Théorie et Histoire

Une interprétation de l'évolution économique et sociale

Première édition :Yale University Press, 1957. Réédité (et mis en ligne) par le Ludwig von Mises Institute

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

Troisième partie : Les problèmes épistémologique de l'Histoire

Chapitre 9. Le concept de l'individualité dans l'Histoire

 

1. Les données ultimes de l'Histoire

La quête humaine de la connaissance ne peut pas continuer sans fin. Elle atteindra inévitablement, tôt ou tard, un point au-delà duquel elle ne pourra aller. Elle se trouvera alors face à une donnée ultime, à une donnée que la raison humaine ne pourra pas faire remonter à d'autres données. Au cours de l'évolution de la connaissance la science a réussi à faire remonter à d'autres données certaines choses et certains événements qui étaient auparavant considérés comme des données ultimes. Nous pouvons nous attendre à ce qu'il en soit de même dans l'avenir. Mais il restera toujours quelque chose qui sera pour l'esprit humain une donnée ultime, non analysable et irréductible. La raison humaine ne peut même pas concevoir un type de connaissance qui ne rencontrerait pas un tel obstacle insurmontable. L'omniscience n'existe pas pour l'homme.

Lorsqu'elle traite de telles données ultimes, l'Histoire se réfère à l'individualité. Les caractéristiques des individus, leurs idées et jugements de valeur tout comme leurs actions guidées par ces idées et jugements, ne peuvent pas être rattachées à quelque chose dont ils découleraient. Il n'y a pas de réponse à la question de savoir pourquoi Frédéric II a envahi la Silésie en dehors de  : parce que c'était Frédéric II. Il est habituel, bien que peu opportun, d'appeler rationnel le processus mental au moyen duquel une donnée est rattachée à d'autres. Une donnée ultime est alors appelée irrationnelle. On ne peut imaginer aucune recherche historique qui ne tomberait pas sur de tels faits irrationnels.

Les philosophies de l'Histoire prétendent éviter toute référence à l'individualité et à l'irrationalité. Elles prétendent fournir une interprétation totale de tous les événements historiques. Ce qu'elles font en fait c'est reléguer les données ultimes à deux endroits de leur schéma : à son point de départ supposé et à sa fin supposée. Elles font l'hypothèse qu'il existe au début de l'Histoire une force non analysable et irréductible, par exemple le Geist dans le système de Hegel ou les forces productives matérielles dans celui de Marx. Et ils supposent de plus que ce moteur de l'Histoire poursuit une fin déterminée, elle aussi non analysable et irréductible, par exemple l'État prussien des environs de 1825 ou le socialisme. Quoi que l'on puisse penser des divers systèmes de philosophie de l'Histoire, il est évident qu'ils n'éliminent pas les références à l'individualité et à l'irrationalité. Ils ne font que les déplacer à un autre endroit de leur interprétation.

Le matérialisme veut jeter toute l'Histoire par dessus bord. Toutes les idées et actions devraient être expliquées comme le résultat nécessaire de processus physiologiques déterminés. Mais cela ne permettrait pas de rejeter toute référence à l'irrationalité. Comme l'Histoire, les sciences de la nature doivent au bout du compte faire face à certaines données défiant toute réduction supplémentaire aux autres données, c'est-à-dire à des données ultimes.

2. Le rôle de l'individu dans l'Histoire

Dans le contexte d'une philosophie de l'Histoire il n'y a pas de place pour une quelconque référence à l'individualité en dehors de celle du principe moteur et de son plan déterminant le cours que doivent prendre les événements. Les individus ne sont tous que de simples outils entre les mains de l'inéluctable destin. Quoi qu'ils puissent faire, le résultat de leurs actions doit nécessairement entrer dans le plan préétabli de la Providence.

Que se serait-il passé si le lieutenant Napoléon Bonaparte avait été tué pendant le siège de Toulon ? Friedrich Engels connaît la réponse : "Un autre aurait pris la place." Car "l'homme a toujours été trouvé dès qu'il était devenu nécessaire" [1]. Nécessaire pour qui et dans quel but ? A l'évidence pour que les forces productives matérielles instaurent, à une date ultérieure, le socialisme. Il semble que les forces productives matérielles aient toujours un substitut sous la main, aussi prudentes qu'un directeur d'opéra disposant d'une doublure prête à chanter la partie du ténor au cas où la star prendrait froid. Si Shakespeare était mort dans son enfance, un autre homme aurait écrit Hamlet et les Sonnets. Mais, demandent certaines personnes, que fit cette doublure pendant ce temps puisque la bonne santé de Shakespeare lui a épargné cette corvée ?

La question a été obscurcie à dessein par les champions de la nécessité historique, qui l'ont mélangée avec d'autres problèmes.

En étudiant le passé, l'historien doit dire que, les conditions ayant été ce qu'elles furent, tout ce qui s'est passé était inévitable. La situation était à tout instant la conséquence nécessaire de la situation la précédant immédiatement. Mais parmi les éléments déterminant une situation historique donnée, il se trouve des facteurs qui ne peuvent pas être rattachés plus loin que le point où l'historien fait face aux idées et aux actions des individus.

Quand l'historien dit que la Révolution française de 1789 n'aurait pas eu lieu si les choses avaient été différentes, il essaie simplement d'établir les forces qui ont donné naissance à l'événement et l'influence de chacune de ces forces. Taine ne se livre pas à des spéculations stériles sur ce qui se serait passé si les doctrines qu'il appelle l'esprit révolutionnaire et l'esprit classique ne s'étaient pas développées. Il voulait attribuer à chacune d'entre elles son importance dans la suite des événements ayant conduit au déclenchement et au déroulement de la Révolution [2].

Une deuxième confusion concerne les limites de l'influence des grands hommes. Des versions simplifiées de l'Histoire, adaptées aux capacités des personnes comprenant lentement, l'ont présentée comme le résultat des exploits des grands hommes. Les anciens Hohenzollern auraient fait la Prusse, Bismarck aurait fait le Deuxième Reich, Guillaume II aurait causé sa perte, Hitler aurait fait et détruit le Troisième Reich. Aucun historien sérieux n'a jamais cru à un tel non sens. Nul n'a jamais contesté que la part jouée par les grandes figures de l'Histoire était bien plus faible. Tout homme, grand ou petit, vit et agit dans le cadre des circonstances historiques de son époque. Ces circonstances sont déterminées par toutes les idées et tous les événements des époques précédentes ainsi que par ceux de l'époque en cours. Le Titan peut bien l'emporter sur chacun de ses contemporains ; il n'est pas de taille à lutter contre les forces unies des nains. Un homme d'État ne peut réussir que dans la mesure où ses plans sont adaptés au climat de l'opinion de son temps, c'est-à-dire aux idées qui se sont emparées des esprits de ses concitoyens. Il ne peut devenir un chef que s'il est prêt à diriger les gens suivant des chemins qu'ils veulent emprunter et vers un but qu'ils souhaitent atteindre. Un homme d'État qui s'oppose à l'opinion publique est voué à l'échec. Peu importe qu'il soit un autocrate ou le fonctionnaire d'une démocratie, le politicien doit donner à la population ce qu'elle veut obtenir, tout comme un homme d'affaires doit offrir aux clients les choses qu'ils veulent acquérir.

Il en va différemment des pionniers ouvrant de nouvelles façons de penser ou de nouveaux genres artistiques et littéraires. Le novateur qui méprise les applaudissements qu'il peut obtenir de la foule de ses contemporains ne dépend pas des idées de son époque. Il est libre de dire avec le Marquis Posa de Schiller : "Ce siècle n'est pas mûr pour mes idées ; je vis comme citoyen des siècles à venir". L'oeuvre du génie est elle aussi incluse dans l'enchaînement des événements historiques, elle est conditionnée par ce qu'ont accompli les générations précédentes et n'est qu'un simple chapitre dans l'évolution des idées. Mais elle ajoute au trésor des idées quelque chose de nouveau et d'inconnu jusqu'alors, et peut à ce titre être qualifiée de créatrice. La véritable histoire de l'humanité est celle des idées. Ce sont les idées qui distinguent l'homme des autres êtres. Elles engendrent les institutions sociales, les changements politiques, les méthodes techniques de production et tout ce qu'on appelle les conditions économiques. Et en cherchant leur origine, nous arrivons toujours à un point où tout ce qui peut être affirmé est qu'un homme a eu une idée. Que le nom de cet homme soit connu ou non n'a qu'une importance secondaire.

Telle est la signification que l'Histoire attache à la notion d'individualité. Les idées sont les données ultimes de la recherche historique. Tout ce que l'on peut dire sur elles est qu'elles ont été formulées. L'historien peut montrer comment une nouvelle idée s'insère au sein des idées développées par les générations précédentes et à quel point on peut la considérer comme une continuation des ces idées, comme leur suite logique. Les nouvelles idées ne surviennent pas dans un vide idéologique. Elles sont provoquées par la structure idéologique existant auparavant ; elles constituent la réponse offerte par un esprit humain aux idées développées par ses prédécesseurs. Mais c'est une hypothèse arbitraire que de supposer qu'elles étaient obligées de survenir et que si A ne les avait pas engendrées un certain B ou C aurait fait le travail.

En ce sens, ce que les limites à notre connaissance nous amènent à qualifier de chance joue un rôle dans l'Histoire. Si Aristote était mort dans son enfance, l'histoire intellectuelle en aurait été affectée. Si Bismarck était mort en 1860, le monde aurait suivi un autre cours. Jusqu'à quel point et avec quelles conséquences, personne ne peut le savoir.

3. La chimère de l'esprit de groupe

Dans leur empressement à éliminer de l'Histoire toute référence aux individus et aux événements particuliers, les auteurs collectivistes ont recours à une construction chimérique : l'esprit de groupe, ou esprit social.

A la fin du dix-huitième siècle et au début du dix-neuvième siècle, les philologues allemands ont commencé à étudier la poésie médiévale allemande, qui était tombée depuis longtemps dans l'oubli. La plupart des poèmes épiques qu'ils republièrent à partir des anciens manuscrits étaient des imitations d'oeuvres françaises. Le nom de leurs auteurs — pour la plupart d'entre eux des guerriers chevaleresques au service de ducs et de comtes — étaient connus. Ces poèmes n'avaient rien de particulièrement glorieux. Mais il y en avait deux d'un caractère très différents, oeuvres authentiquement originales d'une grande valeur littéraire, dépassant de loin les productions conventionnelles des courtisans : la chanson des Nibelungen et le Gudrun. Le premier est un des grands livres de la littérature mondiale et sans aucun doute le grand poème produit par l'Allemagne avant Goethe et Schiller. Les noms des auteurs de ces chefs-d'oeuvre ne sont pas passés à la postérité. Ces poètes appartenaient peut-être à la classe des amuseurs professionnels (Spielleute), qui non seulement étaient snobés par la noblesse mais devaient encore subir des brimades légales humiliantes. Peut-être s'agissait-il d'hérétiques ou de Juifs et que le clergé était pressé de faire oublier ces gens. En tout cas les philologues ont qualifié ces deux ouvrages de "poèmes épiques populaires" (Volksepen). Ce terme suggéra aux esprits naïfs l'idée qu'ils avaient été écrits non par des auteurs individuels mais par le "peuple". La même paternité mythique fut attribuée aux chansons populaires (Volkslieder) dont les auteurs étaient inconnus.

A nouveau en Allemagne, dans les années qui suivirent les guerres napoléoniennes, on se mit à discuter du problème de la codification complète de la législation. Dans cette controverse l'École historique du droit, menée par Savigny, nia toute compétence à quelque époque et quelque personne que ce soit. Tout comme les Volksepen et les Volkslieder, les lois d'une nation, dirent les membres de cette École, sont une émanation spontanée du Volksgeist, de l'esprit de la nation et de son caractère spécifique. Les véritables lois ne sont pas écrites par des législateurs : elles naissent et se développent de manière organique grâce au Volksgeist.

La doctrine du Volksgeist fut imaginée en Allemagne en réaction consciente aux idées du droit naturel et à l'esprit "non allemand" de la Révolution française. Mais il fut développé plus loin et élevé à la dignité de doctrine sociale complète par les positivistes français, dont beaucoup non seulement soutenaient les principes des chefs révolutionnaires les plus radicaux, mais visaient encore à terminer la "révolution inachevée" par un renversement violent du mode de production capitaliste. Émile Durkheim et son école traitaient de l'esprit de groupe comme s'il s'agissait d'un véritable phénomène, d'une chose distincte, pensant et agissant. Selon eux le sujet de l'Histoire n'était pas les individus mais le groupe.

Pour rectifier ces fantaisies, il faut souligner le truisme que seuls les individus pensent et agissent. En traitant des pensées et des actions des individus, l'historien établit le fait que certains individus s'influencent mutuellement plus fortement quant à leurs pensées et à leurs actions qu'ils n'influencent et sont influencés par d'autres. Il observe que la coopération et la division du travail existent chez certains, tout en existant à un moindre degré ou pas du tout chez d'autres. Il emploie le terme de "groupe" pour indiquer un agrégat d'individus qui coopèrent ensemble plus étroitement. La distinction des groupes est toutefois facultative. Le groupe n'est pas une entité ontologique comme les espèces animales. Les divers découpages en groupe se chevauchent. L'historie choisit, selon le plan particulier de son étude, les caractéristiques et attributs qui déterminent la classification des individus en divers groupes. Le regroupement peut intégrer des personnes parlant la même langue, professant la même religion, pratiquant le même métier ou descendant des mêmes ancêtres. Le découpage en groupes chez Gobineau était différent de celui chez Marx. Bref, la notion de groupe est un type idéal et découle en tant que telle de la compréhension intuitive par l'historien des forces et événements historiques.

Seuls les individus pensent et agissent. Les pensées et actions de chaque individu sont influencées par celles de ses semblables. Ces influences sont multiples. Les idées et le comportement d'un Américain ne peuvent pas être compris si on les attribue à un seul groupe. Il n'est pas seulement un Américain. C'est aussi le membre d'un groupe religieux ou un agnostique ou un athée ; il a un travail, appartient à un parti politique, subit l'influence de traditions héritées de ces ancêtres et transmises à lui par son éducation, par sa famille, par l'école ou le voisinage, par les idées dominantes de sa ville, de son État ou de son pays. Parler de l'esprit américain est une énorme simplification. Chaque Américain a son propre esprit. Il est absurde d'attribuer les réussites et les vertus ou les méfaits et les vices des individus américains à l'Amérique en tant que telle.

La plupart des gens sont des gens ordinaires Ils n'ont pas d'idées à eux : ils ne sont que réceptifs. Ils ne créent pas de nouvelles idées : ils répètent ce qu'ils ont entendu et imitent ce qu'ils ont vu. Si le monde n'était peuplé que de gens comme ça, il n'y aurait ni changement ni Histoire. Ce qui crée le changement, ce sont les nouvelles idées et les actions qu'elles engendrent. Ce qui distingue un groupe d'un autre, c'est l'effet de telles innovations. Ces nouveautés ne sont pas l'oeuvre d'un esprit de groupe : elles sont toujours l'oeuvre d'individus. Ce qui rend le peuple américain différent de tous les autres peuples c'est l'effet conjoint produit par les idées et les actions d'innombrables Américains peu ordinaires.

Nous connaissons les noms des hommes qui ont inventé et perfectionné petit à petit l'automobile. Un historien peut écrire une histoire détaillée de l'évolution de l'automobile. Nous ne connaissons pas les noms de ceux qui, aux débuts de la civilisation, ont fait les plus grandes inventions — par exemple allumer un feu. Mais cette ignorance ne nous permet pas d'attribuer cette invention fondamentale à un esprit de groupe. C'est toujours un individu qui initie une nouvelle méthode pour faire les choses, suivi ensuite par d'autres personnes qui imitent son exemple. Les habitudes et les modes ont toujours été inaugurées par des individus puis répandues par l'imitation chez les autres.

Alors que l'école de l'esprit de groupe essayait d'éliminer l'individu en attribuant une activité à un mystérieux Volksgeist, les marxistes cherchaient d'une part à dévaloriser la contribution de l'individu et d'autre part à attribuer les innovations à l'homme ordinaire. Marx observait ainsi qu'une histoire critique de la technique démontrerait qu'aucune invention du dix-huitième siècle n'était la réalisation d'un individu unique [3]. Qu'est-ce que cela prouve ? Personne ne nie que le progrès technique est un processus graduel, une chaîne d'étapes successives accomplies par de très nombreux hommes dont chacun ajoute quelque chose aux réalisations de ses prédécesseurs. L'histoire de toute invention technique, quand on la raconte entièrement, remonte aux inventions les plus primitives faites par les hommes des cavernes aux premiers temps de l'humanité. Choisir un quelconque point de départ postérieur est une restriction arbitraire de toute l'Histoire. On peut commencer une histoire de la télégraphie sans fil avec Maxwell et Hertz, mais on pourrait tout aussi bien remonter aux premières expériences sur l'électricité ou à n'importe quelle réussite technique préalable et devant nécessairement précéder la construction d'un réseau radiophonique. Tout ceci ne change absolument rien à la vérité du fait que chaque avancée fut l'oeuvre d'un individu et non d'une mythique force impersonnelle. Cela ne retire rien aux contributions de Maxwell, Hertz et Marconi que d'admettre qu'elles n'ont pu être faites que parce que d'autres personnes avaient auparavant fait d'autres contributions.

Pour illustrer la différence entre l'innovateur et la masse bornée des routiniers ne pouvant même pas imaginer qu'une quelconque amélioration soit possible, nous n'avons qu'à mentionner un passage du livre le plus célèbre d'Engels [4]. En 1878, Engels y annonçait de manière apodictique que les armes militaires étaient désormais "si perfectionnées qu'un nouveau progrès capable d'avoir quelque influence bouleversante n'est plus possible." Par conséquent "tous les autres progrès [techniques] sont plus ou moins indifférents pour la guerre en rase campagne. Pour l'essentiel, l'ère du développement est donc close de ce côté." [5] Cette conclusion suffisante montre en quoi consiste le haut fait de l'innovateur : il réalise ce que d'autres croient être impensable et impossible.

Engels, qui se considérait comme un expert dans l'art de la guerre, aimait illustrer ses doctrines par des références à la stratégie et à la tactique. Les changements de tactiques militaires, déclarait-il, ne viennent pas de chefs militaires astucieux. Ils sont le résultat de simples soldats, habituellement plus intelligents que leurs officiers. Le soldat les trouve instinctivement (instinktmässig) et l'impose avec succès malgré l'opposition du commandement [6].

Toute doctrine niant au "piètre individu isolé" [7] tout rôle dans l'Histoire doit finalement attribuer les changements et les améliorations à l'oeuvre des instincts. Selon les partisans de cette doctrine, l'homme est un animal possédant l'instinct de produire des poèmes, des cathédrales et des avions. La civilisation serait le résultat d'une réaction inconsciente et non préméditée de l'homme à des stimuli externes. Chaque réalisation serait la création automatique d'un instinct dont l'homme a été spécialement doté à cet effet. Il existerait autant d'instincts qu'il y a de réalisations humaines. Il est inutile d'entreprendre un examen critique de cette fable inventée par des gens impuissants afin de minimiser les hauts faits d'individus plus capables et de plaire au ressentiment des moins doués. Même sur la base de cette doctrine de fortune on ne peut pas nier qu'il y ait une différence entre l'homme qui possède l'instinct d'écrire le livre Sur l'Origine des espèces de ceux qui ne l'ont pas.

4. Planifier l'Histoire

Les individus agissent afin d'obtenir des résultats donnés. Qu'ils y réussissent ou non dépend de l'adéquation des moyens employés et de la réponse que suscitent leurs effets auprès de leurs semblables. Le résultat d'une action diffère souvent grandement de celui que l'acteur désirait obtenir. La marge dans laquelle un homme, aussi grand soit-il, peut agir avec succès est étroite. Personne ne peut diriger par ses actions le cours des choses pendant plus longtemps qu'une période comparativement brève du futur, encore moins pour tous les temps à venir.

Toute action ajoute cependant quelque chose à l'Histoire, affecte le cours des événements et est en ce sens un fait historique. L'accomplissement le plus banal de la routine quotidienne par des gens intellectuellement limités n'est pas moins une donnée historique que l'innovation la plus surprenante d'un génie. La somme de la répétition monotone des modes d'action traditionnels détermine, par le biais des habitudes, des coutumes et des moeurs, le cours des événements. Le rôle de l'homme ordinaire consiste à contribuer pour une toute petite partie à la structure du formidable pouvoir de la tradition.

L'Histoire est faite par les hommes. Les actions conscientes et intentionnelles des individus, grandes ou petites, déterminent le cours des événements dans la mesure où il résulte de l'interaction de tous les hommes. Mais le processus historique n'est pas décidé par les individus. C'est le résultat composite des actions intentionnelles de tous les individus. Aucun homme ne peut planifier l'Histoire. Tout ce qu'il peut planifier et essayer de mettre en pratique ce sont ses propres actions qui, conjointement avec les actions des autres, constituent le processus historique. Les Pères Pèlerins n'avaient pas prévu de fonder les États-Unis.

Il y a toujours eu, bien entendu, des hommes qui ont élaboré des plans pour l'éternité. Pour la plupart l'échec de leurs projets apparaissait bien vite. Leurs constructions ont parfois duré pendant assez longtemps, mais leur effet ne fut pas celui que leurs auteurs avaient prévu. Les tombes monumentales des rois égyptiens existent encore mais l'intention de leurs créateurs n'était pas de rendre l'Égypte moderne attrayante pour les touristes ni de fournir des momies aux musées d'aujourd'hui. Rien ne démontre de manière plus catégorique les limites temporelles de la planification humaine que les vénérables ruines dispersées à la surface du globe.

Les idées vivent plus longtemps que les murs et autres objets matériels. Nous prenons encore notre plaisir dans les chef-d'oeuvres de la poésie et de la philosophie de la Grèce antique et de l'Inde d'autrefois. Mais ils ne signifient pas pour nous ce qu'ils signifiaient pour leurs auteurs. Nous pouvons nous demander si Platon et Aristote auraient approuvé l'usage que les époques ultérieures ont fait de leurs idées.

Planifier pour l'éternité, substituer un état stable, rigide et sans changement à l'évolution historique, tel est le thème d'une catégorie spécifique de la littérature. L'auteur utopique veut arranger les conditions futures selon ses propres idées et priver une fois pour toute le reste de l'humanité de la faculté de choisir et d'agir. Un seul plan, à savoir le plan de l'auteur, devrait être exécuté, toutes les autres personnes devant être réduites au silence. L'auteur, et après sa mort ses successeurs, serait dorénavant le seul à déterminer le cours des événements. Il n'y aurait plus d'Histoire, car l'Histoire est l'effet composite des interactions entre tous les hommes. Le dictateur surhumain règnerait sur l'univers et réduirait tous les autres au rang de simples pions dans ses plans. Il les traiterait uniquement comme un ingénieur traite des matières premières avec lesquelles il construit, selon une méthode pertinemment appelée l'ingénierie sociale.

De tels projets sont très populaires de nos jours. Ils enchantent les intellectuels. Quelques sceptiques font observer que leur mise en application est contraire à la nature humaine. Mais leurs partisans sont confiants dans le fait qu'ils pourront modifier la nature humaine par la suppression des dissidents. Les gens seront heureux comme les fourmis sont supposées l'être dans leur fourmilière.

La question essentielle est la suivante : Tous les hommes seront-ils préparés à se rendre au dictateur ? Personne n'aura-t-il l'ambition de contester sa suprématie ? Personne ne nourrira-t-il d'idées opposées à celles sous-tendant le plan du dictateur ? Tous les hommes, après des milliers d'années "d'anarchie" dans le domaine de la pensée et de l'action, se soumettront-ils sans rien dire à la tyrannie d'un seul ou de quelques despotes ?

Il est possible que dans quelques années toutes les nations auront adopté le système de la planification intégrale et de l'enrégimentement totalitaire. Le nombre des opposants est très faible et leur influence politique directe presque nulle. Mais même une victoire du planisme ne signifierait pas la fin de l'Histoire. Des guerres atroces entre les candidats au poste suprême se déclencheraient. Le totalitarisme peut anéantir la civilisation, voire toute l'espèce humaine. Alors bien entendu, l'Histoire sera elle aussi arrivée à sa fin.

 

Notes

[1] Lettre à Starkenburg, 25 janvier 1894, Karl Marx and Friedrich Engels, Correspondence 1846-1895 (Londres, M. Lawrence, Ltd., 1894), p. 518.

[2] Taine, Les Origines de la France contemporaine, 1, L. III, (16ème éd. Paris, 1887), pp. 221-328.

[3] Das Kapital, 1, p. 335, n. 89.

[4] Herrn Eugen Dührings Umwälzung der Wissenschaft [L'Anti-Dühring], 7ème éd. Stuttgart, 1910.

[5] Ibid., pp. 176-177 [Économie politique — III. Théorie de la violence (suite)].

[6] Ibid., pp. 172-176 [Ibid.].

[7] Engels, Der Ursprung der Familie, des Privateigentums und des Staates [L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat] (6ème éd. Stuttgart, 1894), p. 186 [Chapitre IX "Barbarie et civilisation"].


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