Théorie et Histoire

Une interprétation de l'évolution économique et sociale

Première édition :Yale University Press, 1957. Réédité (et mis en ligne) par le Ludwig von Mises Institute

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

Troisième partie : Les problèmes épistémologique de l'Histoire

Chapitre 13. La signification et l'utilisation de l'étude de l'Histoire

 

1. Le pourquoi de l'Histoire

Aux yeux du philosophe positiviste, l'étude des mathématiques et des sciences de la nature est une préparation pour l'action. La technique justifie les travaux des expérimentateurs. Aucune justification similaire ne peut être fournie en faveur des méthodes traditionnelles auxquelles les historiens ont recours. Ils devraient abandonner leur vieilleries non scientifiques, dit le positiviste, et se tourner vers l'étude de la physique sociale, de la sociologie. Cette discipline tirera de l'expérience historique des lois qui rendront à "l'ingénierie" sociale les mêmes services que les lois de la physique à l'ingénierie technique.

Selon le philosophe historiciste, l'étude de l'Histoire fournit à l'homme des panneaux indicateurs lui montrant les chemins à suivre. L'homme ne peut réussir que si ses actions se situent dans le sens de l'évolution. Découvrir ce sens serait la tâche principale de l'Histoire.

La faillite du positivisme et de l'historicisme pose à nouveau la question de la signification, de la valeur et de l'usage des études historiques.

Certains idéalistes autoproclamés pensent que parler d'une soif de connaissances, innée chez tous les hommes ou au moins chez les hommes supérieurs, répond à ces questions de manière satisfaisante. Or le problème n'est pas de tracer une limite entre la soif de connaissances qui conduit le philologue à étudier le langage d'une tribu africaine et la curiosité qui pousse les gens à s'intéresser à la vie privée des stars de cinéma. Beaucoup d'événements historiques intéressent l'homme moyen parce qu'en entendre parler, lire sur eux ou les voir représentés sur scène ou à l'écran lui procure des sensations agréables, même s'il en a parfois des frissons. Les masses qui se jettent avec avidité sur les comptes rendus des crimes et des procès ne sont pas poussés par l'empressement de Ranke [*] à connaître les événements tels qu'ils se sont réellement produits. Les passions qui les agitent sont du ressort de la psychanalyse, pas de l'épistémologie.

Le philosophe idéaliste, qui justifie l'Histoire comme connaissance ayant pour unique but de connaître, ne tient pas compte du fait qu'il existe certainement des choses ne valant pas la peine d'être connues. Le rôle de l'Histoire n'est pas de faire le récit de toutes les choses et de tous les événements du passé, mais seulement de ceux qui revêtent une importance historique. Il est par conséquent nécessaire de trouver un critère qui permette autant que faire se peut d'effectuer le tri entre ce qui est historiquement important et ce qui ne l'est pas. Cela ne peut pas être fait du point de vue d'une doctrine qui trouve méritoire le simple fait de savoir quelque chose.

2. Le contexte historique

L'homme qui agit fait face à une situation donnée. Son action est une réponse au défi offert pas cette situation : c'est sa ré-action. Il anticipe les effets que la situation pourrait avoir sur lui, c'est-à-dire qu'il essaie d'établir ce qu'elle signifie pour lui. Puis il choisit et agit afin d'atteindre la fin retenue.

Dans la mesure où la situation peut être totalement décrite par les méthodes des sciences de la nature, ces dernières fournissent également en règle générale une interprétation qui permet à l'individu de prendre sa décision. Si on diagnostique une fuite dans un oléoduc, le type d'action à entreprendre est dans la plupart des cas évident. Là où une description complète de la situation réclame davantage que de s'en rapporter aux enseignements des sciences de la nature appliquées, le recours à l'Histoire est inévitable.

Bien souvent, les gens n'ont pas réussi à le comprendre parce qu'ils étaient trompés par l'illusion qu'il existerait, entre le passé et le futur, un intervalle temporel qu'on pourrait appeler le présent. Comme je l'ai déjà souligné [1], le concept d'un présent de ce type n'est pas une idée astronomique ou chronométrique mais une idée praxélogique. Elle se réfère à la persistance de conditions rendant possible un certain type d'action. Elle est par conséquent différente pour les divers domaines de l'action. Il n'est en outre jamais possible de savoir à l'avance combien de temps à venir, de temps non encore écoulé, devrait être inclus dans ce que nous appelons aujourd'hui le présent. Ce point ne peut être décidé que rétrospectivement. Si un homme dit "A présent, les rapports qu'entretiennent la Ruritanie et la Lapoutie [**] sont pacifiques," il n'est pas certain qu'un récit rétrospectif ultérieur inclura ce que nous appelons aujourd'hui "demain" dans cette période de temps présent. Ce n'est que demain que nous pourrons répondre à cette question.

Il n'existe pas d'analyse non historique de l'état actuel, présent, des affaires de ce monde. L'examen et la description du présent sont nécessairement un récit historique du passé se terminant à l'instant qui vient d'avoir lieu. La description de la situation actuelle en politique ou dans les affaires est inévitablement la narration des événements qui ont conduit à la situation actuelle. Si un homme nouveau arrive à la tête d'une affaire commerciale ou d'un gouvernement, sa première tâche est de savoir ce qui a été fait jusqu'à la dernière minute écoulée. L'homme d'État comme l'homme d'affaires se renseignent sur la situation actuelle en étudiant l'histoire du passé.

L'historicisme avait raison de souligner qu'afin de connaître une chose dans la sphère des affaires humaines, il faut se familiariser avec la manière dont elle s'est développée. L'erreur fatale des historicistes venait de ce qu'ils croyaient que cette analyse du passé donnait en elle-même des informations sur le cours ultérieur que prendrait l'action. Ce que le récit historique nous offre, c'est une description de la situation ; la réaction dépend de la signification que l'acteur lui donne, des fins qu'il désire atteindre et des moyens qu'il choisit pour y parvenir. En 1860 l'esclavage existait dans de nombreux états de l'Union. Le récit le plus soigné et le plus fidèle de l'histoire de cette institution en général et aux États-Unis en particulier ne permettait pas de donner les grandes lignes des politiques futures de la nation à propos de l'esclavage. La situation de la fabrication et de la vente des automobiles que trouva Ford au moment où il allait se lancer dans la production de masse n'indiquait pas ce qu'il fallait faire dans cette branche de l'industrie. L'analyse historique donne un diagnostic. La réaction se détermine, en ce qui concerne le choix des fins, par des jugements de valeur et, en ce qui concerne le choix des moyens, par tout l'ensemble des enseignements mis à la disposition de l'homme par la praxéologie et la technologie.

Laissons ceux qui veulent rejeter les affirmations précédentes essayer de décrire une situation actuelle quelconque — en philosophie, en politique, sur un champ de bataille, à la Bourse, dans une entreprise commerciale — sans faire référence au passé.

3. L'histoire du passé lointain

Un sceptique peut objecter : Il est vrai que certaines études historiques sont des descriptions de la situation présente, mais cela n'est pas vrai de toutes les recherches historiques. On peut concéder que l'histoire du nazisme contribue à mieux comprendre les divers phénomènes de la situation politique et idéologique actuelle. Mais quel rapport avec nos préoccupations d'aujourd'hui ont donc les livres sur le culte de Mithra, sur la Chaldée antique ou sur les premières dynasties des rois d'Égypte ? De telles études ne sont que de simples travaux d'amateurs d'antiquités, elles ne sont qu'une manifestation de curiosité. Elles sont inutiles et représentent une perte de temps, d'argent et de ressources humaines.

De telles critiques sont contradictoires. Elles admettent d'une part que l'état actuel ne peut être décrit qu'en prenant en compte tous les événements qui y ont conduit. Mais elles déclarent d'autre part que certains événements n'ont pas pu influencer le cours des affaires qui a conduit à la situation actuelle. Cette affirmation négative ne peut pourtant être faite qu'après un examen minutieux de tout le matériel disponible, et non à l'avance, sur la base de quelques conclusions hâtives.

Le simple fait qu'un événement se soit produit dans un pays lointain ou dans un passé éloigné ne prouve pas en lui-même qu'il n'ait pas de lien avec le présent. L'histoire des Juifs d'il y a trois mille ans influence la vie de millions de chrétiens américain d'aujourd'hui plus que ce qui est arrivé aux Indiens d'Amérique dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Dans le conflit actuel entre l'Église romaine et les soviétiques, il se trouve des éléments que l'on peut faire remonter au grand schisme entre les églises occidentale et orientale qui s'est produit il y a plus de mille ans. Ce schisme ne peut pas être étudié en détail sans se référer à toute l'histoire du christianisme depuis ses tous débuts ; l'étude du christianisme présuppose l'analyse du judaïsme et des diverses influences — chaldéenne, égyptienne, etc. — qui lui ont donné forme. Il n'y a pas de moment dans l'Histoire où nous pourrions arrêter nos recherches en étant pleinement convaincus de n'avoir oublié aucun facteur important. Qu'il nous faille considérer la civilisation comme un processus cohérent ou qu'il nous faille plutôt distinguer une multitude de civilisations ne change rien à notre problème. Car il y eut des échanges mutuels d'idées entre ces civilisations autonomes, dont la portée et le poids doivent être établis par la recherche historique.

Un observateur superficiel peut penser que les historiens ne font que répéter ce que leurs prédécesseurs ont déjà dit, qu'au mieux ils retouchent à l'occasion quelques détails mineurs du tableau. En fait la compréhension intuitive du passé est en perpétuelle évolution. Le travail de l'historien consiste à présenter le passé dans une nouvelle perspective. Le processus du changement historique est mis à jour par, ou plutôt consiste en, une transformation sans fin des idées qui déterminent l'action humaine. Parmi ces changements idéologiques, ceux qui concernent la compréhension intuitive du passé, compréhension spécifique à l'Histoire, joue un rôle manifeste. Ce qui distingue une époque ultérieure d'une époque antérieure est également, parmi d'autres changements idéologiques, le changement quant à la compréhension intuitive des époques précédentes. En étudiant et en modifiant sans cesse notre compréhension historique, les historiens contribuent pour une part à ce que l'on appelle l'esprit du temps [2].

4. Falsifier l'Histoire

Comme l'Histoire n'est pas un passe-temps inutile mais une étude de la plus haute importance pratique, certaines personnes ont été très désireuses de falsifier le témoignage historique et de donner une fausse représentation du cours des événements. Les tentatives de tromper la postérité quant à ce qui s'est réellement passé et de substituer une invention à un compte rendu fidèle ont souvent été inaugurées par ceux-là mêmes qui avaient joué un rôle actif dans les événements, et commencent à l'instant de leur déroulement, parfois même avant qu'ils ne se produisent. Mentir sur les faits historiques et torpiller la vérité étaient pour de nombreux hommes d'État, diplomates, politiciens et auteurs une fonction légitime de la conduite des affaires publiques et de l'écriture de l'Histoire. L'un des principaux problèmes de la recherche historique est de débusquer de tels mensonges.

Les falsificateurs étaient souvent poussés par le désir de justifier leur propres actions, ou celles de leur parti, du point de vue du code moral de ceux dont il souhaitaient ardemment le soutien ou au moins la neutralité. Une telle justification mensongère est plutôt paradoxale si les actions concernées apparaissent acceptables du point de vue des idées morales de l'époque où elles se sont produites et ne sont condamnées que par les critères moraux des faussaires contemporains.

Les machinations des faussaires ne constituent pas des obstacles sérieux aux efforts des historiens. Ce qui est bien plus délicat pour les historiens, c'est d'éviter de se laisser duper par des doctrines économiques et sociales erronées.

L'historien aborde les récits avec l'aide de la connaissance qu'il a acquise dans les domaines de la logique, de la praxéologie et des sciences de la nature. Si cette connaissance est défectueuse, le résultat de son examen et de son analyse du matériel sera viciée. Une bonne partie des contributions à l'histoire économique et sociale des quatre-vingt dernières années est pratiquement inutile en raison de la mauvaise compréhension de l'économie de leurs auteurs. La thèse historiciste selon laquelle l'historien n'aurait pas besoin de connaître quoi que ce soit en économie et devrait même la rejeter a pollué le travail de plusieurs générations d'historiens. Encore plus dévastateur fut l'effet de l'historicisme sur ceux qui appellent "recherche économique" leurs publications décrivant les diverses conditions sociales et commerciales du passé récent.

5. Histoire et humanisme

La philosophie pragmatique apprécie la connaissance parce qu'elle donne aux gens le pouvoir de faire des choses et les rend capables de les accomplir. De ce point de vue, les historicistes rejettent l'Histoire comme inutile. Nous avons essayé de démontrer les services que l'Histoire rend à l'agent en lui faisant comprendre la situation dans laquelle il doit agir. Nous avons essayé de fournir une justification pratique à l'Histoire.

Mais il y a plus que cela dans l'étude de l'Histoire. Elle ne fait pas que nous offrir la connaissance indispensable à la préparation des décisions politiques. Elle ouvre l'esprit à une compréhension intuitive de la nature et de la destinée humaines. Elle accroît la sagesse. C'est là l'essence même du concept si mal compris qu'est l'éducation libérale. C'est la principale façon d'aborder l'humanisme, cette connaissance des interrogations spécifiquement humaines qui distinguent l'homme des autres êtres vivants.

L'enfant nouveau-né hérite de ses ancêtres les traits physiologiques de l'espèce. Il n'hérite pas des caractéristiques idéologiques de l'existence humaine, du désir d'apprendre et de savoir. Ce qui distingue l'homme civilisé du barbare doit être à chaque fois acquis de nouveau par tout individu. Un exercice très long et fatiguant est nécessaire pour prendre possession de l'héritage spirituel de l'homme.

La culture personnelle est plus qu'une simple familiarité avec l'état actuel de la science, de la technique et des questions civiques. C'est plus que la connaissance des livres et des peintures et que l'expérience des voyages et des visites dans les musées. C'est l'assimilation des idées qui ont tiré l'humanité de la routine inerte d'une simple existence animale pour la conduire vers une vie de raisonnement et de spéculation. C'est l'effort individuel pour s'humaniser en prenant part à la tradition de tout que les générations précédentes ont légué de meilleur.

Les détracteurs positivistes de l'Histoire prétendent que se préoccuper des choses du passé détourne l'attention des gens de la tâche fondamentale de l'humanité : l'amélioration des conditions du futur. Aucun reproche n'est plus injuste. L'Histoire regarde certes en arrière, vers le passé, mais la leçon qu'elle enseigne concerne les choses à venir. Elle ne professe pas un quiétisme nonchalant ; elle pousse l'homme à essayer d'égaler les exploits des générations précédentes. Elle s'adresse aux hommes comme l'Ulysse de Dante s'adressait à ses compagnons :

Considerate la vostra semenza :
Fatti non foste a viver come bruti,
Ma per seguir virtude e conoscenza.
[3]

Les âges des ténèbres n'étaient pas ténébreux parce que les gens se consacraient à l'étude des trésors intellectuels laissés par l'antique civilisation hellénique ; ils furent ténébreux tant que ces trésors restèrent cachés et dormants. Une fois qu'ils furent mis à nouveau en lumière et commencèrent à stimuler l'esprit des penseurs les plus avancés, ils contribuèrent substantiellement à l'inauguration de ce que l'on appelle aujourd'hui la civilisation occidentale. Le terme tant critiqué de "Renaissance" est pertinent en ce qu'il souligne la part que l'héritage antique a joué dans l'évolution de toutes les caractéristiques de l'Occident. (La question de savoir si le début de la Renaissance ne devrait pas être placé quelques siècles plus tôt que la date fixée par Burckhardt n'a pas à nous préoccuper ici.)

Les descendants des conquérants barbares qui commencèrent à étudier sérieusement les anciens furent frappés d'une crainte mêlée de révérence. Ils comprirent qu'eux et leurs contemporains se trouvaient face à des idées qu'ils n'auraient pas pu développer eux-mêmes. Ils ne purent s'empêcher de penser que la philosophie, la littérature et les arts de l'époque classique de la Grèce et de Rome étaient insurpassables. Ils ne voyaient pas d'autre voie vers la connaissance que celle ouverte par les anciens. Qualifier une réalisation intellectuelle de moderne avait pour eux une connotation péjorative. Mais lentement, à partir du dix-septième siècle, les gens prirent conscience que l'Occident avait atteint sa majorité et qu'il avait créé une culture propre. Ils ne déploraient plus la disparition d'un âge d'or irrémédiablement perdu des arts et des sciences et ne considéraient plus les chefs-d'oeuvre de l'antiquité comme des modèles pouvant être imités mais jamais égalés et encore moins surpassés. Ils en vinrent à substituer l'idée d'une amélioration progressive à l'idée préalablement acceptée d'une dégénération progressive.

Au cours de ce développement intellectuel qui apprit à l'Europe moderne à connaître sa propre valeur et qui conduisit à l'indépendance de la civilisation occidentale moderne, l'étude de l'Histoire fut d'une importance primordiale. Le cours des événements humains n'était plus considéré comme une simple lutte de princes ambitieux et de chefs armés pour le pouvoir, la richesse et la gloire. Les historiens découvrirent dans le déroulement des événements l'action d'autres forces que celles habituellement appelées politiques et militaires. Ils commencèrent à considérer le processus historique comme étant animé par le désir de l'homme de s'améliorer. Il y avait de grands désaccords entre eux concernant leurs jugements de valeur et leur appréciation des diverses fins poursuivies par les gouvernements et les réformateurs. Mais ils étaient presque unanimes pour penser que le but principal de chaque génération était d'obtenir des conditions plus satisfaisantes que celles que leur avaient laissées leurs ancêtres. Ils annonçaient que le progrès vers un meilleur état des affaires civiques était le thème principal de l'effort humain.

La fidélité aux traditions signifie pour l'historien l'observation de la règle fondamentale de l'action de l'homme, à savoir la poursuite incessante de l'amélioration de sa condition. Cela ne veut pas dire préserver des vieilles institutions inadaptées et conserver des doctrines discréditées depuis longtemps par des théories mieux défendables. Cette fidélité n'implique aucune concession au point de vue de l'historicisme.

6. L'Histoire et la montée du nationalisme agressif

L'historien devrait utiliser dans ses recherches toutes les connaissances que les autres disciplines mettent à sa disposition. Une connaissance insuffisante affecte les résultats de son travail.

Si nous devions considérer les épopées d'Homère comme de simples narrations historiques, nous devrions les juger comme non satisfaisantes en raison de la théologie ou de la mythologie utilisées pour interpréter et expliquer les faits. Des conflits personnels et politiques entre les princes et les héros, la diffusion d'un fléau, les conditions météorologiques et d'autres événements sont attribués à l'intervention des dieux. Les historiens modernes s'abstiennent de faire remonter les événements terrestres à des causes surnaturelles. Ils évitent les propositions qui contrediraient manifestement les enseignements des sciences de la nature. Mais ils sont souvent ignorants en économie et utilisent des doctrines intenables concernant les questions de politique économique. La plupart s'accrochent au néomercantilisme, philosophie sociale adoptée presque sans exception par les partis politique et gouvernements contemporains et enseignée dans toutes les universités. Ils approuvent la thèse fondamentale du mercantilisme selon laquelle le gain d'une nation constitue des dommages pour d'autres ; qu'aucune nation ne peut gagner si ce n'est par la perte d'autres nations. Ils pensent qu'un conflit d'intérêts irréconciliable prévaut entre les nations. C'est de ce point de vue que beaucoup et même la plupart des historiens interprètent tous les événements. Le conflit violent entre les nations est à leurs yeux la conséquence nécessaire d'un antagonisme naturel et inévitable. Cet antagonisme ne pourrait être éliminé par aucun arrangement des relations internationales. Les partisans du libre-échange intégral, les libéraux de Manchester, les partisans du laissez-faire, seraient d'après eux fort peu réalistes et ne verraient pas que le libre-échange nuirait aux intérêts vitaux de toute nation y ayant recours.

Il n'est pas surprenant que l'historien moyen partage les sophismes et les idées fausses dominant chez ses contemporains. Ce ne furent toutefois pas les historiens mais les anti-économistes qui développèrent l'idéologie moderne du conflit international et du nationalisme agressif. Les historiens ne firent que l'adopter et l'appliquer. Ils n'est pas particulièrement remarquable qu'ils choisirent dans leurs écrits le camp de leur propre nation et qu'ils essayèrent de justifier ses revendications et ses prétentions.

Les livres d'Histoire, particulièrement ceux portant sur l'histoire de son propre pays, plaisent davantage au lecteur courant que les tracts de politique économique. L'audience des historiens est plus large que celles des auteurs de livres sur la balance des paiements, le contrôle des change et autres sujets similaires. Ceci explique pourquoi les historiens sont souvent considérés comme les principaux ferments du renouveau de l'esprit guerrier et des guerres qui s'en sont suivies à notre époque. En fait, ils ont seulement popularisé les enseignements des pseudo-économistes.

7. Histoire et jugements de valeur

Le sujet de l'Histoire est l'action et les jugements de valeur guidant l'action vers des fins précises. L'Histoire traite des valeurs mais ne porte pas elle-même de jugements de valeur. Elle regarde les événements avec les yeux d'un observateur impartial. Ceci constitue, bien entendu, la marque caractéristique de la pensée objective et de la quête scientifique de la vérité. La vérité se réfère à ce qui est ou a été, non à une situation qui n'est pas ou n'a pas été mais qui aurait mieux convenu aux souhaits du chercheur de vérité.

Il n'est pas besoin d'ajouter quoi que ce soit à ce qui a été dit dans la première partie de cet essai quant à la futilité de la quête de valeurs absolues et éternelles. L'Histoire n'est pas plus capable que toute autre science de fournir une norme de valeur qui serait plus qu'un jugement personnel émis ici et là par de simples mortels et rejeté ça et là par d'autres mortels.

Il y a des auteurs qui affirment qu'il est logiquement impossible d'étudier les faits historiques sans exprimer des jugements de valeur. Selon eux, on ne pourrait rien dire de pertinent sur ces choses sans faire des jugements de valeur en cascade. Quand, par exemple, on traite de phénomènes comme les groupes de pression ou la prostitution, il faudrait réaliser que ces phénomènes eux-mêmes "sont, pour ainsi dire, créés par des jugements de valeur." [4] Il est certes vrai que beaucoup de gens emploient des termes comme "groupes de pression" et presque tout le monde le terme "prostitution" d'une façon qui sous-entend un jugement de valeur. Mais cela ne veut pas dire que les phénomènes auxquels ces termes se réfèrent sont créés par des jugements de valeur. La prostitution est définie par Geoffrey May comme "la pratique d'une union sexuelle habituelle ou intermittente, plus ou moins dissolue, pour un motif intéressé" [5]. Un groupe de pression est un groupe cherchant à obtenir une législation favorable aux intérêts de ses membres. Il n'y a aucun jugement de valeur implicite dans le simple usage de tels termes ou dans la mention de ces phénomènes. Il n'est pas vrai que l'Histoire, si elle veut éviter les jugements de valeur, ne devrait pas parler de cruauté [6]. Le premier sens du mot "cruel" dans le Concise Oxford Dictionary est "indifférent à, prenant plaisir dans, la douleur d'autrui" [7] Cette définition n'est pas moins objective ou détachée de tout jugement de valeur que celle donnée par le même dictionnaire pour le sadisme : "perversion sexuelle caractérisée par le goût de la cruauté" [8]. De même qu'un psychiatre emploie le terme de "sadisme" pour décrire l'état d'un patient, un historien peut se référer à la "cruauté" pour décrire certaines actions. Un débat peut avoir lieu sur ce qui cause et ce qui ne cause pas la douleur, ou pour savoir si dans un cas concret la douleur a été infligée parce qu'elle procurait du plaisir à l'acteur ou pour d'autres raisons, mais ce débat porte alors sur l'établissement de faits, pas sur des jugements de valeur.

Le problème de la neutralité de l'Histoire quant aux jugements de valeur ne doit pas être confondu avec celui des tentatives de falsification des récits historiques. Il y a eu des historiens qui voulaient présenter des batailles perdues par les forces armées de leur nation comme des victoires, et qui attribuaient à leur propre peuple, race, parti ou foi tout ce qu'ils considéraient comme méritoire, et qui les disculpaient de tout ce qu'ils considéraient comme choquant. Les manuels d'Histoire préparés à l'intention des écoles publiques se caractérisent par un esprit de clocher et un chauvinisme plutôt naïfs. Il n'est pas nécessaire de s'appesantir sur de telles futilités. Mais il faut admettre que même chez l'historien le plus consciencieux le fait de s'abstenir de tout jugement de valeur peut conduire à certaines difficultés.

L'historien prend parti, comme homme et comme citoyen, dans de nombreuses querelles et controverses de son temps. Il n'est pas facile de combiner la réserve scientifique dans les études historiques et l'appartenance à un parti dans la vie de tous les jours. Mais cela a été fait par des historiens de premier plan. La vision du monde de l'historien peut teinter son travail. Sa présentation des événements peut être entremêlée de remarques trahissant ses sentiments et ses souhaits, et ainsi dévoiler le parti auquel il se rattache. Toutefois, le postulat d'une histoire scientifique s'abstenant de porter des jugements de valeur n'est pas transgressé par des remarques occasionnelles exprimant les préférences de l'historien si la teneur générale de l'étude n'en est pas affectée. Si l'auteur, en parlant d'un chef inepte des forces de sa propre nation ou de son propre parti, dit que "malheureusement" le général n'était pas à la hauteur de la tâche, il n'a pas trahi son devoir d'historien. L'historien est libre de se lamenter de la destruction des chefs-d'oeuvre de l'art grec, pourvu que son regret n'influence pas son récit des événements qui ont amené cette destruction.

Le problème de la Wertfreiheit doit également être clairement distingué de celui du choix des théories à utiliser pour interpréter les faits. En étudiant les données disponibles, l'historien a besoin de toutes les connaissances issues des autres disciplines : logique, mathématiques, praxéologie et sciences de la nature. Si ce que ces disciplines enseignent ne suffit pas ou si l'historien choisit une théorie erronée parmi les différentes théories incompatibles soutenues par les spécialistes, son effort se fourvoie et son travail historique avorte. Il est possible qu'il ait choisi une mauvaise théorie parce qu'il avait des préjugés et que cette théorie convenait mieux à son esprit partisan. Mais retenir une fausse doctrine peut souvent être le résultat de l'ignorance ou du fait qu'elle jouit d'une plus grande popularité que les doctrines correctes.

La principale source de dissidence chez les historiens vient d'une divergence en ce qui concerne les enseignements de toutes les autres branches de la connaissance, enseignements sur lesquels ils fondent leur présentation. Pour un historien d'autrefois, qui croyait à la sorcellerie, à la magie et à l'intervention du démon dans les affaires humaines, les choses avaient un aspect différent de ce qu'elles ont pour un historien agnostique. Les doctrines néomercantilistes de la balance des paiements et de la pénurie de dollars offrent une image de la situation mondiale actuelle très différente de celle fournie par un examen de la situation du point de vue de l'économie subjectiviste moderne.

 

Notes

[*] Leopold von Ranke (1795-1886), historien allemand ayant cherché à faire de l'Histoire une discipline objective. NdT.

[**] Mises parle de "lapputania" (écrit "Laputania"dans Human Action), se référant certainement à Laputa, l'île volante imaginée par Swift dans Les Voyages de Gulliver. NdT.

[1] Mises, Human Action, p. 101. Voir aussi ci-dessus, pp. 202 et suivante.

[2] La recherche historique parvient parfois à détecter des erreurs bien enracinées et à substituer un récit correct des événements à une recension inadéquate, y compris dans des domaines qui avaient été jusqu'alors considérés comme explorés et décrits de manière exhaustive et satisfaisante. Un exemple remarquable en est donné par les découvertes surprenantes sur l'histoire des empereurs romains Maxence, Licinius et Constantin et sur les événements qui mirent fin aux percutions des Chrétiens et qui ouvrirent ainsi la voie à la victoire de l'Église chrétienne. (Voir Henri Grégoire, Les Persécutions dans l'Empire romain dans les Mémoires de l'Académie Royale de Belgique, tome 46, fascicule 1, 1951, particulièrement pp. 79-89, 153-156.) Mais les changements fondamentaux de la compréhension historique des événements se produisent plus souvent sans la moindre modification, ou avec peu de modifications, de la description des événements extérieurs.

[3] L'Inferno, chant XXVI, 118-120.

Considérez votre semence :
vous ne fûtes pas fait pour vivre comme des bêtes,
mais pour suivre vertu et connaissance.
(traduction de Jacqueline Risset)

[Mises cite dans la note une traduction anglaise de Longfellow. NdT]

[4] Leo Strauss, Natural Right and History (Chicago, University of Chicago Press, 1953), p. 53

[5] G. May, "Prostitution", Encyclopedia of the Social Sciences, 12, p. 553.

[6] Strauss, p. 52.

[7] Troisième édition, 1934, p. 273.

[8] Ibid. p. 1042.


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