Théorie et Histoire

Une interprétation de l'évolution économique et sociale

Première édition :Yale University Press, 1957. Réédité (et mis en ligne) par le Ludwig von Mises Institute

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

Troisième partie : Les problèmes épistémologique de l'Histoire

Chapitre 14. Les caractéristiques épistémologiques de l'Histoire

 

1. La prédiction dans les sciences de la nature

Les sciences de la nature ont deux façons de prédire les événements futurs : par la prédiction fondamentale et par la prédiction statistique. La première dit : b vient après a. La deuxième dit : Dans x% des cas b vient après a ; dans (100-x)% des cas non-b vient après a.

Aucune de ces prédictions ne peut être appelée apodictique. Les deux se fondent sur l'expérience. L'expérience est nécessairement celle d'événements passés. Elle ne peut servir pour prédire les événements futurs qu'avec l'aide de l'hypothèse qu'une uniformité invariable prévaut dans la succession et l'enchaînement des phénomènes naturels. En se référant à cette hypothèse aprioriste, les sciences de la nature procèdent par induction ampliative, inférant d'une régularité observée dans le passé la même régularité pour les événements futurs.

L'induction ampliative est la base épistémologique des sciences de la nature. Le fait que les diverses machines et dispositifs conçus conformément aux théorèmes des sciences de la nature fonctionnent comme on l'attendait fournit une confirmation pratique à la fois des théorèmes concernés et de la méthode inductive. Toutefois, cette corroboration se réfère elle aussi au passé. Elle n'écarte pas la possibilité qu'un jour des facteurs jusqu'à présent inconnus de nous puissent produire des effets qui conduisent à la ruine de notre savoir et de nos compétences techniques. Le philosophe doit admettre qu'il n'existe aucune façon pour qu'un simple mortel puisse acquérir une connaissance certaine du futur. Mais l'homme qui agit n'a aucune raison d'attacher la moindre importance à la précarité logique et épistémologique des sciences de la nature. Elles fournissent le seul outil intellectuel qui puisse être utilisé dans la lutte incessante pour la vie. Elles ont prouvé leur valeur pratique. Comme aucune autre manière d'accéder à la connaissance n'est ouvert à l'homme, aucune alternative ne lui est laissée. S'il veut survivre et rendre sa vie plus agréable, il doit accepter les sciences de la nature comme guides du succès technique et thérapeutique. Il doit se comporter comme si les prédictions des sciences de la nature étaient la vérité, peut-être pas la vérité éternelle et inébranlable, mais au moins la vérité pour la période dont l'action humaine peut prévoir de s'occuper.

L'assurance avec laquelle les sciences de la nature annoncent leurs découvertes ne se fonde pas seulement sur ce comme si. Elle découle aussi de l'intersubjectivité et de l'objectivité de l'expérience qui constitue le matériau brut des sciences de la nature et le point de départ de leur raisonnement. L'entendement des objets externes par l'esprit est telle qu'un accord sur sa nature peut facilement être atteint par tous ceux qui sont capables d'en avoir conscience. Il n'y a pas de désaccord sur la lecture d'un appareil de mesure qui ne puissent aboutir à une décision finale. Les scientifiques peuvent être en désaccord sur les théories. Mais ils ne sont jamais longtemps en désaccord sur l'établissement de ce que l'on appelle de purs faits. Il ne peut pas y avoir de débat pour savoir si un morceau de matière donné est du cuivre ou du fer, ou pour savoir si son poids est de deux ou cinq livres.

Il serait ridicule de ne pas reconnaître l'importance des discussions épistémologiques sur l'induction, la vérité et le calcul mathématique des probabilités. Mais ces dissertations philosophiques ne nous font pas avancer dans nos tentatives d'analyser les problèmes épistémologiques des sciences de l'action humaine. Ce dont l'épistémologie des sciences de sciences de l'action humaine doit se souvenir à propos des sciences de la nature, c'est que leurs théorèmes, bien que tirés de l'expérience, c'est-à-dire de ce qui s'est passé dans le passé, ont été utilisés avec succès pour préparer l'action future.

2. Histoire et prédiction

Dans leur aspect logique, les procédures utilisées dans les recherches les plus complexes portant sur les événements naturels ne diffèrent pas de la logique banale de la gestion des affaires quotidiennes de tout un chacun. La logique de la science n'est pas différente de la logique utilisée par n'importe quel individu lors des réflexions qui précèdent ses actions ou qui évaluent leurs effets après coup. Il n'y a qu'un a priori et qu'une logique concevable par l'esprit humain. Il n'existe par conséquent qu'un seul ensemble des sciences de la nature qui puisse résister à l'examen critique par l'analyse logique de l'expérience disponible.

Comme il n'existe qu'un seul mode de pensée logique, il n'y a qu'une praxéologie (et, à ce propos, qu'une seule science mathématique) valable pour tous. Comme il n'y a pas de pensée humaine qui n'arrive à distinguer entre A et non-A, il n'y a pas d'action humaine qui ne distingue entre fins et moyens. Cette distinction sous-entend que l'homme fasse des jugements de valeur, c'est-à-dire qu'il préfère un A à un B.

Pour les sciences de la nature, la limite de la connaissance est atteinte lorsqu'on établit une donnée ultime, c'est-à-dire un fait qu'on ne peut pas faire remonter à un autre dont il apparaîtrait comme une conséquence nécessaire. Pour les sciences de l'action humaine, les données ultimes sont les jugements de valeur des acteurs et les idées qu'ils engendrent.

C'est précisément ce fait qui exclut d'utiliser les méthodes des sciences de la nature pour résoudre les problèmes de l'action humaine. En observant la nature, l'homme découvre une régularité inexorable dans la réaction des objets au stimuli. Il classe les choses selon leur mode de réaction. Une chose concrète, par exemple du cuivre, est quelque chose qui réagit de la même manière que d'autres représentants de la même classe. Comme les caractéristiques de cette réaction sont connues, l'ingénieur connaît la réaction future qu'il doit attendre du cuivre. Cette connaissance préalable, en dépit des réserves épistémologiques indiquées précédemment, est considérée comme apodictique. Toute notre science et notre philosophie, toute notre civilisation, seraient immédiatement remises en question si, dans un seul cas un à un seul instant, les caractéristiques de ces réactions variaient.

Ce qui distingue les sciences de l'action humaine est le fait qu'il n'existe pas de semblable connaissance préalable des jugements de valeur des individus, des fins auxquelles ils aspireront sous l'effet de ces jugements de valeur, des moyens qu'ils utiliseront pour parvenir aux fins recherchées et des conséquences de leurs actions, dans la mesure où ils ne sont pas entièrement déterminées par des facteurs dont la connaissance nous est procurée par les sciences de la nature. Nous savons des choses sur tous ces points, mais la connaissance que nous en avons est différente sur le plan catégoriel du type de connaissance que donnent les sciences expérimentales de la nature pour les événements naturels. Nous pourrions l'intituler connaissance historique si ce terme n'était pas susceptible de porter à confusion en suggérant que cette connaissance servirait uniquement ou principalement à expliquer les événements passés. Son usage le plus important est en fait à trouver dans le service qu'elle rend en permettant d'anticiper les conditions futures et de préparer une action qui cherche nécessairement toujours à affecter les conditions futures.

Quelque chose se passe dans le domaine de la politique intérieure de la nation. Comment réagira le sénateur X, principale figure du parti vert ? Beaucoup de gens informés peuvent avoir une opinion sur la réaction attendue du sénateur. Peut-être que l'une de ces opinions se révélera correcte. Mais il se peut aussi qu'aucune d'entre elles ne soit la bonne et que le sénateur réagisse d'une manière que personne n'avait pronostiquée. Il survient ensuite un dilemme similaire lorsqu'il s'agit d'évaluer les effets qu'aura la réaction du sénateur. Ce second dilemme ne peut pas être résolu comme l'est premier, au moment où la réaction du sénateur est connue. Les historiens peuvent se disputer pendant des siècles sur les effets engendrés par certaines actions.

L'épistémologie traditionnelle, exclusivement préoccupée par les problèmes logiques des sciences de la nature et ignorant totalement jusqu'à l'existence du domaine de la praxéologie, a essayé de traiter de ces problèmes du point de vue de son orthodoxie étroite et dogmatique. Elle a condamné toutes les sciences qui ne faisaient pas partie des sciences expérimentales de la nature comme arriérées et relevant d'une méthode philosophique et métaphysique démodée, c'est-à-dire stupide dans son application. Cette épistémologie confondait le terme de probabilité dans le sens qu'il revêt dans les expressions courantes faisant référence à l'Histoire et à pratiquement n'importe quelle action avec le concept de probabilité tel qu'il est employé dans le calcul mathématique des probabilités. La sociologie fit en définitive son apparition. Elle promettait de remplacer les absurdités et les bavardages creux des historiens par la vraie science en développant une science a posteriori des "lois sociales" et devant découler de l'expérience historique.

Ce dénigrement des méthodes de l'Histoire entraîna tout d'abord Dilthey, puis Windelband, Rickert, Max Weber, Croce et Collingwood à s'y opposer. Leurs interprétations laissaient à désirer sur de nombreux points. Ils étaient induits en erreur par plusieurs erreurs fondamentales de l'historicisme. Aucun, sauf Collingwood, ne parvint le moins du monde à comprendre le caractère épistémologique unique de l'économie. Ils restaient vagues dans leurs références à la psychologie. Les quatre premiers ne s'étaient en outre pas libéré du préjugé chauvin qui conduisait, à cette époque de pangermanisme, les plus éminents penseurs allemands à rabaisser les enseignements de ce qu'ils appelaient la philosophie occidentale. Mais le fait demeure qu'ils ont brillamment réussi à expliquer les caractéristiques épistémologiques de l'étude de l'Histoire. Ils ont démoli pour toujours le prestige des doctrines épistémologiques qui accusaient l'Histoire d'être l'Histoire et non une "physique sociale". Ils ont montré la futilité de la recherche de lois a posteriori du changement historique ou du devenir de l'Histoire, lois qui permettraient de prédire l'histoire future comme le physicien prédit le comportement du cuivre. Ils ont rendu l'Histoire autonome.

3. La compréhension spécifique de l'Histoire

La praxéologie, science a priori de l'action humaine et, plus particulièrement, sa branche jusqu'à présent la mieux développée, l'économie, offrent dans leur domaine une interprétation consommée des événements passés enregistrés et une prévision parfaite des effets à attendre des actions futures d'un certain type. Ni cette interprétation ni cette prévision ne nous disent quoi que ce soit du contenu effectif et de la qualité des jugements de valeur des agents. Les deux supposent que les individus portent des jugements de valeur et agissent, mais leurs théorèmes sont indépendants des caractéristiques particulières de ces jugements et de ces actions, qui ne les concernent pas. Ces caractéristiques sont pour les sciences de l'action humaines des données ultimes, elles sont ce qu'on appelle l'individualité historique.

Il y a cependant une différence capitale entre les données ultimes des sciences de la nature et celles du champ de l'action humaine. Une donnée ultime de la nature est — pour le moment, c'est-à-dire jusqu'à ce que quelqu'un réussisse à montrer qu'il s'agit d'une conséquence nécessaire d'une autre donnée ultime — un point d'arrêt pour la réflexion humaine. Il en est ainsi et c'est tout ce que l'homme peut en dire.

Mais il en va différemment des données ultimes de l'action humaine, des jugements de valeur des individus et des actions qu'elles suscitent. Elles sont des données ultimes parce qu'on ne peut pas les faire remonter à quelque chose dont elles apparaîtraient comme la conséquence nécessaire. Si tel n'était pas le cas, il ne serait pas permis de les qualifier de données ultimes. Mais elles ne constituent pas, à l'inverse des données ultimes des sciences de la nature, un point d'arrêt pour la réflexion humaine. Elles sont le point de départ d'un mode de réflexion spécifique, d'une compréhension intuitive spécifique aux sciences historiques de l'action humaine.

Si l'expérimentateur a établi dans son laboratoire un fait qu'on ne peut pas, au moins pour le moment, faire remonter à un autre dont il apparaîtrait comme une conséquence, on ne peut rien dire de plus sur le sujet. Mais si nous avons affaire à un jugement de valeur et à l'action qui en résulte, nous pouvons essayer de comprendre comment ils sont nés dans l'esprit de l'acteur.

Cette compréhension spécifique de l'action humaine, telle que tout le monde la pratique dans ses relations et ses actions avec les autres, est une procédure mentale qui ne doit pas être confondue avec l'un des schémas logiques qu'utilisent les sciences de la nature, et en fait tout le monde, dans les activités purement techniques et thérapeutiques.

Cette compréhension spécifique vise à connaître les actions des autres gens. Elle demande rétrospectivement : Que faisait-il, que recherchait-il ? Que voulait-il obtenir en choisissant cette fin précise ? Quel fut le résultat de son action ? Ou alors elle pose des questions analogue sur le futur : Quelle fins choisira-t-il ? Que fera-t-il pour y parvenir ? Quel sera le résultat de son action ?

Dans la vie réelle, on pose rarement toutes ces questions de façon isolée. Elles sont la plupart du temps liées à d'autres questions portant sur la praxéologie ou sur les sciences de la nature. Ces distinctions catégorielles que l'épistémologie est obligée de faire sont les outils de nos opérations intellectuelles. Les événements réels sont des phénomènes complexes et ne peuvent être saisis par l'esprit que si chacun des différentes outils à notre disposition est employé dans son but propre.

Le principal problème épistémologique de cette compréhension intuitive spécifique est la suivante : Comment un homme peut-il avoir la moindre connaissance des jugements de valeur et des actions des autres gens dans l'avenir ? La méthode traditionnelle pour traiter de ce problème, qu'on appelle habituellement le problème de l'alter ego ou du Fremdverstehen, n'est pas satisfaisante. Elle focalise son attention sur la compréhension de la signification du comportement des autres gens dans le "présent" ou, plus exactement, dans le passé. Mais la tâche à laquelle fait face l'homme qui agit, c'est-à-dire tout le monde, dans les relations qu'il entretient avec ses semblables ne relève pas du passé : elle relève du futur. Connaître les réactions futures des autres est la première tâche de l'agent. La connaissance de leurs jugements de valeurs et de leurs actions passés, bien qu'indispensable, n'est qu'un moyen pour parvenir à cette fin.

Il est évident que cette connaissance, qui donne à l'homme la capacité d'anticiper jusqu'à un certain point les attitudes futures de autres, n'est pas une connaissance a priori. La discipline a priori de l'action humaine, la praxéologie, ne traite pas du contenu effectif des jugements de valeur : elle ne traite que du fait que les hommes portent des jugements de valeur et agissent ensuite d'après ces jugements. Ce que nous savons du contenu effectif des jugements de valeur ne peut être déduit que de l'expérience. Nous possédons des informations sur les jugements de valeur et les actions passés des autres ; et nous connaissons nos propres jugements de valeur et nos propres actions. Ce deuxième point est habituellement appelé introspection. Pour le distinguer de la simple psychologie expérimentale, le terme de thymologie a été proposé dans un autre chapitre [1] pour désigner cette branche de la connaissance traitant des jugements de valeur et des idées de l'homme.

Wilhelm Dilthey a souligné le rôle que joue la thymologie — qu'il appelle bien sûr psychologie — dans les Geisteswissenschaften, les sciences de l'esprit ou sciences morales, celles qui traitent des pensées, idées et jugements de valeur de l'homme et de leur application dans le monde extérieur [2]. Il ne nous revient pas de faire remonter les idées de Dilthey aux auteurs qui l'ont précédé. Il n'y a guère de doute qu'il devait beaucoup à certains de ses prédécesseurs, et notamment à David Hume. Mais l'examen de ces influences doit être laissé aux traités d'histoire de la philosophie. La principale contribution de Dilthey fut de montrer à quels égards le type de psychologie dont il parlait était épistémologiquement et méthodologiquement différent des sciences de la nature et par conséquent aussi de la psychologie expérimentale.

4. L'expérience thymologique

L'expérience thymologique est ce que nous savons des jugements de valeur humains, des actions qu'ils déterminent et des réponses que ces actions font naître chez d'autres. Comme déjà dit, cette expérience vient soit de l'introspection, soit des relations avec les autres, de nos actions lors des divers rapports humains.

Comme toute expérience, l'expérience thymologique est elle aussi nécessairement une connaissance de choses qui se sont produites dans le passé. Pour des raisons rendues suffisamment claires dans les parties précédentes de cet essai, il n'est pas permis de lui attribuer la signification que donnent les sciences de la nature aux résultats de l'expérimentation. Ce que nous apprenons de l'expérience thymologique n'a jamais la portée de ce que les sciences de la nature appellent un fait établi. Cela reste toujours un fait historique. La thymologie est une discipline historique.

A défaut d'un meilleur outil, nous devons recourir à la thymologie si nous voulons anticiper les attitudes et les actions des autres. A partir de notre expérience thymologique générale, acquise soit directement par l'observation de nos semblables et au cours de transactions commerciales avec eux, soit indirectement par la lecture et par ouï-dire, ainsi que par notre expérience particulière tirée de contacts précédents avec les individus ou les groupes concernés, nous essayons de nous former une opinion quant à leur conduite future. Il est facile de voir en quoi consiste la différence fondamentale entre ce type d'anticipation et celui d'un ingénieur élaborant un plan pour la construction d'un pont.

La thymologie nous dit que l'homme est poussé par divers instincts innés, diverses passions et diverses idées, elle ne nous dit rien de plus. L'individu qui cherche à anticiper essaie de mettre de côté tous les facteurs qui ne jouent manifestement aucun rôle dans le cas concret qu'il envisage. Puis il choisit parmi ceux qui restent.

On a l'habitude de qualifier de tels pronostics de plus ou moins probables et de les comparer aux prévisions des sciences de la nature, qui étaient autrefois appelées exactes et sont encore considérées comme exactes et infaillibles par les gens qui ne sont pas familiers des problèmes de la logique et de la praxéologie. En laissant de côté ces derniers, nous devons souligner que les probabilités ou les pronostics concernant les actions humaines futures ont peu de chose en commun avec la catégorie des probabilités telles qu'entendues dans le calcul mathématique des probabilités. Les premières sont des probabilités de cas et non des probabilités de classe [3]. Afin d'éviter toute confusion, il est préférable de parler de vraisemblance [*] plutôt que de probabilité de cas.

Dans la compréhension intuitive spécifique des événements futurs, il y a en règle générale deux types de vraisemblance à établir. Le premier porte sur l'énumération des facteurs qui peuvent avoir, ou peuvent avoir eu, un effet dans la production du résultat en question. Le second porte sur l'influence de chacun des facteurs dans la production du résultat. On peut facilement voir qu'il est bien plus vraisemblable que l'énumération des facteurs à l'oeuvre soit correcte et complète que d'attribuer à chacun le bon poids quant à sa participation au résultat. Pourtant, le fait qu'un pronostic soit correct ou non dépend du fait que cette seconde évaluation soit ou non correcte. Le caractère précaire des prévisions est principalement dû à la complexité de ce second problème. Il ne s'agit pas seulement d'une question plutôt mystérieuse concernant la prévision des événements futurs. C'est une question tout aussi mystérieuse après coup pour l'historien.

Il ne suffit pas à l'homme d'État, au politicien, au général ou à l'entrepreneur de connaître tous les facteurs qui peuvent éventuellement contribuer à déterminer un événement futur. Afin de l'anticiper correctement, ils doivent également anticiper correctement le poids, pour ainsi dire, de la contribution de chaque facteur et l'instant auquel cette contribution entrera en vigueur. Plus tard, les historiens devront faire face à la même difficulté lors de l'analyse et de la compréhension intuitive après coup du cas étudié.

5. Types réels et types idéaux

Les sciences de la nature classent les choses du monde extérieur selon leur réaction vis-à-vis de stimuli. Comme le cuivre est quelque chose qui réagit d'une façon déterminée, le nom de cuivre est refusé à ce qui réagit d'une façon différente. En établissant le fait qu'une chose est du cuivre, nous faisons une prévision quant à son comportement futur. Ce qui est du cuivre ne peut pas être du fer ou de l'oxygène.

En agissant — dans la routine quotidienne tout comme dans la technique et la thérapeutique, ainsi que dans l'Histoire — les gens emploient des "types réels", c'est-à-dire des concepts de classes distinguant les gens ou les institutions selon des traits clairement définissables. Une telle classification peut se baser sur les concepts de la praxéologie et de l'économie, du droit, de la technologie, et des science de la nature. Elle peut définir les Italiens, par exemple, soit comme les habitants d'une région déterminée, soit comme des personnes possédant une caractéristique légale spécifique, à savoir la nationalité italienne, soit encore comme un groupe linguistique bien déterminé. Ce type de classification est indépendante de toute compréhension intuitive. Elle fait référence à quelque chose que partagent tous les membres de la classe. Tous les Italiens au sens géographique du terme sont concernés par les événements géologiques et météorologiques qui touchent leur pays. Tous les citoyens italiens sont concernés par les actes légaux portant sur les individus ayant leur nationalité. Tous les Italiens au sens linguistique sont capables de se faire comprendre entre eux. On ne dit rien de plus en disant que quelqu'un est un Italien dans une de ces trois acceptions.

La marque caractéristique d'un "type idéal" est, d'un autre côté, qu'elle fait une certaine hypothèse sur les jugements de valeurs portés et les actions entreprises. Si un type idéal fait référence à un peuple, il suppose que sous un certain rapport ces hommes portent des jugements de valeurs et agissent de manière uniforme ou similaire. Quand il se réfère à des institutions, il sous-entend qu'elles sont le produit de manières uniformes ou similaires de juger et d'agir ou qu'elles influencent les jugements de valeur et les actions de manière uniforme ou similaire.

Les types idéaux sont construits et utilisés sur la base d'une compréhension intuitive bien précise quant au déroulement des événements, que ce soit pour prévoir l'avenir ou pour analyser le passé. Si en étudiant les élections américaines on parle du vote italien, on sous-entend qu'il y a des électeurs d'ascendance italienne dont le vote est influencé dans une certaine mesure par leur origine. On niera difficilement qu'un tel groupe d'électeurs existe bel et bien ; mais les gens ont de grands désaccord sur le nombre de citoyens à inclure dans ce groupe et sur le fait de savoir jusqu'à quel point leur vote est déterminé par leurs idéologies italiennes. C'est cette incertitude quant au pouvoir de l'idéologie concernée, cette impossibilité de connaître et de mesurer son effet sur les esprits des membres individuels du groupe, qui caractérisent les types idéaux en tant que tels et les distinguent de types réels. Un type idéal est un outil conceptuel permettant de comprendre et le service qu'il rend dépend entièrement de la solidité de la compréhension intuitive sous-jacente.

Les types idéaux ne doivent pas être confondus avec les types dont on parle à propos de "ce qui devrait être" [**] sur le plan moral ou politique et que l'on pourrait appeler les "types qui-devraient-être" [**]. Les marxistes prétendent que tous les prolétariens se comportent nécessairement d'une manière bien déterminée et les nazis font une affirmation analogue à propos des Allemands. Mais aucun des ces partis ne peut nier que sa proclamation ne tient pas en tant que proposition sur ce qui est, car il existe des prolétaires et des Allemands qui s'écartent des modes d'action que ces partis qualifient respectivement de prolétaires et d'allemands. Ce qu'ils ont réellement en tête en énonçant leurs affirmations est une obligation morale. Ce qu'ils veulent dire est ceci : Toute prolétaire devrait agit de la manière que le programme du Parti et ses porte-parole légitimes déclarent être prolétarienne ; tout Allemand devrait agir de la façon que le parti nationaliste considère être authentiquement allemande. Les prolétaires et les Allemands dont le comportement ne s'accorde pas avec ces règles sont dénoncés comme traîtres. Le type "qui-devrait-être" appartient au domaine de l'éthique et de la politique et non à celui de l'épistémologie des sciences de l'action humaine.

Il est en outre nécessaire de distinguer les types idéaux des institutions qui portent le même nom. En étudiant l'Histoire de France du dix-neuvième siècle, on rencontre fréquemment des références aux jésuites et aux francs-maçons. Ces termes peuvent se référer à des actes des organisations portant ces noms, par exemple "L'ordre des jésuites ouvrit une nouvelle école" ou "Les loges franc-maçonnes donnèrent une somme d'argent pour aider les gens qui avaient souffert en raison d'un incendie." Mais ils peuvent aussi se référer à des types idéaux, en indiquant que les membres de ces organisations et leurs amis agissaient sur certains aspects précis sous l'emprise d'une idéologie jésuite ou franc-maçonne donnée. Il existe une différence entre dire qu'un mouvement politique est organisé, guidé et financé par l'ordre ou par les loges en tant que tels, et dire qu'il est inspiré par une idéologie dont l'ordre ou les loges sont considérés comme des représentants typiques ou éminents. La première proposition ne renvoie à aucune compréhension intuitive spécifique. Elle porte sur des faits et pourrait être confirmée ou infirmée par l'étude des documents et par les déclarations de témoins. La seconde affirmation concerne la compréhension intuitive. Afin de former un jugement sur sa pertinence ou son insuffisance, il faut analyser les idées et les doctrines ainsi que leur influence sur les actions et les événements. Sur le plan méthodologique, il existe une différence fondamentale entre l'analyse de l'impact de l'idéologie du socialisme marxiste sur la mentalité et le comportement de nos contemporains et l'étude des actions des divers gouvernements, partis et complots communistes et socialistes [4].

Le service qu'un type idéal donné rend à l'acteur dans ses tentatives d'anticiper les événements futurs et à l'historien dans son analyse du passé dépend de la compréhension intuitive spécifique qui a conduit à sa construction. Pour remettre en question l'utilité d'un type idéal en vue d'expliquer un problème donné, il faut critiquer le type de compréhension sous-jacent.

En étudiant la situation de l'Amérique latine, le type idéal du "général" peut être d'une certaine utilité. Il y eut là-bas des courants idéologiques bien précis qui décidèrent à certains égards du rôle joué en politique par beaucoup de chefs d'armée — pas par tous — qui devinrent des personnages importants. En France aussi certaines idées ont prévalu, qui, généralement parlant, circonscrivaient la place des généraux en politique et le rôle d'hommes comme Cavaignac, Mac Mahon, Boulanger, Pétain et de Gaulle. Mais aux États-Unis il n'y aurait aucun sens à employer le type idéal d'un général politique ou d'un général dans la politique. Il n'existe aucune idéologie américaine qui considérerait les forces armées comme une entité séparée, à distinguer d'une population "civile" et s'opposant à cette dernière. Il n'y a donc aucun esprit de corps [***] politique dans l'armée et ses chefs ne jouissent d'aucun prestige autoritaire au sein des "civils". Un général qui devient président cesse non seulement légalement mais aussi politiquement d'être membre de l'armée.

En se référant aux types idéaux, l'historien du passé comme l'historien du futur, c'est-à-dire l'homme qui agit, ne doivent jamais oublier qu'il y a une différence fondamentale entre les réactions des objets des sciences de la nature et celles des hommes. C'est cette différence que les gens ont voulu mettre en relief en parlant de l'opposition entre l'esprit et la matière, de la liberté de l'arbitre [****], et de l'individualité. Les types idéaux sont des expédients pour simplifier le traitement de la multiplicité et de la variété incompréhensibles des affaires humaines. En les employant il faut toujours avoir conscience des défauts de tout type de simplification. La richesse et la variabilité de la vie et de l'action humaines ne peuvent pas être pleinement saisies par des concepts et des définitions. Il demeurera toujours des questions sans réponses ou même sans réponse possible, des problèmes dont les solutions dépassent les capacités des plus grands esprits.

 

Notes

[*] Mises recommande d'utiliser le terme anglais "likelihood", habituellement traduit par... probabilité (ou par chance). NdT.

[**] Mises utilise le terme "oughts" [ought=devrait] et parle de "ought types". NdT.

[***] En français dans le texte, NdT.

[****] Arbitre (du latin arbitrium)dans le vieux sens de "volonté". Mises parle de "freedom of the will", ce qui renvoie au libre arbitre (free will). NdT.

[1] Voir p. 265.

[2] Voir ci-dessus, p. 91.

[3] Voir en particulier Dilthey, Einleitung in die Geisteswissenschaften, Leipzig, 1883. Voir aussi H.A. Hodges, The Philosophy of Wilhelm Dilthey (Londres, 1952), pp. 170 et suivantes.

[4] Il existe une différence entre le Parti communiste ou un parti communiste en tant que corps organisé d'une part et l'idéologie communiste (marxiste) d'autre part. En traitant de l'Histoire et de la politique, il arrive souvent que les gens ne parviennent pas à comprendre que de nombreuses personnes qui ne sont pas membres — en étant "encartées" ou en payant une cotisation — d'un parti peuvent être, soit totalement soit sur certains points, sous l'emprise de l'idéologie du parti. Il en résulta en particulier de graves erreurs quant à l'évaluation de la puissance de l'emprise des idées du communisme, de celles du nazisme en Allemagne ou du fascisme en Italie. Il est de plus nécessaire de savoir qu'une idéologie peut parfois aussi influencer les esprits de ceux qui croient y être totalement insensibles ou même qui se considèrent comme ses ennemis mortels et qui la combattent avec passion. Le succès du nazisme en Allemagne était dû au fait que l'immense majorité des Allemands, même ceux qui votaient pour les partis marxistes, pour le parti catholique du centre ou pour les divers partis "bourgeois" dissidents, soutenaient les idées du nationalisme radical agressif, alors que les nazis avaient quant à eux adopté les principes de base du programme socialiste. La Grande-Bretagne ne serait certainement pas devenue socialiste si les Conservateurs, pour ne pas parler des "Libéraux", n'avaient pas en fait souscrit aux idées socialistes.


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