par Ludwig von Mises
traduit par Hervé de Quengo
Les idées populaires concernant les méthodes qu'emploient ou devraient employer les économistes dans la poursuite de leurs études sont influencées par la croyance que les méthodes des sciences de la nature sont également adéquates pour l'étude de l'action humaine. Cette fable est soutenue par l'usage qui prend l'histoire économique pour de l'économie. Un historien, qu'il traite de ce que l'on appelle l'histoire générale ou de l'histoire économique, doit étudier et analyser les récits disponibles. Il doit entreprendre des recherches. Bien que les activités de recherche d'un historien soient épistémologiquement et méthodologiquement différentes de celles d'un physicien ou d'un biologiste, il n'y a pas de mal à employer pour elles toutes la même appellation, à savoir recherche. La recherche ne consomme pas que du temps. Elle est aussi plus ou moins chère.
Mais l'économie n'est pas l'histoire. L'économie est une branche de la praxéologie, la théorie aprioriste de l'action humaine. L'économiste ne fonde pas ses théories sur la recherche historique mais sur la pensée théorique, comme le logicien ou le mathématicien. Bien que l'histoire soit, comme toutes les autres sciences, à la base de ses études, il n'apprend rien de manière directe de l'histoire. C'est au contraire l'histoire économique qui a besoin d'être interprétée à l'aide des théories développées par l'économie.
La raison en est évidente, comme il a déjà été indiqué. L'historien ne peut jamais déduire de théorème de cause à effet à partir de l'analyse des données disponibles. L'expérience historique n'est pas l'expérience de laboratoire. Elle est expérience de phénomènes complexes, du résultat de l'opération conjointe de diverses forces.
Ceci montre pourquoi il est faux d'affirmer que « C'est de l'observation que même l'économie déductive obtient ses prémisses ultimes. » 1 Ce que nous pouvons « observer », ce ne sont toujours que des phénomènes complexes. Ce que l'histoire économique, l'observation ou l'expérience peuvent nous dire, ce sont des faits comme : Pendant une période donnée du passé le mineur Jean dans les mines de charbon de la compagnie X dans le village de Y gagnait p dollars pour une journée de travail de n heures. Il n'y a aucun moyen pouvant conduire, en partant de l'ensemble de ces données et d'autres données de ce type, à la moindre théorie concernant les facteurs qui déterminent le niveau des taux salariaux.
Il y a plein d'institutions faisant prétendument de la recherche économique. Elles collectent diverses données, commentent de manière plus ou moins arbitraire les événements auxquels ces données se réfèrent et sont même parfois assez téméraires pour faire, sur la base de cette connaissance du passé, des pronostics sur le cours futur des affaires économiques. Considérant la prévision de l'avenir comme leur principal objectif, elles intitulent « outils » les séries de données collectées. Considérant l'élaboration de plans pour l'action gouvernementale comme leur activité la plus éminente, elles aspirent à jouer le rôle d'un « état-major économique » assistant l'effort économique du commandant suprême de la nation. En concurrence avec les instituts de recherche des sciences de la nature pour l'obtention de bourses du gouvernement et des fondations, elles qualifient leurs bureaux de « laboratoires » et leurs méthodes d' « expérimentales ». Leur effort peut être grandement apprécié de certains points de vue. Mais ce n'est pas de l'économie. C'est de l'histoire économique du passé récent.
L'opinion publique est encore sous le coup de l'échec de l'économie classique vis-à-vis du problème de la valeur. Incapable de résoudre l'apparent paradoxe de la valeur, les économistes classiques ne purent faire remonter la chaîne des transactions marchandes jusqu'au consommateur et furent forcés de faire partir leur raisonnement des actions de l'homme d'affaires, pour lequel les jugements de valeur des acheteurs constituent un fait donné. La conduite d'un homme d'affaires en sa qualité de marchand au service du public est décrite de manière pertinente par la formule : Acheter là où c'est le moins cher, vendre là où c'est le plus cher. La deuxième partie de cette formule ce réfère au comportement des acheteurs dont les jugements de valeur déterminent le niveau des prix qu'ils sont disposés à payer pour la marchandise. Mais rien n'est dit du processus qui conduit à ces jugements de valeur. Ils sont considérés comme des données. Si l'on accepte cette formule simpliste, il est certainement possible de distinguer entre un comportement comparable à celui de l'homme d'affaires (faussement appelée comportement économique ou rationnel) et un comportement déterminé par des considérations autres que celles du monde des affaires (faussement appelé comportement non économique ou irrationnel). Mais ce type de classification n'a plus aucun sens si nous l'appliquons au comportement du consommateur.
Le mal fait par ces tentatives et d'autres du même genre en vue d'établir des distinctions fut d'éloigner l'économie de la réalité. La tâche de l'économie, telle que la pratiquèrent bon nombre d'épigones des économistes classiques, n'était plus de traiter des événements tels qu'ils se passaient réellement mais uniquement des forces contribuant d'une manière pas très clairement définie à l'émergence de ce qui se passait réellement. L'économie ne cherchait plus en fait à expliquer la formation des prix du marché mais à décrire quelque chose qui, avec d'autres facteurs, jouait un certain rôle, peu clair, dans ce processus. En réalité elle ne traitait pas d'êtres vivants réels mais d'un fantôme, de l'homo œconomicus, créature fondamentalement différente de l'homme réel.
L'absurdité de cette doctrine devient manifeste dès que l'on pose la question sur ce qui différencie l'homo œconomicus de l'homme réel. Il est considéré comme un parfait égoïste, comme omniscient et cherchant exclusivement à accumuler de plus en plus de richesses. Mais pour ce qui est de la détermination des prix du marché, peu importe que l'acheteur soit un « égoïste » parce qu'il veut jouir lui-même de ce qu'il a acheté ou qu'il soit un « altruiste » achetant pour d'autres raisons, par exemple pour faire un don à une institution charitable. Peu importe aussi pour le marché que le consommateur soit guidé dans ses achats par des idées qu'un observateur impartial considère comme vraies ou fausses. Il achète parce qu'il croit qu'acquérir la marchandise en question le satisfera davantage que de conserver son argent ou de le dépenser pour autre chose. Qu'il vise ou non à accumuler des richesses, il cherche toujours à employer ce qu'il possède pour des fins qui, à ce qu'il pense, le satisferont le plus.
Il n'y a qu'un motif qui détermine toutes les actions de tous les hommes, à savoir éliminer, directement ou indirectement et autant que possible, tout malaise ressenti. Dans la poursuite de ce but les hommes sont affectés par toutes les fragilités et toutes les faiblesses de l'existence humaine. Ce qui détermine le cours réel des événements, la formation des prix et tous les autres phénomènes communément qualifiés d'économiques ainsi que tous les autres événements de l'histoire humaine, c'est l'attitude des hommes faillibles et les effets produits par leurs actions passibles d'erreur. La grandeur de l'approche de l'économie moderne de l'utilité marginale consiste dans le fait qu'elle accorde toute son attention à cet état de choses. Elle ne traite pas des actions d'un homme idéal, fondamentalement différent de l'homme réel, mais des choix de tous les participants à la coopération sociale dans le cadre de la division du travail.
L'économie, disent beaucoup de ses critiques, suppose que tout le monde se comporte dans toutes ses actions de manière parfaitement « rationnelle » et cherche exclusivement le bénéfice le plus grand possible à la façon dont les spéculateurs achètent et vendent à la Bourse. Mais l'homme réel, affirment-ils, est différent. Il poursuit aussi des fins autres qu'un avantage matériel pouvant être exprimé en termes monétaires.
Il y a toute une liste d'erreurs et de malentendus dans ce raisonnement populaire. L'homme qui travaille à la Bourse est poussé vers cette activité par une seule intention : développer sa propre compétence. Mais c'est exactement la même intention qui anime l'activité lucrative de toutes les autres personnes. Le fermier veut vendre ses produits aux prix les plus élevés qu'il peut obtenir et le salarié désire ardemment vendre son travail au prix le plus élevé possible. Le fait qu'en considérant la rémunération qui lui est offerte le vendeur de biens ou de services ne tienne pas uniquement compte de ce qu'il obtient en termes monétaires mais fasse également intervenir tous les autres bénéfices présents est parfaitement cohérent avec son comportement tel que caractérisé par cette description.
Les buts spécifiques que les gens poursuivent dans l'action sont très différents et changent tout le temps. Mais toute action est invariablement suscitée par un motif unique, substituer un état qui plait davantage à l'acteur à l'état qui prévaudrait en l'absence de son action.
Une opinion populaire considère l'économie comme la science des transactions commerciales. Ceci suppose que l'économie entretient la même relation avec les activités de l'homme d'affaires que celle que la discipline de la technologie enseignée dans les écoles et exposée dans les livres entretient avec les activités des mécaniciens, des ingénieurs et des artisans. L'homme d'affaires est celui qui fait les choses à propos desquelles l'économiste ne fait que parler et écrire. Un homme d'affaires a donc, en sa qualité de praticien ayant des informations venant de l'intérieur, une connaissance mieux fondée et plus réaliste des problèmes de l'économie que le théoricien qui observe les affaires du commerce de l'extérieur. La meilleure méthode que le théoricien peut choisir pour apprendre quelque chose sur les conditions réelles est d'écouter ce que disent les acteurs.
Toutefois, l'économie ne porte pas spécialement sur le monde des affaires : elle traite de tous les phénomènes du marché et de tous leurs aspects, et pas seulement des activités de l'homme d'affaires. Le comportement du consommateur — c'est-à-dire de tout le monde — n'est pas moins l'objet des études économiques que celui de n'importe qui d'autre. L'homme d'affaires n'est pas, en sa qualité d'homme d'affaires, plus étroitement lié ou impliqué qu'un autre dans le processus qui engendre les phénomènes du marché. La position de l'économiste vis-à-vis de l'objet de ses études ne doit pas être comparée à celle de l'auteur d'ouvrages sur la technologie vis-à-vis des ingénieurs et des ouvriers de terrain, mais plutôt à celle du biologiste vis-à-vis d'êtres vivants — y compris les hommes — dont il essaie de décrire les fonctions vitales. Ce ne sont pas les personnes qui ont les meilleurs yeux qui sont les experts en ophtalmologie mais les ophtalmologistes, même s'ils sont myopes.
C'est un fait historique que certains hommes d'affaires, et avant tout parmi eux David Ricardo, ont fait de brillantes contributions à la théorie économique. Mais il y a eu d'autres éminents économistes qui n'était « que » des théoriciens. Ce qui est erroné dans la discipline enseignée de nos jours dans la plupart des universités sous l'étiquette trompeuse d'économie n'est pas que les enseignants et les auteurs de manuels ne soient pas des hommes d'affaires ou ont échoué dans leurs entreprises commerciales. Le problème vient de leur ignorance de l'économie et de leur incapacité à penser de manière logique.
L'économiste — comme le biologiste et le psychologue — traite de la matière présente et à l'œuvre en chaque homme. Ce point sépare son travail de celui de l'ethnologue qui veut enregistrer les mœurs et les habitudes d'une tribu primitive. L'économiste n'a pas besoin de se déplacer ; il peut, malgré toutes les railleries accomplir son travail dans un fauteuil, comme le logicien et le mathématicien. Ce qui le distingue des autres gens n'est pas l'occasion ésotérique d'étudier quelque matériel spécial inaccessible aux autres, mais la manière dont il regarde les choses et découvre en elle des aspects que les autres n'avaient pas réussi à voir. C'était cela que Philip Wicksteed avait à l'esprit quand il a choisi pour son grand traité une devise du Faust de Goethe : La vie humaine — tout le monde la vit, mais elle n'est connue que de quelques-uns.
Le pire ennemi de la pensée claire est la propension à réifier a, c'est-à-dire à attribuer une substance ou une existence réelle à des constructions mentales ou à des concepts.
Dans les sciences de l'action humaine, l'exemple le plus remarquable de cette erreur est la façon dont le terme société est employé par plusieurs écoles pseudo-scientifiques. Il n'y a pas de mal à utiliser le mot pour désigner la coopération d'individus unis dans des efforts voulant aboutir à certaines fins. Ce qui constitue ce que l'on appelle la société ou la « grande société » est cet aspect précis des diverses actions des individus. Mais la société en elle-même n'est ni une substance, ni un pouvoir, ni un être agissant. Seuls les individus agissent. Certaines actions des individus sont orientées par l'intention de coopérer avec d'autres. La coopération des individus entraîne un état de choses que décrit le concept de société. La société n'existe pas en dehors des pensées et des actions des gens. Elle n'a pas « d'intérêts » et ne recherche rien. Il en va de même pour tous les autres ensembles collectifs.
La réification n'est pas uniquement une erreur épistémologique et elle n'égare pas seulement la recherche de la connaissance. Dans les sciences dites sociales elle sert le plus souvent des aspirations politiques bien déterminées en donnant au collectif une dignité plus grande qu'à l'individu ou même en n'attribuant de véritable existence qu'au collectif et en niant l'existence de l'individu, qui est qualifié de simple abstraction.
Les collectivistes sont eux-mêmes en désaccord entre eux sur l'appréciation des diverses constructions collectivistes. Ils revendiquent pour un collectif une réalité et une dignité morale supérieures à celles des autres ou, de façon plus radicale, nient même à la fois la véritable existence et la dignité des constructions collectivistes des autres gens. Les nationalistes considèrent ainsi la « nation » comme le seul collectif authentique, le seul auquel tous les individus qu'ils considèrent comme des co-nationaux devraient allégeance, et ils stigmatisent tous les autres collectifs — par exemple les communautés religieuses — comme étant de rang inférieur. L'épistémologie n'a toutefois pas à étudier les controverses politiques en jeu.
En niant l'en-soi, c'est-à-dire une existence propre indépendante, aux collectifs, on ne nie pas le moins du monde la réalité des effets apportés par la coopération des individus. On ne fait qu'établir que les collectifs viennent au monde par l'intermédiaire des pensées et des actions des individus et qu'ils disparaissent quand ces individus adoptent une façon de penser ou d'agir différente. Les pensées et les actions d'un individu donné jouent un rôle dans l'émergence non pas d'un mais de plusieurs collectifs. Les diverses attitudes du même individu peuvent ainsi servir à constituer les collectifs que sont la nation, la communauté religieuse, le parti politique, etc. Par ailleurs un homme peut, sans cesser totalement d'appartenir à un collectif donné, se conduire à l'occasion ou même régulièrement dans certaines de ses actions d'une façon qui est incompatible avec la préservation de sa qualité de membre du collectif. Il est ainsi par exemple arrivé dans l'histoire récente des différentes nations que des catholiques votent en faveur de candidats avouant ouvertement leur hostilité aux aspirations politiques de l'Église et rejetant ses dogmes comme autant de fables. En étudiant les collectifs, l'historien doit faire attention à l'importance qu'ont pu avoir les diverses idées de coopération dans la détermination de la pensée et des actions de leurs membres. Ainsi, en traitant de l'histoire du Risorgimento italien, il doit rechercher à quel point et de quelle manière l'idée d'un État national italien d'une part, d'un État papal séculier d'autre part ont influencé les attitudes des divers individus et groupes dont la conduite est l'objet de ses études.
La situation politique et idéologique de l'Allemagne de l'époque ont conduit Marx à employer, dans l'annonce de son programme de nationalisation des moyens de production, le terme de « société » au lieu du terme d' « État » (Staat), qui est l'équivalent allemand du terme anglais « nation. » La propagande socialiste entourait le mot « société » et l'adjectif « social » d'une aura sacrée qui se manifeste dans l'estime quasi-religieuse dont jouit ce que l'on appelle « l'assistance sociale » [social work], c'est-à-dire la gestion de la distribution de la charité et des activités similaires.
Aucune proposition raisonnable concernant l'action humaine ne peut être énoncée sans faire référence à ce que recherchent les individus qui agissent et à ce qu'ils considèrent comme un échec ou un succès, comme un profit ou une perte. Si nous étudions les actions des individus, nous apprenons tout ce que l'on peut apprendre de l'agir car il n'y a pas, autant que nous le sachions, d'autres entités ou êtres dans l'univers qui, insatisfaits de l'état de choses qui prévaudrait en l'absence de leur intervention, désirent améliorer leur condition par le biais d'une action. En étudiant l'action nous prenons conscience des pouvoirs de l'Homme et aussi des limites de ceux-ci. L'Homme ne possède pas l'omnipotence et ne pourra jamais atteindre un état de satisfaction pleine et durable. Tout ce qu'il peut faire est de remplacer, en ayant recours à des moyens adéquats, un état de mécontentement plus grand par un état de mécontentement moindre.
En étudiant les actions des individus nous apprenons également tout des collectifs et de la société, car le collectif n'a pas d'existence et de réalité en dehors des actions des individus. Il vient au monde par les idées qui poussent les individus à se comporter comme des membres d'un groupe donné et son existence s'arrête quand le pouvoir de persuasion de ses idées disparaît. La seule façon de connaître un collectif est d'analyser le comportement de ses membres.
Il n'est pas besoin d'ajouter quoi que ce soit à ce qui a déjà été dit par la praxéologie et l'économie pour justifier l'individualisme méthodologique et pour rejeter la mythologie du collectivisme méthodologique 2. Même les défenseurs les plus fanatiques du collectivisme traitent des actions des individus lorsqu'ils prétendent traiter des actions des collectifs. Les statistiques n'enregistrent pas les événements qui se passent dans ou à propos des collectifs. Elles enregistrent ce qui se passe pour des individus formant des groupes donnés. Le critère déterminant la constitution de ces groupes est une certaine caractéristique des individus. La première chose à établir en parlant d'une entité sociale est de définir clairement ce qui justifie de compter ou non un individu comme membre de ce groupe.
Ceci vaut aussi pour les groupes qui sont apparemment constitués par « des faits et des réalités tangibles » et non par de « simples » facteurs idéologiques, par exemple les groupes de gens descendant d'un ancêtre commun ou les groupes de gens vivant dans la même aire géographique. Il n'est ni « naturel » ni « nécessaire » que les membres de la même race ou les habitants d'un même pays coopèrent ensemble plus étroitement qu'avec les membres des autres races ou avec les habitants des autres pays. Les idées de solidarité de race et de haine raciale ne sont pas moins des idées que toute autre idée et ce n'est que là où elles sont acceptées par les individus qu'elles conduisent à une action correspondante. La tribu primitive des sauvages est également réunie en unité d'action — en société — par le fait que ses membres sont imprégnés de l'idée que la loyauté au clan est la bonne façon ou même la seule façon qui leur est ouverte pour se protéger. Il est vrai que cette idéologie primitive ne fut pas sérieusement contestée pendant des milliers d'années. Mais le fait qu'une idéologie domine les esprits pendant très longtemps ne change rien à sa nature praxéologique. D'autres idéologies ont elles aussi joui d'une longévité considérable, par exemple le principe du gouvernement monarchique.
Le rejet de l'individualisme méthodologique implique l'hypothèse que le comportement des hommes serait gouverné par des forces mystérieuses défiant toute analyse et toute description. Car si l'on prend conscience que ce sont les idées qui déclenchent l'action, on ne peut s'empêcher d'admettre que ces idées naissent dans le cerveau de certains individus et se transmettent à d'autres individus. Mais alors on a accepté la thèse fondamentale de l'individualisme méthodologique, à savoir que ce sont les idées des individus qui déterminent leur appartenance à un groupe et un collectif n'apparaît plus comme une entité agissant de son propre chef et de sa propre initiative.
Toutes les relations entre les hommes sont une retombée de certaines idées et du comportement des individus qu'elles entraînent. Le despote règne parce que ses sujets choisissent de lui obéir plutôt que de lui résister ouvertement. Le propriétaire d'esclaves est en mesure de traiter ses esclaves comme s'ils étaient ses biens parce que les esclaves sont bon gré mal gré disposés à céder à ses prétentions. C'est une transformation idéologique qui à notre époque affaiblit et menace de dissoudre totalement l'autorité des parents, des enseignants et des hommes d'Église.
Le sens de l'individualisme philosophique a été lamentablement déformé par les partisans du collectivisme. D'après eux le dilemme est de savoir si les intérêts des individus devraient l'emporter sur ceux de l'un des collectifs — arbitrairement choisi. La controverse épistémologique entre individualisme et collectivisme n'a cependant aucun rapport direct avec cette question purement politique. L'individualisme en tant que principe d'analyse philosophique, praxéologique et historique de l'action humaine signifie établir le fait que l'on puisse faire remonter toutes les actions aux individus et celui qu'aucune méthode ne peut réussir à déterminer comment des événements externes donnés, susceptibles d'être décrits par les méthodes des sciences de la nature, produisent dans l'esprit humain des idées, des jugements de valeur et des volontés donnés. En ce sens l'individu, qui ne peut pas être décomposé en plusieurs parties, est à la fois le point de départ et la donnée ultime de toutes les tentatives d'étude de l'action humaine.
La méthode collectiviste est anthropomorphique, car elle considère simplement comme allant de soi que tous les concepts de l'action des individus peuvent être appliqués à ceux des collectifs. Elle ne voit pas que tous les collectifs sont le produit d'un mode d'action bien précis des individus ; ils sont une conséquence des idées qui déterminent la conduite des individus.
Les auteurs qui pensent avoir substitué, dans l'analyse de l'économie de marché, une approche holiste ou sociale ou universaliste ou institutionnelle ou macroéconomique, à ce qu'ils considèrent de haut comme la mauvaise approche individualiste se trompent et trompent leur public. Parce que tout raisonnement concernant l'action doit traiter du jugement de valeur et de la recherche de fins données, car il n'y a pas de question non orientée par des causes finales. Il est possible d'analyser les conditions qui prévaudraient au sein d'un système socialiste dans lequel seul le tsar suprême déterminerait toutes les activités et où tous les autres individus effaceraient leur propre personnalité et se transformeraient en réalité en simples outils entre les mains des actions du tsar. Pour la théorie du socialisme intégral il peut sembler suffisant de ne tenir compte que des jugements de valeur et des actions du tsar suprême. Mais si l'on traite d'un système dans lequel les actions sont gouvernées ou affectées par la recherche de fins précises de la part de plus d'un homme, on ne peut pas éviter de faire remonter les effets produits par l'action au point au-delà duquel aucune analyse des actions ne peut continuer, c'est-à-dire aux jugements de valeur des individus et aux fins qu'ils poursuivent.
L'approche macroéconomique considère un segment arbitrairement choisi de l'économie de marché (une nation en règle générale) comme s'il s'agissait d'une unité intégrée. Tout ce qui se passe dans ce segment, ce sont des actions d'individus et de groupes d'individus agissant de concert. Mais la macroéconomie procède comme si toutes ces actions individuelles étaient en fait le résultat de l'interaction d'une grandeur macroéconomique avec une autre grandeur de ce type.
La distinction entre macroéconomie et microéconomie est, en matière de terminologie, empruntée à la distinction faite par la physique moderne entre la physique microscopique, qui traite des systèmes à l'échelle atomique, et la physique molaire, qui traite des systèmes à une échelle accessibles aux sens grossiers de l'Homme. Elle sous-entend que dans l'idéal les lois microscopiques suffisent à elles seules à couvrir toutes les lois de la physique, les lois molaires étant simplement leur adaptation pratique à un problème spécifique mais se produisant fréquemment. La loi molaire apparaît comme une version condensée et expurgée de la loi microscopique 3. L'évolution qui a ainsi mené de la physique macroscopique à la loi microscopique est considérée comme un progrès d'une méthode moins satisfaisante à une méthode plus satisfaisante en ce qui concerne l'étude des phénomènes de la réalité.
Ce que les auteurs qui ont introduit la distinction entre macroéconomie et microéconomie dans la terminologie des problèmes économiques ont à l'esprit est précisément le contraire. Leur doctrine sous-entend que la microéconomie est une manière d'étude des problèmes concernés laissant à désirer, et que la substitution de la macroéconomie à la microéconomie revient à éliminer une méthode peu satisfaisante par l'adoption d'une méthode plus satisfaisante.
Le macroéconomiste se berce d'illusions si dans son raisonnement il emploie des prix monétaires déterminés sur le marché par les acheteurs et les vendeurs individuels. Une approche macroéconomique cohérente éviterait toute référence aux prix et à la monnaie. L'économie de marché est un système social dans lequel des individus agissent. Les jugements de valeur des individus tes qu'ils se manifestent au travers des prix du marché déterminent le cours de toutes les activités de production. Si l'on veut opposer à la réalité de l'économie de marché l'image d'un système holiste, alors il faut s'abstenir d'utiliser des prix.
Illustrons un aspect des erreurs de la méthode macroéconomique par l'analyse de l'un de ses schémas les plus populaires, l'approche dite du revenu national.
Le revenu est un concept issu des méthodes comptables pratiquées par le commerce à la recherche du profit. L'homme d'affaires sert les consommateurs afin de faire des profits. Il tient des comptes pour trouver si oui ou non ce but a été atteint. Il compare (de même que les capitalistes et les investisseurs, qui ne sont pas eux-mêmes actifs dans les affaires, ainsi que les fermiers et les propriétaires de tous les types de biens immobiliers) l'équivalent monétaire de tous les biens utilisés par l'entreprise à deux instants différents et apprend ainsi ce que fut le résultat de ses transactions pendant la période les séparant. A partir d'un calcul de ce genre les concepts de profit et de perte ont émergé, différents de celui de capital. Si le propriétaire de l'entreprise à laquelle se réfère cette comptabilité appelle « revenu » le profit obtenu, il veut dire ceci : Si je consomme tout ce profit, je ne réduis pas le capital investi dans l'entreprise.
Les lois fiscales modernes appellent « revenu » non seulement ce que le comptable considère comme le profit réalisé par une entreprise donnée et ce que le propriétaire de cette entreprise considère comme le revenu découlant de la marche de cette entreprise, mais aussi les bénéfices nets des professions libérales et les traitements et salaires des employés. En ajoutant pour la nation entière ce qui est un revenu au sens de la comptabilité et ce qui est un revenu au sens des lois fiscales, on obtient le chiffre appelé « revenu national ».
Le caractère illusoire de ce concept de revenu national doit se voir non seulement dans le fait qu'il est dépendant des changements du pouvoir d'achat de l'unité monétaire. Plus l'inflation progresse, plus le revenu national augmente. Dans un système économique où il n'y a aucune augmentation de la quantité de monnaie et de moyens fiduciaires, l'accumulation progressive du capital et l'amélioration des méthodes techniques de production qu'elle suscite produiraient une baisse progressive des prix ou, ce qui est la même chose, une hausse du pouvoir d'achat de l'unité monétaire. La quantité de biens disponibles à la consommation augmenterait et le niveau de vie moyen s'améliorerait mais ces changements ne se verraient pas dans les chiffres des statistiques du revenu national.
Le concept de revenu national élimine totalement les conditions réelles de production au sein d'une économie de marché. Elle sous-entend l'idée que ce ne sont pas les activités des individus qui apportent l'amélioration (ou la détérioration) de la quantité des biens disponibles, mais quelque chose qui est au-dessus et en dehors de ces activités. Ce mystérieux quelque chose produit une quantité appelée « revenu national », un second processus « distribue » ensuite cette quantité entre les divers individus. Le sens politique de ces méthodes est évident. On critique « l'inégalité » qui prévaut dans la « distribution » du revenu national. Il devient interdit de se demander ce qui fait baisser ou monter le revenu national et on sous-entend qu'il n'y a pas d'inégalité entre les contributions et les réalisations des individus qui produisent le total du revenu national.
Si l'on demande quels facteurs font monter le revenu national, on n'obtient qu'une réponse : d'une part l'amélioration de l'équipement, des machines et des outils employés dans la production, et d'autre part l'amélioration de l'utilisation de l'équipement disponible pour obtenir la plus grande satisfaction possible des besoins humains. Le premier point résulte de l'épargne et de l'accumulation du capital, le second de la connaissance technique et des activités entrepreneuriales. Si l'on qualifie une augmentation du revenu national (non produit par l'inflation) de progrès économique, on ne peut pas éviter d'établir le fait que le progrès économique est le fruit des efforts des épargnants, des investisseurs et des entrepreneurs. Ce qu'une analyse impartiale du revenu national devrait montrer est avant tout l'inégalité patente des contributions des divers individus à l'émergence de la grandeur appelée revenu national. Elle devrait en outre montrer comment l'accroissement de la quantité de capital employé par tête et le perfectionnement des activités techniques et entrepreneuriales bénéficient — en augmentant la productivité marginale du travail et donc les taux de salaires et en faisant monter les prix payés pour l'utilisation des ressources naturelles — aussi aux classes qui ne contribuent pas elles-mêmes à l'amélioration de la situation et à la hausse du « revenu national ».
L'approche du « revenu national » est une tentative avortée de fournir une justification à l'idée marxiste que dans une économie capitaliste les biens sont « socialement » (gesellschaftlich) produits puis « appropriés » par les individus. Elle renverse les choses. En réalité les processus de production sont des activités exercées par des individus coopérant les uns avec les autres. Chaque collaborateur individuel reçoit ce que ses semblables — en concurrence entre eux comme acheteurs sur le marché — sont prêts à payer pour sa contribution. Pour les besoins de l'argumentation on peut admettre que, en ajoutant les prix payés pour chaque contribution individuelle, l'on puisse appeler revenu national le résultat total. Mais c'est un jeu gratuit que d'en conclure que ce total a été produit pas la « nation » et de déplorer — en négligeant l'inégalité des contributions des divers individus — l'inégalité de sa prétendue distribution.
Il n'y a aucune raison non politique pour effectuer une telle addition de tous les revenus au sein d'une « nation » et non au sein d'un collectif plus grand ou plus étroit. Pourquoi le revenu national des États-Unis et pas plutôt le « revenu d'État » de l'État de New York ou le « revenu de comté » du comté de Westchester ou le « revenu municipal » de la municipalité de White Plains ? Tous les arguments pouvant être avancés en faveur du concept de « revenu national » des États-Unis au détriment du revenu de toutes ces unités territoriales plus petites peuvent aussi être avancés en faveur d'un revenu continental de toutes les régions du continent américain ou même d'un « revenu mondial » au détriment du revenu national des États-Unis. Ce ne sont que des tendances politiques qui rendent plausibles le choix des États-Unis comme unité. Les responsables de ce choix critiquent aussi ce qu'ils considèrent comme l'inégalité des revenus individuels à l'intérieur des États-Unis — ou au sein du territoire d'une autre nation souveraine — et veulent davantage d'égalité concernant les revenus des citoyens de leur propre nation. Ils ne sont ni favorables à une égalisation mondiale des revenus ni à une égalisation au sein des divers États formant les États-Unis ou de leurs subdivisions administratives. On peut être d'accord ou non avec leurs objectifs politiques. Mais on ne peut pas nier que le concept macroéconomique de revenu national ne soit qu'un slogan politique sans aucune valeur cognitive.
Les conditions naturelles de leur existence obligeaient les ancêtres non humains de l'Homme à se battre sans merci les uns contre les autres jusqu'à la mort. Inscrits dans le caractère animal de l'Homme se trouve la pulsion d'agression, l'envie d'éliminer tous ceux qui sont en concurrence avec lui pour obtenir une part suffisante des ressources de subsistance rares, qui ne suffisent pas à assurer la survie de tous ceux qui sont nés. Seul l'animal le plus fort avait une chance de rester en vie.
Ce qui sépare l'Homme des bêtes est la substitution de la coopération sociale à l'hostilité mortelle. L'instinct inné d'agression est supprimé de peur de désintégrer l'effort commun entrepris pour préserver la vie et pour la rendre plus agréable en pourvoyant aux besoins spécifiquement humains. Pour calmer les envies non totalement éteintes d'action violente, on a eu recours aux danses guerrières et aux jeux guerriers. Ce qui était autrefois très sérieux était dès lors reproduit dans le sport comme passe-temps. Le tournoi ressemble à la bataille mais n'est qu'un spectacle. Tous les coups des participants sont rigoureusement réglementés par les règles du jeu. La victoire ne consiste pas dans la suppression de l'autre parti mais dans l'obtention d'une situation que les règles déclarent correspondre au succès. Les jeux ne sont pas la réalité mais un simple divertissement. Ils constituent l'exutoire de l'homme civilisé pour évacuer les instincts de haine profondément ancrés. Quand le jeu prend fin, vainqueurs et vaincus se serrent la main et retournent à la réalité de leur vie sociale, qui est la coopération et non la lutte.
On pourrait difficilement faire un contresens plus fondamental sur l'essence de la coopération sociale et de l'effort économique de l'humanité civilisée qu'en les considérant comme une bataille ou une reproduction sous forme ludique d'une bataille, un jeu. Dans la coopération sociale tout le monde, en servant ses propres intérêts, sert ceux de ses semblables. Poussé par l'envie d'améliorer sa propre situation, il améliore celle des autres. Le boulanger ne nuit pas à ceux pour qui il cuit du pain : il les sert. Tout le monde y perdrait si le boulanger cessait de produire du pain et si le médecin ne soignait plus le malade. Le cordonnier n'a pas recours à une « stratégie » en vue de battre ses clients lorsqu'il leur propose des chaussures. La concurrence du marché ne doit pas être confondue avec l'impitoyable concurrence biologique qui règne chez les animaux et les plantes ou avec les guerres que se livrent encore des nations — malheureusement pas encore totalement — civilisées. La concurrence catallactique du marché a pour but d'assigner à chacun la fonction du système social où il peut rendre à tous ses semblables les services les plus précieux qu'il puisse accomplir.
Il y a toujours eu des hommes incapables sur le plan émotionnel de comprendre le principe fondamental de la coopération dans le cadre de la division des tâches. Nous pouvons essayer de comprendre leur faiblesse par la thymologie. L'achat de tout bien diminue le pouvoir qu'avait l'acheteur d'acquérir un autre bien qu'il désirait également avoir, même si, bien entendu, il considère cet autre bien comme moins important que celui qu'il a effectivement acheté. De ce point de vue il considère tout achat qu'il effectue comme un obstacle l'empêchant de satisfaire d'autres envies. S'il n'a pas acheté A ou s'il avait eu à payer moins pour A, il serait en mesure d'acquérir B. Il n'y a qu'un pas, pour les personnes à l'esprit étroit, de cette constatation à la conclusion que ce serait le vendeur de A qui le forcerait à renoncer à B. Il voit dans le vendeur non pas l'homme qui lui permet de satisfaire l'un de ses besoins mais l'homme qui l'empêche d'en satisfaire d'autres. Le froid le pousse à acheter de charbon pour son poêle et réduit les fonds qu'il peut dépenser pour d'autres choses. Mais il n'en rend responsable ni le froid ni son envie de chaleur : il le met sur le dos du vendeur de charbon. Ce méchant homme, pense-t-il, profite de mon embarras.
Tel était le raisonnement qui conduisit les gens à la conclusion que la source des profits de l'homme d'affaires provenait du dénuement et de la souffrance de ses contemporains. Selon ce raisonnement le docteur gagne sa vie grâce à la maladie du patient, pas en le guérissant. Les boulangeries prospèrent grâce à la faim, non parce qu'elles fournissent le moyen d'apaiser cette faim. Aucun homme ne peut faire de profit sans que ce soit aux dépens d'autres hommes : le profit de l'un est nécessairement la perte d'un autre. Dans un échange seul le vendeur fait un bénéfice, alors que le vendeur s'en tire mal. Le commerce est avantageux pour les vendeurs et préjudiciable aux acheteurs. L'avantage du commerce extérieur, dit la doctrine mercantiliste, l'ancienne comme la nouvelle, consiste dans le fait d'exporter, et non dans les importations achetées grâce aux exportations 4.
A la lumière de ce sophisme l'intérêt de l'homme d'affaires est de nuire au public. Son talent est la stratégie, pour ainsi dire l'art d'infliger autant de maux que possible à l'ennemi. Les adversaires dont il complote la ruine sont ses clients potentiels ainsi que ses concurrents, ceux qui comme lui se lancent dans des raids contre le peuple. La méthode la plus appropriée pour étudier scientifiquement les activités commerciales et le processus du marché est d'analyser le comportement et la stratégie des gens pratiquant des jeux 5.
Dans un jeu il y a une récompense donnée qui revient au vainqueur. Si la récompense est donnée par un parti tiers, le parti vaincu repart les mains vides. Si le prix est constitué par les contributions des joueurs, le vaincu perd sa mise au bénéfice du vainqueur. Dans un jeu il y a des vainqueurs et des perdants. Mais une transaction commerciale est toujours avantageuse pour les deux parties. Si l'acheteur et le vendeur ne la considéraient pas tous deux comme l'action la plus avantageuse qu'ils pourraient choisir dans les conditions en vigueur, ils ne concluraient pas l'affaire 6.
Il est vrai que les affaires et la pratique d'un jeu sont tous deux des comportements rationnels. Mais il en va de même de toutes les autres actions de l'homme. Le scientifique dans ses recherches, le meurtrier en préparant son crime, le candidat aux élections en sollicitant des voix, le juge en recherchant la décision juste, le missionnaire en essayant de convertir l'incroyant, l'enseignant en instruisant ses élèves, tous agissent de manière rationnelle.
Un jeu est un passe-temps, un moyen d'utiliser son temps de loisir ou d'éviter l'ennui. Il implique des coûts et appartient à la sphère de la consommation. Mais les affaires sont un moyen — le seul moyen — pour accroître la quantité de biens permettant de préserver la vie et de la rendre plus agréable. Aucun jeu ne peut, en dehors du plaisir qu'il apporte aux joueurs et aux spectateurs, contribuer en quoi que ce soit à améliorer la condition humaine 7. C'est une erreur de comparer les jeux avec les réalisations de l'activité du monde des affaires.
La recherche par l'Homme d'une amélioration de sa condition le pousse à agir. L'action réclame de planifier et de décider quel plan est le plus avantageux. Mais le trait caractéristique de l'activité économique n'est pas d'enjoindre l'homme à prendre une décision en tant que telle, mais de chercher à améliorer les conditions de la vie. Les jeux ne sont que bon temps, sport et amusement ; l'activité économique, c'est la vie et la réalité.
On n'explique pas une doctrine et les actions qu'elle suscite en déclarant qu'elle a été créée par l'esprit du temps ou par l'environnement personnel ou géographique des acteurs. En recourant à des interprétations de ce genre on ne fait que souligner le fait qu'une idée donnée était en conformité avec d'autres idées qu'avaient d'autres personnes de la même époque et du même milieu. Ce qu'on appelle l'esprit d'une époque, des membres d'un collectif ou d'un certain milieu, ce sont précisément les doctrines en vogue auprès des personnes concernées.
Les idées qui modifient le climat intellectuel d'un environnement donné sont celles qui n'étaient pas connues auparavant. Pour ces nouvelles idées il n'y a pas d'autre explication que de dire qu'il s'est trouvé un homme dans l'esprit duquel elles sont nées.
Une nouvelle idée est une réponse fournie par son auteur au défi des conditions naturelles ou des idées développées auparavant par d'autres personnes. En regardant en arrière dans l'histoire des idées — et des actions qu'elles engendrent — l'historien peut trouver une tendance donnée dans leur succession et dire que « logiquement » l'idée précédente avait rendu nécessaire l'idée suivante. Mais une telle philosophie rétrospective manque de toute justification rationnelle. Sa tendance à minimiser les contributions du génie — le héros de l'histoire intellectuelle — et à attribuer son œuvre à la conjonction d'événements n'a de sens que dans le cadre d'une philosophie de l'histoire prétendant connaître le plan caché que Dieu ou une puissance surhumaine (comme les forces productives matérielles dans le système de Marx) veut réaliser en dirigeant les actions de tous les hommes. Du point de vue d'une telle philosophie tous les hommes sont des jouets devant se comporter exactement de la façon que le démiurge a choisie pour eux.
Un trait caractéristique des idées actuellement populaires concernant la coopération sociale est ce que Freud a appelé la croyance en l'omnipotence de la pensée humaine (die Allmacht des Gedankens) 8. Cette croyance n'a bien entendu (psychopathes et névrosés mis à part) pas cours dans la sphère de l'étude des sciences de la nature. Mais elle est solidement établie dans les sciences sociales. Elle s'est développée à partir de la doctrine qui attribue l'infaillibilité aux majorités.
Le point essentiel des doctrines politique des Lumières était le remplacement du despotisme royal par le gouvernement représentatif. En Espagne, dans le conflit constitutionnel où les champions du gouvernement représentatif se battaient contre les aspirations absolutistes du Bourbon Ferdinand VII, les partisans du régime constitutionnel était appelés les « libéraux » et ceux du Roi les « serviles ». Très vite le mot de libéralisme fut adopté par toute l'Europe.
Le gouvernement représentatif ou parlementaire (également appelé gouvernement populaire ou gouvernement démocratique) est un gouvernement d'élus désignés par la majorité du peuple. Les démagogues essaient de le justifier par un babil extatique sur l'inspiration surnaturelle des majorités. C'est cependant une grave erreur de croire que les libéraux d'Europe et d'Amérique du dix-neuvième siècle le défendaient parce qu'ils croyaient en l'infaillible sagesse, la perfection morale, la justice intrinsèque et autres vertus de l'homme ordinaire et par conséquent des majorités. Les libéraux voulaient protéger l'évolution sans heurt de la prospérité et du bien-être tant matériel que spirituel de tous les peuples. Ils voulaient faire disparaître la pauvreté et la misère. Comme moyen de parvenir à ces fins ils préconisaient des institutions permettant la coopération pacifique de tous les citoyens au sein des diverses nations ainsi que la paix internationale. Ils considéraient les guerres, qu'elles soient civiles (les révolutions) ou internationales, comme une entrave au progrès continuel de l'humanité vers une condition plus satisfaisante. Ils se rendaient très bien compte que l'économie de marché, base même de la civilisation moderne, sous-entend la coopération pacifique et qu'elle éclate en morceaux quand les gens se battent entre eux au lieu d'échanger des biens et des services.
D'un autre côté, les libéraux comprenaient très bien que la puissance des dirigeants repose en définitive non sur la force matérielle mais sur les idées. Comme David Hume l'a indiqué dans son fameux essai On the First Principles of Government, les dirigeants constituent toujours une minorité de gens. Leur autorité et leur pouvoir de demander obéissance à l'immense majorité de leurs sujets découlent du fait que ces derniers pensent mieux servir leurs propres intérêts en étant loyaux envers leurs chefs et en respectant leurs ordres. Si cette opinion faiblit la majorité entrera tôt ou tard en rébellion. La révolution — la guerre civile — supprimera le système de gouvernement impopulaire ainsi que les dirigeants impopulaires et les remplacera par un système qui mettra au pouvoir des gens que la majorité considère comme plus favorables à la promotion de leurs propres intérêts. Pour éviter de telles perturbations violentes de la paix avec leurs conséquences pernicieuses, pour sauver la marche pacifique du système économique, les libéraux préconisèrent le gouvernement par des représentants de la majorité. Ce schéma permet le changement pacifique dans le domaine des affaires publiques. Il rend inutile le recours aux armes et aux bains de sang, non seulement dans les relations intérieures d'un pays mais aussi pour les relations internationales. Quand chaque territoire pourra déterminer par un vote majoritaire s'il doit former un État indépendant ou faire partie d'un État plus grand, il n'y aura plus de guerres destinées à conquérir de nouvelles provinces 9.
En défendant la règle de la majorité, les libéraux du dix-neuvième siècle n'avaient aucune illusion sur la perfection intellectuelle et morale du grand nombre et des majorités. Ils savaient que tous les hommes peuvent se tromper et qu'il se peut que la majorité, trompée par de fausses doctrines propagées par des démagogues irresponsables, s'embarque dans des politiques devant mener au désastre, voire à la destruction totale de la civilisation. Mais ils n'étaient pas moins conscients du fait qu'aucune méthode imaginable de gouvernement ne pouvait empêcher une telle catastrophe. Si la petite minorité des citoyens éclairés et capables d'imaginer des principes sains de gestion politique ne parvient pas à trouver le soutien de ses concitoyens et à les convertir aux politiques apportant et préservant la prospérité, la cause de l'humanité et de la civilisation est sans espoir. Il n'y a pas d'autre moyen pour protéger le développement propice des affaires humaines que de faire adopter les idées de l'élite aux masses inférieures. Ceci doit être fait par le biais de la conviction et ne peut pas être accompli avec un régime despotique, qui au lieu d'éclairer les masses les réduit en soumission. Sur le long terme les idées de la majorité, aussi nuisibles soient-elles, seront appliquées. L'avenir de l'humanité dépend de la capacité de l'élite à influencer l'opinion publique dans la bonne direction.
Les libéraux ne croyaient pas en l'infaillibilité d'un être humain, quel qu'il soit, ni en celle des majorités. Leur optimisme concernant le futur se basait sur l'espoir que l'élite intellectuelle persuaderait la majorité à approuver les politiques avantageuses.
L'histoire des cent dernières années n'a pas répondu à ces espoirs. Peut-être que la transition du despotisme royal et aristocratique est arrivée trop brusquement. En tout cas, c'est un fait que la doctrine qui attribue une excellence morale et intellectuelle à l'homme ordinaire et par conséquent l'infaillibilité à la majorité est devenue le dogme fondamental de la propagande politique « progressiste ». Dans son développement logique le plus extrême elle a engendré la croyance que dans le domaine de l'organisation économique et politique de la société, tout projet imaginé par la majorité peut marcher de façon satisfaisante. Les gens ne se demandent plus si l'interventionnisme ou le socialisme peuvent conduire aux effets qu'en attendent leurs partisans. Le simple fait que la majorité des électeurs les réclame est considéré comme une preuve irréfutable qu'ils peuvent fonctionner et qu'ils aboutiront inévitablement aux avantages attendus. Aucun politicien ne s'intéresse plus à la question de savoir si une mesure est capable de produire les fins recherchées. La seule chose qui compte pour lui est de savoir si la majorité des électeurs la soutiennent ou la rejettent 10. Seules quelques rares personnes font attention à ce que la « théorie pure » dit du socialisme et à ce que l'on connaît des « expériences » socialiste en Russie et dans d'autres pays. Presque tous nos contemporains croient fermement que le socialisme transformera la terre en paradis. On peut dire qu'ils prennent leurs désirs pour la réalité ou qu'ils croient à la toute-puissance de la pensée.
Mais le critère de la vérité est qu'elle est à l'œuvre même si personne n'est prêt à la reconnaître.
« L'ingénieur social » est un réformateur prêt à « liquider » tous ceux qui ne rentrent pas dans son schéma d'arrangement des affaires humaines. Les historiens et parfois même les victimes qu'ils mettent à mort sont pourtant disposés à trouver des circonstances atténuantes à ses massacres ou à ses projets de massacres en soulignant qu'il était en définitive motivé par une ambition noble : il voulait établir un état parfait pour l'humanité. Ils lui trouvent une place dans la longue lignée des concepteurs de projets utopiques.
Il est certainement fou d'excuser de cette manière les meurtres de masse de gangsters sadiques du type Staline et Hitler. Mais il n'y a pas de doute que bon nombre des « liquidateurs » les plus sanguinaires étaient guidés par les idées qui ont inspiré depuis des temps immémoriaux les tentatives des philosophes cherchant à concevoir une constitution parfaite. Une fois ourdi le dessein d'un tel ordre idéal, l'auteur se met à la recherche de l'homme qui pourrait l'établir en supprimant l'opposition de tous ceux qui sont en désaccord. Dans cette veine Platon désirait ardemment trouver un tyran qui utiliserait son pouvoir pour réaliser l'État platonique idéal. La question de savoir si les gens aimeraient ou détesteraient ce qu'il avait en réserve pour eux n'est jamais venu à l'idée de Platon. C'était chose entendue pour lui que le roi devenu philosophe ou le philosophe devenu roi étaient seuls habilités à agir et que tous les autres devaient, qu'ils le voulussent ou non, se soumettre à ses ordres. Du point de vue du philosophe fermement convaincu de sa propre infaillibilité, tous les dissidents n'apparaissaient que comme des rebelles entêtés résistant à ce qui était avantageux pour eux.
L'expérience fournie par l'histoire, et tout particulièrement celle des deux cents dernières années, n'a pas ébranlé cette croyance dans le salut par la tyrannie et la liquidation des dissidents. Un grand nombre de nos contemporains sont fermement convaincus que ce qu'il faudrait pour rendre toutes les affaires humaines parfaitement satisfaisantes, c'est la suppression brutale de toutes les « méchantes » personnes, c'est-à-dire de ceux qui ne sont pas d'accord avec eux. Ils rêvent d'un système de gouvernement parfait qui — pensent-ils — aurait été réalisé depuis déjà longtemps si ces « méchants » hommes, guidés par la stupidité et l'égoïsme, n'avaient pas entravé sa réalisation.
Une école moderne, soi-disant scientifique, de réformateurs rejette ces mesures violentes et met sur le dos du prétendu échec de ce qu'ils appellent la « science politique » tout ce qui ne va pas dans la condition humaine. Les sciences de la nature, disent-ils, ont considérablement avancé ces derniers siècles et la technologie nous donne presque chaque mois de nouveaux instruments qui rendent la vie plus agréable. Mais « le progrès politique a été nul ». La raison en est que « la science politique n'a pas avancé » 11. La science politique devrait adopter les méthodes des sciences de la nature ; elle ne devrait plus perdre son temps dans des spéculations inutiles mais étudier les « faits ». Car, comme dans les sciences de la nature, « on a besoin de faits avant de théoriser » 12.
Il est difficile d'interpréter plus lamentablement les aspects de la condition humaine. En limitant notre critique aux problèmes épistémologiques en jeu, nous devons retenir ceci : ce qui est appelé aujourd'hui « science politique » est cette branche de l'histoire qui traite de l'histoire des institutions politiques et de l'histoire de la pensée politique telle qu'elle se manifeste dans les écrits d'auteurs dissertant sur les institutions politiques et élaborant des plans en vue de leur modification. Elle fait partie de l'histoire et ne pourra jamais en tant que telle, comme il a déjà été indiqué plus haut, fournir le moindre « fait » au sens où ce mot est utilisé dans les sciences de la nature expérimentales. Il n'est pas nécessaire de réclamer au spécialiste de la science politique de rassembler tous les faits du passé lointain et du passé récent, faussement appelé « expérience actuelle » 13. De fait ils font tous ce qui peut être fait à cet égard. Et il n'y a aucun sens à leur dire que les conclusions déduites de ce matériel devrait « être vérifiées par des expériences » 14. Il est surérogatoire de répéter que les sciences de l'action humaine ne font pas d'expériences.
Il serait ridicule d'affirmer de manière apodictique que la science ne parviendra jamais à développer une doctrine praxéologiste aprioriste de l'organisation politique qui installerait une science théorique à côté de la discipline purement historique qu'est la science politique. Tout ce que nous pouvons dire aujourd'hui, c'est qu'aucun homme vivant ne sait comment une telle science pourrait être construite. Mais même si une telle branche de la praxéologie apparaissait un jour, elle ne servirait à rien pour régler le problème que les philosophes et les hommes d'État veulent résoudre.
Dire que toute action humaine doit être jugée et est jugée selon ses fruits ou ses résultats est un vieux truisme. C'est un principe à propos duquel les Évangiles sont en accord avec les enseignements souvent mal compris de la philosophie utilitariste. Le nœud du problème est que les gens diffèrent grandement quant à leur appréciation des résultats. Ce que certains considèrent comme bon ou le meilleur est souvent violemment rejeté par d'autres comme entièrement mauvais. Les utopistes ne se souciaient pas de nous dire quelle disposition des affaires étatiques satisferait le mieux leurs concitoyens. Ils se contentaient d'exposer la situation du reste de l'humanité qui les satisferait le plus, eux. Aucun d'eux ou de ceux de leurs adeptes qui ont essayé de réaliser leurs projets n'ont eu l'idée qu'il y avait une différence entre ces deux choses. Les dictateurs soviétiques et leur cour pensent que tout va bien en Russie tant qu'ils sont eux-mêmes satisfaits.
Mais même si pour les besoins du raisonnement nous mettions de côté cette question, nous devrions souligner que le concept d'un système de gouvernement parfait est fallacieux et contradictoire.
Ce qui élève l'homme au-dessus du rang des autres animaux est de savoir que la coopération pacifique dans le cadre du principe de la division du travail est une meilleure méthode pour conserver sa vie et écarter le malaise ressenti que la pratique de la concurrence biologique sans pitié en vue d'obtenir une part des rares moyens de subsistance offerts par la nature. Guidé par ce savoir, l'Homme est le seul être vivant qui cherche consciemment à substituer la coopération sociale à ce que les philosophes ont appelé état de nature, bellum omnium contra omnes ou loi de la jungle. Mais, pour préserver la paix, il est indispensable, les hommes étant ce qu'ils sont, d'être prêt à écarter par la violence toute agression, qu'elle provienne de gangsters du pays ou d'ennemis extérieurs. La coopération pacifique, préalable à la prospérité et à la civilisation, ne peut ainsi pas exister sans un appareil social de contrainte et de coercition, c'est-à-dire sans gouvernement. Les maux de la violence, du vol et du meurtre ne peuvent être évités qu'avec une institution qui recourt elle-même, chaque fois que nécessaire, à ces mêmes méthodes d'action que sa mise en place a pour but d'éviter. Il naît ainsi une distinction entre l'emploi illégal de la violence et le recours légitime à celle-ci. En reconnaissant ce fait certaines personnes ont qualifié le gouvernement de mal, tout en admettant qu'il s'agissait d'un mal nécessaire. Mais ce qui est nécessaire pour parvenir à une fin recherchée et qui est considérée comme bénéfique n'est pas un mal au sens moral du terme, mais un moyen, le prix à payer pour l'obtenir. Il reste pourtant que des actions estimées hautement critiquables et criminelles quand elles sont accomplies par des individus « non autorisés » sont approuvées quand elles le sont par les « autorités ».
Le gouvernement en tant que tel non seulement n'est pas un mal mais c'est l'institution la plus nécessaire et la plus bénéfique, car sans elle aucune coopération sociale et aucune civilisation ne pourrait être développée et préservée. C'est un moyen pour faire face à l'imperfection inhérente d'un grand nombre, peut-être de la majorité, des gens. Si tous les hommes étaient capables de comprendre que l'alternative est entre une coopération sociale pacifique et le renoncement à tout ce qui sépare l'Homo sapiens des bêtes de proie, et si tous avaient la force morale pour toujours agir en conséquence, il ne serait pas nécessaire d'instaurer un appareil social de contrainte et de coercition. Ce n'est pas l'État qui est un mal, mais les défauts de l'esprit et de la nature de l'Homme qui exigent impérativement l'intervention d'un pouvoir de police. Le gouvernement et l'État ne pourront jamais être parfaits parce qu'ils doivent leur raison d'être b à l'imperfection de l'Homme et ne pourront parvenir à leur but, l'élimination de la pulsion de violence innée en l'homme, qu'en ayant recours à la violence, précisément la chose qu'ils ont pour objet d'empêcher.
Confier à un individu ou à un groupe d'individus l'autorité du recours à la violence est un expédient à double tranchant. L'attrait sous-jacent est trop tentant pour un être humain. Les hommes en charge de protéger la communauté contre les agressions violentes se transforment facilement en ses plus dangereux agresseurs. Ils transgressent leur mandat. Ils font mauvais usage de leur pouvoir d'opprimer ceux qu'ils étaient censés défendre face à l'oppression. Le principal problème politique est de savoir comment éviter que le pouvoir de police ne devienne tyrannique. Voilà le sens de toutes les luttes en faveur de la liberté. La caractéristique essentielle de la civilisation occidentale, qui la distingue des civilisations arrêtés et pétrifiées de l'Orient, a été et est son souci de la liberté par rapport à l'État. L'histoire de l'Occident, de l'âge de la πολισ grecque jusqu'à la résistance actuelle au socialisme, est essentiellement l'histoire de la lutte pour la liberté et contre les empiètements des dirigeants.
Une école superficielle de philosophes sociaux, les anarchistes, a choisi d'ignorer le sujet en suggérant une organisant de l'humanité sans État. Ils ont simplement oublié que les hommes ne sont pas des anges. Ils étaient trop bornés pour comprendre qu'un individu, ou un groupe d'individus, peut certainement promouvoir ses intérêts à court terme aux dépens de ses propres intérêts à long terme ou des intérêts à long terme des autres. Une société qui n'est pas prête à repousser les attaques de tels agresseurs myopes et asociaux est impuissante et reste à la merci de ses membres les moins intelligents et les plus brutaux. Alors que Platon basait son utopie sur l'espoir qu'un petit groupe de philosophes parfaitement sages et moralement irréprochables seraient disponibles pour la conduite suprême des affaires, les anarchistes supposent que tous les hommes sans exception seront dotés d'une sagesse parfaite et d'une perfection morale. Ils n'ont pas réussi à saisir qu'aucun système de coopération sociale ne peut éliminer le dilemme entre les intérêts à court terme d'un individu ou d'un groupe est ceux à long terme.
La propension atavique de l'Homme à soumettre tous les autres se manifeste clairement dans la popularité dont jouit le projet socialiste. Le socialisme est totalitaire. Seul l'autocrate ou le comité d'autocrates est appelé à agir. Tous les autres hommes seront privés de toute liberté de choisir et de poursuivre des fins choisies ; les opposants seront liquidés. En approuvant ce plan, chaque socialiste imagine tacitement que les dictateurs, ceux qui auront en charge la gestion de la production et toutes les fonctions gouvernementales, se conformeront précisément à ses idées sur ce qui est désirable et ce qui ne l'est pas. En déifiant l'État — si c'est un marxiste orthodoxe, il l'appelle société — et en lui attribuant un pouvoir illimité, il se déifie lui-même et cherche à supprimer par la violence tous ceux avec lesquels il est en désaccord. Le socialiste ne voit aucun problème dans la conduite des affaires politiques parce qu'il ne se soucie que de sa propre satisfaction et ne prend pas en compte la possibilité qu'un gouvernement socialiste puisse procéder d'une manière qu'il n'aimerait pas.
Les spécialistes de la « science politique » ne sont pas victimes des illusions qui vicient le jugement des anarchistes et des socialistes. Mais, occupés par l'étude de l'immense matériau historique, ils se préoccupent de détails, des innombrables exemples de petite jalousie, d'envie, d'ambition personnelle et de convoitise montrés par les acteurs de la scène politique. Ils attribuent l'échec de tous les systèmes politiques essayés jusque-là à la faiblesse morale et intellectuelle de l'Homme. D'après eux ces systèmes ont échoué parce que leur fonctionnement satisfaisant aurait requis des hommes avec des qualités morales et intellectuelles qui n'existent qu'exceptionnellement dans la réalité. En partant de cette doctrine, ils ont essayé d'établir les plans d'un ordre politique qui pourrait fonctionner automatiquement, pour ainsi dire, et qui ne serait pas mêlé à l'ineptie et aux vices des hommes. La constitution idéale devrait garantir une conduite parfaite des affaires publiques malgré la corruption et l'inefficacité des dirigeants et du peuple. Ceux qui ont cherché un tel système légal ne se sont pas laissé aller aux illusions de ces auteurs utopiques qui supposaient que tous les hommes, ou au moins un minorité d'hommes supérieurs, étaient irréprochables et efficaces. Ils étaient fiers de leur approche réaliste du problème. Mais ils n'ont jamais posé la question de savoir comment des hommes ayant tous les défauts inhérents à la nature humaine pourraient être amenés à se soumettre volontairement à un ordre qui les empêcherait de laisser libre cours à leurs caprices et à leurs fantaisies.
Toutefois, le principal défaut de cette approche prétendument réaliste du problème n'est pas celui-là. Il faut le voir dans l'illusion qui s'imagine que le gouvernement, institution dont la fonction essentielle est l'emploi de la violence, pourrait travailler selon les principes d'une morale condamnant de manière péremptoire le recours à la violence. Le gouvernement soumet par la force, emprisonne et tue. Les gens peuvent être enclins à l'oublier parce que le citoyen respectueux de la loi se soumet humblement aux ordres des autorités afin d'éviter la punition. Mais les juristes sont plus réalistes et appelle « mauvaise loi » une loi à laquelle ne correspond aucune sanction. L'autorité de la loi faite par l'homme est entièrement due aux armes des agents de police qui font respecter ses dispositions. Rien de ce qui peut être dit de la nécessité de l'action gouvernementale et des bénéfices qui en découlent ne peut éliminer ou atténuer la souffrance de ceux qui languissent dans les prisons. Aucune réforme ne peut rendre parfaitement satisfaisant le fonctionnement d'une institution dont l'activité essentielle consiste à infliger une peine.
La responsabilité de l'incapacité à trouver un système de gouvernement parfait ne vient pas du prétendu retard de ce qu'on appelle la science politique. Si les hommes étaient parfaits, il ne serait pas nécessaire d'avoir un gouvernement. Avec des hommes imparfaits aucun système de gouvernement ne pouvait fonctionner de manière satisfaisante.
La grandeur de l'Homme vient de son pouvoir de choisir des fins et d'avoir recours à des moyens pour atteindre les fins choisies ; les activités du gouvernement visent à restreindre cette liberté des individus. Tout homme cherche à éviter ce qui lui fait du mal ; les activités du gouvernement consistent au bout du compte à faire mal. Toutes les grandes réalisations de l'humanité ont été le produit d'un effort spontané de la part des individus ; les gouvernements remplacent l'action volontaire par la coercition. Il est vrai que le gouvernement est indispensable parce que les hommes ne sont pas sans défauts. Mais, destiné à faire face à certains aspects de l'imperfection humaine, il ne pourra jamais être parfait.
Les soi-disant sciences du comportement souhaitent étudier de manière scientifique le comportement humain 15. Elles rejettent comme « non scientifiques » ou « non rationnelles » les méthodes de la praxéologie et de l'économie. Par ailleurs elles méprisent l'histoire, qu'elles accusent d'être archaïque et incapable de tout usage pratique destiné à améliorer la condition humaine. Leur discipline prétendument nouvelle traitera, promettent-ils, de tous les aspects du comportement humain, apportant par là une connaissance qui rendra des services inestimables aux efforts faits pour améliorer le destin de l'humanité.
Les représentants de ces nouvelles sciences ne sont pas disposés à comprendre qu'ils sont eux-mêmes des historiens et qu'ils ont recours aux méthodes de la recherche historique 16. Ce qui les distingue fréquemment — mais pas toujours — des historiens classiques est que, comme les sociologues, ils choisissent comme objet de leurs recherches la situation du passé récent et les aspects du comportement humain que la plupart des historiens des temps anciens avaient l'habitude de négliger. Plus remarquable est peut-être le fait que leurs traités suggèrent souvent une politique bien précise, prétendument « enseignée » par l'histoire, attitude que la plupart des bons historiens ont abandonnée depuis bien longtemps. Nous ne chercherons pas ici à critiquer les méthodes utilisées dans ces livres et articles ni à mettre en cause les préjugés politiques plutôt naïfs dont leurs auteurs font montre à l'occasion. Ce qui fait qu'il est conseillé de prêter attention à ces études comportementales est qu'elles négligent l'un des principes les plus importants de l'histoire : le principe de pertinence.
Dans la recherche expérimentale des sciences de la nature tout ce qui peut être observé est suffisamment pertinent pour être enregistré. Comme, d'après l'a priori qui est à l'origine de toute recherche dans les sciences de la nature, tout ce qui se passe est obligé de se produire en tant qu'effet normal de ce qui l'a précédé, tout événement correctement observé et décrit est un « fait » qui doit être intégré dans le corps de doctrine théorique. Tout compte rendu d'expérience a une certaine importance vis-à-vis de l'ensemble de la connaissance. Par conséquent, tout projet de recherche, s'il est fait de manière consciencieuse et habile, doit être considéré comme une contribution à l'effort scientifique de l'humanité.
Dans les sciences historiques les choses sont différentes. Elles traitent des actions humaines : des jugements de valeur qui les suscitent, des services que rendent les moyens choisis pour les accomplir et des résultats obtenus par leur intermédiaire. Chacun de ces facteurs joue son propre rôle dans la succession des événements. La tâche principale de l'historien est d'attribuer aussi correctement que possible à chaque facteur la sphère de ses effets. Cette quasi quantification, cette détermination de la pertinence de chaque facteur, est l'une des fonctions que l'intuition spécifique des sciences historiques est appelée à remplir 17.
Dans le champ de l'histoire (au sens le plus large du terme) il y a des différences considérables entre les divers sujets pouvant faire l'objet de recherches scientifiques. Il est sans importance et cela n'a pas de sens de déterminer en termes généraux « le comportement de l'Homme » comme programme des activités d'une discipline. L'Homme poursuit une quantité infinie de buts différents et recourt à un nombre infini de moyens différents pour les atteindre. L'historien (ou, pour ce qui est de cela, le spécialiste des sciences du comportement) doit choisir un sujet pertinent vis-à-vis du destin de l'humanité et donc aussi vis-à-vis de l'élargissement de notre connaissance. Il ne doit pas perdre son temps dans des bagatelles. En choisissant le thème de son livre il se définit lui-même. Un homme écrit l'histoire de la liberté, un autre celle d'un jeu de cartes. L'un écrit la biographie de Dante, l'autre celle du maître d'hôtel d'un hôtel à la mode 18.
Comme les grands sujets du passé de l'humanité ont déjà été traités par les sciences de l'histoire traditionnelle, ce qui reste aux sciences du comportement, ce sont des études détaillées sur les plaisirs, les chagrins et les crimes de l'homme ordinaire. Pour rassembler le matériel récent sur ces questions ou d'autres similaires il ne faut aucune connaissance ou technique spéciales. Tout étudiant peut se lancer immédiatement dans un projet. Il existe un nombre illimité de sujets pour des thèses de doctorat et pour des traités plus volumineux. Bon nombre d'entre eux traitent de thèmes assez dérisoires, sans aucune valeur quant à l'enrichissement de la connaissance.
Les soi-disant sciences du comportement ont méchamment besoin d'une réorientation profonde du point de vue du principe de pertinence. Il est possible d'écrire un gros ouvrage sur chaque sujet. Mais la question est de savoir si un tel livre traite de quelque chose pouvant être considéré comme pertinent du point de vue de la théorie ou de la pratique.
a. Mises utilise le terme « hypostatize ». NdT.
b. En français dans le texte. NdT.
1. John Neville Keynes, The Scope and Method of Political Economy (Londres, 1891), p. 165.
2. Voir en particulier Mises, Human Action (Traduction française : L'Action humaine), pp. 41-44 et 145-153, et Theory and History (Traduction française : Théorie et Histoire), pp. 250 et suivantes.
3. A. Eddington, The Philosophy of Physical Science (New York et Cambridge, 1939), pp. 28 et suivantes.
4. Mises, L'Action humaine, pp. 660 et suivantes.
5. J. v. Neumann et O. Morgenstern, Theory of Games and Economic Behavior (Princeton University Press, 1944) ; R. Duncan Luce et H. Raiffa, Games and Decisions (New York, 1957) ; ainsi que de nombreux livres et articles.
6. Mises, Human Action (Traduction française : L'Action humaine), pp. 661 et suivantes.
7. De jeux ayant pour but de distraire des spectateurs ne sont pas de véritables jeux mais du spectacle.
8. Freud, Totem et tabou (Vienne, 1913), pp. 79 et suivantes.
9. La première condition pour établir la paix perpétuelle est, bien entendu, l'adoption générale des principes du capitalisme de laissez-faire. Sur ce problème, voir Mises, Human Action (Traduction française : L'Action humaine), pp. 680 et suivantes, et Mises, Omnipotent Government (New Haven : Yale University Press, 1944, Traduction française : Le Gouvernement omnipotent, pp. 89 et suivantes.
10. Symptomatique de cette mentalité est le poids attribué par les politiciens aux résultats des sondages d'opinion.
11. N. C. Parkinson, The Evolution of Political Thought (Boston, 1958), p. 306.
12. Ibid., p. 309.
13. Ibid., p. 314.
14. Ibid., p. 314.
15. Il ne faut pas confondre les « sciences du comportement » [behavioral sciences] avec le béhaviorisme. Sur ce dernier, voir Mises, Human Action (Traduction française : L'Action humaine), p. 26.
16. Bien sûr, certains de ces savants traitent de problèmes de médecine et d'hygiène.
17. Voir plus haut, p. 66.
18. Karl Schriftgiesser. Oscar of the Waldorf (New York, 1943), 248 pages.