par Ludwig von Mises
traduit par Hervé de Quengo
En traitant des jugements de valeur, nous nous référons à des faits, c'est-à-dire à la façon dont les gens choisissent réellement les fins ultimes. Alors que les jugements de valeur de nombreuses personnes sont identiques, alors qu'il est acceptable de parler de certains jugements universellement acceptées, il serait manifestement contraire aux faits de nier qu'il y ait diversité dans la formulation de ces jugements de valeur.
Depuis toujours, une immense majorité d'hommes a été d'accord pour préférer les effets produits par une coopération pacifique au moins entre un nombre limité d'individus aux effets d'un isolement hypothétique de chacun et d'une guerre hypothétique de tous contre tous. A l'état de nature ils ont préféré l'état de civilisation, car ils cherchaient à parvenir au mieux à certaines fins la préservation de leur vie et de leur santé qui, comme ils le pensaient à juste titre, réclament la coopération sociale. Mais c'est un fait qu'il y a eu et qu'il y a toujours des gens qui rejettent ces valeurs et préfèrent par conséquent la vie solitaire d'un anachorète à la vie en société.
Il est ainsi évident que tout traitement scientifique des problèmes concernant les jugements de valeur doivent prendre en compte le fait que ces jugements sont subjectifs et changeants. La science cherche à savoir ce qui est, et à formuler des propositions existentielles décrivant l'univers tel qu'il est. En ce qui concerne les jugements de valeur elle ne peut rien affirmer de plus que le fait qu'ils sont énoncés par certaines personnes, et se demander quels doivent être les effets d'une action menée suivant ceux-ci. Tout pas au-delà de ces limites équivaut à substituer un jugement de valeur personnel à la connaissance de la réalité. La science et l'ensemble de nos connaissances ne nous enseignent que ce qui est, pas ce qui devrait être.
Cette distinction entre le domaine d'une science traitant exclusivement de propositions existentielles et le domaine des jugements de valeur fut rejeté par les doctrines maintenant qu'il existe des valeurs absolues éternelles, que la recherche scientifique ou philosophique aurait pour rôle de découvrir, tout autant que de découvrir les lois de la physique. Les partisans de ces doctrines prétendent qu'il y a une hiérarchie absolue des valeurs. Ils essaient de définir le bien suprême. Ils disent qu'il est permis et nécessaire de distinguer de la même manière entre des jugements de valeur vrais et faux, corrects et incorrects qu'on le fait entre des propositions existentielles vraies et fausses, correctes et incorrectes [1]. La science ne se contenterait pas de décrire ce qui est. Il existerait, à leur avis, une autre branche parfaitement légitime de la science, la science normative de l'éthique, dont le rôle serait de montrer les véritables valeurs absolues, et d'établir des normes concernant la juste conduite des hommes.
Les difficultés de notre époque, d'après les partisans de cette philosophie, viendraient de ce que les gens n'acceptent plus les valeurs éternelles et ne les laissent plus guider leurs actions. La situation était bien meilleur par le passé, quand les peuples de la civilisation occidentale acceptaient unanimement les valeurs de l'éthique chrétienne.
Dans ce qui suit, nous allons traiter des problèmes posés par cette philosophie.
Ayant discuté du fait que les hommes ne sont pas d'accord sur leurs jugements de valeur et sur leurs choix des fins ultimes, nous devons souligner que de nombreux conflits habituellement considérés comme portant sur les valeurs sont en réalité causés par un désaccord sur le choix des moyens les plus adéquats pour parvenir à des fins sur lesquelles les parties en conflit sont d'accord. Le problème de l'opportunité ou de l'inopportunité de moyens précis doit être résolu par des propositions existentielles, non par des jugements de valeur. Son traitement est le principal sujet de la science appliquée.
Il est ainsi nécessaire, lorsque l'on étudie des controverses concernant le comportement humain, de savoir si le désaccord porte sur le choix des fins ou sur celui des moyens. Ceci est souvent une tâche délicate. Les même choses sont en effet des fins pour certains, des moyens pour d'autres.
A l'exception du petit nombre, presque négligeable, d'anachorètes cohérents, tout le monde est d'accord pour dire qu'un certain type de coopération sociale entre les hommes constitue le principal moyen pour parvenir à toutes les fins désirées. Ce fait indéniable offre une base commune permettant la discussion politique entre les hommes. L'unité spirituelle et intellectuelle de tous les spécimens d'homo sapiens se manifeste en ce que l'immense majorité des hommes considèrent une même chose la coopération sociale comme le meilleur moyen de satisfaire le besoin biologique, présent dans chaque être vivant, de préserver la vie et la santé de sa personne ainsi que la continuation de l'espèce.
Il est acceptable de dire que cette acceptation presque universelle de la coopération sociale est un phénomène naturel. En utilisant cette façon de parler et en affirmant que l'association consciente est conforme à la nature humaine, on sous-entend que l'homme se caractérise comme être de raison, qu'il est ainsi capable de prendre conscience du grand principe de l'avenir et de l'évolution cosmiques, à savoir celui de la différentiation et de l'intégration, et de faire un usage intentionnel de ce principe pour améliorer sa condition. Mais il ne faut pas considérer la coopération entre les individus d'une espèce biologique comme un phénomène naturel universel. Les moyens de subsistance sont rares pour toutes les espèces d'êtres vivants. D'où une concurrence biologique qui prévaut entre les membres de toutes les espèces et un irrémédiable conflit d' "intérêts" vitaux. Seule une partie de ceux qui sont nés peut survivre. Certains périssent parce que d'autres membres de leur propre espèce leur ont pris leurs moyens de subsistance. Une lutte implacable pour la vie se déroule entre les membres de chaque espèce précisément parce qu'ils font tous partie de la même espèce et se font concurrence pour les mêmes occasions rares de survie et de reproduction. Seul l'homme, de par sa raison, remplace la concurrence biologique par la coopération sociale. Ce qui a rendu cette coopération sociale possible est, bien sûr, un phénomène naturel : la plus grande productivité du travail accompli selon le principe de la division du travail et de la spécialisation des tâches. Mais il était nécessaire de découvrir ce principe, de comprendre sa portée concernant les affaires humaines et de l'employer consciemment comme moyen de lutte pour la vie.
Les points fondamentaux de la coopération sociale ont été interprétés de travers par l'école du darwinisme social ainsi que par bon nombre de ses critiques. Les premiers affirmaient que la guerre entre les hommes était un phénomène inévitable et que toutes les tentatives pour faire régner une paix durable entre les nations étaient contraires à la nature. Les seconds répondaient que la lutte pour la vie ne se déroulent pas entre les membres d'une même espèce animale mais entre les membres d'espèces différentes. Les tigres n'attaquent en règle générale pas les autres tigres mais, suivant le principe de moindre résistance, des animaux plus faibles. D'où, concluaient-ils, le fait que la guerre entre les hommes, qui font tous partie de même espèce, ne soit pas naturelle [2].
Ces deux écoles ont mal compris le concept darwinien de lutte pour la survie. Ce concept ne se réfère pas seulement au combat et aux coups. Il correspond de manière métaphorique à l'instinct tenace poussant les êtres à rester en vie malgré tous les facteurs qui leur sont préjudiciables. Comme les moyens de subsistance sont rares, la compétition biologique prévaut entre tous les individus mangeant la même nourriture qu'ils soient de la même espèce ou d'espèces différentes. Il importe peu de savoir si les tigres se battent ou non entre eux. Ce qui fait de chaque représentant d'une espèce animale un ennemi mortel pour tous les autres représentants de cette espèce, c'est le simple fait de leur rivalité à mort dans la quête d'une quantité suffisante de nourriture. Cette rivalité inexorable se retrouve aussi chez des animaux à l'instinct grégaire, qui se déplacent en meute ou en troupeau, chez les fourmis de la même fourmilière et les abeilles du même essaim, dans la couvée issue des mêmes parents et entre les graines d'une même plante. Seul l'homme a le pouvoir d'échapper dans une certaine mesure à cette loi par la coopération intentionnelle. Tant qu'il y a coopération sociale et que la population ne croît pas au-delà de la taille maximale, la concurrence biologique est suspendue. Il est donc inadéquat de se référer aux animaux et aux plantes pour traiter des problèmes sociaux des hommes.
Et pourtant, la reconnaissance quasi universelle du principe de coopération sociale n'a pas conduit à un accord pour toutes les relations entre les hommes. Alors que presque tous les individus sont d'accord pour considérer la coopération sociale comme le principal moyen de réaliser toutes les fins humaines, quelles qu'elles puissent être, ils sont divisés sur le fait de savoir jusqu'à quel point cette coopération sociale pacifique est un moyen adapté pour atteindre leurs objectifs et jusqu'à quel point il faudrait y avoir recours.
Ceux que l'on peut qualifier d'harmonistes basent leur argument sur la loi d'association de Ricardo et sur le principe de la population de Malthus. Ils ne supposent pas, comme le croient certains de leurs critiques, que tous les hommes sont biologiquement égaux. Ils tiennent tout à fait compte de ce qu'il existe des différences biologiques innées entre les divers groupes humains ainsi qu'entre les membres d'un même groupe. La loi de Ricardo a montré que la coopération suivant le principe de la division du travail est favorable à tous les participants. C'est un avantage pour tout un chacun de coopérer avec les autres hommes, même si ces derniers lui sont inférieurs sur tous les points capacités et talents intellectuels et physiques, zèle et valeur morale. A partir du principe de Malthus on peut déduire qu'il existe, pour tout état donné des biens du capital et de la connaissance sur la façon de faire le meilleur usage des ressources naturelles, une taille optimale de la population. Tant que la population n'a pas dépassé cette taille, l'arrivée de nouveaux venus améliore plutôt qu'elle ne nuit aux conditions de vie de ceux qui coopéraient déjà.
Au sein de la philosophie des anti-harmonistes, des diverses écoles du nationalisme et du racisme, il faut distinguer deux lignes de raisonnement différentes. L'une est la doctrine de l'antagonisme irrémédiable entre les différents groupes, que ce soient les nations ou les races. Selon les anti-harmonistes, la communauté d'intérêts n'existe qu'entre les membres d'un même groupe. Les intérêts de chaque groupe et de chacun de ses membres s'opposent de manière implacable à ceux des autres groupes et de tous leurs membres. Il est donc "naturel" qu'il doive y avoir une guerre perpétuelle entre les divers groupes. Cet état naturel de guerre de chaque groupe contre tous les autres peut parfois être interrompu par des périodes d'armistice, faussement appelées périodes de paix. Il se peut aussi que parfois, lors d'une guerre, un groupe coopère au sein d'alliances avec d'autres groupes. De telles alliances ne sont que des expédients politiques temporaires. Ils n'affectent pas sur le long terme l'inexorable et naturel conflit d'intérêts. Ayant, en coopération avec certains groupes alliés, battu plusieurs autres groupes hostiles, le groupe dominant de la coalition se retourne contre ses anciens alliés afin de les annihiler à leur tour et d'établir sa propre suprématie mondiale.
Le deuxième dogme des philosophies nationalistes et racistes est considéré par ses partisans comme une conclusion logique découlant de leur premier dogme. La condition humaine implique selon eux des conflits à jamais irréconciliables, tout d'abord entre les divers groupes en lutte les uns contre les autres, puis par la suite, après la victoire finale du groupe dominateur, entre ce dernier et le reste de l'humanité réduit en esclavage. Cette élite suprême doit donc être toujours prête à se battre, au début pour écraser les groupes rivaux, puis pour étouffer les rébellions d'esclaves. L'état de préparation perpétuelle à la guerre conduit à la nécessité d'organiser la société selon le modèle d'une armée. L'armée n'est pas un instrument destiné à servir un corps politique : elle constitue plutôt l'essence même de la coopération sociale, à laquelle toutes les autres institutions sociales sont subordonnées. Les individus ne sont pas les citoyens d'une communauté : ils sont les soldats d'une force de combat et sont en tant que tels obligés d'obéir sans condition aux ordres donnés par le commandant en chef. Ils n'ont pas de droits civiques, uniquement des devoirs militaires.
Ainsi, même le fait que l'immense majorité des gens considèrent la coopération sociale comme le principal moyen d'atteindre les objectifs désirés ne fournit pas une base pour établir un large accord à propos des fins ou des moyens.
En examinant les doctrines des valeurs absolues éternelles, nous devons aussi nous demander s'il est vrai ou non qu'il y eut une période de l'Histoire pendant laquelle les peuples de l'Occident étaient tous d'accord pour accepter un système uniforme de normes éthiques.
Jusqu'au début du quatrième siècle, la foi chrétienne se répandit par les conversions volontaires. Il y eut aussi par la suite des conversions volontaires d'individus et de peuples entiers. Mais à partir de l'époque de Théodose Ier, l'épée joua un rôle éminent dans la propagation du christianisme. Les païens et les hérétiques furent contraints par la force des armes à se soumettre aux enseignements chrétiens. Les problèmes religieux furent décidés pendant plusieurs siècles par le résultat des batailles et des guerres. Les campagnes militaires déterminaient l'allégeance religieuse des nations. Les chrétiens orientaux furent forcés d'embrasser la foi de Mahomet et les païens d'Europe et d'Amérique furent obligés d'embrasser celle du Christ. Le pouvoir séculier fut pour quelque chose dans la lutte entre la Réforme et la Contre-Réforme.
Il régnait une uniformité religieuse dans Europe du moyen âge parce que le paganisme et les hérésies avaient été éradiqués par le fer et par le feu. Toute l'Europe occidentale et centrale reconnut le pape comme vicaire du Christ. Mais cela ne voulait pas dire que tout le monde avait les mêmes jugements de valeur et les mêmes principes dictant la conduite à tenir. Dans l'Europe médiévale peu de gens vivaient selon les principes des Évangiles. On a beaucoup dit et écrit à propos de l'esprit authentiquement chrétien du code de la chevalerie et à propos de l'idéalisme chrétien qui guidait la conduite des chevaliers. On peut pourtant difficilement imaginer quelque chose qui soit moins compatible avec Luc 6:27-29 [*] que les règles de la chevalerie. Les galants chevaliers n'aimaient certainement pas leurs ennemis, ne bénissaient pas ceux qui les maudissaient et ne présentaient pas la joue gauche quand on les frappait sur la joue droite. L'Église catholique avait le pouvoir d'empêcher les savants et les auteurs de mettre en doute les dogmes définis par le pape et les conciles, et celui de forcer les dirigeants séculiers à céder devant certaines de ses revendications politiques. Mais elle ne put préserver sa situation qu'en fermant les yeux sur une conduite des laïcs qui faisait fi de la plupart, si ce n'est de la totalité, des principes des Évangiles. Les valeurs qui déterminaient les actions des classes au pouvoir étaient totalement différentes de celle prêchées par l'Église. Les paysans ne respectaient pas quant à eux Matthieu 6:25-28 [**]. Et il existait des cours et des tribunaux, contrairement à l'enseignement de Matthieu 7:1 : "Ne jugez point, afin que vous ne soyez point jugés".
La tentative la plus importante de trouver un critère absolu et éternel de la valeur se trouve dans la doctrine du droit naturel.
Le terme de "droit naturel" a été revendiqué par diverses écoles philosophiques et juridiques. De nombreuses doctrines ont fait appel à la nature afin de donner une justification à leurs postulats. Beaucoup de thèses manifestement fausses ont été avancées sous le label du droit naturel. Il n'était pas difficile de détruire les sophismes communs à toutes ces lignes de pensée. Et il n'est pas surprenant que de nombreux penseurs deviennent méfiants dès que l'on se réfère au droit naturel.
Ce serait pourtant une sérieuse erreur que d'ignorer le fait que toutes les variantes de cette doctrine contiennent une idée saine, qu'on ne pouvait ni compromettre en la reliant à des fantaisies intenables ni discréditer par une quelconque critique. Bien avant que les économistes classiques ne découvrissent qu'il existe également dans le domaine de l'action humaine une régularité dans l'enchaînement des phénomènes, les partisans du droit naturel étaient déjà vaguement conscients de ce fait inévitable. De la déconcertante diversité des doctrines regroupées sous la rubrique du droit naturel, il émergea finalement un ensemble de théorèmes qu'aucun ergotage ne pourra jamais infirmer. Il y a tout premièrement l'idée qu'il existe un ordre des choses issu de la nature, ordre auquel tout homme doit adapter ses actions s'il veut réussir. Deuxièmement : le seul moyen dont l'homme dispose pour connaître cet ordre est la réflexion et le raisonnement, et aucune institution sociale ne peut être exemptée d'un examen et d'un jugement par le raisonnement discursif. Troisièmement : il n'existe pas de critère disponible pour juger un quelconque mode d'action retenu par des individus ou des groupes d'individus en dehors des effets produits par cette action. Poussée au bout de ses conséquences logiques, l'idée de droit naturel aboutit en fin de compte au rationalisme et à l'utilitarisme.
La marche de la philosophie sociale vers cette inévitable conclusion fut ralentie par de nombreux obstacles qui ne purent être aisément éliminés. Il y avait de nombreux pièges sur le chemin et beaucoup d'inhibitions gênaient les philosophes. Traiter des vicissitudes de l'évolution de ces doctrines relève du rôle de l'histoire de la philosophie. Dans le contexte de notre étude, il est suffisant de ne mentionner que deux de ces problèmes.
Il existait un antagonisme entre les enseignements de la raison et les dogmes de l'Église. Certaines philosophes étaient prêts à reconnaître la totale suprématie de ces derniers. La vérité et la certitude, déclaraient-ils, ne peuvent être trouvés que dans la révélation. La raison humaine peut se tromper et l'homme ne peut jamais être sûr que ses spéculations n'ont pas été orientées par Satan. D'autres penseurs n'acceptaient pas cette solution. Rejeter par avance la raison était à leur avis absurde : la raison provient elle aussi de Dieu, qui l'a donnée à l'homme, de sorte qu'il ne peut y avoir de véritable contradiction entre le dogme et les justes enseignements de la raison. Le rôle du philosophe est de montrer que les deux sont en fin de compte en accord. Le problème central de la philosophie scolastique était de démontrer que la raison humaine était capable de prouver la vérité apodictique des dogmes révélés, et ce sans l'aide de la révélation et du Saint Esprit, uniquement grâce à ses propres méthodes de raisonnement [3]. Il n'y a pas de véritable conflit entre la foi et la raison. Droit naturel et droit divin ne s'opposent pas.
Toutefois, cette manière de traiter du sujet ne supprime pas l'antagonisme : elle ne fait que le déplacer ailleurs. Le conflit n'est plus une opposition entre la foi et la raison mais entre la philosophie thomiste et les autres façons de philosopher. Nous pouvons laisser de côté les dogmes véritables comme la Création, l'Incarnation ou la Trinité, car ils n'ont aucun lien direct avec les problèmes des rapports humains. Mais il reste de nombreuses questions pour lesquelles la plupart, si ce n'est toutes, les Églises et confessions chrétiennes ne sont pas prêtes à accepter un raisonnement profane et un jugement du point de vue de l'utilité sociale. La reconnaissance du droit naturel était donc seulement conditionnel de la part de la théologie chrétienne. Elle se référait à une version bien précise du droit naturel, qui ne s'opposait pas aux enseignements du Christ tels que les Églises et les confessions chrétiennes les interprétaient. Elle ne reconnaissait pas la suprématie de la raison. Elle était incompatible avec les principes de la philosophies utilitariste.
Un deuxième facteur empêchant le droit naturel d'évoluer vers un système cohérent et complet de l'action humaine était la théorie erronée de l'égalité biologique de tous les hommes. En repoussant les arguments avancés en faveur d'une discrimination légale entre les hommes et en faveur d'une société de statut, beaucoup de partisans de l'égalité devant la loi dépassèrent les bornes. Considérer que "à leur naissance les nouveau-nés, quelle que soit leur hérédité, sont aussi égaux que des automobiles Ford" [4] revient à nier des faits tellement évidents qu'on jeta le discrédit sur toute la philosophie du droit naturel. En insistant sur l'égalité biologique, la doctrine du droit naturel écartait tous les bons arguments avancés en faveur du principe de l'égalité devant la loi. On ouvrit ainsi la voie à la diffusion de théories prônant toutes sortes de discriminations légales à l'encontre d'individus ou de groupes d'individus. Ceci effaça les enseignements de la philosophie sociale libérale. En réveillant la haine et la violence, les guerres internationales et les révolutions intérieures, on préparait l'humanité à accepter le racisme et le nationalisme agressifs.
La principale réalisation de l'idée de droit naturel fut son rejet de la doctrine (parfois appelée positivisme juridique [***]) selon laquelle la source ultime du droit écrit se trouve dans le plus grand pouvoir militaire du législateur, qui est ainsi en position de soumettre ceux qui s'opposent à ses arrêtés. Le droit naturel enseignait que le droit écrit pouvait être un mauvaise droit et opposait au mauvais droit le bon droit, auquel il attribuait une origine naturelle ou divine. C'était toutefois une illusion de croire que le meilleur système de droit puisse être mis en pratique sans qu'une suprématie militaire ne le soutienne et ne le fasse appliquer. Les philosophes fermaient les yeux devant des faits historiques évidents. Ils refusaient d'admettre que les causes qu'ils estimaient justes ne progressaient que parce que leurs partisans avaient battu les défenseurs des mauvaises causes. La foi chrétienne doit son succès à une longue série de batailles et de campagnes victorieuses, depuis les diverses luttes entre les empereurs romains rivaux jusqu'aux campagnes ayant ouvert l'Orient aux activités missionnaires. La cause de l'indépendance américaine a triomphé parce que les forces britanniques furent vaincues par les insurgés et par les Français. C'est une triste vérité que Mars soutient les gros bataillons et non les causes justes. Être de l'avis contraire sous-entend de croire que le résultat d'un conflit armé est une épreuve sous forme de combat dans laquelle Dieu accorde toujours la victoire aux défenseurs de la cause juste. Mais une telle hypothèse annulerait tous les fondements de la doctrine du droit naturel, dont l'idée de base était d'opposer au droit positif, que les gens au pouvoir promulguaient et faisaient appliquer, un droit "supérieur" fondé sur la nature intime de l'homme.
Tous les défauts et toutes les contradictions de la doctrine du droit naturel ne doivent cependant pas nous empêcher de reconnaître son élément sain. Cachée sous un amas d'illusions et de préjugés arbitraires, se trouvait l'idée que toute loi valable dans un pays est ouverte à l'examen critique par la raison. Les anciens représentants de l'École du droit naturel n'avaient que de vagues notions du critère à appliquer lors d'un tel examen. Ils se référaient à la nature et répugnaient à admettre que l'on devait trouver le critère ultime du bien et du mal dans les effets produits par une loi. L'utilitarisme termina finalement l'évolution intellectuelle inaugurée par les Sophistes grecs.
Mais ni l'utilitarisme ni aucune variante de la doctrine du droit naturel ne trouvèrent ou ne pouvaient trouver un moyen d'éliminer les conflits entre des jugements de valeur antagonistes. Il ne sert à rien d'insister sur le fait que la nature est le juge ultime de ce qui est bon et de ce qui est mal. La nature ne révèle pas clairement ses plans et ses intentions à l'homme. En appeler au droit naturel ne clôt donc pas la discussion. Cela ne fait que substituer un désaccord sur l'interprétation du droit naturel à un désaccord sur les jugements de valeur. L'utilitarisme, d'autre part, ne traite pas du tout des fins ultimes et des jugements de valeur. Il ne se réfère jamais qu'aux moyens.
L'autorité et l'authenticité d'une religion révélée découle de la communication à l'homme de la volonté de l'Être suprême. C'est ce qui donne la certitude indiscutable aux croyants.
Les gens sont toutefois très largement partagés sur le contenu de la vérité révélée ainsi que sur son interprétation correcte orthodoxe. Malgré toute la grandeur, toute la majesté et toute la sublimité du sentiment religieux, il existe un conflit irrémédiable entre les différentes fois et les divers credos. Même s'il pouvait y avoir unanimité en ce qui concerne les questions d'authenticité historique et de fiabilité de la révélation, il resterait le problème de la véracité des diverses interprétations exégétiques.
Chaque foi affirme posséder la certitude absolue. Mais aucun groupe religieux ne connaît de moyen pacifique infaillible pour conduire les dissidents à renoncer volontairement à leur erreur et à adopter la véritable foi.
Quand des gens de différentes fois se retrouvent pour discuter pacifiquement de leurs différences, ils ne peuvent trouver aucune base commune à leur conversation sauf : C'est donc à leurs fruits que vous les reconnaîtrez [****]. Ce procédé utilitariste n'est cependant d'aucune utilité tant que les individus sont en désaccord sur le critère à appliquer pour juger des effets.
L'appel religieux à des valeurs absolues éternelles n'a pas éliminé les jugements de valeur conflictuels. Il a seulement conduit à des guerres de religion.
D'autres tentatives pour découvrir un critère absolu permettant de juger des valeurs ont été faites sans se référer à une quelconque réalité divine. Plusieurs auteurs, rejetant avec force toutes les religions traditionnelles et qualifiant leurs enseignements de "scientifiques", ont essayé de substituer une nouvelle foi aux anciennes. Ils prétendaient connaître précisément le pouvoir mystérieux gouvernant tout ce que l'avenir cosmique réserve à l'humanité. Ils promulguèrent une échelle absolue des valeurs : est bon ce qui va dans le sens de ce que ce pouvoir veut pour l'humanité, tout le reste étant mauvais. Dans leur vocabulaire "progressiste" est synonyme de bon et "réactionnaire" de mauvais. Le progrès l'emportera inévitablement sur la réaction parce qu'il est impossible aux hommes de changer le cours de l'Histoire par rapport à l'orientation prescrite par les plans de la mystérieuse cause première. Telle est la métaphysique de Karl Marx, nouvelle foi du soi-disant progressisme contemporain.
Le marxisme est une doctrine révolutionnaire. Il déclare expressément que le dessein de la cause première sera accompli par la guerre civile. Il laisse entendre que lors des batailles de ces campagnes la cause juste, c'est-à-dire la cause du progrès, doit finalement l'emporter. Tous les conflits concernant les jugements de valeurs disparaîtront alors. La liquidation de tous les dissidents établira la suprématie totale des valeurs absolues éternelles.
Cette méthode de résolution des conflits portant sur les jugements de valeur n'est certainement pas neuve. C'est un procédé connu et pratiqué depuis des temps immémoriaux. Tuez les infidèles ! Brûlez les hérétiques ! Ce qui est nouveau, c'est seulement le fait qu'on le vende aujourd'hui au public sous l'étiquette de la "science".
L'une des motivations qui poussent les hommes à chercher une norme de valeur absolue et immuable est l'idée qu'une coopération pacifique n'est possible qu'entre des gens partageant les mêmes jugements de valeur.
Il est évident que la coopération sociale n'aurait pas évolué et n'aurait pas pu être préservée si l'immense majorité ne la considérait pas comme le moyen d'atteindre tous ses objectifs. Luttant pour préserver sa vie et sa santé et pour éliminer le plus possible l'inquiétude ressentie, l'individu considère la société comme un moyen et non comme une fin. Il n'y a pas d'unanimité parfaite, y compris sur ce point. Mais nous pouvons négliger la différence d'opinion des ascètes et des anachorètes, non parce qu'ils sont peu nombreux, mais parce que leurs plans ne sont pas affectés si d'autres individus, poursuivant leurs projets, coopèrent en société.
Un désaccord entre les membres de la société existe en ce qui concerne la meilleure méthode d'organisation. Mais cette différence d'avis ne concerne que les moyens, pas les fins ultimes. On peut discuter des problèmes associés sans se référer aux jugements de valeur.
Bien sûr, presque tout le monde, guidé par la manière traditionnelle de traiter des principes éthiques, rejette de façon péremptoire ce type d'explication du problème. Les institutions sociales, affirme-t-on, doivent être justes. Il est bas de les juger d'après leur capacité à atteindre des objectifs donnés, aussi désirables puissent-ils être d'un autre point de vue. Ce qui compte est avant tout la justice. La formulation extrême de cette idée se trouve dans la fameuse phrase : fiat justitia, pereat mundus. Que la justice s'accomplisse, le monde dût-il s'effondrer. La plupart des partisans du postulat de la justice rejetteraient cette maxime comme extravagante, absurde et paradoxale. Mais elle n'est pas plus absurde, seulement plus choquante, que tout autre référence à une notion arbitraire de justice absolue. Elle montre clairement les sophismes des méthodes pratiquées par la discipline de l'éthique intuitive.
Le procédé de cette science quasi normative est de déduire de l'intuition certains principes et de les étudier comme si leur adoption en tant que guide de l'action n'affectait pas l'obtention d'autres fins estimées souhaitables. Les moralistes ne se soucient pas des conséquences nécessaires de la mise en application de leurs postulats. Nous n'avons pas besoin de discuter des positions de ceux pour qui en appeler à la justice est manifestement un prétexte, conscient ou inconscient, pour camoufler leurs intérêts à court terme, ni de montrer l'hypocrisie de ces notions commodes de la justice comme celles que l'on rencontre dans les concepts populaires de justes prix et de salaires équitables [5]. Les philosophes qui, dans leurs traités d'éthique, mettaient la justice au-dessus de toutes les valeurs et jugeaient toutes les institutions sociales selon un critère de justice, n'étaient pas coupables d'une telle supercherie. Ils ne soutenaient pas les préoccupations égoïstes de certains groupes en les décrétant justes, équitables et bonnes, et ne dénigraient pas tous leurs adversaires en les dépeignant comme des apologistes de causes injustes. C'étaient des platoniciens qui croyaient en l'existence d'une idée éternelle de justice absolue et qui pensaient qu'il était du devoir de l'homme d'organiser toutes les institutions humaines conformément à cet idéal. La connaissance de la justice est pour eux transmise à l'homme par une voix intérieure, c'est-à-dire par l'intuition. Les partisans de cette doctrine ne se demandaient pas quelles seraient les conséquences des plans qu'ils déclaraient justes. Ils supposaient tacitement soit que ces conséquences seraient bénéfiques, soit que l'humanité était tenue de supporter les conséquences même très pénibles de la justice. Ces professeurs de morale accordaient encore moins d'attention au fait que les gens peuvent être et sont effectivement en désaccord sur l'interprétation de cette voix intérieure, et qu'on ne peut trouver aucune méthode pacifique pour résoudre ces différends.
Toutes ces doctrines éthiques ont échoué à comprendre qu'il n'existe rien, en dehors des liens sociaux et précédant, temporellement ou logiquement, la naissance de la société, qui puisse être qualifié de "juste". Un individu imaginaire isolé doit, sous la pression de la concurrence biologique, considérer tous les autres comme des ennemis mortels. Sa seule préoccupation est de préserver sa vie et sa santé. Il n'a pas besoin de se soucier des conséquences de sa propre survie sur les autres hommes : la justice ne lui sert à rien. Ses seuls soucis sont l'hygiène et la défense. Mais plongé dans la coopération sociale avec d'autres hommes, l'individu est obligé de renoncer à des comportements incompatibles avec la vie en société. Ce n'est qu'alors qu'apparaît la distinction entre le juste et l'injuste. Elle se réfère invariablement à des relations sociales entre les hommes. Ce qui fait du bien à l'individu et ne nuit pas à ses semblables, comme le fait d'observer certaines règles concernant l'usage de certaines médicaments, reste du domaine de l'hygiène.
La mesure ultime de la justice, c'est le fait de contribuer à la préservation de la coopération sociale. Un comportement conduisant à préserver la coopération sociale est juste, un comportement nuisant à la préservation de la société n'est pas juste. Il ne peut nullement être question d'organiser la société selon les postulats d'une idée préconçue et arbitraire de la justice. Le problème est d'organiser la société du mieux possible en vue de réaliser les fins auxquelles les hommes veulent parvenir par la coopération sociale. L'utilité sociale est la seule norme de justice. C'est le seul guide de la législation.
Il n'existe donc pas de conflits irrémédiables entre égoïsme et altruisme, entre économie et éthique, entre les préoccupations de l'individu et celles de la société. La philosophie utilitariste et sa création la plus aboutie, l'économie, ont réduit ces antagonismes apparents à l'opposition des intérêts à court et à long termes. La société n'aurait pas pu naître ou être préservée sans une harmonie des intérêts correctement compris de tous ses membres.
Il n'y a qu'une façon de traiter de l'ensemble des problèmes de l'organisation sociale et du comportement des membres de la société : la méthode de la praxéologie et de l'économie. Aucune autre méthode ne peut contribuer en quoi que ce soit à élucider ces questions.
Le concept de justice tel qu'il est employé dans la jurisprudence se réfère à la légalité, c'est-à-dire à la légitimité du point de vue des lois en vigueur dans un pays. Cela signifie une justice de lege lata. La science du droit n'a rien à dire de lege ferenda, c'est-à-dire des lois telles qu'elles devraient être. Édicter de nouvelles lois et en abolir d'anciennes relève du rôle de la législature, dont la seule norme est l'utilité sociale. L'aide que le législateur peut attendre des juristes ne concerne que les affaires de technique juridique, et non l'essence des lois et des décrets.
Il n'existe pas de science normative, pas de science de ce qui devrait être.
Les enseignements essentiels de la philosophie utilitariste appliquée aux problèmes de société peuvent être énoncés comme suit :
L'effort humain exercé selon le principe de la division du travail dans le cadre de la coopération sociale entraîne, toutes choses égales par ailleurs, une production plus grande par unité d'énergie que celle résultant des efforts isolés d'individus solitaires. La coopération sociale devient ainsi pour presque tout un chacun le grand moyen pour parvenir à toutes les fins. Un intérêt commun éminemment humain, la préservation et l'intensification des liens sociaux, remplace l'impitoyable concurrence biologique qui caractérise la vie animale et végétale. L'homme devient un être social. Les lois inévitables de la nature ne l'obligent plus à considérer tous les autres représentants de son espèce animale comme des ennemis mortels. Les autres gens deviennent ses camarades. Chez les animaux toute naissance d'un nouveau membre de l'espèce signifie l'apparition d'un nouveau rival dans la lutte pour la vie. Chez l'homme, jusqu'à ce que la taille optimale de la population soit atteinte, cela signifie plus une amélioration qu'une détérioration dans sa quête du bien-être matériel.
Malgré toutes ses réussites sociales, l'homme reste un mammifère dans sa structure biologique. Ses besoins les plus urgents sont la nourriture, la chaleur et un abri. Ce n'est que lorsque ces besoins sont satisfaits qu'il peut s'occuper d'autres besoins, propres à l'espèce humaine et qualifiés par conséquent d'expressément humain ou de supérieurs. La satisfaction de ceux-ci dépend aussi, en règle générale et au moins dans une certaine mesure, de la disponibilité de divers biens matériels tangibles.
Comme la coopération sociale est pour l'agent un moyen et non une fin, il n'est pas nécessaire qu'il y ait unanimité sur les jugements de valeur pour qu'elle puisse opérer. C'est un fait que presque tous les hommes sont d'accord pour rechercher certaines fins précises, certains plaisirs que les moralistes, dans leur tour d'ivoire, méprisent en les traitant de bas et de misérables. Mais il n'est pas moins vrai que même les fins les plus sublimes ne peuvent pas être poursuivies par des gens n'ayant pas d'abord satisfait les besoins de leur corps animal. Les plus grandes réussites de la philosophie, de l'art et de la littérature n'auraient jamais été accomplies par des hommes vivant en dehors de la société.
Les moralistes font l'éloge de la noblesse de ceux qui cherchent quelque chose pour sa propre valeur. "Deusch sein heißt eine Sache um ihrer selbst willen tun" [Être allemand veut dire faire une chose pour elle-même] déclarait Richard Wagner [6], et les nazis, parmi tous, ont adopté cette devise comme principe fondamental de leur foi. Mais on n'attribue de valeur à ce que l'on poursuit comme fin ultime qu'en fonction de la satisfaction immédiate que l'on en retire. Il n'est pas grave de dire de manière elliptique qu'on la poursuit pour sa propre valeur. La phrase de Wagner se réduit ainsi au truisme : les fins ultimes sont des fins et non des moyens pour parvenir à d'autres fins.
Les moralistes accusent encore l'utilitarisme d'être un matérialisme (éthique). Ils se trompent ici aussi sur la doctrine utilitariste. Son point principal est de reconnaître que l'action poursuit des fins choisies données et qu'il ne peut par conséquent pas y avoir d'autre critère de jugement que l'aspect désirable ou indésirable de ses effets. Les principes de l'éthique sont destinés à préserver le "monde", pas à le détruire. Ils peuvent enjoindre les gens à accepter des effets indésirables à court terme afin de ne pas engendrer des effets encore plus indésirables à long terme. Mais ils ne doivent jamais recommander des actions dont ils estiment eux-mêmes les effets indésirables dans le seul but de ne pas s'opposer à un loi arbitraire découlant de l'intuition. La formule fiat justitia pereat mundus n'est donc que pur non sens. Une doctrine éthique ne tenant pas pleinement compte des effets de l'action n'est que fantaisie.
L'utilitarisme ne dit pas que les gens ne devraient poursuivre que des plaisirs sensuels (bien qu'il reconnaisse que la plupart ou au moins beaucoup de gens se comportent de cette façon). Il ne porte pas non plus de jugements de valeur. En reconnaissant que la coopération sociale est pour l'immense majorité des gens un moyen de parvenir à leurs fins, il écarte l'idée que la société, l'État, la nation ou toute autre entité sociale serait une fin ultime et que les individus ne seraient que les esclaves de cette entité. Il rejette les philosophies de l'universalisme, du collectivisme et du totalitarisme. Il y a donc sous cet aspect un sens à dire que l'utilitarisme est une philosophie de l'individualisme.
La doctrine collectiviste n'arrive pas à comprendre que la coopération sociale est pour l'homme un moyen de parvenir à toutes ses fins. Elle suppose qu'il existe un conflit irrémédiable entre les intérêts du collectif et ceux des individus, et se range sans condition dans ce conflit du côté de l'entité collective. Seul le collectif existe réellement pour elle : l'existence des individus est soumise à celle du collectif. Le collectif est parfait et ne peut pas se tromper. Les individus sont misérables et rebelles : leur entêtement doit être réfréné par l'autorité à laquelle Dieu ou la nature ont confié la gestion des affaires de la société. Les autorités supérieures en place viennent de Dieu, dit l'apôtre Paul [7]. Elles sont issues de la nature ou des facteurs surhumains qui dirigent le cours de tous les événements cosmiques, disent les collectivistes athées.
Deux questions se posent alors immédiatement. Premièrement : s'il était vrai que les intérêts du collectif et ceux des individus étaient irrémédiablement opposés les uns aux autres, comment la société pourrait-elle fonctionner ? On peut supposer que la force des armes empêcherait les individus d'avoir recours à la rébellion ouverte. Mais on ne peut pas supposer qu'une simple contrainte assurerait leur coopération active. Un système productif dans lequel la seule incitation au travail serait la crainte d'une punition ne pourrait pas durer. C'est cette raison qui a fait disparaître l'esclavage en tant que système de gestion de la production.
Deuxièmement : si le collectif n'est pas un moyen par lequel les individus parviennent à leurs fins, si l'épanouissement du collectif réclame des sacrifices de la part des individus et que ces sacrifices ne sont pas compensés par des avantages découlant de la coopération sociale, qu'est-ce qui pousse les partisans du collectivisme à donner la préférence aux intérêts du collectif sur les désirs personnels des individus ? Peut-on avancer le moindre argument en faveur d'une telle exaltation du collectif hormis des jugements de valeur personnels ?
Les jugements de valeur de chacun sont bien entendu personnels. Si quelqu'un accorde plus de valeur aux intérêts du collectif qu'à ses autres intérêts et agit en conséquence, c'est son affaire. Tant que les philosophes collectivistes procèdent de cette façon, on ne peut rien leur reprocher. Mais ils raisonnent différemment. Ils élèvent leur jugements de valeur personnels au rang de norme de valeur absolue. Ils enjoignent les autres à arrêter d'accorder de leur propre chef de la valeur aux choses pour adopter sans condition les principes auxquels le collectivisme a attribué une valeur éternelle et absolue.
La futilité et le caractère arbitraire du point de vue collectiviste est encore plus évident quand on se rappelle que les différents partis collectivistes se disputent l'obéissance exclusive des individus. Même s'ils emploient le même mot pour désigner leur idéal collectiviste, les divers auteurs et dirigeants ne sont pas d'accord entre eux sur les caractéristiques essentielles de la chose qu'ils ont en tête. L'État que Ferdinand Lassalle appelle Dieu et auquel il attribue une importance suprême n'est pas précisément l'idole collectiviste de Hegel et de Stahl, l'État des Hohenzollern. Est-ce l'humanité dans sa totalité qui est le seul collectif légitime, ou est-ce chacune des nations ? Le collectif auquel les suisses alémaniques doivent allégeance est-il la Confédération helvétique ou la Volksgemeinschaft regroupant tous les germanophones ? Toutes les entités sociales majeures comme les nations, les groupes linguistiques, les communautés religieuses, les organisations politiques ont été élevées au rang de collectif suprême, dépassant tous les autres collectifs et revendiquant la soumission de l'entière personnalité de tous les hommes sensés. Mais un individu peut-il renoncer à une action autonome et abandonner sans condition sa personne à un collectif unique ? Le choix du collectif à retenir ne peut se déterminer que par une décision totalement arbitraire. Le credo collectiviste est par nature exclusif et totalitaire. Il revendique l'homme dans sa totalité et ne veut pas le partager avec un quelconque autre collectif. Il cherche à établir la validité suprême et exclusive d'un système de valeur unique.
Il n'y a bien sûr qu'une seule façon de faire prévaloir ses propres jugements de valeur : il faut réduire par la force tous les dissidents. C'est ce que cherchent à faire tous les représentants des diverses doctrines collectivistes. Ils recommandent en définitive de recourir à la violence et à la suppression impitoyable de tous ceux qu'ils condamnent comme hérétiques. Le collectivisme est une doctrine de guerre, d'intolérance et de persécution. Si l'une des versions du collectivisme devait réussir dans ses tentatives, tout les individus, à l'exception du grand dictateur, seraient privés de sa nature spécifiquement humaine. Ils deviendraient de simples pions sans âme dans les mains d'un monstre.
Le trait caractéristique d'une société libre est qu'elle fonctionne malgré le fait que ses membres soient en désaccord sur beaucoup de jugements de valeur. Dans l'économie de marché, le monde des affaires est au service non seulement de la majorité mais aussi de diverses minorités, pourvu qu'elles ne soient pas trop petites par rapport aux biens économiques dont il faudrait disposer pour répondre à leurs souhaits particuliers. On publie des traités philosophiques bien que peu de gens les lisent et que les masses préfèrent lire d'autres livres ou n'en lire aucun s'il l'on prévoie qu'ils auront suffisamment de lecteurs pour rembourser leurs frais.
La quête de normes de valeur absolues ne se limite pas au domaine de l'éthique. Elle concerne également les valeurs esthétiques.
Il existe en éthique une base commune permettant de choisir des règles de conduite tant que les gens sont d'accord entre eux pour considérer la préservation de la coopération sociale comme le principal moyen de parvenir à leurs fins. Presque toutes les controverses sur les règles de conduite se réfèrent ainsi aux moyens et non aux fins. Il est donc possible de juger ces règles du point de vue de leur capacité à assurer le fonctionnement pacifique de la société. Même les partisans intransigeants d'une éthique intuitionniste ne pouvaient s'empêcher à l'occasion de juger d'un comportement du point de vue de ses effets sur le bonheur humain [8].
Il en va différemment des jugements de valeur esthétiques. Dans ce domaine, il n'existe aucun accord comparable à celui qui veut que la coopération sociale soit le principal moyen pour parvenir à toutes les fins. Au contraire tous les désaccords portent dans ce cas sur des jugements de valeur et pas un seul sur le choix des moyens à retenir pour atteindre un objectif commun. Il n'existe aucune possibilité de réconcilier des jugements conflictuels. Il n'existe aucune norme permettant de rectifier le verdict "j'aime" ou "je n'aime pas".
La malheureuse tendance à attribuer une existence réelle aux divers aspects de la pensée et de l'action humaines a conduit à essayer de donner une définition de la beauté puis à appliquer ce concept arbitraire comme norme. Or il n'existe pas de définition acceptable de la beauté hormis "ce qui me plait". Il n'y a pas de normes de la beauté, ni rien qui puisse correspondre à une discipline normative de l'esthétique. La seule chose que puisse dire un critique artistique ou littéraire professionnel en dehors de certaines observations historiques et techniques, c'est qu'il aime ou n'aime pas une oeuvre. L'oeuvre peut l'amener à produire des commentaires et des traités profonds. Mais ses jugements de valeur restent personnels et subjectifs et n'affectent pas nécessairement le jugement des autres. Une personne délicate notera avec intérêt ce qu'un écrivain sérieux dit de l'impression que lui a faite une oeuvre d'art. Mais il reste entièrement libre de laisser ou non les jugements des autres, aussi admirables soient-ils, influencer le sien.
Apprécier l'art ou la littérature présuppose une certaine disposition et une certaine sensibilité de la part du public. Le goût n'est présent de manière innée que chez très peu de gens. Les autres doivent cultiver leur aptitude à apprécier l'art. Il y a beaucoup de choses qu'un homme doit apprendre et dont il doit faire l'expérience pour devenir un connaisseur. Mais aussi brillant soit un homme en tant qu'expert bien informé, ses jugements de valeur restent personnels et subjectifs. Les critiques les plus éminents et, sur ce point, les écrivains, poètes et artistes les plus illustres se sont retrouvés en profond désaccord quant à leur appréciation des plus célèbres chefs-d'oeuvre.
Seuls des pédants guindés peuvent concevoir l'idée qu'il puisse exister des normes absolues disant ce qui est beau et ce qui ne l'est pas. Ils essaient de déduire des oeuvres du passé un ensemble de règles que les écrivains et les artistes du futur devraient, à leur avis, respecter. Mais le génie ne collabore pas avec l'expert.
La controverse sur les valeurs n'est pas une querelle scolastique ne pouvant intéresser que des professeurs coupeurs de cheveux en quatre. Elle concerne des questions essentielles de la vie humaine.
La vision du monde qui fut remplacée par le rationalisme moderne ne tolérait pas les jugements de valeur dissidents. Le simple fait de ne pas être d'accord était considéré comme une insolente provocation, un outrage mortel envers ses propres sentiments. Il en résulta de très longues guerres de religion.
Bien qu'il reste des traces d'intolérance, de sectarisme et d'une soif de persécution dans les questions religieuses, il est peu probable que la passion religieuse puisse allumer des guerres dans un futur proche. L'esprit agressif de notre époque vient d'une autre source, des tentatives faites pour rendre l'État totalitaire et pour priver l'individu de son autonomie.
Il est vrai que les partisans des programmes socialistes et interventionnistes ne préconisent ceux-ci que comme un moyen pour atteindre des fins qu'ils partagent avec tous les autres membres de la société. Ils considèrent qu'une société organisée selon leurs principes approvisionnerait mieux la population en biens matériels, biens pour lesquels les gens travaillent. Peut-on imaginer un état social plus souhaitable que celui de la "phase ultime de la société communiste" dans laquelle, nous dit Marx, la société donnera "à chacun selon ses besoins" ?
Les socialistes ne sont toutefois pas arrivés à démontrer leur thèse. Marx était incapable de réfuter les objections bien connues qu'on lui opposait déjà de son temps quant aux difficultés mineures des projets socialistes. En raison de son incapacité à cet égard, il fut poussé à développer les trois doctrines fondamentales de son dogmatisme [9]. Quand l'économie démontra plus tard pourquoi un ordre socialiste, ne disposant par nature d'aucun méthode de calcul économique, ne pourrait jamais fonctionner en tant que système économique, tous les arguments avancés en faveur de la grande réforme s'effondrèrent. Depuis cette époque les socialistes ne fondent plus leurs espoirs sur le pouvoir de leurs arguments mais sur le ressentiment, l'envie et la haine des masses. Aujourd'hui même les adeptes du socialisme "scientifique" ne comptent que sur ces facteurs émotionnels. Le socle du socialisme et de l'interventionnisme contemporains est un jugement de valeur. On salue le socialisme comme seul mode d'organisation économique juste de la société. Tous les socialistes, marxistes et non marxistes, recommandent le socialisme comme unique système compatible avec une échelle de valeurs absolues arbitrairement choisies. Ces valeurs, affirment-ils, sont les seules valables pour les gens convenables et en premier lieu pour les ouvriers, qui constituent la majorité dans une société industrielle moderne. Elles sont considérées comme absolues parce qu'elles sont soutenues par la majorité et que la majoré a toujours raison.
Une analyse plutôt superficielle et creuse des problèmes gouvernementaux prétendait distinguer entre liberté et despotisme par une caractéristique extérieure du système de réglementation et d'administration, à savoir le nombre de personnes exerçant le contrôle direct de l'appareil social de contrainte et de coercition. Un tel critère numérique se trouve à la base de la célèbre classification d'Aristote concernant les diverses formes de gouvernement. Les concepts de monarchie, d'oligarchie et de démocratie conservent encore la trace de cette façon de traiter du problème. Son insuffisance est pourtant tellement évidente qu'aucun philosophe ne pouvait éviter de parler de faits ne s'accordant pas avec elle et donc considérés comme paradoxaux. Il y avait par exemple le fait, déjà bien connu des auteurs grecs, que la tyrannie était souvent, ou même régulièrement, soutenue par les masses, ce qui en faisait en quelque sorte un gouvernement populaire. Les auteurs modernes ont employé le terme de "césarisme" pour désigner ce type de gouvernement et ont continué à le considérer comme un cas exceptionnel résultant de circonstances particulières. Mais ils se sont révélés incapables d'expliquer de manière satisfaisante ce qui rendait ces circonstances exceptionnelles. Ainsi, fascinés par la classification traditionnelle, les gens acceptèrent cette interprétation superficielle tant qu'elle semblait ne devoir expliquer qu'un cas unique de l'histoire européenne moderne, celui du Second Empire français. L'effondrement final de la doctrine aristotélicienne ne survint que lorsqu'elle dut faire face à la "dictature du prolétariat" et aux autocraties d'Hitler, de Mussolini, de Peron et d'autres successeurs modernes des tyrans grecs.
Le chemin permettant d'établir une distinction réaliste entre liberté et esclavage fut ouvert il y a deux cents ans par l'essai immortel de David Hume intitulé Essai sur les premiers principes du gouvernement [1752]. Le gouvernement, nous apprenait Hume, est toujours un gouvernement du petit nombre sur le grand nombre. Le pouvoir se trouve donc toujours du côté des gouvernés, et les gouvernants n'ont pas d'autre aide que l'opinion publique. Cette reconnaissance et sa conclusion logique ont totalement modifié le débat sur la liberté. On abandonna le point de vue mécanique et arithmétique. Si l'opinion publique est en définitive responsable de la structure gouvernementale, c'est aussi elle qui détermine s'il y a liberté ou esclavage. Il n'y a en réalité qu'un seul facteur qui ait le pouvoir de rendre les gens esclaves l'opinion publique tyrannique. La lutte en faveur de la liberté n'est en fin de compte pas une résistance aux autocrates ou aux oligarques, mais une résistance face au despotisme de l'opinion publique. Ce n'est pas une lutte du grand nombre face au petit nombre mais des minorités parfois d'une minorité à une voix près contre la majorité. La pire et plus dangereuse forme d'autorité absolutiste est celle d'une majorité intolérante. Telle est la conclusion à laquelle étaient arrivés Tocqueville et John Stuart Mill.
Dans son essai sur Bentham, Mill soulignait pourquoi cet éminent philosophe n'avait pas compris le véritable problème et pourquoi sa doctrine avait été acceptée par certains des plus nobles esprits. Bentham, dit-il, vivait "à une époque de réaction contre les gouvernements aristocratiques de l'Europe moderne." Les réformateurs de son temps "avaient pris l'habitude de considérer la majorité en nombre comme partout injustement opprimée, partout écrasée, ou au mieux oubliée, par les gouvernements." A une telle époque, il était facile d'oublier que "tous les pays ayant connu pendant longtemps un progrès constant, ou ayant été durablement grands, ne purent l'être que parce qu'il existait une opposition organisée au pouvoir régnant, de quelque type qu'il fût [...]. Presque tous les plus grands hommes ayant vécu ont fait partie d'une telle opposition. Partout où une telle querelle ne s'est pas perpétuée quand elle s'est terminée par la victoire totale de l'un des principes ennemis et qu'aucune nouvelle contestation n'a remplacé l'ancienne soit la société s'est sclérosée dans un immobilisme chinois, soit elle s'est dissoute." [10]
Une bonne partie de ce qu'il y a de correct dans les doctrines politiques de Bentham fut ignoré par ses contemporains, fut nié par les générations suivantes et eut une faible portée pratique. Mais son incapacité à distinguer correctement entre liberté et despotisme fut acceptée sans scrupules par la plupart des auteurs du dix-neuvième siècle. A leurs yeux la véritable liberté se trouvait dans le despotisme sans limite de la majorité.
Ne disposant pas du pouvoir de penser de manière logique et ignorant l'Histoire autant que la théorie, les auteurs "progressistes" tant admirés ont abandonné l'idée essentielle des Lumières : la liberté de pensée, de parole et de communication. Aucun d'entre eux n'était aussi franc que Comte ou Lénine : mais tous, en déclarant que la liberté signifie seulement le droit de dire des choses justes, mais pas le droit de dire des choses fausses, ont en réalité transformé les idées de liberté de pensée et de conscience en leur contraire. Ce ne fut pas le Syllabus du pape Pie IX [1864] qui ouvrit la porte à un retour de l'intolérance et de la persécution des dissidents. Ce furent les écrits des socialistes. Après un bref triomphe de l'idée de liberté, l'esclavage fit son retour, déguisé en couronnement et en aboutissement de la philosophie de la liberté, en achèvement d'une révolution inachevée et en émancipation finale de l'individu.
Le concept de valeurs absolues et éternelles est un élément indispensable de cette idéologie totalitaire. Une nouvelle idée de la liberté s'est installée. La vérité est ce que les gens au pouvoir déclarent être vrai. La minorité dissidente n'est pas démocratique parce qu'elle refuse de considérer comme vraie l'opinion de la majorité. Tous les moyens employés pour "liquider" de tels vauriens rebelles sont "démocratiques" et donc moralement justes.
Notes
[*] Dans la traduction de Segond :
27 Mais je vous dis, à vous qui m'écoutez : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent
28 bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous maltraitent.
29 Si quelqu'un te frappe sur une joue, présente-lui aussi l'autre. Si quelqu'un prend ton manteau, ne l'empêche pas de prendre encore ta tunique. (Luc 6)
[**] Dans la traduction de Segond :
25 C'est pourquoi je vous dis: Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps, de quoi vous serez vêtus. La vie n'est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement?
26 Regardez les oiseaux du ciel: ils ne sèment ni ne moissonnent, et ils n'amassent rien dans des greniers; et votre Père céleste les nourrit. Ne valez-vous pas beaucoup plus qu'eux?
27 Qui de vous, par ses inquiétudes, peut ajouter une coudée à la durée de sa vie?
28 Et pourquoi vous inquiéter au sujet du vêtement? Considérez comment croissent les lis des champs: ils ne travaillent ni ne filent; (Matthieu 6).
[****] Matthieu 7:20, dans la traduction de Segond. NdT.
[1] Franz Brentano, Vom Ursprung sittlicher Erkenntnis, 2ème édition, Leipzig, 1921.
[3] Louis Rougier, La Scolastique et le Thomisme (Paris, 1925), pp. 102-105, 116-117, 460-562.
[5] Voir Mises, Human Action, pp. 719-725.