Théorie et Histoire

Une interprétation de l'évolution économique et sociale

Première édition :Yale University Press, 1957. Réédité (et mis en ligne) par le Ludwig von Mises Institute

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

Troisième partie : Les problèmes épistémologique de l'Histoire

Chapitre 12. Psychologie et thymologie

 

1. La psychologie naturaliste et la thymologie

De nombreux auteurs croient que la psychologie est à la base des sciences sociales, voire qu'elle les comprend toutes.

Dans la mesure où la psychologie pratique les méthodes expérimentales de la physiologie, ces affirmations sont manifestement sans fondement. Les problèmes étudiés dans les laboratoires des diverses écoles de la psychologie expérimentale n'ont pas plus de rapports avec les problèmes des sciences de l'action humaine que ceux de toute autre discipline scientifique. La plupart d'entre elles ne sont même d'aucune utilité pour la praxéologie, l'économie et toutes les branches de l'Histoire. En réalité, personne n'a jamais essayé de montrer comment les découvertes de la psychologie naturaliste pourraient être utilisées pour l'une de ces sciences.

Mais le terme de "psychologie" est également utilisé dans un autre sens. Il signifie la connaissance des émotions, motivations, idées, jugements de valeur et volontés des hommes, ce qui constitue une faculté indispensable à tout le monde pour mener les affaires de tous les jours et est tout aussi indispensable aux auteurs de poèmes, romans et pièces de théâtre, ainsi qu'aux historiens. L'épistémologie moderne appelle ce processus mental des historiens la compréhension (intuitive) [*] particulière aux sciences historiques de l'action humaine. Son rôle est double : elle établit d'une part le fait que les gens, motivés par des jugements de valeur bien déterminés, s'engagent dans certaines actions et utilisent certains moyens afin d'atteindre leurs fins. Elle essaie d'autre part d'évaluer les effets d'une action et leur importance, ainsi que son impact sur le cours ultérieur des événements.

La compréhension intuitive spécifique aux disciplines historiques n'est pas un processus mental auquel seuls les historiens ont recours. Elle est également utilisée par tout un chacun dans ses relations quotidiennes avec ses semblables. C'est une technique employée dans tous les rapports entre les hommes. Elle est pratiquée par les enfants dans les garderies et les jardins d'enfants, par les hommes d'affaires dans le commerce, par les politiciens et les hommes d'État dans les affaires politiques. Tous désirent obtenir des informations sur les appréciations et sur les projets des autres et souhaitent les juger correctement. Les gens appellent en règle générale psychologie cette compréhension de l'esprit des autres hommes. Ils disent ainsi qu'un vendeur doit être un bon psychologue et qu'un dirigeant politique devrait être un expert en psychologie des foules. L'usage populaire du terme "psychologie" ne doit pas être confondu avec la psychologie d'une des écoles naturalistes. Quand Dilthey et d'autres épistémologues ont déclaré que l'Histoire devait être basée sur la psychologie, ce qu'ils avaient en tête c'était cet usage banal ou courant du terme.

Afin d'éviter les erreurs résultant de la confusion de ces deux branches totalement différentes de la connaissance, il est opportun de réserver le terme de "psychologie" à la psychologie naturaliste et d'appeler "thymologie" [1] la connaissance des jugements et des volontés humaines.

La thymologie est d'une part une conséquence de l'introspection et de l'autre un condensé de l'expérience historique. Elle est ce que tout le monde apprend des relations avec ses semblables. C'est ce qu'un homme sait de la façon dont les autres jugent les différentes conditions, de leurs souhaits et de leurs désirs, ainsi que de leurs plans pour les réaliser. C'est la connaissance de l'environnement social dans lequel un homme vit et agit ou, pour les historiens, d'un milieu étranger qu'il a appris à connaître en étudiant des sources particulières. Si un épistémologue déclare que l'Histoire doit être basée sur une connaissance telle que la thymologie, il ne fait qu'exprimer un truisme.

Alors que la psychologie naturaliste ne traite pas du tout du contenu des pensées, jugements, désirs et actions des hommes, le champ de la thymologie est précisément l'étude de ces phénomènes.

La distinction entre la psychologie naturaliste et la physiologie d'une part et la thymologie d'autre part peut mieux être illustrée en se référant aux méthodes de la psychiatrie. La psychopathologie et la neurologie traditionnelles traitent des aspects physiologiques des maladies des nerfs et du cerveau. La psychanalyse traite de leurs aspects thymologiques. L'objet de ses recherches est constitué par les idées et la poursuite consciente de fins qui entrent en conflit avec des pulsions physiologiques. Les idées poussent les individus à supprimer certains instinct naturels, en particulier les pulsions sexuelles. Mais les tentatives de les refouler ne réussit pas toujours pleinement. Les pulsions ne sont pas éradiquées, tout juste reléguées en un endroit caché, et se vengent. Issues des profondeurs de l'homme, elles exercent une influence perturbatrice sur la vie et le comportement conscients de l'individu. La thérapie psychanalytique essaie d'éliminer ces troubles névrotiques en conduisant le patient à prendre pleine conscience du conflit. Elle soigne avec des idées, pas avec des médicaments ou des opérations chirurgicales.

Il est courant d'affirmer que la psychanalyse traite des facteurs irrationnels qui influent sur le comportement humain. Cette formulation nécessite une explication afin d'éviter la confusion. Toutes les fins ultimes recherchées par les hommes sont hors du champ de la critique de la part de la raison. Les jugements de valeur ne peuvent ni être justifiés ni être réfutés par le raisonnement. Les termes "raisonner" et "rationalité" se réfèrent toujours uniquement à l'opportunité des moyens choisis pour parvenir à des fins ultimes. Le choix des fins ultimes est en ce sens toujours irrationnel.

Les pulsions sexuelles et le besoin de préserver ses propres forces vitales sont inhérents à la nature animale de l'homme. Si l'homme n'était qu'un animal et non aussi une personne portant des jugements de valeur, il cèderait toujours à la pulsion la plus puissante de l'instant. La grandeur de l'homme consiste en ce qu'il a des idées et que, guidées par elle, il choisit entre des fins incompatibles. Il choisit aussi entre la vie et la mort, entre manger et avoir faim, entre rapports sexuels et abstinence.

Les gens étaient autrefois d'accord pour supposer qu'il n'y avait aucun sens au comportement exceptionnel des névrosés. Freud a démonté que les actes apparemment sans signification du névrosé sont destinés à parvenir à certains objectifs. Les objectifs qu'il veut atteindre peuvent différer de ceux auxquels aspirent les gens normaux et —très souvent — les moyens auxquels il a recours ne sont pas adaptés à leur réalisation. Mais le fait que les moyens choisis ne soient pas opportuns pour atteindre les fins désirées ne rend pas une action irrationnelle.

Commettre des erreurs en poursuivant ses objectifs est une faiblesse humaine fort répandue. Certains se trompent plus que d'autres, mais aucun mortel n'est omniscient et infaillible. L'erreur, l'inefficacité et l'échec ne doivent pas être confondus avec l'irrationalité. Celui qui tire veut, en règle générale, atteindre sa cible. S'il la manque il n'est pas "irrationnel" ; c'est juste un mauvais tireur. Le médecin qui retient la mauvaise méthode pour traiter un patient n'est pas irrationnel : il peut être un praticien incompétent. L'agriculteur qui essayait autrefois d'améliorer ses récoltes par le recours à des rites magiques n'agissait pas moins rationnellement que l'agriculteur moderne qui utilise davantage de fertilisants. Il faisait ce qui a son avis — erroné — était approprié à son but.

Ce qui caractérise le névrosé en tant que tel n'est pas le fait qu'il ait recours à des moyens inadaptés mais qu'il n'arrive pas à surmonter les conflits auxquels est confronté l'homme civilisé. La vie en société nécessite que l'individu élimine des désirs instinctifs présents dans tout animal. Nous pouvons laisser de côté la question de savoir si la pulsion agressive fait partie de ces désirs innés. Il n'y a pas de doute que la vie en société est incompatible avec les pratiques animales de satisfaction des appétits sexuels. Peut-être existe-t-il de meilleures méthodes pour contrôler les relations sexuelles que celles auxquelles on recourt dans la société actuelle. Quoi qu'il en soit, c'est un fait que les méthodes adoptées mettent trop de pression sur les esprits de certaines personnes. Ces hommes et ces femmes sont incapables de résoudre des problèmes que surmontent des gens plus chanceux qu'eux. Leur dilemme et leur embarras les rendent névrosés.

Plusieurs objections fallacieuses ont été portées à l'encontre de la philosophie rationaliste. Plusieurs écoles de pensée du dix-neuvième siècle ont interprété totalement de travers l'essence de la doctrine rationaliste. Il est important, face à ces erreurs d'interprétation, de comprendre que le rationalisme classique du dix-huitième siècle ne faisait fausse route que dans le traitement de certaines questions subalternes et simplement accidentelles et que ces défauts mineurs peuvent facilement conduire des critiques manquant de discernement à s'égarer.

La thèse fondamentale du rationalisme est inattaquable. L'homme est un être rationnel ; c'est-à-dire que ses actions sont guidées par la raison. La proposition "L'homme agit" équivaut à "L'homme désire substituer une situation qui lui plait davantage à une situation qui lui plait moins." Afin d'y parvenir il doit employer des moyens adéquats. C'est sa raison qui lui permet de découvrir quels moyens sont adaptés à l'obtention de la fin qu'il a choisie et lesquels ne le sont pas.

Le rationalisme avait de plus raison lorsqu'il soulignait qu'il existe une unanimité d'une portée considérable chez les gens en ce qui concerne le choix des fins ultimes. A quelques exceptions quasiment négligeables, tout le monde veut préserver sa vie et sa santé et souhaite améliorer les conditions matérielles de son existence. C'est ce fait qui détermine à la fois la coopération et la concurrence entre les hommes. Mais en traitant de cet aspect les philosophes rationalistes ont commis de sérieuses erreurs.

En premier lieu ils supposaient que tous les hommes étaient dotés des mêmes capacités de raisonnement. Ils ignoraient la différence entre les gens intelligents et les idiots, et même celle entre le génie novateur et les vastes foules de simples routiniers qui peuvent au mieux épouser les doctrines développées par les grands penseurs, mais qui sont plus souvent incapables de les comprendre. Selon les rationalistes, tout adulte sensé était assez intelligent pour saisir la signification de la théorie la plus compliquée. S'il n'y parvenait pas, la faute ne venait pas de son intelligence mais de son éducation. Une fois que tout le monde aura bénéficié d'une éducation parfaite, tous seront aussi avisés et raisonnables que le sage le plus éminent.

Le deuxième défaut du rationalisme était son désintérêt vis-à-vis du problème de la pensée erronée. La plupart des philosophes rationalistes n'arrivaient pas à voir que même les hommes les plus honnêtes, se consacrant sincèrement à la recherche de la vérité, pouvaient se tromper. Ce préjugé les a empêchés de faire justice aux idéologies et aux doctrines métaphysiques du passé. Une doctrine qu'ils désapprouvaient ne pouvait à leur avis avoir été engendrée que par une supercherie qui savait ce qu'elle voulait. La plupart d'entre eux rejetaient toutes les religions comme le produit d'une tromperie intentionnelle d'imposteurs malveillants.

Ces défauts du rationalisme classique n'excusent pourtant pas les attaques passionnées de l'irrationalisme moderne.

2. Thymologie et praxéologie

La thymologie n'a pas de lien spécial avec la praxéologie et l'économie. La croyance populaire selon laquelle l'économie subjectiviste moderne, l'école de l'utilité marginale, serait fondée sur la "psychologie" ou étroitement liée à elle, est une erreur.

L'acte de porter un jugement de valeur est en lui-même un phénomène thymologique. Mais la praxéologie et l'économie n'étudient pas les aspects thymologiques des jugements de valeur. Leur objet est l'action en accord avec les choix faits par l'acteur. Le choix concret est une conséquence de l'évaluation subjective. Mais la praxéologie ne s'occupe pas des événements qui produisent dans l'âme ou l'esprit d'un homme une décision donnée entre A et B. Elle considère comme acquis que la nature de l'univers oblige l'homme à choisir entre des fins incompatibles. Son objet n'est pas le contenu de ces actes de choix mais ce qui en résulte : l'action. Elle ne se soucie pas de ce que choisit un homme mais du fait qu'il choisit et agit en conformité avec un choix effectué. Elle est neutre par rapport aux facteurs déterminant le choix et ne s'arroge pas la compétence d'examiner, de modifier ou de corriger des jugements de valeur. Elle est wertfrei.

Pourquoi un homme choisit de l'eau et un autre du vin est un problème thymologique (ou, selon la terminologie traditionnelle, psychologique). Mais il ne concerne pas la praxéologie et l'économie.

Le domaine de la praxéologie et de la part qui en est jusqu'ici la mieux développée — l'économie — est l'action en tant que telle et non les motifs qui poussent un homme à poursuivre des fins déterminées.

3. La thymologie en tant que discipline historique

La psychologie dans le sens où le terme est employé aujourd'hui par la discipline qu'on appelle psychologie est une science de la nature. Il ne revient pas à un traité épistémologique traitant des sciences de l'action humaine de poser la question de savoir ce qui sépare cette branche des sciences de la nature de la physiologie générale.

La psychologie au sens de thymologie est une branche de l'Histoire. Elle tire sa connaissance de l'expérience historique. Nous parlerons de l'introspection dans une partie ultérieure de l'ouvrage. Il suffit pour le moment de souligner que l'observation thymologique des choix des autres et des propres choix de l'observateur porte nécessairement sur le passé, tout comme l'expérience historique. On ne dispose pas de méthode qui pourrait produire dans ce domaine quelque chose d'analogue à ce que les sciences naturelles considèrent comme un fait établi. Tout ce que la thymologie peut nous dire est que dans un passé déterminé des hommes ou des groupes d'hommes ont porté des jugements de valeur et ont agi d'une façon donnée. Il n'est pas certain qu'ils en feront de même et qu'ils agiront de façon identique dans le futur. Tout ce que l'on peut raconter sur leur conduite future est une anticipation spéculative de l'avenir basée sur la compréhension intuitive spécifique aux branches historiques des sciences de l'action humaine.

Il n'y a pas de différence à cet égard entre la thymologie des individus et celle des groupes. Ce que l'on appelle Völkerpsychologie [psychologie des peuples] et psychologie des foules sont également des disciplines historiques. Ce que l'on appelle le "caractère" d'une nation est au mieux l'ensemble des traits caractéristiques montrés par les membres de cette nation dans le passé. On ne sait pas si les mêmes traits se manifesteront ou non dans le futur.

Les animaux sont dotés de l'instinct de préservation. Ils résistent aux forces préjudiciables à leur survie. Attaqués, ils se défendent, contre-attaquent ou cherchent la sécurité dans la fuite. La biologie est en position de prédire, sur la base de l'observation du comportement de diverses espèces animales, comment un spécimen sain de chaque espèce répondra à une attaque. Aucune prévision apodictique similaire n'est possible concernant le comportement humain. Certes, l'immense majorité des hommes sont poussés par l'instinct de préservation animal. Mais il y a des exceptions. Il existe des hommes qui sont conduit par certaines idées à choisir de ne pas résister. Il en est d'autres que le désespoir pousse à s'abstenir de toute tentative de résistance ou de fuite. Il est impossible de savoir avec certitude avant l'événement comment un individu réagira.

L'analyse historique essaie rétrospectivement de nous montrer que le résultat n'aurait pas pu être différent de ce qu'il fut en réalité. Bien sûr, l'effet résulte toujours nécessairement des facteurs à l'oeuvre. Mais il est impossible de déduire avec certitude de l'expérience thymologique la conduite future des hommes, que ce soit pour des individus ou pour des groupes d'individus. Tous les pronostics basés sur la connaissance thymologique sont une compréhension intuitive spécifique, de celle que tout le monde pratique quotidiennement dans ses actions, y compris aussi en particulier les hommes d'État, les politiciens et les hommes d'affaires.

Ce à quoi aboutit la thymologie, c'est à l'élaboration d'un catalogue des caractéristiques humaines. Elle peut de plus établir le fait que certaines caractéristiques sont en règle générale apparues par le passé en liaison avec d'autres. Mais elle ne peut jamais prévoir comme peuvent le faire les sciences de la nature. Elle ne peut jamais savoir à l'avance quel poids auront les différents facteurs à l'oeuvre au cours d'un événement futur donné.

4. Histoire et fiction

L'Histoire essaie de décrire les événements passés comme ils se sont réellement passés. Elle cherche à donner une représentation fidèle. Elle trouve son concept de vérité dans la correspondance avec ce qui a été la réalité dans le passé.

La fiction épique et dramatique dépeint ce qu'elle considère comme vrai du point de vue de la compréhension thymologique, que l'histoire racontée se soit réellement passée ou non. Il n'est pas de notre rôle de parler des effets que l'auteur veut obtenir par son travail, ni de son contenu métaphysique, esthétique et moral. De nombreux auteurs cherchent simplement à distraire le public. D'autres sont plus ambitieux. En racontant une histoire, ils essaient de suggérer une vision générale du destin humain, de la vie et de la mort, de l'effort et des souffrances des hommes, du succès et de la déception. Leur message diffère radicalement de celui de la science comme de celui de la philosophie. La science, en décrivant et en interprétant l'univers, s'appuie totalement sur la raison et l'expérience. Elle écarte les propositions qui ne sont pas ouvertes à la démonstration au moyen de la logique (au sens le plus large du terme, qui comprend les mathématiques et la praxéologie) et de l'expérience. Elle analyse des parties de l'univers sans faire la moindre déclaration sur la totalité des choses. La philosophie essaie de construire une vision d'ensemble du monde sur les bases posées par la science. En poursuivant cette fin, elle se sent obligée de ne pas contredire une seule des thèses bien établies de la science contemporaine. Son chemin est donc également borné par la raison et l'expérience.

Les poètes et les artistes abordent les choses et les problèmes avec une autre disposition d'esprit. En traitant d'un seul aspect de l'univers, ils traitent toujours de la totalité. La narration et la description, le tableau des choses individuelles et des événements particulier, n'est pour eux qu'un moyen. La caractéristique essentielle de leur travail se situe au-delà des mots, des formes et des couleurs. Elle se trouve dans les sentiments et les idées ineffables qui ont incité l'auteur à créer et qui touchent le lecteur et le spectateur. Quand Konrad Ferdinand Meyer décrit une fontaine romaine et Rainer Maria Rilke une panthère en cage, ils n'ont pas donné une simple image de la réalité. Ils ont entrevu l'univers. Dans le roman de Flaubert ce n'est pas la triste histoire de Madame Bovary qui a le plus d'intérêt ; c'est quelque chose qui va bien plus loin que le destin de cette pauvre femme. Il y a une différence fondamentale entre la photographie la plus fidèle et un portrait peint par un artiste. Ce qui caractérise une oeuvre littéraire et artistique, ce n'est pas de reproduire des faits ; c'est de révéler un aspect de l'univers et une l'attitude de l'homme face à lui. Ce qui fait un artiste, ce n'est pas l'expérience ou la connaissance en tant que telles. C'est sa réaction aux problèmes de l'existence et au destin de l'homme. C'est l'Erlebnis, réponse purement personnelle à la réalité de son environnement et à son expérience.

Les poètes et les artistes ont un message à faire passer. Mais ce message se rapporte aux sentiments et aux idées indicibles. Il n'est pas ouvert à une expression non équivoque précisément parce qu'il est ineffable. Nous ne pourrons jamais savoir si ce dont nous faisons l'expérience — erleben — en goûtant leur oeuvre est ce que les auteurs ont éprouvé en la créant. Car leur oeuvre n'est pas simplement une communication. En dehors de ce qu'elle communique, elle stimule chez le lecteur et le spectateur des sentiments et des idées qui peuvent différer de celles de l'auteur. C'est une tâche sans espoir que de vouloir interpréter une symphonie, une peinture ou un roman. L'interprète essaie au mieux de nous dire quelque chose sur sa réaction en face de l'oeuvre. Il ne peut pas nous dire avec certitude ce qu'était la signification de l'auteur ou ce que d'autres gens peuvent y voir. Même si le créateur lui-même commente son oeuvre, comme dans le cas de la musique à programme, cette incertitude demeure. Il n'y a pas de mots pour décrire l'ineffable.

Ce qu'Histoire et fiction ont en commun c'est le fait d'être toutes les deux basées sur la connaissance de l'esprit humain. Elles utilisent l'expérience thymologique. Leur méthode d'approche est la compréhension intuitive spécifique des jugements de valeur, de la façon dont les gens réagissent au défi de leur environnement social et naturel. Mais ensuite leurs chemins se séparent. Ce que l'historien a à dire s'exprime totalement au travers de son récit. Il communique au lecteur tout ce qu'il a établi. Son message est exotérique. Il n'y a rien qui aille au-delà du contenu de son livre tel que les lecteurs compétents peuvent le comprendre.

Il se peut que l'étude de l'Histoire, ou d'ailleurs aussi l'étude des sciences de la nature, fasse naître dans l'esprit de quelqu'un ces ineffables pensées et visions de l'univers en tant que tout qui sont la marque de la compréhension empathique de la totalité. Mais ceci ne change pas la nature et le caractère du travail de l'historien. L'Histoire est inconditionnellement la recherche des faits et des événements qui se sont véritablement produits.

La fiction est libre de dépeindre des événements qui ne se sont jamais passés. L'écrivain crée une histoire imaginaire, comme les gens disent. Il est libre de s'écarter de la réalité. Les tests de vérité qui s'appliquent au travail de l'historien ne s'appliquent pas à son travail à lui. Sa liberté est cependant limitée. Il n'est pas libre de défier les enseignements de l'expérience thymologique. Il n'est pas exigé des romans et des pièces de théâtre que les choses racontées se soient réellement passées. Il n'est même pas nécessaire qu'elles puissent arriver : elles peuvent introduire des idoles païennes, des fées, des animaux se conduisant de manière humaine, des revenants et autres fantômes. Mais tous les personnages d'un roman ou d'une pièce doivent agir d'une façon thymologiquement intelligible. Les concepts de vérité et de fausseté tel qu'ils s'appliquent aux oeuvres épiques et dramatiques se réfèrent à la plausibilité thymologique. L'auteur est libre de créer des personnes fictives et des intrigues imaginaires, mais il ne doit pas inventer une thymologie — une psychologie — différente de celle qui découle de l'observation du comportement humain.

La fiction, comme l'Histoire, ne traite pas de l'homme moyen ou de l'homme de façon abstraite, ou de l'homme général [2] mais d'hommes individuels et d'événements individuels. Pourtant, même ici il y a une différence notable entre Histoire et fiction.

Les individus dont traite l'Histoire peuvent être et sont souvent des groupes d'individus et les événements individuels dont elle traite sont des événements qui ont eu un impact sur de tels groupes. Le simple individu est avant tout un objet d'attention pour l'historien en fonction de l'influence que ses actions ont exercée sur un grand nombre de gens, ou alors en tant qu'exemple typique et représentatif de la totalité d'un groupe d'individus. L'historien ne se soucie pas des autres gens. Mais pour l'auteur de fiction c'est toujours uniquement l'individu en tant que tel qui compte, quelle que soit son influence sur les autres et qu'il soit ou non considéré comme représentatif.

Cela n'a pas été compris du tout par certaines doctrines littéraires qui se sont développées dans la seconde partie du dix-neuvième siècle. Les auteurs de ces doctrines étaient induits en erreur par les changements de l'époque concernant le traitement de l'Histoire. Alors que les anciens historiens écrivaient principalement sur les grands hommes et les affaires d'État, les historiens modernes se mirent à étudier l'histoire des idées, des institutions et des conditions sociales. Dans un temps où le prestige de la science dépassait de loin celui de la littérature et où des zélateurs positivistes se moquaient de la fiction considérée comme un passe-temps inutile, les écrivains essayèrent de justifier leur profession en la présentant comme une branche de la recherche scientifique. Selon l'avis d'Émile Zola le roman était une sorte d'économie descriptive et de psychologie sociale, qu'il fallait fonder sur une exploration minutieuse de certaines conditions et institutions particulières. D'autres auteurs allèrent plus loin et affirmèrent que seul le sort des classes, des nations et des races, et non celui des individus, devait être traité dans les romans et les pièces. Ils effaçaient la distinction entre un compte rendu statistique et un roman "social" ou une pièce "sociale".

Les livres et les pièces écrits conformément aux principes de cette esthétique naturaliste étaient des oeuvres maladroites. Aucun écrivain de premier plan ne faisait plus que reconnaître ces principes en paroles. Zola lui-même était très réservé pour ce qui était de l'application de sa doctrine.

Le thème des romans et des pièces est l'homme individuel tel qu'il vit, ressent et agit, et non des touts collectifs et anonymes. Le milieu est l'arrière-plan des portraits peints par l'auteur ; c'est la situation extérieure à laquelle répondent les personnages par des mouvements et des actions. Il n'existe pas de roman ou de pièce dont le héros soit un concept abstrait, comme une race, une nation, une caste ou un parti politique. Seul l'homme est le sujet éternel de la littérature, l'homme individuel réel qui vit et qui agit.

Les théories des sciences aprioristes — logique, mathématiques et praxéologie — et les faits expérimentaux établis par les sciences naturelles peuvent être considérés sans faire référence à la personnalité de leurs auteurs. En étudiant les problèmes de la géométrie euclidienne, nous ne nous occupons pas de la vie d'Euclide et pouvons oublier qu'il a vécu un jour. Le travail de l'historien est nécessairement teinté par la compréhension intuitive spécifique qu'a l'historien des problèmes intervenant, mais il est encore possible de discuter des diverses questions sous-jacentes sans faire référence au fait historique qu'elles ont été posées au départ par un auteur précis. Aucune objectivité semblable n'est permise en traitant des oeuvres de fiction. Un roman, ou une pièce, a toujours un héros de plus que n'en indique l'intrigue. C'est aussi une confession de l'auteur, qui raconte autant sur lui que sur les personnages de l'histoire. Il y révèle son âme la plus intime.

Il a parfois été affirmé qu'il y aurait plus de vérité dans la fiction que dans l'Histoire. Dans la mesure où un roman ou une pièce sont considérées comme une divulgation de l'esprit de l'auteur, c'est certainement vrai. Le poète écrit toujours sur lui-même, il analyse toujours son âme.

5. La rationalisation

L'analyse thymologique de l'homme est essentielle pour l'étude de l'Histoire. Elle transmet tout ce que nous savons des fins ultimes et des jugements de valeur. Mais comme nous l'avons indiqué plus haut, elle n'est d'aucune utilité pour la praxéologie et sert à peu de choses dans l'étude des moyens utilisés pour parvenir aux fins recherchées.

En ce qui concerne le choix des moyens, la seule chose qui compte est leur pertinence vis-à-vis des fins poursuivies. Il n'existe pas d'autre norme pour juger des moyens. Il y a des moyens adéquats et des moyens inadéquats. De point de vue de l'acteur le choix de moyens inadéquats est toujours une erreur, un échec inexcusable.

On fait appel à l'Histoire pour expliquer l'origine de telles erreurs à l'aide de la thymologie et de la compréhension intuitive. Comme l'homme est faillible et que la recherche des moyens appropriés est très délicate, le cours de l'histoire humaine est, généralement parlant, une série d'erreurs et de déceptions. En regardant en arrière et dans l'état actuel de nos connaissances, nous sommes parfois tentés de rabaisser les époques passées et de glorifier l'efficacité de la nôtre. Toutefois, mêmes les experts de "l'ère atomique" ne sont pas à l'abri d'une erreur.

Les erreurs dans le choix des moyens et dans l'action ne sont pas toujours causées par une pensée erronée ou par l'inefficacité. La déception est souvent le résultat d'une irrésolution concernant le choix des fins. En oscillant entre différents buts incompatibles, l'acteur change sa conduite. L'indécision l'empêche d'aller droit vers un but. Il va et vient. Il part à gauche, puis à droite. De ce fait il n'accomplit rien. L'histoire politique, diplomatique et militaire a amplement traité de ce type d'action irrésolue dans la conduite des affaires de l'État. Freud a montré quel rôle les pulsions refoulées inconscientes jouent dans la vie quotidienne des individus pour ce qui est des oublis, des erreurs, des lapsus linguae et calami et des accidents.

Un homme obligé de justifier aux yeux des autres sa façon de traiter une affaire a souvent recours à un prétexte. Pour expliquer pourquoi il n'a pas retenu la façon de faire la plus appropriée, il donne une raison différente de celle qui l'a véritablement incité à agir ainsi. Il n'ose pas admettre le motif réel parce qu'il sait que ses détracteurs ne le considéreraient pas comme une justification suffisante.

Rationalisation est le nom que la psychanalyse donne à la construction d'un prétexte pour justifier un comportement dans la propre tête de l'acteur. Soit ce dernier répugne s'avouer le véritable motif, soit il n'est pas conscient de la pulsion refoulée qui le guide. Il camoufle la pulsion subconsciente en attribuant à ses actions des raisons acceptables à son surmoi. Il ne triche pas et ne ment pas consciemment. Il est lui-même victime de ses illusions et prend ses désirs pour la réalité. Il n'a pas le courage de regarder la réalité en face. Comme il croit vaguement que la connaissance de la réalité de la situation lui serait désagréable, qu'elle saperait sa confiance en lui et affaiblirait sa résolution, il refuse d'analyser les problèmes au-delà d'un certain point. C'est bien sûr une attitude assez dangereuse, un recul devant une réalité qu'il n'aime pas par le biais du refuge dans un monde imaginaire chimérique qui lui plait davantage. Quelques pas de plus dans la même direction peuvent le conduire à la folie.

Toutefois, il y a dans la vie des individus des choses empêchant que de telles rationalisations deviennent dominantes et provoquent des ravages. Précisément parce que rationalisation est un comportement commun à beaucoup de personnes, les gens sont attentifs et la soupçonnent même souvent quand elle est absente. Certains sont constamment disposés à démasquer les tentatives sournoises de leur voisin pour affirmer leur propre respect d'eux-mêmes. Les légendes les plus intelligemment construites par la rationalisation ne peuvent pas résister longtemps aux attaques répétées des "déboulonneurs".

Il en va tout autrement avec la rationalisation développée au bénéfice de groupes sociaux. Celle-ci peut richement prospérer parce q'elle ne rencontre pas la critique des membres du groupe et parce que la critique de l'extérieur est écartée comme étant évidemment partiale. L'une des tâches principales de l'analyse historique est d'étudier les diverses manifestations de la rationalisation dans tous les champs de l'idéologie politique.

6. L'introspection

La querelle passionnée entre les partisans et les adversaires de l'introspection se réfère aux problèmes de la psychologie naturaliste et ne concerne pas la thymologie. Aucune des méthodes et procédures recommandées par les écoles s'opposant à l'introspection ne pourrait fournir la moindre information et la moindre connaissance à propos des phénomènes explorés par la thymologie.

En étant lui-même un moi portant des jugements de valeur et agissant, chaque homme sait ce que veut dire porter des jugements de valeur et agir. Il a conscience de ne pas être neutre vis-à-vis des divers états de son environnement, de préférer certaines situations à d'autres, et d'essayer consciemment, dans la mesure où existent les conditions d'une telle intervention de sa part, de substituer une situation qu'il préfère à une situation qu'il aime moins. Il est impossible d'imaginer un être humain sain ne disposant pas de cette conscience. Il est tout aussi impossible de concevoir comment un être n'en disposant pas pourrait l'acquérir par le biais de la moindre expérience ou d'une quelconque instruction. Les catégories de la valeur et de l'action sont des éléments premiers et aprioristes présents dans tout esprit humain. Aucune science ne devrait ou ne pourrait s'attaquer aux problèmes sous-jacents sans connaissance préalable de ces catégories.

Ce n'est que parce que nous sommes conscients de ces catégories que nous savons ce que le sens veut dire et que nous possédons une clé pour interpréter les activités des autres. Cette conscience nous conduit à distinguer deux domaines séparés dans le monde extérieur : celui des affaires humaines et celui des choses non humaines, ou celui des causes finales et celui de la causalité. Il n'est pas de notre rôle de traiter ici de la causalité. Mais nous devons souligner que le concept de causes finales ne vient pas de l'expérience et de l'observation de quelque chose d'extérieur : il est présent dans l'esprit de tout être humain.

Il est nécessaire d'insister à plusieurs reprises pour dire qu'aucune formulation ou proposition concernant l'action humaine ne peut être faite sans supposer une allusion aux fins poursuivies. Le concept même de l'action est finaliste et vidé de tout sens et de toute signification en l'absence de référence à une poursuite consciente de fins choisies. Il n'y a pas d'expérience dans le domaine de l'action humaine qui pourrait être obtenue sans recourir à la catégorie des fins et des moyens. Si l'observateur n'est pas au fait de l'idéologie, de la technique et de la médecine des hommes dont il observe le comportement, il ne peut pas y comprendre quoi que ce soit. Il voit des gens qui courent çà et là et qui bougent leurs mains, mais il commence à comprendre ce dont il s'agit quand il commence à découvrir ce qu'ils veulent obtenir.

Si en employant le terme d' "introspection" le positiviste fait allusion à des affirmations comme celle qui figure dans les quatre derniers mots de la phrase "Paul court pour attraper le train", nous devons alors dire qu'aucun être humain sain ne pourrait s'en sortir sans recourir à l'introspection dans chacune de ses pensées.

 

Notes

[*] Voir la note du chapitre 1. NdT.

[1] Certains auteurs, par exemple Santayana, ont employé le terme de "psychologie littéraire". Voir son livre Scepticism and Animal Faith, chapitre 24. Toutefois, l'usage de ce terme semble inopportun, non seulement parce qu'il était employé dans un sens péjoratif par Santayana, ainsi que par de nombreux représentants de la psychologie naturaliste, mais aussi parce qu'il est impossible de former un adjectif correspondant. "Thymologie" vient du grec tumós, qu'Homère et d'autres auteurs utilisent pour parler du siège des émotions et comme la faculté mentale d'un corps en vie par lequel il peut penser, vouloir et ressentir. Voir Wilhelm von Volkmann, Lehrbuch der Psychologie (Cöthen, 1884), 1, p. 57-59 ; Erwin Rohde, Psyche, traduit par W.B. Willis (Londres, 1925), p. 50 ; Richard B. Onians, The Origins of European Thought about the Body, the Mind, the Soul, the World, Time and Fate (Cambridge, 1951), pp. 49-58. Récemment, le professeur Hermann Friedmann a employé le terme Thymologie avec une connotation quelque peu différente. Voir son livre Das Gemüt, Gedanken zu einer Thymologie (Munich, C.H. Beck, 1956), pp. 2-16.

[2] P. Lacombe, De l'Histoire considérée comme science (2ème éd. Paris, 1930), pp. 35-41.


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