Théorie et Histoire

Une interprétation de l'évolution économique et sociale

Première édition :Yale University Press, 1957. Réédité (et mis en ligne) par le Ludwig von Mises Institute

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

Troisième partie : Les problèmes épistémologique de l'Histoire

Chapitre 10. L'historicisme

 

1. La signification de l'historicisme

L'historicisme s'est développé à partir de la fin du dix-huitième siècle en réaction à la philosophie sociale du rationalisme. Aux réformes et politiques préconisées par les divers auteurs des Lumières, il opposait un programme de préservation des institutions existantes et même parfois un retour à des institutions défuntes. Il en appelait contre les postulats de la raison à l'autorité de la tradition et à la sagesse des époques du passé. La principale cible de ses critiques était les idées qui avaient inspiré les révolutions américaine et française ainsi que des mouvements similaires dans d'autres pays. Ses champions se présentaient fièrement comme anti-révolutionnaires et insistaient sur leur conservatisme rigide. Mais dans les années suivantes, l'orientation politique de l'historicisme changea. Il commença à considérer le capitalisme et le libre-échange — au plan national ou international — comme les pires de tous les maux et donna la main aux ennemis "radicaux" ou "de gauche" de l'économie de marché, au nationalisme agressif d'une part et au socialisme révolutionnaire de l'autre. Pour autant qu'il ait encore une importance politique, il est subordonné au socialisme et au nationalisme. Son conservatisme a presque totalement disparu et ne survit que dans les doctrines de quelques groupes religieux.

On a à maintes reprises souligné les relations de sympathie entre l'historicisme et le romantisme artistique et littéraire. L'analogie est plutôt superficielle. Les deux mouvements ont en commun un goût pour la vie des époques révolues et une surestimation excessive des vieilles coutumes et des vieilles institutions. Mais cet enthousiasme pour le passé n'est pas la caractéristique essentielle de l'historicisme. Ce dernier est avant tout une doctrine épistémologique et doit être considérée comme tel.

La thèse fondamentale de l'historicisme est que, en dehors des sciences de la nature, des mathématiques et de la logique, il n'y a pas de connaissance autre que celle fournie par l'Histoire. Il n'existe pas de régularité dans l'enchaînement et la suite des phénomènes et des événements se produisant dans la sphère de l'action humaine. Les tentatives de développer une science de l'économie et de découvrir les lois économiques sont par conséquent vaines. La seule méthode raisonnable pour étudier l'action humaine, les exploits et les institutions sont la méthode historique. L'historien fait remonter chaque phénomène à ses origines. Il dépeint les changements se produisant dans les affaires humaines. Il aborde son matériau, les récits du passé, sans préjugés ni idées préconçues. L'historien utilise parfois, dans un examen préliminaire, purement technique et auxiliaire de ses sources, les sciences de la nature, par exemple pour déterminer l'âge du support sur lequel un document à l'authenticité indiscutable a été écrit. Mais dans son propre domaine, le commentaire des événements passés, il ne s'appuie sur aucune autre branche de la connaissance. Les critères et les règles générales auxquels il recourt lors de l'étude du matériau historique doivent être tirés de ce même matériau. Ils ne doivent rien emprunter aux autres sources.

L'extravagance de ces affirmations fut plus tard réduite à une mesure plus modeste quand Dilthey souligna le rôle joué par la psychologie dans le travail de l'historien [1]. Les champions de l'historicisme acceptèrent cette restriction et n'insistèrent pas sur leur description extrême de la méthode historique. Ils cherchaient juste à condamner l'économie et ne nourrissaient aucune animosité envers la psychologie.

Si les historicistes avaient été cohérents, ils auraient substitué l'histoire économique à la science — fausse science selon eux — de l'économie. (Nous pouvons passer sous silence la question de savoir comment l'Histoire pourrait fonctionner sans théorie économique.) Mais cela n'aurait pas servi leurs projets politiques. Ce qu'ils voulaient c'était d'assurer la propagande de leurs programmes interventionnistes ou socialistes. Leur rejet total de l'économie n'était qu'un point de leur stratégie. Il leur évitait l'embarras créé par leur incapacité à démolir la critique dévastatrice portée par les économistes à l'encontre du socialisme et de l'interventionnisme. Mais il ne démontrait pas en lui-même la validité d'une politique pro-socialiste ou interventionniste. Afin de justifier leurs penchants "hétérodoxes", les historicistes ont développé une discipline plutôt contradictoire qu'on affubla de divers noms, comme économie réaliste, économie institutionnelle, économie éthique ou aspects économiques de la science politique (wirtschaftliche Staatswissenschaften) [2].

La plupart des champions de ces écoles de pensées ne se souciaient pas de donner une explication épistémologique de leurs procédures. Seuls quelques-uns essayaient de justifier leur méthode. Nous pouvons qualifier leur doctrine de "périodisme" et leurs partisans de "périodistes".

L'idée principale sous-tendant toutes ces tentatives de construire une doctrine quasi économique pouvant être utilisée pour justifier des politiques luttant contre l'économie de marché était empruntée au positivisme. Étant historicistes, les périodistes parlaient inlassablement de ce qu'ils appelaient la méthode historique et prétendaient être des historiens. Mais ils avaient adopté les principes essentiels du positivisme, qui rejetait l'Histoire comme bavardage inutile et dénué de sens et voulait installer à sa place une nouvelle science devant être façonnée sur le modèle de la mécanique newtonienne. Les périodistes acceptaient la thèse qu'il serait possible de déduire de l'expérience historique des lois a posteriori qui, une fois découvertes, formeraient une nouvelle science — n'existant pas encore — de physique sociale, sociologie ou économie institutionnelle.

Il n'y a qu'un point de cette thèse où la version des périodistes diffère de celle des positivistes. Les positivistes avaient en tête des lois qui vaudraient universellement. Les périodistes croyaient que chaque période de l'Histoire avait ses propres lois économiques, différentes de celles des autres périodes de l'histoire économique.

Les périodistes distinguent diverses périodes dans le déroulement des événements économiques. Or le critère selon lequel cette distinction est faite est évidemment la nature des lois économiques déterminant le devenir économique de chaque période. L'argument des périodistes se mort ainsi la queue. La division en périodes de l'histoire économique supposerait la connaissance des lois économiques particulières à chaque période alors que ces lois ne pourraient être découvertes qu'en étudiant chaque période sans se référer aux événements se passant à d'autres périodes.

L'image que se font les périodistes du déroulement de l'Histoire est la suivante : Il existe plusieurs périodes ou stades de l'évolution économiques, se succédant les uns aux autres selon un ordre bien établi ; au cours de chacune de ces périodes les lois économiques restent inchangées. Rien n'est dit de la transition d'une période à la suivante. Si nous supposons qu'elle ne se produit pas d'un seul coup, nous devons aussi supposer qu'il existe entre deux périodes un intervalle transitoire, une période de transition pour ainsi dire. Que ce passe-t-il dans cet intervalle ? Quel est le type de lois économiques à l'oeuvre ? S'agit-il d'une phase sans lois ou dispose-t-elle de ses propres lois ? De plus, si l'on suppose que les lois du devenir économique sont des faits historiques, modifiant par conséquent le déroulement des événements historiques, il est manifestement contradictoire d'affirmer qu'il existerait des périodes sans changement, c'est-à-dire des périodes pendant lesquelles il n'y aurait aucune histoire, et qu'entre deux périodes de repos de ce genre il y aurait une période de transition.

Le même sophisme se retrouve également dans le concept d'une époque actuelle, présente, tel que l'utilise la pseudo-économie contemporaine. Les recherches traitant de l'histoire économique du passé récent sont faussement présentées comme traitant de la situation économique actuelle. Si nous parlons du présent comme d'une durée déterminée, nous voulons dire que les conditions restent inchangées au cours de cette période par rapport à une question particulière. Le concept de présent est par conséquent différent selon les divers champs d'action [3]. En outre, on ne sait jamais avec certitude combien de temps cette absence de changement continuera à durer et donc quelle durée du futur il faut inclure. Ce que quelqu'un peut dire de l'avenir n'est jamais qu'anticipation spéculative. Traiter certaines conditions du passé récent sous le titre "conditions actuelles" est une erreur d'appellation. Le plus que l'on puisse dire est : Telles étaient les conditions hier ; nous nous attendons à ce qu'elles demeurent inchangées pendant un certain temps à venir.

L'économie traite d'une régularité dans l'enchaînement et la suite de phénomènes, régularité valable dans tout le champ de l'action humaine. Elle peut par conséquent contribuer à élucider les événements futurs : elle peut prédire dans les limites de la prédiction praxéologique [4]. Si l'on écarte l'idée l'une loi économique nécessairement valable pour toutes les époques, on ne peut plus découvrir la moindre régularité demeurant inchangée au fil des événements. On ne peut alors rien dire de plus que : Si les conditions restent inchangées pendant un moment, elles resteront inchangées. Mais le fait de savoir si elles restent ou non réellement inchangées ne peut être connu qu'après coup.

L'historiciste honnête devrait dire : Rien ne peut être affirmé sur l'avenir. Personne ne sait se que donnera une politique donnée dans le futur. Tout ce que nous croyons savoir vient de ce qu'ont donné des politiques similaires dans le passé. Si toutes les conditions ayant rapport avec elles demeurent inchangées, nous pouvons nous attendre à ce que les effets futurs ne diffèrent pas grandement de ceux du passé. Mais nous ne savons pas si oui ou non ces conditions resteront inchangées. A partir de là nous ne pouvons faire aucun pronostic quant aux effets — nécessairement futurs — d'une quelconque mesure. Nous ne traitons que de l'Histoire du passé, pas de l'Histoire du futur.

Un dogme soutenu par de nombreux historicistes affirme que les tendances de l'évolution économique et sociale qui se sont manifestées par le passé, et particulièrement dans un passé récent, vaudront également pour le futur. L'étude du passé, en concluent-ils, dévoile par conséquent l'allure des choses à venir.

En laissant de côté toutes les idées métaphysiques que contient cette philosophies des tendances, nous devons juste comprendre que les tendances peuvent changer, qu'elles ont changé dans le passé et changeront aussi dans le futur [5]. L'historiciste ne sait pas quand surviendra le prochain changement. Ce qu'il peut dire sur les tendances ne se réfère qu'au passé, jamais au futur.

Certains historicistes allemands aimaient comparer leur division en périodes de l'histoire économique à celle de l'histoire de l'art. Tout comme l'histoire de l'art traite de la succession des différents styles d'activités artistiques, l'histoire économique traiterait de la succession des divers "styles" d'activités économiques (Wirtschaftsstille). Cette métaphore n'est ni meilleure ni pire que d'autres. Mais ce que les historiens qui y avaient recours ne disaient pas, c'était que les historiens de l'art ne parlaient que des styles du passé et ne développaient pas de doctrines sur les styles artistiques du futur. Or les historicistes n'écrivent et ne parlent des conditions économiques du passé que pour en déduire des conclusions sur des politiques économiques qui concernent nécessairement les conditions économiques de l'avenir.

2. Le rejet de l'économie

Selon l'historicisme, l'erreur essentielle de l'économie résiderait dans l'hypothèse que l'homme est invariablement égoïste et vise exclusivement au bien-être matériel.

L'économie affirme, selon Gunnar Myrdal, que les actions économiques sont "uniquement motivées par les intérêts économiques" et considère que les intérêts économiques sont constitués par "le désir de revenus plus élevés et de prix plus bas et, de plus, peut-être, une stabilité des revenus et de l'emploi, un temps de loisir raisonnable et un environnement contribuant à pouvoir en jouir de façon satisfaisante, des bonnes conditions de travail, etc." Ceci, nous dit-il, est une erreur. On ne rend pas pleinement compte des motivations humaines en faisant simplement la liste des intérêts économiques. Ce qui détermine réellement le comportement humain, ce ne sont pas uniquement les intérêts mais aussi les "attitudes" : "Une attitude est une disposition émotive d'un individu ou d'un groupe pour répondre d'une certaine manière à des situations réelles ou potentielles." Il y a "heureusement beaucoup de gens dont les attitudes ne sont pas identiques à leurs intérêts" [6].

Or, l'affirmation selon laquelle l'économie aurait jamais prétendu que les hommes seraient uniquement motivés par la recherche de revenus plus élevés et de prix plus faibles est fausse. En raison de leur incapacité à résoudre le paradoxe apparent du concept de valeur d'usage, les économistes classiques et leurs épigones ont été empêchés de fournir une interprétation satisfaisante du comportement des consommateurs. Ils ne traitaient en réalité que du comportement des hommes d'affaires, au service des consommateurs et pour qui les choix de leurs clients sont le critère ultime. Quand ils se référaient au principe de l'achat au prix le plus bas du marché et de la vente au prix le plus élevé, ils essayaient d'interpréter les actions de l'homme d'affaires en sa qualité de fournisseur, pas en sa qualité de consommateur et d'homme dépensant son propre revenu. Ils n'avaient pas entrepris l'analyse des motifs poussant les consommateurs individuels à acheter et à consommer. Il n'avaient donc pas cherché à savoir si les individus essayent uniquement de remplir leur estomac ou s'ils dépensent aussi leur argent pour d'autres buts, par exemple pour accomplir ce qu'ils considèrent comme leur devoir moral et religieux. Quand ils distinguaient les motifs purement économiques des autres motifs, les économistes classiques ne se référaient qu'à l'aspect du comportement humain visant à la possession. Ils n'ont jamais pensé nier que les hommes soient aussi poussés par d'autres motifs.

L'approche des économistes classiques apparaît très insuffisante du point de vie de l'économie subjectiviste moderne. L'économie moderne rejette aussi comme totalement erroné l'argument avancé par les derniers partisans de l'économie classique, et John Stuart Mill en particulier, pour justifier sur le plan épistémologique leurs méthodes. Selon cette piètre apologie, l'économie pure ne traite que de l'aspect "économique" de la marche de l'humanité, que des phénomènes concernant la production de richesses "dans la mesure où ces phénomènes ne sont pas affectés par la poursuite d'un quelconque autre objet." Mais, dit Mill, afin de traiter de manière adéquate de la réalité, "l'auteur didactique parlant de ce sujet ajoutera naturellement dans sa présentation, à la vérité de la science pure, autant d'altérations pratiques qu'il est à son avis nécessaire pour permettre à son travail d'être utile." [7] Ceci détruit certainement l'affirmation de M. Myrdal, du moins en ce qui concerne l'économie classique.

L'économie moderne fait remonter toutes les actions humaines aux jugements de valeur des individus. Elle n'a jamais été assez folle, comme l'en accuse Myrdal, pour croire que tout le monde recherche des revenus plus élevés et des prix plus bas. En réponse à cette critique déjà répétée une centaine de fois, Böhm-Bawerk avait déjà explicitement souligné dans sa première contribution à la théorie de la valeur, comme il le fit sans arrêt par la suite, que le terme de "bien-être" (Wohlfahrtszwecke), tel qu'il l'employait dans sa présentation de la théorie de la valeur, ne se référait pas seulement aux préoccupations habituellement qualifiées d'égoïstes mais comprenait tout ce qui semblait désirable et digne d'efforts (erstebenswert) à un individu [8].

En agissant l'homme préfère certaines choses à d'autres et choisit entre divers modes de conduite. Le résultat du processus mental qui fait qu'un homme préfère une chose à une autre est appelé jugement de valeur. En parlant de valeur et d'évaluation, l'économie fait référence à ces jugements de valeur, quels que puisse être leur contenu. Il est sans importance pour l'économie, actuellement la branche la plus développée de la praxéologie, de savoir si un individu recherche, tel un syndiqué, des salaires plus élevés ou, tel un saint, à accomplir au mieux ses devoirs religieux. Le fait "institutionnel" que la plupart des gens sont désireux d'obtenir davantage de biens tangibles est une donnée de l'histoire économique, pas un théorème de l'économie.

Toutes les branches de l'historicisme — les écoles historiques allemandes et britanniques en sciences sociales, l'institutionnalisme américain, les partisans de Sismondi, de Le Play et de Veblen, ainsi que de nombreuses sectes "hétérodoxes" similaires — rejettent catégoriquement l'économie. Mais leurs écrits sont pleins de déductions tirées de propositions générales sur les effets des divers modes d'action. Il est bien entendu impossible de traiter d'un problème "institutionnel" ou historique sans se référer à de telles propositions générales. Tout compte rendu historique, que son thème porte sur les conditions et événements d'un passé lointain ou d'hier, est inévitablement basé sur un type donné de théorie économique. Les historicistes n'éliminent pas le raisonnement économique de leurs traités. S'ils écartent une doctrine économique qu'ils n'aiment pas, ils utilisent pour étudier les événements des doctrines fallacieuses réfutées depuis belle lurette par les économistes.

Les théorèmes de l'économie, disent les historicistes, sont vides parce qu'ils sont le produit d'un raisonnement a priori : seule l'expérience historique peut conduire à une économie réaliste. Ils n'arrivent pas à voir que l'expérience historique est toujours l'expérience de phénomènes complexes, de l'effet conjoint de l'opération d'une multitude d'éléments. Une telle expérience historique ne donne pas des faits à l'observateur au sens que les sciences de la nature donnent à ce terme pour les résultats obtenus dans des expériences de laboratoire. (Les gens qui intitulent leurs bureaux, cabinets et bibliothèques "laboratoires" de recherche en économie, statistiques ou sciences sociales ont des idées désespérément confuses.) Les faits historiques ont besoin d'être interprétés sur la base de théorèmes préalablement disponibles. Ils ne peuvent pas se commenter eux-mêmes.

L'opposition entre économie et historicisme ne concerne pas les faits historiques. Elle concerne l'interprétation des faits. Et étudiant et en rapportant des faits, un savant peut offrir une contribution de valeur à l'Histoire mais il ne contribue pas à l'accroissement et au perfectionnement de la connaissance économique.

Faisons une fois de plus référence à la proposition souvent répétée selon laquelle ce que les économistes appellent lois économiques ne serait que des principes valant pour des conditions capitalistes et ne servant à rien dans une société organisée différemment, et en particulier pas pour la gestion socialiste à venir des affaires. Selon ces critiques seuls les capitalistes et leur cupidité se préoccupent des coûts et des profits : une fois que la production pour l'usage aura remplacé la production pour le profit, les concepts de coût et de profit perdront toute signification. L'erreur première de l'économie consisterait à considérer ces concepts, ainsi que d'autres, comme des principes éternels déterminant l'action dans toutes les conditions institutionnelles.

Le coût est cependant un élément de tout type d'action humaine, quelles que soient les caractéristiques du cas particulier. Le coût est la valeur des choses auxquelles l'acteur renonce afin de parvenir à ce qu'il veut : c'est la valeur qu'il attache à la satisfaction désirée de façon la plus pressante parmi les satisfactions qu'ils ne peut avoir parce qu'il en a préféré une autre. C'est le prix payé pour une chose [*]. Si un jeune homme dit : "Cet examen me coûte un week-end à la campagne avec des amis ," il veut dire : "Si je n'avais pas choisi de préparer mon examen, j'aurais passé ce week-end avec des amis à la campagne." Les choses qui ne nécessitent aucun sacrifice pour être obtenues ne sont pas des biens économiques mais des biens libres et ne sont en tant que tels l'objet d'aucune action. L'économie ne traite pas de ces biens libres. L'homme n'a pas à choisir entre eux et d'autres satisfactions.

Le profit est la différence entre la plus haute valeur du bien obtenu et la plus basse valeur du bien sacrifié pour l'obtenir. Si l'action, en raison d'une maladresse, d'une erreur, d'un changement imprévu des conditions ou d'autres circonstances, conduit à obtenir quelque chose auquel l'acteur attache une valeur moindre que le prix payé, l'action engendre une perte. Comme l'action vise invariablement à substituer une situation que l'acteur considère plus satisfaisante à une situation qu'il juge moins favorable, l'action recherche toujours le profit et jamais la perte. Ceci vaut non seulement pour les actions des individus dans une économie de marché, mais tout autant pour les actions du directeur économique d'une société socialiste.

3. La quête des lois du changement historique

Une erreur répandue confond l'historicisme et l'Histoire. Les deux n'ont pourtant rien en commun. L'Histoire est la présentation du cours des événements et des conditions du passé, un exposé des faits et de leurs effets. L'historicisme est une doctrine épistémologique.

Certaines écoles historicistes ont déclaré que l'Histoire était la seule manière d'étudier l'action humaine et ont nié la pertinence, la possibilité et le sens d'une science théorique générale de l'action humaine. D'autres écoles ont condamné l'Histoire comme discipline non scientifique et ont développé, de manière assez paradoxale, une attitude bienveillante envers la partie négative des doctrines positivistes, qui exigeaient une science nouvelle, façonnée sur le modèle de la physique newtonienne et devant tirer de l'expérience historique les lois de l'évolution historique et du changement "dynamique".

Les sciences de la nature ont développé, sur la base du deuxième principe de la thermodynamique dû à Carnot [**], une doctrine sur le cours de l'Histoire de l'univers. L'énergie libre capable de fournir un travail dépend de l'instabilité thermodynamique. Le processus produisant une telle énergie est irréversible. Une fois épuisée toute l'énergie libre produite par les systèmes instables, la vie et la civilisation cesseront. A la lumière de cette connaissance l'univers tel que nous le connaissons apparaît comme un épisode évanescent dans le flot de l'éternité. Il se dirige vers sa propre extinction.

Mais la loi dont on tire cette conclusion, le principe de Carnot, n'est pas en elle-même une loi historique ou dynamique. Comme toutes les autres lois des sciences de la nature, elle est déduite de l'observation des phénomènes et vérifiées par des expériences. Nous l'appelons loi parce qu'elle décrit un processus qui se répète à chaque fois que les conditions.nécessaires à son application sont présentes. Le processus est irréversible et de ce fait les scientifiques en concluent que les conditions nécessaires à son application ne seront plus là une fois toute l'instabilité thermodynamique évanouie.

La notion de loi du changement historique est contradictoire. L'histoire est une suite de phénomènes caractérisés par leur singularité. Les caractéristiques qu'un événement a en commun avec les autres ne sont pas historiques. Ce que les meurtres ont en commun se rapporte au droit pénal, à la pénologie et à la technique du meurtre. En tant qu'événements historiques l'assassinat de Jules César et celui d'Henri IV sont totalement différents. L'importance d'un événement pour ce qui est d'engendrer d'autres événements, voilà ce qui compte pour l'Histoire. L'effet d'un événement est unique et ne peut se répéter. Du point de vue du droit constitutionnel américain, les élections présidentielles de 1860 et de 1956 appartiennent à la même catégorie. Ce sont pour l'Histoire deux événements distincts dans le déroulement des affaires du monde. Si un historien les compare, il le fait pour trouver les différences entre les deux, non pour découvrir des lois qui gouverneraient toutes les élections présidentielles américaines. Les gens formulent parfois certaines règles empiriques en ce qui concerne ce genre d'élections, par exemple : le parti au pouvoir ne l'emporte que si la situation économique connaît la croissance. Ces règles sont une tentative de comprendre le comportement des électeurs. Personne ne leur attribue cette validité nécessaire et apodictique qui est la caractéristique logique essentielle d'une loi des sciences naturelles. Tout le monde est parfaitement conscient que les électeurs pourraient se conduire différemment.

Le principe de Carnot n'est pas le résultat d'une étude de l'histoire de l'univers. Il s'agit d'une proposition sur des phénomènes qui se répètent tous les jours et à toutes les heures précisément comme la loi l'indique. La science déduit à partir de cette loi certaines conséquences concernant l'avenir de l'univers. La connaissance déduite n'est pas en elle-même une loi. C'est l'application d'une loi. C'est un pronostic sur les événements à venir, pronostic fait sur la base d'une loi décrivant ce que l'on pense être une nécessité inexorable dans l'enchaînement des événements répétables et répétés.

Le principe de la sélection naturelle dû à Darwin n'est pas non plus une loi de l'évolution historique. Il essaie d'expliquer les changements biologiques comme résultant de l'application d'une loi biologique. Il interprète le passé, il ne donne pas de pronostic sur les choses à venir. Bien que l'application du principe de sélection naturelle puisse être considéré comme éternelle, il n'est pas acceptable d'en conclure que l'homme doive inéluctablement se développer en surhomme. Une branche de l'évolution peut conduire à une impasse au-delà de laquelle il ne se produit plus aucun changement supplémentaire, ou à partir de laquelle commence un retour en arrière vers des états antérieurs.

Comme il est impossible de déduire la moindre loi générale de l'observation du changement historique, le programme de l'historicisme "dynamique" ne pourrait être réalisé qu'en découvrant que l'action d'une ou de plusieurs lois praxéologiques doit inévitablement aboutir à l'émergence d'une situation déterminée du futur. La praxéologie et sa branche jusqu'à présent la mieux développée, l'économie, n'ont jamais prétendu savoir quoi que ce soit à ce sujet. L'historicisme, en raison de son rejet de la praxéologie, était dès le départ incapable d'entreprendre une telle étude.

Tout ce qui a été dit à propos d'événements historiques du futur devant inévitablement se produire vient de prophéties élaborées par les méthodes métaphysiques de la philosophie de l'Histoire. A l'aide de son intuition l'auteur prétend deviner les plans de la cause première et toute incertitude concernant l'avenir disparaît alors. L'auteur de l'Apocalypse, Hegel et, par dessus tout, Marx se considéraient comme parfaitement informés des lois de l'évolution historique. Cependant la source de leur connaissance n'était pas la science mais la révélation d'une voix intérieure.

4. Le relativisme historique

Les idées de l'historicisme ne peuvent être comprises que si l'on prend en compte qu'elles poursuivent exclusivement une seule fin : nier tout ce que la philosophie sociale rationaliste et l'économie ont établi. Dans leur poursuite de cet objectif les historicistes ne reculaient devant aucune absurdité. Ainsi, à la déclaration des économistes selon laquelle il existe une rareté inévitable des facteurs naturels dont dépend le bien-être humain, ils opposèrent l'affirmation fantastique qu'il y aurait l'abondance. Ce qui crée la pauvreté et la misère, d'après eux, ce serait l'inadaptation des institutions sociales.

Quand les économistes parlaient de progrès, ils considéraient la situation du point de vue des fins recherchées par les agents. Il n'avait rien de métaphysique dans leur notion du progrès. La plupart des hommes veulent vivre et prolonger leur vie ; ils veulent conserver une bonne santé et ne pas se retrouver au bord de la famine. Aux yeux des agents se rapprocher de ces objectifs signifie une amélioration, le contraire une détérioration. Telle est la signification des termes "progrès" et "régression" quand les économistes les emploient. Ils qualifient en ce sens de progrès une baisse de la mortalité infantile ou un succès dans la lutte contre les maladies contagieuses.

La question n'est pas de savoir si un tel progrès rend les gens heureux. Il les rend plus heureux qu'ils ne l'auraient été sinon. La plupart des mères se sentent plus heureuses si leurs enfants survivent et la plupart des gens se sentent plus heureux sans la tuberculose qu'avec. En considérant les choses de son point de vue personnel, Nietzsche a exprimé des doutes concernant les "bien trop nombreux". Mais les objets de son mépris pensaient différemment.

En traitant des moyens auxquels recourent les hommes dans leurs actions, l'Histoire distingue, tout comme les économistes, entre les moyens adaptés à la réalisation des fins recherchées et ceux qui ne le sont pas. Le progrès est en ce sens le remplacement de méthodes d'action moins adaptées par des méthodes plus adaptées. L'historicisme s'offusque d'une telle terminologie. Toutes les choses seraient relatives et devraient être considérées du point de vue de leur époque. Néanmoins aucun champion de l'historicisme n'a eu le courage de prétendre que l'exorcisme ait jamais été un moyen adéquat pour guérir des vaches malades. Mais les historicistes sont moins prudents en parlant d'économie. Ils déclarent par exemple que ce que l'économie enseigne sur les effets d'un contrôle des prix ne peut être appliqué aux conditions du moyen âge. Les travaux historiques d'auteurs imbus des idées de l'historicisme sont confus précisément en raison de leur rejet de l'économie.

Alors qu'ils insistent sur le fait qu'ils ne veulent pas juger le passé à partir d'un critère préconçu, les historicistes essaient en réalité de justifier les politiques du "bon vieux temps". Au lieu d'aborder le thème de leurs études avec le meilleur équipement intellectuel disponible, ils s'appuient sur les fables de la pseudo-économie. Ils s'accrochent à la superstition prétendant qu'avec la décision et l'application de prix maximums inférieurs au niveau des prix potentiels auxquels aurait conduits un marché libre, on disposerait d'un moyen adéquat pour améliorer la situation des acheteurs. Ils omettent de mentionner les preuves de l'échec de la politique du juste prix et de ses effets qui, du point de vue des dirigeants qui y avaient eu recours, étaient moins souhaitables que la situation préalable qu'ils devaient modifier.

L'un des reproches totalement vides qu'ont accumulés les historicistes à l'encontre des économistes est leur prétendu manque de sens historique. Les économistes, disent-ils, croient qu'il aurait été possible d'améliorer la situation des époques passées si seulement les gens avaient connu les théories de l'économie moderne. Or, il ne peut pas y avoir de doute que la situation de l'Empire romain aurait été considérablement modifiée si les empereurs n'avaient pas recouru à la dépréciation monétaire et n'avaient pas adopté une politique de prix plafonds. Il est tout aussi évident que la pénurie massive en Asie fut causée par le fait que les gouvernements despotiques tuaient dans l'oeuf toutes les tentatives d'accumulation du capital. Les Asiatiques, au contraire des Européens occidentaux, n'avaient pas développé de système juridique et constitutionnel qui aurait pu permettre une accumulation du capital à grande échelle. Et le peuple, mû par le vieux sophisme expliquant que la richesse d'un homme d'affaires serait la cause de la pauvreté des autres gens, applaudissait à chaque fois que les dirigeants confisquaient les possessions des marchands à succès.

Les économistes ont toujours été conscients que l'évolution des idées est un processus lent et prenant du temps. L'histoire de la connaissance est celle d'une série de pas successifs faites par des hommes dont chacun ajoute quelque chose aux idées de ses prédécesseurs. Il n'est pas surprenant que Démocrite d'Abdère n'ait pas développé la théorie quantique ou que la géométrie de Pythagore et d'Euclide soit différente de celle de Hilbert. Personne n'a jamais imaginé qu'un contemporain de Périclès aurait pu créer la philosophie de Hume, Adam Smith et Ricardo pour transformer Athènes en comptoir du capitalisme.

Il n'est nul besoin d'analyser l'avis de nombreux historicistes selon lequel les pratiques du capitalisme répugneraient tant à l'âme de certaines nations qu'elles ne l'adopteront jamais. S'il existe de tels peuples, ils resteront pauvres pour toujours. Il n'y a qu'une route pour se diriger vers la prospérité et la liberté. Y a-t-il un historien qui puisse contester cette vérité sur la base de l'expérience historique ?

Aucune règle générale sur les effets des divers modes d'action ou d'institutions sociales bien précises ne peut être déduite de l'expérience historique. On peut en ce sens donner raison à la fameuse maxime selon laquelle l'étude de l'Histoire ne peut nous apprendre qu'une seule chose, à avoir que l'Histoire ne nous apprend rien. Nous sommes par conséquent d'accord avec les historicistes pour ne payer que peu d'attention au fait indiscutable qu'aucun peuple ne s'est jamais hissé à un niveau satisfaisant de bien-être et de civilisation sans l'institution de la propriété privée des moyens de production. Ce n'est pas l'Histoire mais l'économie qui nous permet de clarifier nos idées sur les effets des droits de propriété. Mais nous devons totalement rejeter le raisonnement, très populaire chez de nombreux auteurs du dix-neuvième siècle, nous expliquant que le prétendu fait que l'institution de la propriété privée n'ait pas été connue des peuples des premiers stades de la civilisation serait un argument valable en faveur du socialisme. Après avoir commencé comme annonciateurs d'une société future qui supprimerait tout ce qui n'est pas satisfaisant et transformerait la terre en paradis, de nombreux socialistes, Engels par exemple, sont véritablement devenus des partisans d'un retour à la situation prétendument merveilleuse d'un fabuleux âge d'or d'un passé lointain.

Il n'est jamais venu à l'esprit des historicistes que l'on doive payer un prix pour toute chose. Les gens paient le prix s'ils croient que les bénéfices découlant de la chose que l'on souhaite acquérir dépassent les inconvénients résultant du sacrifice d'autre chose. En traitant de cette question, l'historicisme adopte les illusions de la poésie romantique. Il pleure sur la dégradation de la nature par la civilisation. Comme elles étaient belles les forêts vierges intactes, les chutes d'eau et les rives solitaires, avant que l'appât du gain de personnes cupides ne gâche leur beauté ! Les historicistes romantiques passent sous silence le fait que les forêts ont été déboisées afin de gagner des terres arables et que les chutes d'eau ont été utilisées pour produire du courant et de la lumière. Il n'y a pas de doute que Coney Island était un paysage plus idyllique à l'époque des Indiens qu'aujourd'hui. Mais dans son état actuel cela donne à des millions de New Yorkais une occasion de se rafraîchir qu'ils ne pourraient pas obtenir sinon. Parler de la splendeur de la nature laissée intacte est futile si l'on ne tient pas compte de ce que l'homme a obtenu en "profanant" la nature. Les merveilles de la terre étaient certainement splendides quand peu visiteurs y mettaient les pieds. Le trafic touristique organisé de manière commerciale les a rendues accessibles aux masses. L'homme qui pense "Quelle pitié de ne pas être seul sur ce sommet ! Ces intrus gâchent mon plaisir" n'arrive pas à se souvenir que lui non plus ne se trouverait pas à cet endroit si le monde commercial ne lui avait pas fourni toutes les facilités requises.

La technique d'accusation du capitalisme des historicistes est en fait très simple. Ils considèrent toutes ses réalisations comme allant de soi, mais l'accuse de la disparition de certaines réjouissances incompatibles avec lui ainsi que de certaines imperfections qui peuvent encore déparer ses produits. Ils oublient que l'humanité a dû payer le prix de ce qu'elle a accompli — prix payé volontairement parce que les gens croient que le gain qui en découle, par exemple l'allongement de la durée de vie moyenne, est plus souhaitable.

5. La dissolution de l'Histoire

L'Histoire est une suite de changements. Toute situation historique a ses particularités, ses caractéristiques propres qui la distinguent de toute autre. Le flot de l'Histoire ne revient jamais à une position ancienne. L'Histoire ne se répète pas.

Énoncer ce fait, ce n'est pas exprimer une quelconque opinion sur le problème biologique et anthropologique s'interrogeant sur le point de savoir si l'humanité descend ou non d'un ancêtre commun humain. Il n'est pas nécessaire de se demander ici si la transformation de primates pas tout à fait humains en Homo Sapiens s'est déroulée une seule fois à un instant précis et dans une région déterminée du globe ou si elle s'est produite plusieurs fois, conduisant à l'émergence de diverses races originelles. Établir ce fait ne signifierait pas non plus qu'il y ait quelque chose comme une unité de civilisation. Même si nous supposons que tous les hommes descendent d'un ancêtre commun, il reste le fait que la rareté des moyens de subsistance a entraîné une dispersion des individus sur la surface du globe. Cette dispersion a conduit à la séparation en divers groupes. Chacun de ces groupes a dû résoudre pour lui-même le problème spécifique de la vie humaine : comment poursuivre l'effort conscient visant à l'amélioration des conditions garantissant la survie. C'est ainsi que diverses civilisations sont nées. On ne saura probablement jamais dans quel mesure les civilisations données étaient isolées et indépendantes les unes des autres. Mais il est certain que pendant des milliers d'années il y eut des cas d'un tel isolement culturel. Ce n'est qu'avec les explorations de navigateurs et des voyageurs européens que l'on y mit fin.

De nombreuses civilisations étaient arrivées dans une impasse. Elles furent soit détruites par des conquérants étrangers, soit désagrégées de l'intérieur. A côté des ruines de constructions merveilleuses, les descendants de leurs bâtisseurs vivent dans la pauvreté et l'ignorance. Les réalisations culturelles de leurs aïeux, leur philosophie, leur technologie et souvent même leur langue sont tombées dans l'oubli et les peuples sont retournés à la barbarie. Dans certains cas la littérature de la civilisation défunte avait été préservée et, redécouverte par des savants, influença des générations et des civilisations postérieures.

D'autres civilisations se développèrent jusqu'à un certain point et s'immobilisèrent. Elles étaient arrêtées comme l'a dit Bagehot [9]. Les gens essayaient de préserver les réalisations du passé mais ne prévoyaient plus d'y ajouter quoi que ce soit de nouveau.

Un des principes affirmés de la philosophie sociale du dix-huitième siècle était l'idée que les choses iraient en s'améliorant. Une fois que les superstitions, les préjugés et les erreurs ayant causé la chute des anciennes civilisations auront fait place à la suprématie de la raison, il y aura une amélioration constante de la condition humaine. Le monde deviendra chaque jour meilleur. L'humanité ne retournera jamais à l'époque des ténèbres. Le progrès vers des stades supérieurs de bien-être et de connaissance était irrésistible. Tous les mouvements réactionnaires étaient voués à l'échec. La philosophie actuelle ne se laisse plus aller à un tel optimisme. Nous avons réalisé que notre civilisation est elle aussi vulnérable. Elle est certes à l'abri des attaques extérieures de la part de barbares étrangers. Mais elle peut être détruite de l'intérieur par des barbares de chez nous.

La civilisation est le produit de l'effort humain, la réalisation d'hommes désirant combattre les forces s'opposant à leur bien-être. Cette réalisation dépend de l'utilisation par les hommes de moyens adéquats. Si les moyens retenus ne sont pas adaptés aux fins poursuivies, le désastre s'ensuivra. Les mauvaises politiques peuvent détruire notre civilisation comme elles en ont détruites beaucoup d'autres. Mais ni la raison ni l'expérience ne nous garantissent que nous ne pouvons pas éviter les mauvaises politiques et donc d'anéantir notre civilisation.

Il existe des doctrines donnant une forme réelle à la notion de civilisation. Selon elles une civilisation est une sorte d'être vivant. Elle naît, prospère pendant un certain temps pour finalement mourir. Toutes les civilisations, aussi différentes qu'elles puissent apparaître à un observateur superficiel, ont la même structure. Elle doivent nécessairement passer par le même enchaînement d'étapes successives. Il n'y a pas d'Histoire. Ce qu'on appelle Histoire de façon trompeuse n'est en fait que la représentation d'événements appartenant à la même catégorie ; c'est, comme l'a dit Nietzsche, l'éternel retour.

L'idée est très ancienne et on peut la faire remonter à la philosophie antique. Elle fut esquissée par Giovanni Batisti Vico. Elle joua un certain rôle dans les tentatives de plusieurs économistes cherchant à développer des parallèles entre les histoires économiques de différentes nations. Elle doit sa popularité actuelle au livre Le Déclin de l'Occident d'Oswald Spengler. Atténuée dans une certaine mesure et rendue ainsi incohérente, c'est l'idée principale de la volumineuse Étude de l'Histoire sur laquelle Arnold J. Toynbee travaille encore. Il n'y a pas de doute que Spengler et Toynbee étaient poussés par le dénigrement largement répandu du capitalisme. L'intention de Spengler était clairement de pronostiquer l'effondrement inévitable de notre civilisation. Bien que n'étant pas sous l'influence des prophéties millénaristes des marxistes, il était lui-même socialiste et totalement sous l'emprise de la calomnie socialiste à l'encontre de l'économie de marché. Il était assez intelligent pour voir les conséquences désastreuses des politiques des marxistes allemands. Mais, n'ayant aucune connaissance économique et plein de mépris envers l'économie, il en était arrivé à la conclusion que notre civilisation devait choisir entre deux maux qui chacun devait nécessairement la détruire. Les doctrines de Spengler et de Toynbee montrent clairement les tristes résultats auxquels on aboutit quand on néglige l'économie dans l'étude des rapports humains. Certes, la civilisation est décadente. Mais sa décadence consiste précisément dans son acceptation du credo anticapitaliste.

Ce que nous pouvons appeler la doctrine de Spengler dissout l'Histoire dans le récit de la vie de certaines entités individuelles, les diverses civilisations. On ne nous dit pas précisément quels traits caractérisent une civilisation individuelle en tant que telle, ni ce qui la distingue d'une autre civilisation. Tout ce que nous apprenons sur ce sujet essentiel n'est que métaphore. Une civilisation est comme une entité biologique : elle naît, grandit, mûrit, décline et meurt. De telles analogies ne remplacent pas une clarification et une définition non équivoques.

La recherche historique ne peut pas traiter de toutes les choses à la fois ; elle doit diviser et subdiviser la totalité des événements. Elle découpe dans l'ensemble de l'Histoire des chapitres séparés. Les principes utilisés pour le faire sont déterminés par la manière dont l'historien comprend les choses et les événements, évalue les jugements, les actions qu'ils ont engendrés et les relations que ces actions entretiennent avec le cours ultérieur des événements. Presque tous les historiens sont d'accord pour traiter séparément l'histoire de divers peuples et civilisations plus ou moins isolés. Les différences d'opinion quant à l'application de cette procédure à des problèmes précis doivent être tranchées par l'examen minutieux de chaque cas particulier. Aucune objection épistémologique ne peut être levée contre l'idée d'une distinction des diverses civilisations dans l'ensemble de l'Histoire.

Mais ce que la doctrine de Spengler veut dire est quelque chose d'entièrement différent. Dans son contexte une civilisation est une Gestalt, un tout, une individualité de nature distincte. Ce qui détermine son origine, ses changements et son extinction vient de sa nature propre. Ce ne sont pas les idées et les actions des individus qui constituent le processus historique. Il n'y a en réalité pas de processus historique. Sur la terre, les civilisations naissent, vivent pendant un certain temps puis meurent tout comme les divers spécimens de n'importe quelle espèce végétale naissent, vivent et disparaissent. Ce que font les hommes n'a pas d'importance quant au résultat final. Toute civilisation doit décliner et mourir.

Il n'y a pas de mal à comparer différentes événements historiques et différents événements ayant eu lieu dans l'histoire de différentes civilisations. Mais il n'y a pas la moindre justification permettant d'affirmer que toute civilisation doit passer par un enchaînement de stades inévitables.

M. Toynbee est suffisamment incohérent pour ne pas nous priver de tout espoir de survie de notre civilisation. Alors que le seul et unique contenu de son étude est de souligner que le processus de la civilisation consiste en mouvements périodiques répétitifs, il ajoute que ceci "n'implique pas que le processus lui-même soit du même ordre cyclique qu'eux". Ayant pris la peine de montrer que seize civilisations avaient déjà péri et que neuf autres étaient sur le point de mourir, il exprime un vague optimisme quant à l'avenir de la vingt-sixième civilisation [10].

L'Histoire est le récit de l'action humaine. L'action humaine est l'effort conscient de l'homme pour substituer une situation plus satisfaisante à des situation s moins satisfaisantes. Les idées déterminent ce qu'il faut considérer comme des situations plus ou moins satisfaisantes et quel moyens doivent être utilisés pour les changer. Les idées sont ainsi le thème principal de l'étude de l'Histoire. Elles ne constituent pas un stock invariable qui aurait existé dès le tout début des choses et qui ne changerait pas. Toute idée a une origine en un point donné de l'espace et du temps dans la tête d'un individu. (Bien sûr, il est arrivé à maintes reprises que la même idée se soit développée indépendamment dans les têtes de différents individus à différentes époques et à différents endroits.) La source de toute nouvelle idée est une innovation ; elle ajoute quelque chose de nouveau et d'inconnu auparavant au cours des événements. La raison pour laquelle l'Histoire ne se répète pas est que toute situation historique est le résultat de l'action d'idées différentes de celles qui ont exercé leur action dans d'autres situations.

La civilisation diffère des simples aspects biologiques et physiques de la vie en étant le produit d'idées. Les idées sont l'essence d'une civilisation. Si nous essayons de distinguer différentes civilisations, la differentia specifica ne peut être trouvée que dans les différentes significations des idées qui les déterminent. Les civilisations diffèrent entre elles précisément par la qualité de la substance qui les caractérise comme civilisations. Elles sont dans leur structure essentielle des cas uniques, qui n'appartiennent pas à une classe. Ceci nous interdit de comparer leurs vicissitudes avec le processus physiologique se déroulant dans la vie d'un homme ou d'un animal. Les mêmes changements physiologiques se produisent dans le corps de tout animal. Un enfant se forme dans le ventre de sa mère, il naît, grandit, mûrit, décline et meurt à l'issue du même cycle de vie. C'est une tout autre chose avec les civilisations. Étant des civilisations elles sont disparates et incommensurables parce qu'animée par des idées différentes et se développant donc différemment.

Les idées ne doivent pas être classées sans prendre en compte la validité de leur contenu. Les hommes ont eu différentes idées concernant la guérison du cancer. Jusqu'à présent aucune de ces idées n'a produit de résultats pleinement satisfaisants. Mais il ne faudrait pas en conclure que toutes les tentatives futures pour guérir le cancer seront également vaines. L'historien des civilisations du passé peut dire : Il y avait quelque chose qui n'allait pas avec les idées sur lesquelles reposaient les civilisations qui ont décliné. Mais il ne faut pas en déduire que les autres civilisations, fondées sur des idées différentes, sont également condamnées. A l'intérieur du corps des animaux et des plantes se trouvent des forces qui sont obligées à la longue de le désagréger. On ne peut découvrir dans le "corps" d'une civilisation aucune force similaire qui ne serait pas le résultat de ses idéologies particulières.

Tout aussi vains sont les efforts entrepris pour chercher dans l'histoire des diverses civilisations des parallélismes ou des étapes identiques de leur vie. Nous pouvons comparer l'histoire des divers peuples et civilisations. Mais de telles comparaisons ne doivent pas traiter uniquement des similitudes, elles doivent aussi traiter des différences. L'empressement à découvrir des similitudes conduit les auteurs à négliger ou même à faire disparaître les différences. Le premier rôle de l'historien est d'étudier les événements historiques. Des comparaisons faites par la suite sur la base d'une connaissance aussi parfaite que possible des événements peuvent être inoffensives et même instructives. Des comparaisons accompagnant ou même précédant l'étude des sources engendrent la confusion si ce n'est de véritables fables.

6. Défaire l'Histoire

Il y a toujours eu des gens qui ont exalté le bon vieux temps et préconisé un retour au passé heureux. La résistance opposée aux nouveautés juridiques et constitutionnelles par ceux à qui elles faisaient du tort s'est fréquemment cristallisée dans des programmes réclamant le rétablissement de vieilles institutions ou d'institutions supposées vieilles. Dans certains cas des réformes visant quelque chose de fondamentalement nouveau ont été recommandées en tant que restauration d'une loi ancienne. Un exemple éminent nous a été fourni par le rôle joué par la Magna Carta dans les idéologies des partis anti-Stuart de l'Angleterre du dix-septième siècle.

Mais ce fut l'historicisme qui suggéra pour la première fois franchement de défaire les changements historiques et retourner aux conditions défuntes d'un passé éloigné. Nous n'avons pas besoin de parler de la frange démente de ce mouvement, représentée par exemple par les tentatives allemandes de faire revivre le culte de Wodan. Les aspects vestimentaires de ces tendances ne méritent pas non plus davantage que des commentaires ironiques. (Une illustration d'un magazine montrant des membres de la famille de Hanovre-Cobourg paradant dans les habits des écossais qui combattirent à Culloden aurait surpris le "Boucher" Cumberland [***].) Seules les questions linguistiques et économiques qui y sont mêlées réclament l'attention.

Dans le cours de l'Histoire, plusieurs langues se sont éteintes. Certaines ont disparu complètement sans laisser aucune trace. D'autres ont été préservées dans de vieux documents, livres et inscriptions et peuvent être étudiées par des érudits. Plusieurs de ces langues "mortes" — le sanscrit, l'hébreu, le grec et le latin — influencent la pensée contemporaine au travers de la valeur philosophique et poétique des idées exprimées dans leur littérature. D'autres ne sont que des objets de recherches philologiques.

Le processus qui a conduit à l'extinction de la langue fut dans de nombreux cas la simple évolution linguistique et la transformation de la langue parlée. Une longue succession de petits changements avait si profondément modifié les formes phonétiques, le vocabulaire et la syntaxe que les générations ultérieures ne purent plus lire les documents légués par leurs ancêtres. La langue vernaculaire s'était transformée en une nouvelle langue. L'ancienne ne pouvait plus être comprise que par des gens ayant une formation spéciale. La mort de la vieille langue et la naissance de la nouvelle n'étaient que le résultat d'une longue évolution pacifique.

Mais dans beaucoup d'autres cas le changement linguistique fut le résultat d'événements politiques et militaires. Des gens parlant une langue étrangère obtenaient l'hégémonie politique et économique par la conquête militaire ou par la supériorité de leur civilisation. Ceux qui parlaient la langue natale du pays étaient relégués à des postes subalternes. En raison de leur handicap social et politique, ce qu'ils avaient à dire et comment ils le disaient avait peu d'importance. Le commerce important était effectué exclusivement dans la langue de leurs maîtres. Les dirigeants, les tribunaux, l'Église et les écoles n'utilisaient que cette langue : elle était devenue la langue du droit et de la littérature. L'ancienne langue natale n'était utilisée que par la population peu instruite. A chaque fois qu'un de ces sous-fifres voulait améliorer sa condition, il devait d'abord apprendre la langue des maîtres. La langue vernaculaire était réservée aux plus limités et aux moins ambitieux ; elle devenait l'objet du mépris et tombait finalement dans l'oubli. Une langue étrangère remplaçait l'idiome du pays.

Les événements politiques et militaires qui poussaient ce processus linguistique se caractérisaient dans la plupart des cas par une cruauté tyrannique et une persécution sans pitié de tous les opposants. De telles méthodes ont obtenu l'approbation de certains philosophes et moralistes des époques pré-capitalistes, de même qu'elles sont parfois l'objet d'éloges de la part d' "idéalistes" contemporains quand les socialistes y ont recours. Mais pour le "dogmatisme faussement rationaliste des doctrinaires libéraux orthodoxes" elles sont choquantes. Les écrits historiques de ces derniers ne font pas montre de ce relativisme hautain qui a incité les historiens se proclamant eux-mêmes "réalistes" à expliquer et à justifier tout ce qui s'est passé autrefois et à défendre les institutions oppressives qui ont survécu. (Comme l'a observé avec reproche un critique, chez les utilitaristes "les vieilles institutions ne provoquent aucun frisson ; elles sont de simples incarnations des préjugés." [11]) Il n'est pas nécessaire d'expliquer davantage pourquoi les descendants des victimes de ces persécutions et oppressions jugent différemment l'expérience de leurs ancêtres, et encore moins pourquoi ils souhaitent abolir les effets du despotisme passé qui leur font encore du mal. Dans certains cas, non contents d'éliminer l'oppression encore existante, ils projettent d'annuler également des changements qui ne leur font plus aucun tort, aussi nocif et malveillant qu'ait pu être le processus les ayant engendrés dans un lointain passé. C'est précisément ce que cherchent à obtenir ceux qui veulent revenir sur les changements linguistiques.

Le meilleur exemple nous est fourni par l'Irlande. Des étrangers avaient envahi et conquis le pays, exproprié les propriétaires, détruit sa civilisation, installé un régime despotique et essayé de convertir les gens par la force des armes à une foi religieuse qu'ils méprisaient. L'établissement d'une Église étrangère ne réussit pas à faire abandonner aux Irlandais leur catholicisme romain. Mais la langue anglaise supplanta l'idiome gaélique du pays. Quand les Irlandais réussirent petit à petit par la suite à contenir leurs oppresseurs étrangers et à finalement obtenir l'indépendance politique, la plupart d'entre eux n'étaient pas différents des Anglais sur le plan linguistique. Ils parlais anglais et leurs grands auteurs écrivaient des livres en anglais dont certains comptent parmi les chef-d'oeuvres de la littérature mondiale.

Cet état de choses heurte la sensibilité de nombreux Irlandais. Ils veulent conduire leurs concitoyens à revenir à l'idiome que leurs ancêtres parlaient à des époques révolues. On ne rencontre que peu d'opposition face à ces tentatives. Peu de gens ont le courage de combattre ouvertement un mouvement populaire et le nationalisme radical est aujourd'hui, après le socialisme, l'idéologie la plus populaire. Personne ne veut courir le risque d'être montré du doigt comme ennemi de la nation. Mais des forces puissantes résistent en silence à la réforme linguistique. Les gens s'accrochent à la langue qu'ils parlent, que les gens souhaitant la supprimer soient des despotes étrangers ou des fanatiques du pays. Les Irlandais modernes sont pleinement conscients des avantages qu'ils tirent du fait que l'anglais est la première langue de la civilisation contemporaine, langue que tout le monde doit apprendre pour lire de nombreux livres importants ou pour jouer un rôle dans le commerce international, dans les affaires du monde et dans les grands mouvements idéologiques. C'est précisément parce que les Irlandais sont une nation civilisée dont les auteurs n'écrivent pas pour une audience limitée mais pour tous les peuples instruits que les chances d'une substitution du gaélique à l'anglais sont minces. Aucun sentimentalisme nostalgique ne peut modifier ces circonstances.

Il faut mentionner que les tentatives linguistiques du nationalisme irlandais ont été poussées par l'une des doctrines politiques les plus largement adoptées du dix-neuvième siècle. Le principe des nationalités tel qu'il a été accepté par tous les peuples d'Europe stipule que tout groupe linguistique doit disposer d'un État indépendant et que cet État doit comprendre toutes les personnes parlant la même langue [12]. Du point de vue de ce principe une Irlande anglophone devrait appartenir à un Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande et la simple existence d'un État irlandais libre et indépendant semble anormale. Le prestige dont jouissait en Europe le principe des nationalités était si grand que divers peuples désirant former un État à eux, dont l'indépendance se serait opposée à ce principe, ont essayé de changer leur langue pour justifier par là leurs aspirations. Ceci explique l'attitude des nationalistes irlandais mais ne change rien à ce qui a été dit des conséquences de leurs projets linguistiques.

Une langue n'est pas une simple collection de signes phonétiques. C'est un instrument pour penser et agir. Son vocabulaire et sa grammaire sont adaptés à la mentalité des individus auxquels elle sert. Une langue vivante — parlée, écrite et lue par des hommes vivants — change continuellement, conformément aux changements qui se produisent dans les esprits de ceux qui l'utilisent. Une langue tombé en désuétude est morte parce qu'elle ne change plus. Elle reflète la mentalité de personnes disparues depuis longtemps. Elle est inutile à ceux qui vivent à une autre époque même si ces individus sont les descendants biologiques de ceux qui l'ont pratiquée ou qu'ils se croient simplement être leurs descendants. Le problème n'est pas dans les termes s'appliquant aux choses tangibles. De tels termes pourraient être ajoutés par des néologismes. Ce sont les termes abstraits qui créent des problèmes insolubles. En étant le concentré des controverses idéologiques d'un peuple, de ses idées sur des questions portant sur la connaissance pure, la religion, les institutions légales, l'organisation politique et les activités économiques, ces termes reflètent toutes les vicissitudes de son histoire. En apprenant leur signification la génération montante s'initie à l'environnement intellectuel dans lequel elle doit vivre et travailler. Cette signification des différents mots est un flux continu répondant aux changements dans les idées et les conditions.

Ceux qui veulent faire revivre une langue morte doivent en fait créer à partir de ses éléments phonétiques une nouvelle langue dont le vocabulaire et la syntaxe seraient adaptés aux conditions de notre époque, totalement différentes de celles de l'époque ancienne. La langue de leurs ancêtres n'est plus d'aucune utilité à l'Irlandais moderne. Les lois de l'Irlande actuelle ne peuvent pas être écrites dans le vieux vocabulaire ; Shaw, Joyce et Yeats n'auraient pas pu l'employer dans leurs pièces, romans et poèmes. On ne peut pas effacer l'Histoire et retourner au passé.

Autre chose que les tentatives de faire revivre des idiomes défunts sont les projets d'élever des dialectes locaux au rang de langue écrite, adaptée à la littérature et à d'autres manifestations de la pensée et de l'action. Quand la communication entre diverses régions d'un territoire national était rare, en raison de la faiblesse de la division interrégionale du travail et du caractère primitif des moyens de transport, il y avait une tendance à la désintégration de l'unité linguistique. Différents dialectes se sont développés à partir de la langue parlée par le peuple s'étant établi dans une région. Ces dialectes ont parfois évolué en une langue écrite distincte, comme ce fut le cas avec la langue néerlandaise. Dans d'autres cas seul l'un de ces dialectes devint une langue littéraire, alors que les autres restaient des idiomes employés dans la vie de tous les jours mais sans être utilisés ni à l'école, ni dans les tribunaux, ni dans les livres, ni dans les conversations des gens instruits. Telle était par exemple la situation en Allemagne, où les écrits de Luther et des théologiens protestants donnèrent à l'idiome de la "Chancellerie saxonne" une position prépondérante, réduisant tous les autres dialectes à un rang subalterne.

Sous l'impact des mouvements historicistes, des mouvements apparurent dont le but était de stopper ce processus en élevant les dialectes au rang de langues littéraires. La plus notable de ces tendances fut le Félibrige, dont l'objet était de rendre à la langue provençale la place éminente qu'elle occupait autrefois comme langue d'oc. Les Félibres, conduit par le distingué poète Mistral, étaient assez intelligents pour ne pas envisager de remplacer le français par leur idiome. Mais même l'objet plus modéré de leur ambition, créer une nouvelle poésie provençale, semble être malheureux. On n'arrive pas à imaginer le moindre chef-d'oeuvre français écrit en provençal.

Les dialectes locaux des différentes langues ont été employés dans des romans et des pièces dépeignant la vie des gens non instruits. Il y a souvent un manque de sincérité dans ces écrits. L'auteur se met avec condescendance au niveau d'un peuple dont il n'a jamais partagé la mentalité ou dont cette mentalité a depuis évolué. Il se comporte comme un adulte qui consent à écrire un livre pour enfants. Aucune oeuvre littéraire actuelle ne peut éviter l'impact des idéologies de notre époque. Ayant été à l'école de ces idéologies, un auteur n'arrive pas à se déguiser en homme ordinaire avec son discours et sa vision du monde.

L'Histoire est un processus irréversible.

7. Défaire l'histoire économique

L'histoire de l'humanité est le récit d'une intensification progressive de la division du travail. Les animaux vivent dans une autarcie parfaite de chaque individu ou de chaque quasi famille. Ce qui permet la coopération entre les hommes, c'est que le travail accompli dans le cadre de la division du travail est plus productif que les efforts isolés d'individus autarciques et que la raison humaine est capable de saisir cette vérité. Sans ces deux faits, les hommes seraient restés à tout jamais des chercheurs de nourriture solitaires, obligés par une inévitable loi de la nature de se combattre sans pitié et sans pardon. Aucun lien social, aucun sentiment de sympathie, de bienveillance et d'amitié, aucune civilisation n'auraient pu se développer dans un monde où chacun devrait voir dans les autres des rivaux dans la compétition biologique pour une quantité sévèrement limitée de nourriture.

L'une des grandes réalisations de la philosophie sociale du dix-huitième siècle a été la découverte du rôle qu'a joué dans l'Histoire le principe de la plus grande productivité résultant de la division du travail. C'était contre ces enseignements de Smith et de Ricardo qu'étaient dirigées les attaques les plus enflammées de l'historicisme.

L'effet du principe de la division du travail et de son corollaire, la coopération, tend en définitive à conduire vers un système de production mondial. Dans la mesure où la distribution géographique des ressources naturelles ne limite pas les tendances à la spécialisation et à l'intégration dans le commerce de transformation, le marché libre vise à l'évolution vers des entreprises opérant dans le domaine comparativement étroit d'une production spécialisée mais au service de toute la population de la terre. Du point de vue des gens qui préfèrent davantage de marchandises de meilleure qualité à une quantité plus faible et moins bonne, le système idéal consisterait en une concentration aussi forte que possible de la production pour chaque spécialité. Le même principe qui avait conduit à l'émergence de spécialistes comme les forgerons, les menuisiers, les tailleurs, les boulangers mais aussi les médecins, les enseignants, les artistes et les écrivains aurait finalement abouti à l'émergence d'une seule usine approvisionnant le monde entier avec un article précis. Bien que le facteur géographique mentionné plus haut empêche la pleine application de cette tendance, la division internationale du travail s'est produite et se développera jusqu'à ce qu'elle atteigne les limites dues à la géographie, à la géologie et au climat.

Tout pas sur la route menant à une intensification de la division du travail nuit sur le court terme aux intérêts particuliers de certains. L'expansion de l'entreprise la plus efficace nuit aux intérêts des concurrents moins efficaces qu'elle force à fermer boutique. L'innovation technique nuit aux intérêts des ouvriers qui ne peuvent plus gagner leur vie en s'accrochant à des méthodes inférieures écartées. Les intérêts directs à court terme des petites entreprises et des ouvriers inefficaces sont affectés de manière défavorable par toute amélioration. Ce n'est pas un phénomène nouveau. N'est pas nouveau non plus le fait que ceux à qui le progrès économique porte préjudice réclament des privilèges les protégeant contre la concurrence des plus efficaces. L'histoire de l'humanité est un long récit des obstacles placés sur le chemin des plus efficaces au bénéfice des moins efficaces.

On a l'habitude d'expliquer les efforts obstinés faits pour arrêter le progrès économique en se référant aux "intérêts". Cette explication est très peu satisfaisante. En laissant de côté le fait qu'une innovation nuise seulement aux intérêts à court terme de certains, nous devons souligner qu'elle ne nuit qu'aux intérêts d'une faible minorité alors qu'elle sert ceux de l'immense majorité. L'usine fabricant du pain fait certainement du tort aux petits boulangers. Mais elle ne leur nuit que parce qu'elle améliore la situation de tous les consommateurs de pain. L'importation de sucre et de montres de l'étranger nuit aux intérêts d'une petite minorité d'Américains. Mais c'est une aubaine pour tous ceux qui veulent manger du sucre et acheter des montres. Le problème est précisément le suivant : Pourquoi une innovation est-elle impopulaire bien qu'elle serve les intérêts de la grande majorité de la population ?

Un privilège accordé à une branche spéciale de l'industrie est avantageux à court terme pour ceux qui se trouvent à cet instant dans cette branche. Mais il nuit à tous les autres dans la même mesure. Si tout le monde est privilégié au même niveau, il perd autant en sa qualité de consommateur qu'il ne gagne en tant que producteur. En outre, tout le monde y perd du fait que la productivité de toutes les branches de la production nationale baisse à cause de ces privilèges [13]. Dans la mesure où la législation américaine réussit à freiner la grande industrie, tout le monde est perdant parce que les produits sont fabriqués à des coûts plus élevés dans des usines qui auraient disparu en l'absence de cette politique. Si les États-Unis étaient allés aussi loin que l'Autriche l'avait fait dans sa lutte contre le grand capital, la condition de l'Américain moyen ne serait pas nettement meilleure que celle de l'Autrichien moyen.

Ce ne sont pas les intérêts qui motivent la lutte contre la poursuite de l'intensification de la division du travail, mais les fausses idées concernant de prétendus intérêts. Comme toujours, l'historicisme ne traite lui aussi de ces problèmes qu'en voyant les inconvénients à court terme pour certains et en ignorant les avantages à long terme pour tout le monde. Il recommande des mesures sans indiquer le prix qu'il faudra payer pour les prendre. Comme il faisait bon faire des chaussures à l'époque de Hans Sachs et de ses Maîtres chanteurs ! Nul n'est besoin d'analyser de manière critique de telles rêves romantiques. Mais combien de personnes marchaient-elles pieds nus à cette époque ? Quel malheur que les grandes entreprises chimiques ! Mais aurait-il été possible aux pharmaciens de fabriquer dans leurs laboratoires primitifs les médicaments qui tuent les microbes ?

Ceux qui veulent remonter le cours du temps devraient dire aux gens ce que coûterait leur politique. Morceler la grande industrie est très bien si l'on est prêt à en assumer. Si les méthodes américaines actuelles de taxation des revenus et des biens avaient été adoptées il y a cinquante ans, la plupart des nouvelles choses auxquelles aucun Américain ne voudrait renoncer aujourd'hui n'auraient pas été développées du tout ou, si elles l'avaient été, seraient restées inabordables pour la plus grande partie de la nation. Ce que des auteurs comme les professeurs Sombart et Tawney disent des merveilleuses conditions du moyen âge n'est que pure fantaisie. L'effort "en vue d'obtenir un accroissement continuel et illimité des richesses matérielles", dit le professeur Tawney, apporte "la perte de l'âme et la confusion dans la société" [14]. Pas besoin de souligner le fait que certaines personnes peuvent penser qu'une âme sensible au point d'être perdue par la conscience que plus d'enfants survivent à la première année de leur vie et que moins de gens meurent de famine aujourd'hui qu'au moyen âge, mérite d'être perdue. Ce qui apporte la confusion dans une société n'est pas la richesse mais les efforts des historicistes comme le professeur Tawney pour discréditer "les appétits économiques". Après tout c'est la nature, pas les capitalistes, qui a implanté ces appétits dans l'homme et qui le pousse à les satisfaire. Dans les institutions collectivistes du moyen âge, comme l'Église, la commune, le village, le clan, la famille et la guilde, dit Sombart, l'individu "était tenu au chaud et protégé comme un fruit dans sa peau" [15]. S'agit-il d'une description fidèle d'un temps où la population était sans cesse harassée par les famines, la peste, les guerres et la persécution des hérétiques, ainsi que par d'autres désastres ?

Il est certainement possible d'arrêter la progression future du capitalisme et même de revenir aux conditions où les petites entreprises et les méthodes de production primitives prévalaient. Un appareil de police organisé selon le modèle soviétique peut arriver à beaucoup de choses. La question est seulement de savoir si les nations qui ont bâti la civilisation moderne seront prêtes à en payer le prix.

 

Notes

[*] Mises utilise le terme "price" dans le texte original. Bien qu'il parle également par la suite du profit comme d'une différence de valeurs, il ne faudrait pas déduire de cette formulation l'idée que l'on puisse mesurer la valeur. La valeur est un concept subjectif chez Mises et à ce titre ne peut pas faire l'objet de calculs tandis que les prix (monétaires) sont mesurables et permettent le calcul économique, notamment des calculs chiffrés de pertes et profits. Le profit est à l'origine un phénomène purement subjectif, ne pouvant entrer dans aucun calcul. C'est l'introduction de la monnaie et le fonctionnement de l'économie capitaliste qui permettent la comptabilité. Voir à ce propos L'Action humaine, chapitre IV (point 4 : "L'action en tant qu'échange"), où Mises utilise cette même terminologie (en disant même que le coût est la valeur du prix payé pour obtenir la chose voulue), voir aussi le chapitre XVI (bien que Mises ait parlé au début de sa carrière, suivant sur ce point la terminologie des premiers économistes autrichiens, de "valeur d'échange objective" [objektiver Tauschswert] de la monnaie pour désigner son pouvoir d'achat, en l'opposant à sa valeur subjective [subjektiver Wert], cf. l'édition allemande de son ouvrage sur la Théorie de la monnaie et du crédit [Theorie des Geldes und der Umlaufsmittel]). Sur le caractère subjectif des coûts, voir également Cost and Choice de James Buchanan. NdT.

[**] On parle habituellement plutôt de deuxième "principe" de la thermodynamique (ou de "principe de Carnot" tout court) en français que de deuxième "loi" (qui est l'expression utilisée en anglais et donc par Mises), même si la seconde expression se rencontre aussi. NdT.

[***] William Augustus, duc de Cumberland. NdT.

[1] Voir plus bas, p. 312.

[2] Pour plusieurs autres noms ayant été proposés, voir Arthur Spiethoff dans la préface à l'édition anglaise de son traité sur les cycles économiques, "Business Cycles", International Economic Papers, No. 3 (New York, 1953), p. 75.

[3] Mises, Human Action, p. 101.

[4] Ibid., pp. 117-118. Voir plus loin, p. 309.

[5] Mises, Planning for Freedom [Planifier la liberté] (South Holland, Ill., 1952), pp. 163-169.

[6] Gunnar Myrdal, The Political Element in the Development of Economic Theory, traduit par P. Streeten (Cambridge, Harvard University Press, 1954), pp. 199-200.

[7] John Stuart Mill, Essays on Some Unsettled Questions of Political Economy (3ème éd., Londres, 1877), pp. 140-141.

[8] Böhm-Bawerk, "Grundzüge der Theorie des wirtschaftlichen Güterwerts," Jahrbücher für Nationalökonomie und Statistik, N.F., 13 (1886), p. 479, n. 1 ; Kapital und Kapitalzins (3ème éd., Innsbruck, 1909), 2, pp. 316-317, n. 1.

[9] Walter Bagehot, Physics and Politics (Londres, 1872), p. 212.

[10] A.J. Toynbee, A Study of History, résumé des volumes I-VI par D.C. Somerwell (Oxford University Press, 1947), p. 254.

[11] Leslie Stephens, The English Utilitarians (Londres, 1900), 3, p. 70 (sur J. Stuart Mill).

[12] Mises, Omnipotent Govenment [Le Gouverment omnipotent] (New Haven, Yale University Press, 1944), pp. 84-89.

[13] Voir plus haut, pp. 32 et suivante [Point 3 du chapitre 2].

[14] R.H. Tawney, Religion and the Rise of Capitalism (New York, Penguin Book, n.d.), pp. 38 et 234.

[15] W. Sombart, Der proletarische Sozialismus (10ème éd., Iéna, 1924), 1, p. 31.


Chapitre précédent  |  Chapitre suivant  |  Table des matières  |  Page d'accueil