Théorie et Histoire

Une interprétation de l'évolution économique et sociale

Première édition :Yale University Press, 1957. Réédité (et mis en ligne) par le Ludwig von Mises Institute

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

Première partie : Déterminisme et matérialisme

Chapitre 1. Les jugements de valeur

 

1. Jugements de valeur et propositions d'existence

Les propositions affirmant l'existence (propositions existentielles affirmatives) ou de non existence (propositions existentielles négatives) sont descriptives. Elles affirment quelque chose quant à l'état de l'univers dans son ensemble ou sur certaines parties de l'univers. En ce qui les concerne, les questions de vérité ou de fausseté sont importantes. Elles ne doivent pas être confondues avec des jugements de valeur.

Les jugements de valeur sont volontaires. Ils expriment les sentiments, les goûts et les préférences de l'individu qui les énonce. En ce qui les concerne, il ne peut être question de vérité ou de fausseté. Ils sont ultimes et ne sont soumis à aucune preuve.

Les jugements de valeur sont des actes mentaux de l'individu concerné. En tant que tels, ils doivent être nettement distingués des phrases par lesquelles un individu essaie d'informer les autres du contenu de ses jugements de valeur. Un homme peut avoir certaines raisons de mentir quant à ses appréciations. Nous pouvons décrire la situation de la façon suivante : Tout jugement de valeur est également en lui-même un fait de l'état actuel de l'univers et peut en tant que tel être l'objet de propositions existentielles. La phrase "Je préfère Beethoven à Lehár" se réfère à un jugement de valeur. Si on la considère comme une proposition existentielle, elle est vraie si je préfère effectivement Beethoven et agis en conséquence, et fausse si je préfère en réalité Lehár et mens pour une raison ou pour une autre quant à mes véritables sentiments, goûts ou préférences. D'une manière analogue, la phrase "Paul préfère Beethoven à Lehár" peut être vraie ou fausse. En disant qu'en ce qui concerne un jugement de valeur il ne peut être en aucun cas question de vérité ou de fausseté, nous nous référons au jugement de valeur en lui-même et non aux phrases communiquant aux autres le contenu d'un tel jugement de valeur.

2. Jugement de valeur et action

Un jugement de valeur est purement théorique s'il n'oblige pas l'homme qui les prononce à la moindre action. Il y a des jugements de valeur qui doivent rester théoriques parce qu'il est au-delà du pouvoir de l'individu d'entreprendre la moindre action sur leur base. Un homme peut préférer un ciel étoilé à un ciel sans étoiles, mais il ne peut pas essayer de substituer la première configuration, qu'il aime mieux, à la seconde, qu'il aime moins.

L'importance des jugements de valeur vient précisément de ce qu'ils constituent les ressorts de l'action humaine. Guidés par ses jugements, l'homme désire substituer des conditions qui lui plaisent plus à des conditions qu'il juge moins satisfaisantes. Il emploie des moyens afin de parvenir aux fins recherchées.

L'histoire des événements humains doit donc traiter des jugements de valeur qui les ont poussés à agir et à orienter leur conduite. Ce qui s'est passé dans l'Histoire ne peut pas être découvert et raconté sans se référer aux divers jugements et évaluations des individus agissant. Il n'est pas du rôle de l'historien, en tant qu'historien, de formuler des jugements de valeur sur les individus dont le comportement est le thème de ses recherches. L'Histoire, en tant que branche de la connaissance, n'énonce que des propositions existentielles. Mais ces dernières se réfèrent souvent à la présence ou à l'absence de jugements de valeur donnés dans l'esprit des agents individuels. L'un des rôles de la compréhension intuitive [*] spécifique des sciences historiques est d'établir ce qu'était le contenu des jugements de valeurs des agents.

L'Histoire a pour rôle, par exemple, de faire remonter l'origine du système des castes de l'Inde aux valeurs ayant entraîné le comportement des générations qui l'ont développé, perfectionné et préservé. Il est également de son rôle de découvrir les conséquences de ce système et de savoir comment ces effets ont influencé les jugements de valeur des générations ultérieures. Mais ce n'est pas le travail de l'historien que de formuler des jugements de valeur sur le système en tant que tel, de le louanger ou de le condamner. Il doit prendre en compte son importance vis-à-vis du cours des événements, doit le comparer avec les projets et les intentions de ses auteurs et partisans et doit décrire ses effets et ses conséquences. Il doit se poser la question de savoir si les moyens employés étaient ou non adaptés à la réalisation des fins recherchées par les agents.

C'est un fait que quasiment aucun historien n'a totalement évité de formuler des jugements de valeur. Mais ceux-ci sont toujours accessoires par rapport aux véritables tâches de l'histoire. En les énonçant, l'auteur parle en tant qu'individu jugeant du point de vue de ses appréciations personnelles, pas en tant qu'historien.

3. La subjectivité du jugement de valeur

Tous les jugements de valeur sont personnels et subjectifs. Il n'existe pas de jugements de valeur autre que ceux qui disent je préfère, j'aime mieux , je souhaite.

Personne ne peut nier que les différents individus ont de grands désaccords quant à leurs sentiments, goûts et préférences et que les mêmes individus peuvent également apprécier les mêmes choses d'une façon différente à différents instants de leur vie. A la lumière de ce fait, il est inutile de parler de valeurs absolues et éternelles.

Ceci ne veut pas dire que chaque individu tire ses jugements de son propre cerveau. L'immense majorité des gens bâtissent les leurs à partir de l'environnement social dans lequel ils sont nés et ont grandi, qui a façonné leur personnalité et qui les a formés. Peu d'hommes ont le pouvoir de s'écarter de la liste traditionnelle des valeurs et d'établir leur propre échelle de ce qui semble être mieux et de ce qui semble être pire.

Ce que le théorème du caractère subjectif des jugements de valeur veut dire, c'est qu'il n'existe pas de critère disponible qui nous permettrait de rejeter le moindre jugement de ce type comme incorrect, faux ou erroné de la façon dont nous pouvons rejeter une proposition existentielle comme manifestement fausse. Il est vain de débattre des jugements de valeur ultimes comme nous débattons de la vérité ou de la fausseté d'une proposition existentielle. Dès que nous commençons à vouloir réfuter par des arguments un jugement de valeur ultime, nous le considérons comme un moyen destiné à atteindre des fins données. Mais nous ne faisons alors que déplacer la discussion sur un autre plan. Nous ne considérons plus le principe en question comme une valeur ultime mais comme un moyen en vue d'atteindre une valeur ultime, et nous nous retrouvons à nouveau face au même problème. Nous pouvons, par exemple, essayer de montrer à un Bouddhiste qu'agir en conformité avec les enseignements de sa foi conduit à des effets que nous estimons désastreux. Mais nous sommes réduits au silence s'il répond que ces effets sont d'après lui un moindre mal, ou ne sont nullement un mal, comparés à ce qui résulterait de la non observance de ses règles de conduite. Ses idées concernant le bien suprême, le bonheur et la félicité éternelle sont différentes des nôtres. Il ne se soucie pas des valeurs dont se préoccupent ses critiques, et recherche la satisfaction dans d'autres choses qu'eux.

4. La structure logique et syntaxique des jugements de valeur

Un jugement de valeur considère les choses du point de vue de l'homme qui le prononce. Il n'affirme rien sur les choses telles qu'elles sont. Il manifeste la réponse affective d'un homme à des conditions données de l'univers, comparativement à d'autres conditions données.

La valeur n'est pas intrinsèque. Elle n'est pas dans les choses et dans les circonstances, mais dans le sujet qui juge, qui évalue. Il est impossible d'attribuer une valeur à une chose ou à une situation uniques. Le jugement de valeur compare toujours une chose ou une condition avec une autre chose ou une autre condition. Il classe les différents états du monde extérieur. Il compare une chose ou un état, réels ou imaginés, avec une autre chose ou un autre état, réels ou imaginés, et les dispose tous les deux sur une échelle exprimant ce que l'auteur du jugement aime mieux ou aime moins.

Il se peut que d'individu qui juge considère deux choses ou deux conditions envisagées comme égales. Il ne s'intéresse pas à savoir s'il y a A ou B. Son jugement de valeur exprime l'indifférence. Aucune action ne peut résulter d'une telle disposition neutre.

Parfois, l'énoncé d'un jugement de valeur est elliptique et n'a de sens que s'il est complété par l'auditeur. "Je n'aime pas la rougeole" veut dire "Je préfère l'absence de rougeole à sa présence." Une telle incomplétude est la marque distinctive de toutes les références à la liberté. La liberté veut toujours dire liberté par rapport à (absence de) quelque chose auquel on fait expressément ou implicitement référence. La forme grammaticale de tels jugements peut être qualifiée de négative. Mais il est absurde de déduire de cette aspect idiomatique d'une classe de jugements de valeur des conclusions quant à leur contenu ou de les blâmer pour leur prétendu négativisme. Tout jugement de valeur permet une formulation dans laquelle la chose ou l'état les plus appréciés sont logiquement exprimés d'une manière positive ou négative, bien que parfois une langue n'ait pas développé le terme approprié. La liberté de la presse implique le rejet ou la négation de la censure. Mais, dit de manière explicite, elle signifie une situation dans laquelle l'auteur et lui seul détermine le contenu de sa publication, par opposition à une situation où la police a le droit de s'en mêler.

L'action implique nécessairement le renoncement à quelque chose auquel on attribue une valeur plus faible afin d'obtenir ou de préserver quelque chose auquel on attribue une valeur plus élevée. Ainsi, par exemple, on renonce à une quantité donnée de loisirs pour récolter le produit d'un quantité donnée de travail. Le renoncement aux loisirs est le moyen permettant d'atteindre une chose ou un état plus appréciés.

Il y a des hommes qui ont les nerfs si sensibles qu'ils ne peuvent pas supporter d'entendre la vérité sur de nombreux faits concernant la nature physiologique du corps humain et le caractère praxéologique de l'action humaine. De telles personnes s'offensent de l'affirmation selon laquelle l'homme doit choisir entre les choses les plus sublimes, les idéaux humains les plus élevés d'un côté, et les besoins de son corps d'un autre. Ils considèrent que de telles affirmations diminuent la noblesse des grandes choses. Ils refusent de faire attention au fait qu'il se produit dans la vie de l'homme des situations où il est forcé de choisir entre la fidélité aux idéaux supérieurs et des nécessités animales comme l'alimentation.

A chaque fois qu'un homme fait face à la nécessité de choisir entre deux choses ou états, sa décision est un jugement de valeur, qu'elle soit ou non formulée sous la forme grammaticale habituellement employée lorsqu'on exprime de tels jugements.

 

Note

[*] Le terme anglais employé par Mises, "understanding", renvoie au terme allemand "Verstehen" et Mises lui-même l'associe à l'intuition au sens de Bergson, cf. son article "The Treatment of ‘Irrationality' in the Social Sciences" dans Philosophy and Phenomelogical Research 4, no. 4 (Juin 1944), ainsi que L'Action humaine, chapitre 2, point 7. Il a été ici rendu par "compréhension intuitive" (Dans la traduction française de L'Action humaine par Raoul Audouin, il a été rendu par les termes "interprétation" et "compréhension"). NdT.


Introduction  |  Chapitre suivant  |  Table des matières  |  Page d'accueil