Théorie et Histoire

Une interprétation de l'évolution économique et sociale

Première édition :Yale University Press, 1957. Réédité (et mis en ligne) par le Ludwig von Mises Institute

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

Introduction

 

1. Le dualisme méthodologique

L'homme mortel ne sait pas comment l'univers et tout ce qu'il contient pourraient apparaître à une intelligence surhumaine. Peut-être un tel esprit supérieur serait-il en mesure d'élaborer une interprétation moniste cohérente et détaillée de tous les phénomènes. L'homme — au moins jusqu'à maintenant — a toujours échoué lamentablement dans ses tentatives de combler le gouffre béant qu'il aperçoit entre l'esprit et la matière, entre le cavalier et le cheval, entre le maçon et la pierre. Il serait ridicule de voir dans cet échec une démonstration suffisante de la justesse d'une philosophie dualiste. Tout ce que nous pouvons en déduire est que la science — au moins pour le temps présent — doit adopter une approche dualiste, moins comme explication philosophique que comme moyen méthodologique.

Le dualisme méthodologique s'abstient de toute proposition concernant les essences et les constructions métaphysiques. Il se contente de tenir compte du fait que nous ne savons pas quel effet les événements extérieurs — physiques, chimiques et physiologiques — ont sur les pensées, idées et jugements de valeur des hommes. Cette ignorance divise le domaine de la connaissance en deux champs séparés : le champ des événements extérieurs, habituellement appelé nature, et le champ de la pensée et de l'action humaines.

A des époques plus anciennes, on étudiait la question d'un point de vue moral et religieux. Le monisme matérialiste était écarté car incompatible avec le dualisme du Créateur et de sa création, et avec celui de l'âme immortelle et du corps mortel. Le déterminisme était rejeté comme incompatible avec les principes fondamentaux de la moralité ainsi qu'avec le code pénal. La plupart des points avancés lors de ces controverses pour soutenir les dogmes respectifs n'étaient pas essentiels et sont sans rapport avec le point de vue méthodologique de notre époque. Les déterministes ne faisaient guère plus que répéter leur thèse encore et toujours, sans essayer de la justifier. Les adversaires du déterminisme repoussaient les affirmations de leurs adversaires, mais étaient incapables de mettre le doigt sur leurs points faibles. Les longs débats n'étaient pas très utiles.

La portée de la controverse changea quand la science nouvelle de l'économie entra en scène. Les partis politiques qui rejetaient avec passion toutes les conclusions pratiques auxquelles conduisaient inévitablement les résultats de la pensée économique, mais qui étaient incapables d'élever la moindre objection défendable contre leur véracité et leur validité, déplacèrent le débat vers les champs de l'épistémologie et de la méthodologie. Ils proclamèrent que les méthodes expérimentales des sciences de la nature étaient le seul mode de recherche adéquat, et que l'induction à partir de l'expérience sensorielle était le seul mode légitime de raisonnement scientifique. Ils se comportèrent comme s'ils n'avaient jamais entendu parler des problèmes logiques impliqués par l'induction. Tout ce qui n'était ni expérimentation ni induction était à leurs yeux métaphysique, terme qu'ils employaient comme synonyme de non-sens.

2. Économie et métaphysique

Les sciences de l'action humaine partent du fait que l'homme agit intentionnellement en vue de fins qu'il a choisies. C'est précisément ce point que toutes les branches du positivisme, du béhaviorisme et du panphysicalisme veulent soit nier totalement, soit passer sous silence. Or, il serait tout simplement stupide de nier le fait que l'homme se comporte manifestement comme s'il avait véritablement en vue des fins précises. Ainsi, la négation de l'intention contenue dans les attitudes de l'homme ne peut se soutenir que s'il l'on suppose que le choix à la fois des fins et des moyens n'est qu'apparence et que le comportement humain est en fin de compte déterminé par des événements physiologiques pouvant être entièrement décrits dans les termes de la physique et de la chimie.

Même les partisans les plus fanatiques de la secte de la "Science Unifiée" reculent devant l'idée d'épouser sans ambiguïté cette formulation brutale de leur thèse fondamentale. Il y a de bonnes raisons à cette réticence. Tant que l'on n'a pas découvert de relation manifeste entre les idées et les événements physiques ou chimiques dont elles seraient la conséquence régulière, la thèse positiviste demeure un postulat épistémologique découlant non pas d'une expérience scientifiquement établie, mais d'une vision métaphysique du monde.

Les positivistes nous expliquent qu'un jour une nouvelle discipline scientifique émergera, justifiant leurs promesses, et qu'elle décrira dans les moindres détails les processus physico-chimiques qui produisent dans le corps humain des idées données. Ne nous disputons pas aujourd'hui sur ces questions touchant l'avenir. Il est cependant évident qu'une telle proposition métaphysique ne peut en aucune façon infirmer les résultats du raisonnement discursif des sciences de l'action humaine. Les positivistes n'aiment pas, pour des raisons émotionnelles, les conclusions que l'homme qui agit doit nécessairement tirer des enseignements de l'économie. Comme ils ne sont pas en mesure de trouver la moindre faille dans le raisonnement économique ou dans les déductions qui en découlent, ils ont recours à des procédés métaphysiques afin de discréditer les fondements épistémologiques et l'approche méthodologique de l'économie.

Il n'y a rien de mal dans la métaphysique. L'homme ne peut pas s'en passer. Les positivistes se trompent lamentablement lorsqu'ils emploient le terme de "métaphysique" comme synonyme de non-sens. Toutefois aucune proposition métaphysique ne doit contredire les découvertes du raisonnement discursif. La métaphysique n'est pas une science, et le recours à des notions métaphysiques est vain dans le contexte d'une étude logique des problèmes scientifiques. Il en est de même de la métaphysique du positivisme, à laquelle ses partisans ont donné le nom d'anti-métaphysique.

3. Régularité et prédiction

Du point de vue épistémologique, la marque distinctive de ce que nous appelons la nature se trouve dans une régularité inévitable et vérifiable dans l'enchaînement des phénomènes. D'autre part, le signe distinctif de ce que nous appelons la sphère humaine, ou l'histoire humaine, ou, mieux encore, le champ de l'action humaine, est l'absence d'une telle régularité régnant de manière universelle. Dans des conditions identiques les pierres réagissent toujours de la même façon aux mêmes stimuli : nous pouvons apprendre quelque chose sur ces modes réguliers de réactions et pouvons utiliser cette connaissance afin d'orienter nos actions vers des buts donnés. Notre classification des objets de la nature et le fait que nous donnons des noms à ces classes sont un résultat de cette connaissance. Une pierre est une chose qui réagit d'une manière bien déterminée. Les hommes réagissent aux mêmes stimuli de différentes façons, et le même homme peut réagir à divers instants d'une manière différente de celle qu'il a pu avoir auparavant ou pourra avoir plus tard. Il est impossible de regrouper les hommes en classes dont les membres réagiraient toujours de la même façon.

Ceci ne veut pas dire que les actions humaines futures sont totalement imprévisible. Elles peuvent, d'une certaine manière et dans une certaine mesure, être anticipées. Mais les méthodes appliquées lors de telles prévisions, et leur domaine de validité, sont logiquement et épistémologiquement totalement différentes de celles appliquées lors de la prévision d'événements de la nature, et de leur domaine de validité.

4. Le concept de lois de la nature

L'expérience est toujours expérience de choses passées. Elle se réfère à ce qui a été et n'est plus, à des événements perdus à tout jamais dans l'écoulement du temps.

La conscience d'une régularité dans l'enchaînement de nombreux phénomènes ne modifie pas cette référence de l'expérience à une chose qui s'est produit une fois par le passé, en un lieu et à un moment donnés, dans des circonstances y prévalant alors. La connaissance d'une régularité se réfère également exclusivement aux événements du passé. Le maximum que l'expérience puisse nous apprendre est que dans tous les cas observés par le passé, il y avait une régularité vérifiable.

De toute éternité, tous les hommes de toutes les races et de toutes les civilisations ont considéré comme garanti qu'une régularité observée dans le passé prévaudrait aussi dans le futur. La catégorie de la causalité et l'idée que les événements de la nature suivront dans l'avenir la même marche qu'ils ont montrée par le passé, sont des principes fondamentaux de la pensée humaine ainsi que de l'action humaine. Notre civilisation matérielle est le produit d'un comportement guidés par ces principes. Tout doute concernant leur validité pour ce qui est des actions humaines passées est écarté par le résultat des constructions techniques. L'histoire nous enseigne de manière irréfutable que nos ancêtres et nous-mêmes jusqu'à l'instant présent avons agi sagement en les adoptant. Ces principes sont vrais au sens que le pragmatisme donne au concept de vérité. Ils marchent ou, plus exactement, ils ont marché dans le passé.

En laissant de côté le problème de la causalité et ses implications métaphysiques, nous devons comprendre que les sciences de la nature sont entièrement fondées sur l'hypothèse qu'une conjonction régulière de phénomènes a cours dans le domaine qu'elles étudient. Elles ne recherchent pas simplement un lien habituel, mais une régularité qui prévaut sans exception pour tous les cas observé par le passé et que l'on s'attend à prévaloir de la même façon pour tous les cas qui seront observés dans le futur. Quand elles ne peuvent trouver qu'un lien habituel — comme c'est souvent le cas en biologie, par exemple — elles supposent que c'est uniquement l'insuffisance de nos méthodes de recherche qui nous empêche temporairement de découvrir une régularité stricte.

Les deux concepts de lien invariable et de lien habituel ne doivent pas être confondus. En se référant à un lien invariable, les gens veulent dire qu'aucun écart par rapport au comportement régulier — la loi — n'a jamais été observé et qu'ils sont certains, pour autant que les hommes puissent être certains de quelque chose, qu'aucun écart n'est possible et ne pourra se produira. La meilleure explication de cette idée de régularité inexorable dans l'enchaînement des phénomènes naturels nous est fournie par le concept de miracle. Un événement miraculeux est quelque chose qui ne peut tout simplement pas se produire dans le cours normal du monde tel que nous le connaissons, parce que son occurrence ne peut pas être expliquée par les lois de la nature. Si néanmoins un tel événement est observé, deux interprétations différentes sont fournies, les deux étant cependant pleinement d'accord pour considérer les lois de la nature comme inexorables. Le dévot dit : "Ceci ne peut pas se produire dans le cours normal des choses. Cela n'a pu se passer que parce que le Seigneur a le pouvoir d'agir sans être contraint par les lois de la nature. C'est un événement incompréhensible et inexplicable pour l'esprit humain, c'est un mystère, un miracle." Les rationalistes disent : "Cela ne pouvait pas se produire et ne s'est donc pas produit. Soit les témoins sont des menteurs, soit ils sont victimes d'une illusion." Si le concept de lois de la nature ne signifiait pas régularité inexorable mais uniquement lien habituel, la notion de miracle n'aurait jamais été imaginée. On dirait simplement : A est habituellement suivi par B, mais dans certains cas cet effet ne se produit pas.

Personne ne dit que les pierres jetées en l'air avec un angle de 45 degrés retombent habituellement vers la terre, ni qu'un membre humain perdu lors d'un accident ne repousse habituellement pas. Toute notre pensée et toutes nos actions sont guidées par la connaissance que dans de tels cas nous ne sommes pas en face d'une répétition simplement habituelle, fréquente, du même lien, mais d'une répétition régulière.

5. Les limitations de la connaissance humaine

La connaissance humaine est limitée par le pouvoir de l'esprit humain et par l'étendue du domaine dans lequel les objets évoquent des sensations humaines. Peut-être y a-t-il dans l'univers des choses que nos sens ne peuvent pas percevoir et des relations que nos esprits ne peuvent pas saisir. Il peut aussi exister hors de l'orbite que nous appelons l'univers d'autres systèmes de choses sur lesquelles nous ne pouvons rien apprendre parce que, pour le moment, aucune trace de leur existence n'entre dans notre sphère d'une manière qui puisse modifier nos sensations. Il se peut aussi que la régularité que nous observons concernant les phénomènes naturels ne soit pas éternelle mais seulement temporaire, qu'elle ne prévale que pour le stade actuel (qui peut durer des millions d'années) de l'histoire de l'univers et qu'elle soit un jour remplacée par un autre arrangement.

De telles idées, ou des idées similaires, peuvent conduire un scientifique consciencieux à la plus grande précaution lorsqu'il s'agit de formuler les résultats de ses recherches. Il appartient au philosophe d'être encore plus mesuré lorsqu'il traite des catégories a priori de la causalité et de la régularité dans l'enchaînement des phénomènes de la nature.

On ne peut pas faire remonter les formes et les catégories a priori de la pensée et du raisonnement humains à quelque chose dont elles apparaîtraient comme la conclusion logiquement nécessaire. Il est contradictoire de s'attendre à ce que la logique puisse être d'une quelconque utilité pour démontrer l'exactitude ou la validité des principes logiques fondamentaux. Tout ce que l'on peut en dire est que nier leur exactitude ou leur validité apparaît comme un non-sens à l'esprit humain et que la pensée, guidée par ces principes, a conduit à des modes d'action fructueux.

Le scepticisme de Hume était une réaction à un postulat de certitude absolue à jamais hors d'atteinte pour l'homme. Les théologiens qui considéraient que rien hormis la révélation ne pouvait fournir à l'homme une parfaite certitude avaient raison. La recherche scientifique humaine ne peut pas aller au-delà des limites tracées par l'insuffisance des sens de l'homme et par l'étroitesse de son esprit. Il n'y a pas de démonstration déductive possible du principe de causalité ni de l'inférence ampliative d'une induction imparfaite ; on ne peut qu'avoir recours à l'énoncé tout aussi indémontrable qu'il existe une régularité stricte pour l'ensemble de tous phénomènes de la nature. Si nous ne faisions pas référence à cette uniformité, tous les énoncés des sciences de la nature n'apparaîtraient que comme des généralisations hâtives.

6. Régularité et choix

Le point principal de l'action humaine est qu'en ce qui la concerne, il n'existe pas de telle régularité entre les phénomènes. Ce n'est pas un défaut des sciences de l'action humaine qu'elles n'aient pas réussi à découvrir d'exemples précis de stimulus-réponse. Ce qui n'existe pas ne peut pas être découvert.

S'il n'y avait pas de régularité dans la nature, il serait impossible d'affirmer quoi que ce soit concernant le comportement d'une classe d'objets. Il faudrait étudier les cas individuels et combiner ce qu'on a appris à leur sujet dans une explication historique.

Supposons, pour les besoins du raisonnement, que toutes les quantités physiques que nous appelons constantes soient en fait soumises à un changement perpétuel et que seule l'insuffisance de nos méthodes de recherche nous empêche de prendre conscience de ces changements lents. Nous ne les prenons pas en compte parce qu'ils n'ont pas d'influence perceptible sur notre condition et n'affectent pas de manière notable le résultat de nos actions. On peut donc dire que ces quantités reconnues par les sciences expérimentales de la nature peuvent être considérées comme des constantes parce qu'elles restent inchangées pendant une période qui dépasse très largement les durées pour lesquelles nous pouvons avoir l'intention de préparer quelque chose.

Mais il n'est pas acceptable de raisonner d'une manière analogue en ce qui concerne les quantités que nous observons dans le domaine de l'action humaine. Ces quantités sont manifestement variables. Les changements dont elles sont l'objet affectent pleinement le résultat de nos actions. Chaque quantité que nous pouvons observer est un événement historique, un fait qui ne peut pas être entièrement décrit sans spécifier l'instant et le lieu.

L'économétricien est incapable de réfuter ce fait, qui coupe l'herbe sous le pied de son raisonnement. Il ne peut s'empêcher d'admettre qu'il n'y a pas de "constantes du comportement". Néanmoins, il veut introduire certains nombres, arbitrairement choisis sur la base d'un fait historique, comme "constantes du comportement inconnues." La seule excuse qu'il avance est que ses hypothèses "ne font que dire que ces nombres inconnus restent raisonnablement constants au cours d'une périodes de plusieurs années." [1] Or, le fait de savoir si une telle période de constance hypothétique d'un nombre donné continue encore ou si un changement de ce nombre a déjà eu lieu ne peut être établi que plus tard. Avec le recul, il peut être possible, bien qu'uniquement dans de rares cas, de dire que sur une période (probablement assez courte) un ratio à peu près stable — que l'économétricien choisit d'appeler ratio "raisonnablement" constant — a prévalu entre les valeurs numériques de deux facteurs. Mais il s'agit de quelque chose de fondamentalement différent des constantes de la physique. C'est l'affirmation d'un fait historique et non d'une constante que l'on pourrait utiliser pour essayer de prévoir des événements futurs.

En laissant de côté pour l'instant toute référence au problème du libre arbitre ou de la volonté humaine, nous pouvons dire la chose suivante : les entités non humaines réagissent selon des modes réguliers ; l'homme choisit. L'homme choisit d'abord des fins ultimes, puis les moyens de les atteindre. Ces actes de choix sont déterminés par des pensées et des idées sur lesquelles, au moins pour le temps présent, les sciences de la nature ne savent pas nous donner d'information.

Dans le traitement mathématique de la physique, la distinction entre constantes et variables a un sens : elle est essentielle dans tous les cas nécessitant un calcul technique. En économie, il n'y a pas de relations constantes entre les diverses grandeurs. Par conséquent, toutes les données vérifiables sont variables ou, ce qui revient au même, sont des données historiques. Les économistes mathématiciens répètent que la difficulté de l'économie mathématique vient du fait qu'il y a un trop grand nombre de variables. La vérité est qu'il n'y a que des variables et aucune constante. Et il est inutile de parler de variables quand il n'y a pas de choses invariables.

7. Moyens et fins

Choisir, c'est, parmi deux (ou davantage) modes de conduite, en prendre un et laisser de côté les autres possibilités. A chaque fois qu'un être humain est dans une situation où plusieurs comportements, s'excluant mutuellement, lui sont ouverts, il choisit. La vie implique donc une suite sans fin d'actes de choix. L'action est un comportement dirigée par des choix.

Les actes mentaux qui déterminent le contenu d'un choix se réfèrent à des fins ultimes ou aux moyens permettant d'atteindre des fins ultimes. Les premières sont appelées jugements de valeur. Les seconds constituent des décisions techniques découlant de propositions factuelles.

Au sens strict du terme, l'homme qui agit ne vise qu'à une fin ultime : atteindre une situation qui lui convient mieux que les autres chois possibles. Les philosophes et les économistes décrivent ce fait indéniable en déclarant que l'homme préfère ce qui le rend plus heureux à ce qui le rend moins heureux, qu'il recherche le bonheur. [2] Le bonheur — avec le sens purement formel dans lequel la théorie éthique utilise le terme — est la seule fin ultime, et que toutes les autres choses et situations recherchées ne sont que de simples moyens pour réaliser cette fin ultime et suprême. Il est habituel, toutefois, d'employer un mode d'expression moins précis, et on donne fréquemment le nom de fins ultimes à tous les moyens qui sont adaptés à fournir une satisfaction directe et immédiate.

Le trait caractéristique des fins ultimes est qu'elles dépendent entièrement du jugement subjectif et personnel de chaque individu, jugement qui ne peut pas être examiné, mesuré et encore moins corrigé par une autre personne. Chaque individu est l'unique et ultime arbitre sur tous les points concernant sa propre satisfaction et son propre bonheur.

Comme cette connaissance fondamentale est souvent considérée comme incompatible avec la doctrine chrétienne, il peut être indiqué d'illustrer sa véracité par des exemples tirés des débuts de l'histoire de la foi chrétienne. Les martyrs rejetaient ce que les autres considéraient comme les plaisirs suprêmes en vue de gagner le salut et le bonheur éternel. Il ne prêtaient pas attention à leurs semblables bien intentionnés qui les exhortaient à sauver leurs vies en saluant la statut de l'empereur divin, mais choisissaient de mourir pour leur cause plutôt que de préserver leurs vies en perdant le bonheur éternel dans les cieux. Quels arguments un homme pourrait-il mettre en avant s'il voulait dissuader son semblable du martyre ? Il pouvait essayer de saper les fondements spirituels de sa foi dans le message des Évangiles et dans leur interprétation par l'Église. Ceci aurait été une tentative d'ébranler la confiance du chrétien dans l'efficacité de sa religion comme moyen d'atteindre le salut et la félicité. Si cela ne marchait pas, d'autres arguments ne pouvaient rien apporter, car ce qu'il serait resté, c'eût été une décision entre deux fins ultimes, le choix entre le bonheur éternel et la damnation éternelle. Le martyre apparaissait alors comme le moyen d'atteindre une fin qui d'après le martyr garantissait le bonheur suprême et éternel.

Dès que les gens s'aventurent à s'interroger sur une fin et à l'étudier, ils ne la considèrent plus comme telle mais la traite comme un moyen en vue d'atteindre une fin encore plus élevée. La fin ultime est au-delà de tout examen rationnel. Toutes les autres fins ne sont que provisoires. Elles deviennent des moyens dès qu'elles sont comparées à d'autres fins ou moyens.

Les moyens sont jugés et appréciés selon leur capacité à produire des effets donnés. Alors que les jugements de valeur sont personnels, subjectifs et ultimes, les jugements sur les moyens sont essentiellement des conclusions tirées de propositions factuelles concernant le pouvoir de ces moyens en question à produire des effets donnés. Sur le pouvoir d'un moyen à produire un effet donné, il peut y avoir désaccord et débat entre les hommes. Pour l'évaluation des fins ultimes, il n'y a pas de critère interpersonnel disponible.

Choisir des moyens est un problème technique pour ainsi dire, le terme "technique" étant pris dans son sens le plus large. Choisir des fins ultimes est une affaire personnelle, subjective, individuelle. Choisir des moyens est une question de raison, choisir des fins ultimes est une question d'âme et de volonté.

 

Notes

[1] Voir de la Commission Cowles pour la Recherche économique, Report for Period, January 1, 1948-June 30, 1949 (Université de Chicago), p. 7.

[2] Il n'est pas besoin de réfuter à nouveau les arguments avancés depuis plus de deux mille ans contre les principes de l'eudémonisme, de l'hédonisme et de l'utilitarisme. Pour un exposé du caractère formel et subjectiviste des concepts de "plaisir" et de "douleur" tels qu'on les emploie dans le contexte de ces doctrines, voir Mises, Human Action (New Haven, Yale University Press, 1949, pp. 14-15), et Ludwig Feuerbach, Eudämonismus, dans Sämmtliche Werke, éd. Bolin et Jodl (Stuttgart, 1907), 10, pp. 290-293. Bien entendu, ceux qui ne reconnaissent aucun "bonheur" autre que celui procuré par l'orgasme, l'alcool, etc., continuent de répéter ces vieilles erreurs et déformations.


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