Théorie et Histoire

Une interprétation de l'évolution économique et sociale

Première édition :Yale University Press, 1957. Réédité (et mis en ligne) par le Ludwig von Mises Institute

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

Première partie : Déterminisme et matérialisme

Chapitre 2. Connaissance et valeur

 

1. La doctrine de la partialité

L'accusation de parti pris a été portée contre les économistes bien avant que Marx ne l'intègre dans ses doctrines. Aujourd'hui, elle est assez généralement approuvée par des auteurs et des politiciens qui, bien qu'ils soient sous plusieurs aspects influencés par les idées marxistes, ne peuvent pas être simplement considérés comme marxistes. Nous devons donner à leur reproche une signification différente de celle qu'elle possède dans le contexte du matérialisme dialectique. Il nous faut donc distinguer deux variétés de la doctrine de la partialité : la variété marxiste et la variété non marxiste. La première sera traitée plus loin dans cet essai, lors d'une analyse critique du matérialisme marxien. Seule la seconde sera traitée dans ce chapitre.

Les tenants des deux variétés de cette doctrine reconnaissent que leur position serait extrêmement faible s'ils devaient juste accuser l'économie d'un prétendu parti pris sans accuser de la même faute toutes les autres branches de la science. Il en résulte qu'ils généralisent la doctrine de la partialité — mais nous n'avons pas besoin d'analyser ici cette doctrine généralisée. Nous pouvons nous concentrer sur son noyau, l'affirmation selon laquelle l'économie est nécessairement non wertfrei [détachée des valeurs] et qu'elle est polluée par des influences et des préjugés prenant racine dans des jugements de valeur. En effet, tous les arguments avancés pour soutenir la doctrine de la partialité générale sont également utilisés dans les tentatives faites pour prouver la doctrine de la partialité spécifique portant sur l'économie, alors que certains arguments mis en avant pour expliquer la doctrine de la partialité spécifique sont manifestement non applicables à la doctrine générale.

Certains défenseurs contemporains de cette doctrine ont essayé de la relier aux idées freudiennes. Ils prétendent que le parti pris qu'ils constatent chez les économistes n'est pas un parti pris conscient. Les auteurs en question ne seraient pas conscients de leur préjugés et ne recherchaient pas intentionnellement des résultats devant justifier leurs conclusions prévues à l'avance. Depuis les profonds replis de leur subconscient, des désirs refoulés, inconnus des penseurs eux-mêmes, exerceraient une influence perturbatrice sur leur raisonnement et dirigeraient leurs réflexions vers des résultats en accord avec leur désirs et envies refoulés.

Cependant, il n'est pas important de savoir quelle variété de la doctrine de la partialité est retenue. Chacune d'elles prête le flanc aux mêmes objections.

Car la référence au parti pris, qu'il soit intentionnel ou inconscient, n'a pas sa place si l'accusateur n'est pas en position de démontrer clairement en quoi consiste le défaut de la doctrine concernée. Tout ce qui compte est de savoir si une doctrine est juste ou non. Ceci doit être établi par le raisonnement discursif. On ne retire rien à la justesse et à la correction d'une théorie si l'on dévoile les forces psychologiques qui ont poussé son auteur. Les motifs qui ont guidé le penseur sont sans importance pour apprécier ses accomplissements. Les biographes se préoccupent de nos jours d'expliquer l'oeuvre du génie comme produit de ses complexes et de ses pulsions libidineuses et comme sublimation de ses désirs sexuels. Leurs études peuvent être des contributions valables à la psychologie, ou plutôt à la thymologie (voir plus loin, p. 265), mais elles ne modifient en aucune façon l'appréciation des exploits du génie étudié. L'examen psychanalytique le plus sophistiqué de la vie de Pascal ne nous dit rien de la solidité ou du manque de solidité scientifique de ses doctrines mathématiques ou philosophiques.

Si les échecs et les erreurs d'une doctrine sont démasquées par le raisonnement discursif, les historiens et les biographes peuvent essayer de les expliquer en les faisant remonter à un parti pris de leur auteur. Mais si aucune objection acceptable ne peut être faite contre une théorie, il importe peu de savoir quel type de motifs a inspiré son auteur. En admettant qu'il ait eu partialité, nous devons alors prendre conscience que ce prétendu parti pris a produit des théorèmes qui ont résisté avec succès à toutes les objections.

La référence à un parti pris chez le penseur ne remplace pas la réfutation de ses doctrines par des arguments défendables. Ceux qui accusent les économistes de partialité ne font que montrer leur incapacité à réfuter leurs enseignements par une analyse critique.

2. Bien commun contre intérêts particuliers

Les politiques économiques ont pour objet de parvenir à des fins précises. En les étudiant l'économie ne remet pas en cause la valeur associée à ces fins par l'acteur. Elle se contente de faire porter ses recherches sur deux points : Premièrement, savoir si les politiques en question sont ou ne sont pas adaptées à la réalisation des fins que veulent atteindre ceux qui les recommandent et les appliquent. Deuxièmement, savoir si ces politiques ne produisent pas peut-être des effets qui, du point de vue de ceux qui les recommandent et les appliquent, sont indésirables.

Il est vrai que les termes dans lesquels de nombreux économistes, particulièrement ceux des générations précédentes, ont exprimé le résultat de leurs recherches peut facilement conduire à des interprétations erronées. En traitant d'une politique donnée, ils adoptaient une façon de parler qui aurait été adaptée du point de vue de ceux qui envisageaient d'y avoir recours afin d'obtenir des fins données. C'est précisément parce que ces économistes n'avaient pas de parti pris et ne s'aventuraient pas à remettre en cause le choix par l'agent de ses fins, qu'ils présentaient le résultat de leurs réflexions sous une forme qui acceptait les jugement de valeurs des acteurs. Les gens ont pour but des fins données lorsqu'ils ont recours à un tarif douanier ou à des taux de salaires minimums. Quand les économistes pensaient que de telles politiques permettaient d'atteindre les fins recherchées par leurs partisans, ils les appelaient bonnes — tout comme un médecin dit d'une thérapie donnée qu'elle est bonne parce qu'il ne remet pas en cause la fin — la guérison de son patient.

Un des plus célèbres théorèmes développés par les économistes classiques, la théorie des avantages comparatifs de Ricardo, est à l'abri de toute critique, si nous devons en juger par le fait que des centaines d'adversaires passionnés ont échoué pendant cent quarante ans à élever le moindre argument défendable contre elle. C'est bien plus qu'une simple théorie traitant des effets du libre échange et du protectionnisme. Il s'agit d'un énoncé portant sur les principes fondamentaux de la coopération humaine dans le cadre de la division du travail, de la spécialisation et de l'intégration des groupes professionnels, ainsi que sur l'origine et l'intensification supplémentaire des liens sociaux entre les hommes, et il devrait en tant que tel être appelé la loi d'association. Cette loi est indispensable pour comprendre l'origine de la civilisation et le cours de l'Histoire. Contrairement aux conceptions populaires, elle ne dit pas que le libre échange serait bien et que le protectionnisme serait mauvais. Elle démontre simplement que le protectionnisme n'est pas un moyen permettant d'accroître l'offre de biens produits. Elle ne dit donc rien sur la capacité ou l'incapacité du protectionnisme à parvenir à d'autres fins, comme par exemple à augmenter les chances d'une nation de défendre son indépendance lors d'une guerre.

Ceux qui accusent les économistes de parti pris se réfèrent à leur prétendu désir de servir "des intérêts". Dans le contexte de leur accusation, ceci fait référence à la poursuite égoïste du bien-être de groupes spéciaux aux dépens du bien commun. Or on doit se souvenir que l'idée de bien commun, au sens d'une harmonie d'intérêts de tous les membres de la société, est une idée moderne et qu'elle doit précisément son origine aux enseignements des économistes classiques. Les générations précédentes croyaient à un conflit irréconciliable d'intérêt entre les hommes ou groupes d'hommes. Le gain de l'un était censé toujours être le tort d'autres ; aucun homme ne pouvait gagner sans que d'autres n'y perdent. Nous pouvons appeler ce principe le "dogme de Montaigne" parce que ce dernier fut le premier à l'exposer dans les temps modernes. C'était l'essence des enseignements du mercantilisme et la cible principale de la critique du mercantilisme par les économistes classiques, à laquelle ils opposaient leur doctrine de l'harmonie des intérêts convenablement compris, ou intérêts à long terme, de tous les membres d'une société de marché. Les socialistes et les interventionnistes rejettent la doctrine de l'harmonie des intérêts. Les socialistes déclarent qu'il existe un conflit irrémédiable entre les intérêts des diverses classes sociales d'une nation : alors que les intérêts des prolétaires demandent de substituer le socialisme au capitalisme, ceux des exploiteurs demandent de préserver le capitalisme. Les nationalistes déclarent que les intérêts des diverses nations entrent irrémédiablement en conflit.

Il est évident que l'antagonisme de telles doctrines incompatibles ne peut être tranché que le raisonnement logique. Mais les adversaires de la doctrine de l'harmonie ne sont pas prêts à soumettre leurs vues à un tel examen. Dès que quelqu'un critique leurs arguments et essaie de prouver la doctrine de l'harmonie, ils crient au parti pris. Le simple fait qu'eux seuls, et non leurs adversaires, partisans de la doctrine de l'harmonie, font ce reproche de partialité, montre clairement qu'ils sont incapables de rejeter les affirmations de leurs adversaires par le raisonnement. Ils commencent l'examen des problèmes en question avec le préjugé que seuls des apologistes partiaux et défendant de sombres intérêts peuvent contester la justesse de leurs dogmes socialistes et interventionnistes. A leurs yeux, le simple fait que quelqu'un soit en désaccord avec leurs idées est une preuve de son parti pris.

Lorsqu'on pousse cette attitude jusqu'à ses conséquences logiques ultimes, on aboutit à la doctrine du polylogisme. Ce dernier nie l'uniformité de la structure logique de l'esprit humain. Toute classe sociale, toute nation, race ou période de histoire serait associée à une logique différente de celle des autres classes, nations, races ou époques. L'économie bourgeoise différerait ainsi de l'économie prolétarienne. La physique allemande de la physique des autres nations, les mathématiques aryennes des mathématiques sémites. Il n'est pas nécessaire d'étudier ici les éléments des diverses branches du polylogisme [1]. Le polylogisme n'est en effet jamais allé plus loin que la simple déclaration de l'existence d'une diversité de la structure logique de l'esprit. Il n'a jamais montré en quoi consisteraient ces différences, par exemple comment la logique des prolétaires différerait de celle des bourgeois. La seule chose qu'ont faite tous les défenseurs du polylogisme fut de rejeter des énoncés donnés en se référant à des particularités non spécifiées de la logique de leur auteur.

3. Économie et valeur

Le principal argument de la doctrine classique de l'harmonie trouve son origine dans la distinction entre intérêts à court terme et intérêts à long terme, les seconds étant appelés intérêts bien compris. Examinons le lien entre cette distinction et le problème des privilèges.

Il est certain qu'un groupe d'individus est gagnant quand on lui accorde un privilège. Un ensemble de producteurs protégés contre la concurrence de rivaux plus efficaces par un tarif douanier, une subvention, ou tout autre moyen protectionniste moderne, gagne quelque chose aux dépens des consommateurs. Mais le reste de la nation, contribuables et acheteurs de l'article protégé, tolérera-t-il le privilège d'une minorité ? Ses membres ne l'accepteront que si eux-mêmes bénéficient d'un privilège analogue. Mais alors chacun perd autant en tant que consommateur qu'il ne gagne en tant que producteur. De plus, tout le monde est pénalisé par la substitution de méthodes de production moins efficaces à des méthodes plus efficaces.

Si l'on traite des politiques économiques du point de vue de cette distinction entre intérêts à court et à long terme, il n'y a pas de raison d'accuser l'économiste de parti pris. Il ne condamne pas la limitation volontaire du rendement pratiquée par les cheminots parce qu'elle les avantage au détriment d'autres groupes qu'il préfère. Il montre que les cheminots ne peuvent pas empêcher cette pratique de limitation du rendement de devenir générale et qu'alors, à long terme, elle leur fait du tort tout autant qu'aux autres.

Bien sûr, les objections que les économistes émettent à l'encontre des plans socialistes et interventionnistes n'ont pas de poids pour ceux qui n'approuvent pas les fins que les peuples de la civilisation occidentale considèrent comme allant de soi. Ceux qui préfèrent la pénurie et l'esclavage au bien-être matériel peuvent considérer ces objections comme hors sujet. Mais les économistes ont souligné à maintes reprises qu'ils traitent du socialisme et de l'interventionnisme du point de vue des valeurs habituellement acceptées de la civilisation occidentale. Les socialistes et les interventionnistes n'ont non seulement pas — au moins ouvertement — renié ces valeurs, mais ils ont déclaré haut et fort que la mise en oeuvre de leur propre programme permettrait de les obtenir bien mieux que ne le ferait le capitalisme.

Il est vrai que la plupart des socialistes et de nombreux interventionnistes accordent de la valeur au fait d'égaliser le niveau de vie de tous les individus. Les économistes n'ont cependant pas mis en cause le jugement de valeur implicite. La seule chose qu'ils ont faite, c'est de souligner les conséquences inévitables de l'égalisation. Ils ne disent pas : La fin que vous visez est mauvaise. Ils disent : Réaliser cette fin conduira à des effets que vous-mêmes jugez moins désirables que l'inégalité.

4. Parti pris et intolérance

Il est évident qu'il y a beaucoup de gens chez qui le raisonnement se laisse influencer par des jugements de valeur, et qu'un parti pris pervertit souvent la pensée des hommes. Ce qu'il faut repousser, c'est la doctrine populaire selon laquelle il serait impossible de traiter des problèmes économiques sans parti pris et que la simple référence au parti pris, sans mettre en lumière les erreurs dans la chaîne de raisonnement, suffit à détruire une théorie.

L'émergence de la doctrine de la partialité implique en réalité une reconnaissance catégorique du caractère irréfutable des enseignements de l'économie contre lesquels on élève le reproche de parti pris. Ce fut la première étape dans ce retour de l'intolérance et de la persécution des dissidents qui est l'un des principaux traits de notre époque. Les dissidents étant coupables de partialité, il est justifié de les "liquider".

 

Notes

[1] Voir Mises, Human Action, pp. 74-89.


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