de l'homme à l'état de son environnement, à la fois de l'environnement naturel et de l'environnement social, tel que déterminé par les actions des générations précédentes et de ses contemporains.

Tout individu naît dans un milieu social et naturel déterminé. Un individu n'est pas seulement un homme en général, dont l'histoire peut être analysée de façon abstraite. Un individu est à tout instant de sa vie le produit de toutes les expériences de ses ancêtres, augmentées des siennes. Un homme réel vit comme membre de sa famille, de sa race, de son peuple, de son époque ; comme citoyen de son pays ; comme membre d'un groupe social déterminé ; comme individu exerçant un certain métier. Il est imprégné d'idées religieuses, philosophiques, métaphysiques et politiques, qu'il développe ou modifie parfois d'après ses propres réflexions. Ses actions sont guidées par des idéologies qu'il a contractées à travers son environnement.

Ces idéologies ne sont toutefois pas immuables. Elles sont les produits de l'esprit humain et changent quand de nouvelles pensées sont ajoutées à l'ancienne collection d'idées ou substituées à des idées rejetées. En cherchant l'origine des nouvelles idées, l'Histoire ne peut pas faire plus que d'établir qu'elles ont été créées par les réflexions de quelqu'un. Les données ultimes de l'Histoire au-delà desquelles aucune recherche historique ne peut aller sont constituées des idées et des actions humaines. L'historien peut faire remonter des idées à d'autres idées développées auparavant. Il peut décrire les conditions de l'environnement auxquelles les actions étaient destinées répondre. Mais il ne peut jamais dire plus sur une nouvelle idée et sur un nouveau mode d'action que le fait qu'ils sont nés dans l'esprit d'un homme à un moment et en un lieu déterminés, et qu'elles ont été acceptées par d'autres hommes.

Des tentatives ont été faites pour expliquer la naissance des idées à partir de facteurs "naturels". Les idées ont été présentées comme le nécessaire fruit de l'environnement géographique, de la structure physique de l'habitat des individus. Cette doctrine est manifestement en contradiction avec les données disponibles. Beaucoup d'idées sont une réponse suscitée par le stimulus d'un environnement physique. Mais le contenu de ces idées n'est pas déterminé par l'environnement. Des individus et groupes d'individus différents répondent de manière différente au même environnement physique.

D'autres ont essayé d'expliquer la diversité des idées et des actions par des facteurs biologiques. L'espèce humaine est subdivisée en groupes raciaux possédant des traits biologiques héréditaires distincts. L'expérience historique n'écarte pas l'hypothèse que les membres de certains groupes raciaux soient plus doués que d'autres races pour ce qui est de concevoir des idées correctes. Toutefois, ce qu'il convient alors d'expliquer c'est pourquoi les idées d'un homme diffèrent de celles d'autres gens de la même race. Pourquoi des frères diffèrent-ils les uns des autres ?

Il est de plus discutable qu'un retard culturel indique de manière définitive l'infériorité permanente d'un groupe racial. Le processus évolutionniste qui a transformé les ancêtres de l'homme encore proches des animaux en hommes modernes a duré plusieurs centaines de milliers d'années. Rapporté à cette durée, le fait que certaines races n'ont pas encore atteint un niveau culturel déjà connu par d'autres races il y a plusieurs milliers d'années ne semble pas compter pour beaucoup. Il existe des individus dont le développement physique et mental se déroule plus lentement que la moyenne et qui pourtant dépassent par la suite et de loin la plupart des personnes connaissant un développement normal. Il n'est pas impossible que le même phénomène se produise pour des races entières.

Il n'y a rien pour l'Histoire au-delà des idées des personnes et des fins qu'elles poursuivaient, motivées par ces idées. Si l'historien fait référence à la signification d'un fait, il se réfère toujours soit à l'interprétation que des acteurs ont donnée de la situation dans laquelle ils devaient vivre et agir et du résultat des actions qui s'ensuivirent, soit à l'interprétation que d'autres personnes ont donnée du résultat de ces actions. Les causes finales auxquelles l'Histoire fait référence sont toujours les fins que visaient des individus et des groupes d'individus. L'Histoire ne reconnaît pas dans le cours des événements d'autre signification et d'autre sens que ceux que leur attribuaient les acteurs, jugeant du point de vue de leurs propres préoccupations humaines.

2. Le thème de la philosophie de l'Histoire

La philosophie de l'Histoire considère l'histoire humaine d'un point de vue différent. Elle suppose que Dieu, ou la nature, ou une autre entité suprahumaine, dirige de façon providentielle le cours des événements vers un but déterminé différent des fins poursuivies par les acteurs humains. Il y a ainsi pour elle un sens dans l'enchaînement des événements, sens qui remplace les intentions humaines. Les moyens de la Providence ne sont pas ceux des simples mortels. L'individu myope se fait des illusions en croyant qu'il choisit et agit selon ses propres intérêts. Il doit en réalité agir involontairement de façon à ce qu'en définitive le plan providentiel soit réalisé. Le processus historique a un but bien défini fixé par la Providence sans la moindre attention accordée à la volonté humaine. Il s'agit d'un progression vers une fin préétablie. Et la philosophie de l'Histoire a pour tâche de juger tous les stades de l'Histoire du point de vue de cet objectif.

Si l'historien parle de progrès et de régression, il se réfère à l'une des fins que les hommes poursuivent consciemment par leurs actions. Dans sa terminologie progrès signifie atteindre une situation que les acteurs considèrent comme plus satisfaisante que les situations précédentes. Dans la terminologie de la philosophie de l'Histoire, progrès signifie avancée en direction du but ultime fixé par la Providence.

Toute variante de la philosophie de l'Histoire doit répondre à deux questions. Premièrement : quel est le but final recherché et quelle est la route par laquelle il convient de l'atteindre ? Deuxièmement : Par quels moyens les gens sont-ils persuadés ou forcés de suivre ce chemin ? Ce n'est que lorsque l'on a pleinement répondu à ces deux questions que le système est complet.

En répondant à la première question, le philosophe fait appel à l'intuition. Afin de corroborer son hypothèse, il peut citer les opinions d'auteurs plus anciens, c'est-à-dire les spéculations intuitives d'autres personnes. La source ultime de la connaissance du philosophe est toujours une divination des intentions de la Providence, jusqu'alors cachées aux non initiés et révélées au philosophe par la force de son pouvoir intuitif. Aux objections soulevées contre la validité de sa conjecture le philosophe ne peut que répondre : Une voix intérieure m'a dit que j'ai raison et que vous avez tort.

La plupart des philosophes de l'Histoire non seulement précisent la fin ultime de l'évolution historique mais expliquent aussi le chemin que l'humanité est obligée de suivre afin de parvenir au but. Elles énumèrent et décrivent les états ou stades successifs, étapes intermédiaires sur la route menant du tout début jusqu'à la fin ultime. Les systèmes de Hegel, Comte et Marx appartiennent à cette catégorie. D'autres attribuent à certaines nations ou certaines races une mission spécifique qui leur serait confiée par les plans de la Providence. Tel est le rôle des Allemands dans le système de Fichte et celui des Nordiques et des Aryens dans les constructions des racistes modernes.

En ce qui concerne la réponse donnée à la deuxième question, deux types de philosophies de l'Histoire doivent être distinguées.

Le premier groupe prétend que la Providence choisit certains simples mortels comme instruments particuliers destinés à exécuter son plan. Le leader charismatique est investi de pouvoirs surhumains. Il est le plénipotentiaire de la Providence dont la fonction est de guider la populace ignorante comme il faut. Il peut être un roi héréditaire ou un roturier ayant spontanément pris le pouvoir et que la foule aveugle et malfaisante, en raison de son envie et de sa haine, traite d'usurpateur. Pour le chef charismatique seule compte une chose : accomplir fidèlement sa mission, quels que soient les moyens auxquels il peut être forcé de recourir. Il est au-dessus des lois et des principes moraux. Ce qu'il fait est toujours juste, et ce que font ses adversaires est toujours mal. Telle était la doctrine de Lénine, qui sur ce point se séparait de la doctrine de Marx [1].

Il est évident que le philosophe n'attribue pas la mission de chef charismatique à quiconque prétend avoir été appelé. Il distingue entre le chef légitime et l'imposteur diabolique, entre le prophète envoyé par Dieu et le tentateur né en enfer. Il ne qualifie de chefs légitimes que les héros et les prophètes qui font marcher les individus en direction du but fixé par la Providence. Comme les philosophies sont en désaccord sur ce but, elles sont aussi en désaccord sur la distinction entre chef légitime et diable incarné. Ils sont en désaccord quant à leur jugements sur César et Brutus, Innocent II et Frédéric II, Charles I et Cromwell, les Bourbons et les Napoléons.

Mais leur différence va encore plus loin. Il existe des rivalités entre les divers candidats au poste suprême qui ne résultent que de l'ambition personnelle. Aucune conviction idéologique ne séparait César et Pompée, la maison de Lancaster et celle de York, Trotsky et Staline. Leur antagonisme était dû au fait qu'ils convoitaient le même poste, que bien entendu un seul homme peut occuper. Le philosophe doit ici choisir entre les divers prétendants. S'étant arrogé le pouvoir de prononcer un jugement au nom de la Providence, le philosophe adoube l'un des prétendants et condamne ses rivaux.

Le deuxième groupe suggère une autre solution au problème. Selon lui la Providence a recours à un mécanisme astucieux. Elle implante dans l'esprit de tout homme certaines pulsions dont l'action doit nécessairement conduire à réaliser son plan. L'individu pense qu'il suit son propre chemin et poursuit ses propres objectifs. Mais il contribue sans le savoir à la réalisation de la fin que la Providence veut atteindre. Telle était la méthode de Kant [2]. Elle fut reformulée par Hegel puis adoptée par la suite par de nombreux hégéliens, et parmi eux par Marx. Ce fut Hegel qui forgea l'expression de "ruse de la raison" (List der Vernunft) [3].

Il est inutile de débattre avec des doctrines découlant de l'intuition. Tout système de philosophie de l'Histoire est une conjecture arbitraire qui ne peut être ni prouvé ni réfutée. Il n'existe pas de moyen rationnel disponible pour avaliser ou pour rejeter une doctrine suggérée par une voix intérieure.

3. La différence entre le point de vue de l'Histoire et celui de la philosophie de l'Histoire

Avant le dix-huitième siècle, la plupart des études traitant de l'histoire humaine en général et pas simplement de l'expérience historique concrète interprétaient l'Histoire du point de vue d'une philosophie de l'Histoire donnée. Cette philosophie était rarement définie et détaillée. Ses principes étaient tenus pour acquis et implicites lorsqu'on commentait des événements. Ce n'est qu'à l'époque des Lumières que certains philosophes éminents abandonnèrent les méthodes traditionnelles de la philosophie de l'Histoire et arrêtèrent de ruminer sur ce but caché de la Providence qui menait le cours du monde. Ils inaugurèrent une nouvelle philosophie sociale, totalement différente de ce qu'on appelle la philosophie de l'Histoire. Ils regardèrent les événements humains du point de vue des fins poursuivies par les acteurs au lieu de les regarder du point de vue des plans attribués à Dieu ou à la nature.

La meilleure illustration que l'on puisse donner de l'importance de ce changement radical de perspective idéologique est de parler des idées d'Adam Smith. Mais afin d'analyser les idées de Smith il nous faut tout d'abord parler de Mandeville.

Les systèmes éthiques anciens condamnaient presque unanimement l'égoïsme. Ils étaient prêts à pardonner l'égoïsme de ceux qui labouraient la terre et ont souvent essayé d'excuser, ou même de glorifier, la soif de grandeur des rois. Mais ils étaient inflexibles dans leur désapprobation du désir de bien-être et de richesses des autres gens. Se référant au Sermon sur la Montagne, ils exaltaient l'abnégation et l'indifférence à l'égard des trésors que détruisent la teigne et la rouille, et qualifiaient l'égoïsme de vice répréhensible. Bernard de Mandeville essaya dans sa Fable des Abeilles de discréditer cette doctrine. Il montra que l'égoïsme et le désir de bien-être matériel, habituellement stigmatisés comme des vices, étaient en réalité des incitations dont l'action produisait le bien, la prospérité et la civilisation.

Adam Smith adopta cette idée. Ses études n'avaient pas pour objet de développer une philosophie de l'Histoire selon le modèle traditionnel. Il ne prétendait pas avoir deviné les buts que la Providence aurait assignés à l'humanité et qu'elle chercherait à réaliser en dirigeant l'action des hommes. Il s'abstenait de toute affirmation concernant la destinée humaine et de tout pronostic sur la fin inéluctable du changement historique. Il voulait simplement déterminer et analyser les facteurs qui avaient été décisifs dans le progrès humain depuis les conditions difficiles des premiers temps jusqu'aux conditions plus satisfaisantes de son époque. C'est de ce point de vue qu'il soulignait le fait que "chaque partie de la nature, quand on l'étudie attentivement, démontre de la même façon la providentielle attention de son Créateur" et que "nous pouvons admirer la sagesse et la bonté de Dieu, même dans la faiblesse et la folie des hommes". Les riches, en cherchant la "satisfaction de leurs propres désirs insatiables et futiles" sont "conduits par une main invisible" de telle manière que "sans le vouloir, sans le savoir, [ils] font progresser l'intérêt de la société et donnent les moyens de multiplier l'espèce." [4] Croyant en l'existence de Dieu, Smith ne pouvait s'empêcher de faire remonter toutes les choses terrestres à Dieu et à son attention providentielle, tout comme plus tard le catholique Bastiat parla lui aussi de l'intention de Dieu. [5] Mais en se référant ainsi à Dieu, ni l'un ni l'autre ne cherchaient à affirmer quoi que ce soit sur les fins qu'Il voulait voir réalisées dans l'évolution historique. Les fins dont ils traitaient dans leurs écrits étaient celles des acteurs humains, pas celles de la Providence. L'harmonie préétablie à laquelle ils faisaient allusion ne touchait pas leurs principes épistémologiques ni leurs méthodes de raisonnement. Ce n'était qu'un moyen destiné à réconcilier les procédures purement séculières et terrestres qu'ils appliquaient dans leurs efforts scientifiques avec leurs croyances religieuses. Ils empruntaient cet expédient aux pieux astronomes, physiciens et biologistes qui y avait eu recours sans s'écarter dans leurs recherches des méthodes empiriques des sciences de la nature.

La raison pour laquelle Adam Smith cherchait une telle réconciliation était le fait qu'il n'arrivait pas — comme Mandeville avant lui — à se libérer des critères et de la terminologie de l'éthique traditionnelle, qui condamnait comme mauvais le désir humain d'améliorer sa propre situation matérielle. Il se trouvait par conséquent face à un paradoxe. Comment se pouvait-il que des actions habituellement dénoncées comme mauvaises génèrent des effets habituellement salués comme bénéfiques ? Les philosophes utilitaristes trouvèrent la bonne solution. Ce qui conduit à des bienfaits ne peut pas être rejeté comme moralement mauvais. Seules sont mauvaises les actions produisant de mauvais résultats. Mais l'approche utilitariste ne prévalait pas à cette époque. L'opinion publique s'accroche encore aux idées d'avant Mandeville. Elle n'approuve pas la réussite d'un homme d'affaires qui fournit à ses clients la marchandise qui correspond le mieux à leurs désirs. Elle regarde avec désapprobation la richesse acquise par le commerce et l'industrie et ne la trouve pardonnable que si le propriétaire se rachète en fondant des institutions charitables.

Pour les historiens et économistes agnostiques, athées et antireligieux, il n'est pas nécessaire de se référer à la main invisible de Smith et de Bastiat. Les historiens et économistes chrétiens qui rejettent le capitalisme comme étant un système injuste considèrent qu'il est blasphématoire de décrire l'égoïsme comme un moyen choisi par la Providence pour parvenir à ses fins. Les idées théologiques de Smith et de Bastiat ne signifient ainsi plus rien à notre époque. Mais il n'est pas impossible que les Églises et sectes chrétiennes redécouvrent un jour que la liberté religieuse ne peut être obtenue que dans une économie de marché et qu'elles s'arrêteront de soutenir des tendances anticapitalistes. Elles devront alors soit cesser de désapprouver l'égoïsme, soit revenir à la solution suggérée par ces penseurs éminents.

Tout aussi important que de comprendre la distinction fondamentale entre la philosophie de l'Histoire et la nouvelle philosophie sociale purement de ce monde qui s'est développée depuis le dix-huitième siècle, est de prendre conscience de la différence entre la doctrine des stades contenue dans la plupart des philosophies de l'Histoire et les tentatives des historiens de diviser la totalité des événements historiques en diverses périodes ou époques.

Dans le contexte de la philosophie de l'Histoire, les divers stades ou états sont, comme il a déjà été dit, des étapes intermédiaires sur la route menant à l'état final qui réalisera pleinement le projet de la Providence. Pour de nombreuses philosophies chrétiennes de l'Histoire le modèle fut fixé par les quatre royaumes du Livre de Daniel. Les philosophies de l'Histoire modernes empruntent à Daniel la notion de stade suprême de l'humanité, la notion d'une "domination éternelle qui ne passera point" [6]. Même si Hegel, Comte et Marx peuvent être en désaccord avec Daniel et entre eux, ils acceptent tous cette idée, élément essentiel de toute philosophie de l'Histoire. Ils annoncent soit que le stade suprême a déjà été atteint (Hegel), soit que l'humanité vient juste d'y entrer (Comte), soit qu'il faut s'attendre chaque jour à son avènement (Marx).

Les périodes de l'Histoire que distinguent les historiens sont d'une autre nature. Les historiens ne prétendent pas savoir quoi que ce soit de l'avenir. Ils ne traitent que du passé. Leurs découpages en périodes visent à classer les phénomènes historiques sans prétendre le moins du monde à prévoir les événements futurs. L'empressement de nombreux historiens à imposer à l'histoire générale ou à des domaines particuliers — comme l'histoire économique ou sociale, ou encore l'histoire de la guerre — des divisions artificielles a eu de sérieux inconvénients. Ce fut plus un handicap qu'une aide pour l'étude de l'Histoire, souvent poussé par des préjugés politiques. Les historiens modernes sont d'accord pour accorder peu d'attention à cette division en périodes. Mais ce qui compte pour nous est simplement d'établir que le caractère épistémologique de ce découpage de l'Histoire par les historiens est différent du découpages en stades de la philosophie de l'Histoire.

4. La philosophie de l'Histoire et l'idée de Dieu

Les trois philosophies de l'Histoire pré-darwiniennes [7] les plus populaires du dix-huitième siècle — celle de Hegel, de Comte et de Marx — étaient des adaptations de l'idée de progrès des Lumières. Et cette doctrine du progrès humain était à son tout une adaptation de la philosophie chrétienne du salut.

La théologie chrétienne discerne trois stades dans l'Histoire humaine : le paradis d'un âge précédant la chute de l'homme, l'âge de la dépravation terrestre et finalement l'avènement du Royaume des Cieux. Abandonné à lui-même, l'homme ne serait pas capable d'expier le péché originel et d'atteindre le salut. Mais Dieu, dans sa grande miséricorde, le conduit à la vie éternelle. Malgré toutes les déceptions et toutes les adversités du pèlerinage temporel de l'homme, il existe l'espoir d'un avenir béni.

Les Lumières ont modifié ce schéma afin de le mettre en accord avec leur perspective scientifique. Dieu avait doté l'homme de la raison qui le guide sur la route vers la perfection. Dans le sombre passé, la superstition et les sinistres machinations des tyrans et des prêtres freinaient l'exercice de ce cadeau le plus précieux fait à l'homme. Mais la raison avait enfin brisé ses chaînes et inauguré une ère nouvelle. Dorénavant chaque génération dépassera les précédentes en sagesse et en vertu et réussira à améliorer la condition sur terre. Le progrès vers la perfection continuera pour toujours. La raison, désormais émancipée et remise à sa juste place, ne sera plus jamais reléguée dans la situation inconvenante que lui avait assignée l'âge des ténèbres. Toutes les aventures "réactionnaires" des obscurantistes sont vouées à l'échec. La tendance vers le progrès est irrésistible.

Ce n'est que dans les doctrines des économistes que la notion de progrès a un sens précis et non ambigu. Tous les hommes cherchent à survivre et à améliorer leurs conditions de vie matérielles. Ils veulent vivre et élever leur niveau de vie. Lorsqu'il emploie le terme de "progrès", l'économiste s'abstient de tout jugement de valeur. Il évalue les choses du point de vue des acteurs. Il appelle meilleur ou pire ce qui apparaît comme tel à leurs yeux. Le capitalisme veut dire progrès car il apporte une amélioration progressive des conditions matérielles à une population en constante augmentation. Il offre aux gens des satisfactions qu'ils n'avaient pas auparavant et assouvit certaines de leurs aspirations.

Mais la plupart des champions du dix-huitième siècle de l'amélioration de la société trouvaient repoussant ce contenu "médiocre et matérialiste" de l'idée de progrès chez les économistes. Ils nourrissaient de vagues rêves d'un paradis terrestre. Leurs idées sur la condition humaine dans ce paradis était plus négatives qu'affirmatives. Ils dépeignaient une situation libre de tout ce qu'ils trouvaient désagréables dans leur milieu : pas de tyrans, pas d'oppression ni de persécution, pas de guerres, pas de pauvreté, pas de crimes ; liberté, égalité et fraternité ; tous les hommes libres, unis dans la paix et coopérant dans un amour fraternel. Comme ils supposaient que la nature était généreuse et que tous les hommes étaient bons et raisonnables, ils n'arrivaient pas à trouver de raison à l'existence de tout ce qu'ils désignaient comme le mal en dehors des défauts inhérents à l'organisation sociale et politique de l'humanité. Tout ce qu'il fallait, c'était une réforme constitutionnelle substituant de bonnes lois aux mauvaises. Tous ceux qui s'opposaient à cette réforme dictée par la raison étaient considérés comme des individus irrémédiablement dépravés, des ennemis du bien commun, que les gens biens devaient supprimer physiquement.

Le plus grand défaut de cette doctrine est qu'elle ne comprenait rien au programme libéral tel qu'il avait été développé par les économistes et mis en pratique par les précurseurs de l'entreprise privée capitaliste. Les disciples de Jean-Jacques Rousseau qui divaguaient sur la nature et la merveilleuse condition humaine dans l'état de nature n'avaient pas remarqué le fait que les moyens de subsistance étaient rares et que l'état de nature est pour l'homme celui d'une extrême pauvreté et d'une grande insécurité. Ils dénonçaient les tentatives des hommes d'affaires pour satisfaire autant que possible les besoins et les désirs comme un égoïsme cupide et avide. Témoins de l'inauguration des nouvelles méthodes de gestion économique qui allaient conduire à une amélioration sans précédent du niveau de vie, concomitamment à un accroissement sans précédent de la population, ils se laissaient aller à des rêveries sur un retour à la nature ou à une prétendue simplicité vertueuse des premiers temps de la Rome républicaine. Alors que les manufacturiers étaient occupés à améliorer les méthodes de production et à produire des biens de consommation de masse en plus grande quantité et de meilleur qualité, les partisans de Rousseau péroraient sur la raison, la vertu et la liberté.

Il est vain de parler du progrès pur et simple. Il faut toujours désigner clairement le but que l'on a choisi d'atteindre. Ce n'est qu'alors que l'on peut se permettre d'appeler progrès un pas sur la route menant à ce but. Les philosophes des Lumières ont totalement échoué à cet égard. Ils n'ont rien dit de précis sur les caractéristiques du but qu'ils avaient en tête. Ils se contentaient de glorifier cet objectif insuffisamment précisé comme étant l'état de perfection réalisant tout ce qui est bon. Mais ils étaient plutôt vagues quand ils employaient les épithètes parfait et bon.

A l'opposé du pessimisme des auteurs anciens et modernes qui avaient décrit le cours de l'histoire humaine comme une déchéance progressive depuis la condition parfaite d'un âge d'or fabuleux du passé, les Lumières faisaient preuve d'optimisme. Comme il a été montré plus haut, ses philosophes déduisaient leur croyance dans le caractère inévitable du progrès vers la perfection de la confiance qu'ils mettaient dans la raison humaine. Grâce à sa raison l'homme apprend de plus en plus par l'expérience. Chaque génération nouvelle hérite un trésor de sagesse de ses aïeux et y ajoute quelque chose. Les descendants surpassent ainsi nécessairement leurs ancêtres.

Il ne venait pas à l'esprit de ces champions de cette idée que l'homme n'est pas infaillible et que la raison peut se tromper à la fois dans le choix du but ultime à rechercher et dans celui des moyens à utiliser pour y parvenir. Leur foi théiste entraînait une foi dans la bonté et la toute puissance de la Providence devant guider l'humanité vers la bonne direction. Leur philosophie avait éliminé l'Incarnation et tous les autres dogmes chrétiens, à l'exception d'un seul : le salut. La splendeur divine se manifestait dans le fait que l'oeuvre de sa création était nécessairement engagée dans un processus d'amélioration progressive.

La philosophie de l'Histoire de Hegel avait assimilé ces idées. La raison (Vernunft) dirige le monde et le reconnaître équivaut à l'idée que la Providence le dirige. Le rôle de la philosophie de l'Histoire est de découvrir les plans de la Providence [8]. Le fondement ultime de cet optimisme manifesté par Hegel à l'égard du cours des événements historiques et de l'avenir de l'humanité était sa foi résolue dans l'infinie bonté de Dieu. Dieu est la véritable bonté. "La philosophie sait qu'aucun pouvoir ne dépasse la puissance du bien, c'est-à-dire Dieu, et ne peut empêcher Dieu de s'affirmer, elle sait que Dieu aura finalement raison et que l'histoire humaine n'est rien d'autre que le plan de la Providence. Dieu dirige le monde ; le contenu de son gouvernement, la réalisation de son plan, c'est l'histoire de l'humanité." [9]

Dans la philosophie de Comte comme dans celle de Marx il n'y a pas de place pour Dieu et son infinie bonté. Dans le système de Hegel il y a un sens à parler d'un progrès nécessaire de l'humanité d'une situation moins satisfaisante vers une situation préférable. Aucune autre décision ne peut être attendue de la part du Seigneur tout puissant et infiniment bon. Mais les athées Comte et Marx n'auraient pas dû se contenter de supposer que la marche du temps est nécessairement une marche vers un état toujours meilleur et conduisant finalement à un état parfait. Il leur revenait de prouver que le progrès et l'amélioration sont inévitables et qu'un retour à une situation peu satisfaisante est impossible. Mais ils n'ont jamais entrepris une telle démonstration.

Si, pour les besoins du raisonnement, on acceptait la prédiction arbitraire de Marx selon laquelle la société évoluerait "avec l'inexorabilité d'une loi de la nature" vers le socialisme, il serait encore nécessaire d'examiner la question suivante : le socialisme peut-il être considéré comme un système réalisable d'organisation économique de la société et la désintégration des liens sociaux ne signifierait-t-elle pas plutôt un retour à la barbarie primitive, à la pauvreté et à la famine pour tous.

L'objectif de la philosophie de l'Histoire de Marx était de faire taire les voix critiques des économistes en montrant que le socialisme était le stade suivant et final du processus historique, étant par conséquent un stade supérieur à et meilleur que les précédents ; qu'il s'agissait même de l'état suprême de la perfection humaine, du but ultime de l'histoire humaine. Mais cette conclusion était un non sequitur dans le cadre d'une philosophie de l'Histoire sans dieu. L'idée d'une tendance irrésistible menant au salut et à l'établissement d'un état parfait de félicité éternelle est une idée éminemment théologique. Au sein d'un système athée elle n'est qu'une conjecture arbitraire, privée de toute signification. Il n'y a pas de théologie sans Dieu. Un système de philosophie de l'Histoire athée ne doit pas fonder son optimisme sur la confiance dans l'infinie bonté de la toute-puissance divine.

5. Déterminisme activiste et déterminisme fataliste

Toute philosophie de l'Histoire est une application de l'idée populaire, signalée plus haut [10], selon laquelle tous les événements futurs sont écrits à l'avance dans le grand livre du destin. Une dispense spéciale a permis au philosophe de lire les pages de ce livre et d'en révéler le contenu aux non initiés.

Ce type de déterminisme inhérent à une philosophie de l'Histoire doit être distingué du type de déterminisme qui guide les actions de l'homme et sa quête de la connaissance. Ce deuxième type — que nous pouvons appeler déterminisme activiste — est le résultat de l'idée que tout changement résulte d'une cause et qu'il existe une régularité dans l'enchaînement d'une cause et d'un effet. Aussi peu satisfaisantes puissent avoir été jusqu'ici les tentatives faites par la philosophie pour éclaircir le problème de la causalité, il est impossible à l'esprit humain de penser le changement sans cause. Nonobstant tous les doutes soulevés par les philosophes, le comportement humain est entièrement et dans toute sphère de la vie — action, philosophie et science — dirigé par la catégorie de la causalité. La leçon que l'homme tire de ce déterminisme activiste est la suivante : Si l'on veut atteindre une fin déterminée, il faut avoir recours aux moyens appropriés ; il n'existe pas d'autre voie pour réussir.

Mais dans le contexte d'une philosophie de l'Histoire, le déterminisme signifie : Cela se passera quoi que vous puissiez faire pour l'éviter. Alors que le déterminisme activiste est un appel à l'action et à l'utilisation maximale des capacités physiques et mentales de l'homme, ce type de déterminisme — que nous pouvons appeler déterminisme fataliste — paralyse la volonté et engendre passivité et léthargie. Comme il a été indiqué plus haut [11], il est tellement contraire à la tendance innée à l'action qu'il ne pourra jamais réellement s'emparer de l'esprit humain et empêcher les gens d'agir.

En brossant le tableau de l'histoire de l'avenir, le philosophe de l'Histoire se limite en règle générale à décrire les événements à grande échelle et le résultat final du processus historique. Il pense que cette limitation sépare sa conjecture de la prédiction des devins habituels qui s'appesantissent sur les détails et les petites choses sans importance. De tels événements mineurs sont selon lui contingents et imprévisibles. Il ne s'en soucie pas. Son attention est exclusivement tournée vers la grande destinée de l'ensemble, non vers des bagatelles qui, à son avis, ne comptent pas.

Le processus historique est toutefois le produit de tous ces petits changements qui se produisent sans cesse. Celui qui prétend connaître la fin ultime doit nécessairement les connaître également. Il doit soit les considérer tous ensemble d'un regard, soit être au courant d'un principe qui conduit inévitablement leur action vers la fin préétablie. L'arrogance avec laquelle un auteur élaborant son système de philosophie de l'Histoire considère le menu fretin des voyants lisant dans les mains ou les boules de cristal n'est donc pas bien différente de la morgue manifestée dans les époques précapitalistes par les grossistes vis-à-vis des détaillants et des colporteurs. Ce qu'il vend est fondamentalement la même sagesse discutable.

Le déterminisme activiste n'est en aucun cas incompatible avec l'idée — bien comprise — de libre arbitre. Elle est en fait la présentation correcte de cette notion souvent mal interprétée. Comme il existe dans l'univers une régularité dans l'enchaînement et la suite des phénomènes, et comme l'homme est capable d'acquérir des connaissances sur certaines de ces régularités, l'action humaine devient possible dans des limites précises. Le libre arbitre signifie que l'homme peut aspirer à des fins déterminées parce qu'il est familier d'une partie des lois déterminant le flot des affaires du monde. Il existe une sphère au sein de laquelle l'homme peut choisir entre plusieurs possibilités. Il n'est pas, comme les autres animaux, inévitablement et irrémédiablement soumis à l'opération d'un destin aveugle. Il peut, dans des limites étroitement déterminées, changer le cours des événements par rapport à ce qu'il aurait été sans son action. C'est un être qui agit. C'est là que réside sa supériorité sur les souris et les microbes, les plantes et les pierres. C'est dans ce sens qu'il fait usage de son "libre arbitre" — terme peut-être inopportun et trompeur.

L'attrait émotionnel que suscite la connaissance de ce libre arbitre et l'idée de responsabilité morale qu'elle engendre sont tout autant des faits que les autres choses auxquelles on applique ce nom. En se comparant aux autres êtres, l'homme voit dans sa volonté [*] la source de sa dignité et de sa supériorité. Cette volonté est inflexible et ne peut céder à aucune violence et à aucune oppression, parce que l'homme est capable de choisir entre la vie et la mort, et donc de préférer la mort si la vie ne peut être préservée qu'au prix de la soumission à des conditions insupportables. Seul l'homme peut mourir pour une cause. C'est ce que Dante avait à l'esprit quand il disait : "Chè volontà, se non vuol, non s'ammorza." [12]

L'une des conditions fondamentales de l'existence et de l'action humaine est le fait qu'il ne sait pas ce qui se passera dans l'avenir. Le partisan d'une philosophie de l'Histoire, en s'arrogeant l'omniscience de Dieu, prétend qu'une voix intérieure lui a révélé la connaissance des choses à venir.

 

Notes

[*] Dans le texte original anglais, Mises utilise les termes "free will" (libre arbitre) et "will" (volonté), d'où un rapprochement sémantique plus grand. NdT.

[1] Sur la doctrine de Marx, voir plus haut, pp. 112 et suivantes [La lutte des classes].

[2] Kant, Idee zur einer allgemeinen Geschichte in weltbürgerlicher Absicht, Werke (Inselausgabe, Leipzig, 1921), 1, p. 221-240.

[3] Hegel, Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte, 1, p. 83.

[4] Adam Smith, Theory of Moral sentiments [Théorie des sentiments moraux], Pt. II, sec. III, ch. 3 et Pt. IV, ch. 1 (Édimbourg, 1813), 1. pp. 243, 419-420.

[5] Bastiat, Harmonies économiques (2ème éd., Paris, 1851), p. 334.

[6] Daniel 7:14 (traduction de Segond).

[7] Le système marxiste de la philosophie de l'Histoire et du matérialisme historique fut complété par la préface, datée de janvier 1859, à la Contribution à la critique de l'économie politique. L'Origine des espèces parut la même année. Marx lut l'ouvrage début décembre 1860 et déclara dans des lettres à Engels et à Lassalle que, malgré divers défauts, il fournissait une base biologique ("naturhistorische Grundlage" ou "naturwissenschaftliche Unterlage") à sa doctrine de la lutte des classes. Karl Marx, Chronik seines Lebens in Einzeldaten (Moscou, Institut Marx-Engels-Lénine, 1934), pp. 206-207.

[8] Hegel, Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte, 1, pp. 4, 17-18.

[9] Ibid., p. 55.

[10] Voir plus haut, p. 79.

[11] Voir plus haut, pp. 79 et suivantes.

[12] Dante, Paradiso, IV, p. 76 : "La volonté, si elle ne veut pas, ne meurt pas".


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